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La Nonne alferez/25

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Traduction par José-Maria de Heredia Voir et modifier les données sur Wikidata.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 159-166).


CHAPITRE XXV

Elle va de Barcelone à Gênes et de là à Rome.


Partis de Barcelone sur la galère, nous arrivâmes rapidement à Gênes, où nous restâmes quinze jours. Un beau matin, il me vint à l’esprit d’aller voir le contrôleur général Pedro de Chavarria, de l’habit de Saint-Jacques. Il était, paraît-il, de trop bonne heure ; sa maison n’était pas encore ouverte. Je me mis à me promener pour tuer le temps. Puis je m’assis sur un banc de pierre à la porte du prince Doria. Peu après, un homme bien vêtu vint aussi s’y asseoir. C’était un galant soldat, à la longue chevelure, que je reconnus au parler pour un Italien. Nous nous saluâmes. La conversation s’engagea. Bientôt il me dit : — Vous êtes Espagnol ? Je lui répondis que oui. — J’en conclus que vous devez être glorieux, car, pour arrogants, les Espagnols le sont, bien qu’ils n’aient pas autant de poigne qu’ils s’en vantent. — Moi, je les vois en tout et pour tout très excellents mâles, répliquai-je. — Et moi je sais qu’ils ne sont tous que de la merda ! Alors me levant : — Ne parlez pas de la sorte, car le dernier des Espagnols vaut mieux que le meilleur Italien. — Soutiendrez-vous votre dire ? fit-il. — Certes ! — Eh bien, soit, sur-le-champ ! Je passai derrière un château d’eau qu’il y avait là. Il me suivit. Nous mîmes les épées au clair et commençâmes à ferrailler. Tout à coup je vois un autre galant s’aligner à son côté. Tous deux s’escrimaient de taille et moi d’estoc. Je touchai l’Italien, il tomba. Il me restait l’autre, que je faisais rompre devant moi, quand arrive un bien gaillard boiteux, sans doute un ami, qui se met à son côté et me pousse vivement. Un troisième survient et se range auprès de moi, peut-être parce qu’il me vit seul, car je ne le reconnus pas. Bref, il accourut tant et tant d’amateurs, que ce devint une vraie bagarre, dont, tout bellement, m’étant retiré sans que personne s’en aperçût, peu curieux du dénouement, je regagnai ma galère où je pansai une égratignure que j’avais à la main. Le marquis de Santa Cruz était alors à Gênes.

De Gênes, j’allai à Rome. Je baisai le pied de Sa Sainteté Urbain VIII et Lui narrai brièvement, du mieux que je pus, ma vie, mes aventures, mon sexe et ma virginité. Sa Sainteté parut trouver mon cas étrange et m’octroya très gracieusement licence de porter habit d’homme, me recommandant de continuer à vivre honnêtement, de m’abstenir d’offenser le prochain et de me garder d’enfreindre, sous peine de la vengeance de Dieu, son commandement qui dit : Non occides. Là-dessus, je pris congé.

Mon cas fut bientôt notoire dans Rome et notable le concours de gens dont je fus entouré, personnages, princes, Évêques et Cardinaux. Toutes portes m’étaient ouvertes, si bien que, durant le mois et demi que je séjournai à Rome, rare fut le jour où je ne fus invité et fêté chez quelque prince. Particulièrement, un certain vendredi, sur l’ordre exprès et aux frais du Sénat, je fus convié et régalé par des gentilshommes qui m’inscrivirent sur le livre des citoyens romains. Puis, le jour de Saint-Pierre, vingt-neuf de juin mil six cent vingt-six, ils me firent entrer dans la Chapelle où je vis les cérémonies accoutumées de la fête et les Cardinaux. Tous ou quasi tous se montrèrent envers moi fort affables et caressants. Plusieurs me parlèrent et, le soir, me trouvant en une assemblée avec trois Cardinaux, l’un d’eux, c’était le Cardinal Magalon, me dit que mon seul défaut était d’être Espagnol. À quoi je répliquai : — À mon avis, Monseigneur, et sauf le respect que je dois à Votre Illustrissime Seigneurie, je n’ai que cela de bon.