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La Neige et le feu/14

La bibliothèque libre.
Les Éditions Variétés Dussault et Péladeau (p. 169-182).


II

Une démarche humiliante


Chiron travaillait entre des piles de numéros invendus, dans une lumière poussiéreuse. Sa table était remplie de lettres déchirées, d’articles réduits en boulettes ; son panier et son crachoir en cuivre débordaient de papiers froissés. En entrant dans son bureau, on aspirait une odeur fade de cigarettes anglaises et d’eau de Javelle.

— Alors, dit Boureil, te voici directeur du Tocsin, et vicaire de Saint-Ours. Comment t’accommodes-tu de ce dernier ?

— Saint-Ours a pour lui une bonne taille, une voix nasillarde et une grossièreté intellectuelle des plus sympathiques dans les milieux influents de la province. D’abord il m’a porté ombrage, et j’ai manqué d’en perdre la vie. L’ombre d’un sot est mortelle comme celle du mancenillier ! Force me fut bientôt d’admettre qu’avec lui, je faisais du chemin. De son côté, Saint-Ours déteste Alain Chiron. Bah ! me dis-je souvent, si rares sont les grands hommes que peu de gens ont, comme moi, l’honneur d’être haïs de l’un d’eux !

« Presque fatalement, les parleurs réussissent », pensa Boureil. Il s’assit :

— Le but du journal m’échappe.

— Saint-Ours aspire au Sénat…

— Qu’est-ce que c’est pour toi, le Tocsin ?

— Un moyen d’imposer à l’attention du plus grand nombre un petit nombre de personnes. Il s’agit de prendre des vers de terre et d’en faire des vers luisants. Pourquoi tant de nos braves vieux badauds ne sont-ils pas plus brillants quand ils ont pour femmes de telles frotteuses ? Mais ils ne sont jamais si ternes que lorsqu’ils sont feus !…

— Pas d’action anticléricale ?

— Saint-Ours, je sais, t’a offert le poste de directeur d’une feuille anticléricale. À moi, il a offert le poste de directeur d’un quotidien clérical. Saint-Ours s’adapte aux gens comme aux temps.

— Sans doute, il s’agit encore ici de ne rien dire ?

— Après tout, aux questions les plus graves répondent toujours des jeux de mots. Par exemple : Si vous prenez femme, vous faites bien, sinon, tant mieux. On espère une réponse, on craint un silence ; on est surpris par un mot.

« La peur d’être pris de court, l’obligation d’avoir réponse à tout, le souci de leur prestige, la volonté de commander toujours et de traiter les autres comme des enfants, toutes ces causes et beaucoup d’autres encore ont valu à l’humanité les plus folles directives de ses chefs !

« Au fond, les sages de la terre n’ont été eux-mêmes que des politiques et, comme les politiciens ne savent que promettre et renvoyer les gens aux calendes grecques, ils n’ont visé qu’à faire attendre tout le monde, parce que la patience est ce qui ressemble le plus à l’indifférence de la mort, et que la mort seule apporte une solution aux problèmes de vivre. »

— Il faut que je voie Saint-Ours. Dans quelle disposition le trouverai-je ?

— En ce moment, il veut être visible à tous et toujours le même pour tous. On n’admire point ce qui change, mais ce qui ne trompe pas…

— Mais, pour ne pas changer aux yeux du peuple, il faut toujours le tromper davantage !

— Peu importe. Entre l’idole et l’idolâtre, il y a connivence. Le peuple ne demande pas mieux qu’on l’aide à croire. Tu trouveras donc Saint-Ours avec un masque. Un masque tragique ou un masque comique. C’est encore la période de l’essayage.

Chiron se leva :

— Maintenant, excuse-moi, il faut que j’aille au club. On rencontre là des gens qui vous apprennent des choses qu’on ne saurait nulle part ailleurs… Quand on parle du loup, on en voit la queue : voici Saint-Ours.

L’entrevue s’annonçait sous de mauvais augures. Boureil ne savait encore précisément quel service demander, et risquait de parler trop en présence d’un politicien habitué à retenir toutes vos paroles, soit pour les répéter, soit pour les tourner contre vous, mais toujours en vue de s’en servir, le cas échéant. Et, parce que sa démarche l’humiliait, Boureil ne pouvait que perdre une partie de son jugement en sollicitant une intercession.

Saint-Ours lui donna une poignée de main spectaculaire, et nasilla :

— On m’a rapporté que tu étais allé en France ?

— Oh je n’en reviendrai jamais ! exclama Boureil.

— Tu as tort. Notre pays est un beau pays.

— Hélas ! je n’ai plus le temps ni l’argent pour le visiter.

Saint-Ours prit le masque du Canadien bien-pensant :

— N’imite pas ces faiseurs de livres qui nous jugent trop sévèrement. S’ils faisaient de bonnes affaires au Canada, ceux-là, ils en parleraient avec enthousiasme. Est-il plus juste de juger un pays sur sa consommation annuelle de romans et de systèmes philosophiques que sur la sagesse dont témoignent ses habitants par leur manière de vivre ? Nous songeons d’abord à gagner notre pain, ce qui est de plus en plus difficile, et pour le reste, nous tâchons de mériter notre salut.

« On nous reproche, par exemple, de persécuter chez nous la liberté. Mais, pour nous, la liberté, c’est être maître de ses passions plutôt que de penser n’importe quoi sur toutes choses ; liberté de se soumettre au lieu de s’imposer, c’est une liberté exercée contre soi-même et non pas sur les autres. »

— Avoue, au moins, que la province retarde !

Saint-Ours se montra conciliant :

— Chez nous, je le sais bien, le poète a un métier aussi ingrat que celui du potier : la matière grise manque comme la matière blanche manque au sol. Mais comment en serait-il autrement ? Songe à toutes les générations esquintées qui ont précédé la nôtre. La colonisation a commencé trois cents ans trop tôt. Pour l’entreprendre, il aurait fallu attendre les outils modernes.

« Tant que les Canadiens ont dû s’occuper à leur pays sauvage, continua Saint-Ours avec l’assurance de l’historien sénateur, ils n’ont pu en détourner leur attention pour la rapporter sur eux-mêmes. La vie intérieure demande du loisir.

« Et puis, la province compte à peine trois millions d’habitants. Or, comme la rapidité du son est en raison de la densité de l’air, de même les idées se propagent d’autant plus vite que la population est plus dense. Ce n’est pas tout. L’instinct de conservation s’est développé chez nous au détriment de tous les autres instincts. Il nous a permis de garder notre langue, notre foi et notre loi, mais au prix de l’isolement avec tout ce que l’isolement comporte d’appauvrissement pour l’esprit. En même temps que nous luttons contre l’assimilation par les Anglais, nous luttons contre les forces de rajeunissement et de transformation qui surgissent du sein de notre groupement.

— Pour commencer, dit Chiron, est-ce que les Anglais laisseraient disparaître la race ? À mon avis, pas. Et ce qui m’incline à croire plutôt le contraire, c’est qu’ils dépensent de fortes sommes d’argent pour sauvegarder les espèces d’animaux en voie d’extinction tels que les bisons et les bœufs musqués : ils économisent le gibier.

Saint-Ours reprit :

— Nous rejetons les idées étrangères ; mais nous répugnons aussi aux idées nouvelles. La survivance combat la vie. Ce qui est étranger et ce qui est nouveau, cela nous semble tout un. Non seulement nous ne voulons pas qu’on nous assimile, mais nous ne voulons pas même changer. De cette façon, nous avons réussi à ne pas devenir anglais bien plus qu’à demeurer français.

— Entre nous, fit Chiron, ce n’est pas très français que de vouloir être trop français. Voltaire, homme de l’univers comme il aimait à s’appeler, est bien plus fidèle au génie de sa race que les nationalistes de France et du Canada.

Saint-Ours, comme à la tribune, déclama :

— Est-il possible de conserver rien sans créer ? Et qu’avons-nous voulu tant conserver ? La langue de paysans du XVIe siècle et la foi du charbonnier. Résultat ? Au parlement, à l’usine et dans les maisons d’affaire, on parle anglais. On parle encore français à table et à l’église. Mais, peu à peu, les mots se vident de leur signification. Notre langue maternelle finira par n’être plus qu’une langue d’église. Précieux débris sauvé par des prêtres, elle s’est imprégnée de mysticité…

— Mais, objecta Boureil, notre littérature…

— Vivote, trancha Saint-Ours. Cependant, je vois poindre un motif d’espoir. L’augmentation des impôts aura pour conséquence lointaine de détourner une partie de notre élite mercantile vers les arts libéraux et la science pure. Les enfants de nos riches, désireux comme tous les riches de travailler pour eux seulement, se livreront à ce qui n’est pas imposable plutôt que de grossir à leurs dépens le Trésor.

« Quant au domaine de la philosophie, il appartient à nos savants moines par droit du premier occupant ; plutôt, nous leur en laissons résoudre tous les problèmes depuis le début de notre histoire. D’abord requis par des tâches essentielles, nous avons pris l’habitude de nous en remettre à eux dans les choses très subtiles. De la confiance que nous leur avons témoignée ainsi, jusqu’à présent nous n’avons eu qu’à nous féliciter. Car, si, loin du monde, à moitié hors de cette vie, ils sont en fort mauvaise posture pour penser pour nous, cependant ils font si bien que jamais nous ne doutons de rien. »

Chiron, complaisamment, renchérit sur Saint-Ours :

— L’étude de la philosophie, propre à exercer l’esprit des jeunes gens, gâte celui des philosophes : ils continuent à jouer avec les mots quand ils devraient s’attaquer aux choses. Or, notre philosophie a cet avantage sur toutes les autres, qu’elle exerce bien l’esprit et ne lui apparaît bientôt plus assez sérieuse pour le retenir plus longtemps qu’il ne faut.

Excédé de toutes leurs sornettes, Boureil déclara soudain :

— Je cherche un emploi.

— Alors, fit Chiron, gare à la politique, à ce monde fantastique où les charges s’obtiennent par influences, démarches, chantage ; où répondre à des milliers d’appels téléphoniques, fréquenter les clubs, et lire les journaux sert à quelque chose, et où le bon plaisir du chef et la faveur populaire font grimacer partisans et courtisans comme s’ils suçaient des tranches de citron !

Enfin Boureil comprit que ses amis badinaient.

— Tu es difficile à caser, dit Saint-Ours. Il y a peu de carrières, et toutes les carrières sont ici utilitaires. C’est même faute de diversité que le clergé a été, jusqu’à présent, le refuge des plus nobles vocations…

— Perdues pour notre multiplication, soupira comiquement Chiron.

Saint-Ours sourcilla :

— Le grand nombre de prêtres canadiens français résulte du grand nombre d’enfants des familles canadiennes françaises ; c’est une fin de fécondité et non un moyen de stérilité. Telle est la doctrine du Tocsin.

Puis se retournant vers Boureil :

— Je m’occupe de toi.