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La Nouvelle Emma/39

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Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 3p. 248-275).
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CHAPITRE XXXIX.

Comme ils rentraient, ils virent passer M. Perry à cheval. « À propos, dit Frank Churchill à madame Weston, qu’est devenu le projet de M. Perry, de se donner une voiture ? »

Madame Weston parut surprise, et dit : « Je n’avais jamais entendu parler d’un pareil projet. »

« Cependant je le tiens de vous, il y a trois mois que vous me l’avez écrit. »

« Moi ! impossible ! »

« Je vous demande pardon, je m’en souviens très-bien ; vous disiez même que ce projet s’effectuerait bientôt. Madame Perry l’avait annoncé à quelqu’un, et avait exprimé beaucoup de satisfaction. C’était elle qui le lui avait conseillé, parce qu’elle pensait qu’étant souvent dehors par le mauvais temps, cela lui faisais beaucoup de mal. Vous devez vous en souvenir à présent ? »

« Sur ma parole, voici la première fois que j’en entends parler. »

« Comment ! jamais, Dieu me bénisse, comment cela se peut-il ? Il faut donc que je l’aie rêvé ; en vérité je le croyais. Mademoiselle Smith, vous marchez comme si vous étiez fatiguée : il me paraît que vous seriez bien aise d’être arrivée à la maison ? »

« Que dites-vous ? Que dites-vous, s’écria M. Weston, de Perry et d’une voiture ? Est-ce que Perry va avoir une voiture ? Je suis bien aise qu’il en ait le moyen. Frank ! c’est lui qui vous l’a dit ? »

« Non, Monsieur, répondit son fils, en riant, il semble que personne ne me l’ait dit. C’est fort drôle ! Je croyais que madame Weston me l’avait mandé à Enscombe, avec tous les détails possibles. Mais comme elle déclare qu’elle n’en a jamais rien su, il faut donc que je l’aie rêvé. Lorsque je suis loin d’Highbury, je vois toutes mes connaissances dans mes rêves, et lorsque j’ai fini avec mes amis particuliers, alors je songe à M. et à madame Perry. »

« Il est surprenant néanmoins, observa son père, que vous ayez une suite aussi bien liée de rêves sur des personnes auxquelles il n’est guère probable que vous dussiez penser à Enscombe, Perry se donnant une voiture ! Sa femme le lui persuadant par égard pour sa santé ! C’est ce qui arrivera un jour ou l’autre, mais ce rêve est prématuré. Fort bien, Frank, vos rêves prouvent cependant que lorsque vous êtes absent, vous pensez à Highbury. Emma, vous rêvez aussi, je pense ? »

Emma ne put entendre, elle était allée prévenir son père de l’arrivée de la compagnie.

« Pour dire la vérité, s’écria mademoiselle Bates, qui n’avait pu se faire entendre auparavant, malgré tous ses efforts ; si je dois parler sur ce sujet, on ne peut pas nier que M. Frank Churchill ne puisse… Je ne veux pas dire qu’il n’ait pas rêvé. Oh ! je fais souvent des rêves les plus extraordinaires ! Si l’on me faisait des questions au sujet de M. Perry et de la voiture, je ne pourrais m’empêcher d’avouer qu’on en a parlé le printemps passé ; car madame Perry elle-même l’a dit à ma mère, les Cole le savaient aussi, c’était un secret pour tout le reste d’Highbury. Mais trois jours après le projet fut abandonné. Madame Perry croyant avoir réussi auprès de son mari, était très-contente ; elle vint conter à ma mère que M. Perry allait se donner une voiture. Vous dever vous en souvenir, Jeanne ? Madame Ferry aime tant ma mère ; mais qui ne l’aime pas ? Elle le lui avait dit en confidence, elle pouvait cependant nous en faire part, mais pas à d’autres. Je n’en ai parlé à âme qui vive. Je n’assurerais pas positivement n’en avoir pas laissé transpirer quelque chose, car je suis un peu parleuse. Ah ! si je ressemblais à Jeanne, cela ne m’arriverait pas, elle est d’une discrétion ! Où est-elle ? Oh derrière ! Madame Perry est venue, oui. Ce rêve est bien surprenant ! »

La compagnie entrait dans la salle. Les yeux de M. Knightley avaient précédé ceux de mademoiselle Bates sur Jeanne. Il avait aperçu quelque confusion sur la figure de Frank, c’est ce qui l’avait engagé à jeter les yeux sur Jeanne, elle était derrière, occupée à arranger son schall. M. Western était entré, les deux autres messieurs attendirent à la porte pour la laisser passer. M. Knightley soupçonna que Frank cherchait à s’attirer un coup d’œil, il était aux aguets, mais il fut trompé, car elle passa au milieu d’eux sans regarder ni l’un, ni l’autre.

Il n’eut pas le temps de faire d’autres remarques, et il fut obligé comme tous les autres de ne plus songer au rêve, et de prendre place à une grande table ronde qu’Emma avait eu le pouvoir de substituer aux tables à la Pembrok, sur lesquelles, depuis quarante ans, son père prenait tous les jours deux de ses repas. Ce thé fut si agréable, que personne ne se pressait de se lever.

« Mademoiselle Woodhouse, dit Frank Churchill, examinant une table qui était derrière lui, vos neveux ont-ils emporté leur alphabet, leurs boîtes de lettres ? Elle était ici ordinairement. Où est-elle ? Cette soirée est triste, et ressemble plutôt à une soirée d’hiver qu’à une de printemps. Nous nous sommes amusés une fois avec ces lettres, j’ai envie de vous intriguer de nouveau ? »

Cette idée plut à Emma : elle donna la boîte, qui fut renversée de suite sur la table, et personne ne fut si empressé qu’eux deux à s’en servir. Ils se mirent à arranger des mots. La tranquillité de ce jeu plaisait beaucoup à M. Woodhouse, qui avait souvent souffert du bruit de ceux que M. Weston avait autrefois introduits. Il prit quelques-unes des lettres qui étaient près de lui, fit des lamentations sur le départ de ses petits-fils, et observa que ces lettres avaient été admirablement bien faites par sa chère Emma.

Franck Churchill mit un mot devant mademoiselle Fairfax. Elle regarda négligemment autour de la table, et s’appliqua à deviner ce mot. Frank était à côté d’Emma, Jeanne vis-à-vis deux, et M. Knightley s’était placé de manière à les voir tous les trois, et son intention était de les observer sans paraître le faire. Le mot fut trouvé et repoussé avec un souris forcé. Si son désir eût été que ces lettres fussent désunies et mêlées avec les autres, elle n’y réussit pas, car Henriette n’ayant pu en deviner aucun autre, le prit et se mit à le chercher. Elle était assise près de M. Knightley, et lui demanda son assistance. Ce mot était bévue ; lorsqu’elle le dit tout haut, on remarqua que Jeanne rougissait. M. Knightley joignit ce changement de couleur au rêve de Frank, mais il n’y comprit rien. Il ne concevait pas comment la délicatesse et la discrétion de sa favorite avaient pu être endormies ; il craignait qu’elle ne se fût trop engagée. Il croyait voir de l’artifice et de la déception dans la conduite du jeune homme. Ces lettres n’étaient que pour cacher la galanterie d’un côté et la déception de l’autre. C’était un jeu d’enfant qui cachait celui de Frank Churchill. Il continua ses observations sur lui, avec indignation, et sur ses aveugles compagnes, avec crainte. Il vit qu’on préparait un petit mot pour Emma ; on le lui donna avec un coup d’œil significatif. Il vit que ce mot l’amusa, malgré qu’elle ne l’approuvât pas ; car elle s’écria : impertinence ! fi ! Il entendit dire ensuite à Frank Churchill, en regardant Jeanne : « Le lui donnerai-je ? » À quoi Emma répondit, « Non, non, il ne le faut pas, je vous le défends. »

Il le fit néanmoins. Ce galant jeune homme, qui semblait aimer sans sensibilité, faire la cour sans être complaisant, donna ce mot à mademoiselle Fairfax, la priant avec une civilité affectée de l’étudier. M. Knightley extrêmement curieux de savoir ce que ce petit mot signifiait, fit tout son possible pour s’en assurer, et parvint enfin à le trouver ; ce mot était le nom de M. Dixon, Jeanne le trouva aussitôt que lui, elle en sentait bien plus le venin, aussi elle ne put cacher son déplaisir ; levant les yeux, elle vit qu’elle était observée, et le feu lui monta à la figure plus fortement que de coutume, elle se contenta de dire, en repoussant les lettres : « Je ne savais pas que les noms propres fissent partie de ce jeu. » Elle ne voulut plus depuis en regarder d’autres. Son visage était tourné du côté de sa tante. « Vous avez raison, ma chère, dit celle-ci, quoique Jeanne n’eût pas dit un mot, c’est positivement ce que j’allais vous dire. Il est grand temps que nous nous en allions. La soirée s’avance, et ma mère nous attend. Vous êtes trop obligeant, Monsieur, il faut que nous vous souhaitions le bon soir. »

Jeanne prouva, en se levant précipitamment, qu’elle était prête à suivre sa tante. Elle quitta la table ; mais tout le monde se levant en même temps, elle ne put faire un pas. M. Knightley s’aperçut qu’on avait poussé vers elle un autre arrangement de lettres, elle les rejeta sans les regarder. Elle se mit à chercher son schall ; Frank le cherchait aussi, mais comme la chambre était obscure, il ne vit pas de quelle manière ils se séparèrent. Il demeura à Hartfield après les autres, songeant à ce qu’il avait vu ; il en était si occupé, qu’il résolut, lorsqu’on apporta de la lumière, en qualité d’ami sincère, de donner quelques avis à Emma, et lui faire quelques questions. Il ne pouvait la voir dans une situation aussi périlleuse, sans faire tous ses efforts pour l’aider à en sortir. C’était son devoir.

« Emma, je vous prie, me permettez-vous de vous demander en quoi consistent le grand amusement et le piquant du dernier mot présenté à mademoiselle Jeanne Fairfax ? J’ai vu ce mot, et je désirerais savoir pourquoi il a tant diverti les uns, et causé de la peine à l’autre ? »

Emma resta confuse. Elle ne pouvait pas dire ce qu’elle savait à cet égard ; car, quoique ses soupçons sur ce qui se passait entre mademoiselle Fairfax et Dixon, existassent encore dans toute leur force, elle avait honte d’en faire part, surtout à M. Knightley.

« Oh ! dit-elle, d’une voix embarrassée, cela ne voulait rien dire ; c’était une plaisanterie entre nous. »

« La plaisanterie, répondit-il gravement, semblait ne regarder que vous et M. Frank Churchill. »

Il espérait qu’elle en dirait davantage ; mais elle garda le silence : elle faisait semblant d’être occupée. Il hésita lui-même quelque temps. Mille idées désagréables lui passèrent par la tête. Devait-il se mêler des affaires d’Emma ; s’il le faisait, réussirait-il ? Sa confusion et son intimité avec Frank semblaient prouver que ses affections étaient engagées. Malgré tout cela, il se décida à parler. Il lui devait cette marque d’attachement : au reste, il valait mieux s’exposer à ne pas réussir, qu’aux regrets de ne l’avoir pas tenté.

« Ma chère Emma, lui dit-il enfin, avec une extrême tendresse, croyez-vous connaître l’espèce d’intimité qui existe entre les personnes dont nous avons parlé ? »

« Entre M. Frank Churchill et mademoiselle Fairfax ? Oh ! oui, parfaitement : quel doute pouvez-vous en avoir ? »

« Ne vous êtes-vous jamais aperçue de la passion de Frank pour Jeanne, ou de celle de Jeanne pour lui ? »

« Jamais, jamais ! s’écria-t-elle avec vivacité : je n’en ai jamais eu le moindre soupçon. Comment une pareille idée a-t-elle pu vous passer par la tête ? »

« Je me suis imaginé avoir découvert dernièrement des marques non équivoques d’attachement entre eux deux, de certains regards expressifs, qui n’étaient pas destinés pour le public. »

« Vous me divertissez infiniment. Il m’est on ne peut pas plus agréable de voir que vous daigniez permettre à votre imagination de s’égarer. Mais vous ne réussirez pas. Je suis fâchée de vous arrêter au commencement de votre carrière ; vous ne réussirez pas. Il n’y a aucune espèce d’attachement entre eux, je vous assure ; et les apparences que vous avez cru voir, vous ont trompé, et venaient de circonstances particulières, de sensations tout à fait différentes. Je ne puis vous donner l’explication précise de tout cela. Il y a de la folie et du bon sens. Ce dernier indique qu’il y a si peu d’attachement entre ces deux personnes, qu’il est impossible d’en trouver de plus éloignées l’une de l’autre ; du moins je présume qu’il n’y en a point du côté de Jeanne ; et je réponds que Frank ne sent absolument rien pour elle ; qu’elle lui est parfaitement indifférente. »

Elle parlait avec tant de confiance, qu’il en fut ébranlé, et avec tant de satisfaction, qu’il en perdit la parole. Elle était extrêmement gaie, et désirait prolonger la conversation sur le même sujet, pour s’informer du lieu, du temps et des raisons qui avaient causé ses soupçons ; mais il n’était pas d’humeur à la contenter. Il sentait qu’il ne pouvait lui être utile ; et ses esprits étaient trop agités pour parler davantage. D’ailleurs, il craignait que la chaleur du feu ne lui donnât la fièvre, car M. Woodhouse en avait dans son salon presque pendant toute l’année ; c’est pourquoi il s’empressa de prendre congé et d’aller se remettre dans la solitude de Donwell-Abbey.

Depuis long-temps la société d’Highbury attendait avec la plus grande impatience la visite de M. et de madame Suckling ; mais elle eut la mortification d’apprendre qu’ils ne pourraient venir qu’en automne. Aucune nouveauté ne pouvait donc récréer les esprits, et fournir matière à la conversation : elle ne roulait que sur les bulletins de la santé de madame Churchill, qui variait à chaque poste, et sur la situation de madame Weston, dont le bonheur devait être augmenté par l’arrivée d’un fils, aussi bien que celui de tous ses voisins.

Les espérances de madame Elton, si désagréablement trompées, lui causèrent un violent chagrin ; elle se voyait à regret obligée d’attendre long-temps les parties de plaisir qu’elle croyait si proches ; mais ce qui lui faisait le plus de peine, c’était de ne pas jouir de la prééminence que lui donnerait dans le pays l’arrivée de deux aussi grands personnages que M. et madame Suckling. Ces noires idées la tourmentèrent quelque temps ; mais à la fin elle se détermina à faire une excursion à Box-Hill, car, se dit-elle, nous serons à même d’y retourner en automne, lorsque les Suckling arriveront. Ainsi l’excursion à Box-Hill fut résolue. On savait déjà que cette partie devait avoir lieu et qu’elle avait même donné l’idée d’en faire d’autres. On en avait parlé devant Emma, qui avait paru désirer voir ce que tout le monde jugeait digne d’être vu ; et madame Elton avait appris de très-bonne part qu’elle était convenue avec M. Weston de profiter d’une belle matinée pour s’y rendre en voiture. Deux ou trois personnes de plus, mais choisies, devaient seules être admises ; et, suivant elle, cela vaudrait infiniment mieux que le grand étalage, le faste et le pique-nique des Elton et des Suckling.

Cela avait si bien été arrangé entre eux, qu’elle ne put, sans grand déplaisir, entendre M. Weston dire qu’il avait proposé à madame Elton d’être de la partie, puisque son frère et sa sœur n’étaient pas arrivés ; que madame Elton y avait consenti avec joie, et qu’ainsi les deux parties n’en feraient qu’une, si elle y consentait. Comme elle n’avait d’autre objection à cette partie, que son aversion pour madame Elton, aversion qui était connue de M. Weston, elle ne jugea pas à propos de rien dire à ce sujet. Elle n’eût pu la faire, sans lui donner quelques marques de mécontentement, et même sans lui faire des reproches, qui n’auraient pas manqué de chagriner madame Weston : ainsi Emma se vit forcée de consentir à un arrangement qu’elle eût voulu éviter de tout son cœur, et qui l’exposerait sans doute à la mortification de passer dans le public pour avoir été des parties de madame Elton. Son orgueil était blessé ; son indulgence et sa soumission tacites excitèrent plus fortement la sévérité de ses remarques sur la bienveillance banale du caractère de M. Weston.

« Je suis enchanté, dit-il, d’un air gai, que vous approuviez ce que j’ai fait. Je m’y attendais. Le grand nombre, dans de telles parties, en fait l’agrément : on ne peut être trop de monde ; c’est alors qu’on s’amuse beaucoup. Après tout, cette dame Elton est une bonne femme ; il n’était guère possible de ne pas l’admettre. »

Emma ne nia rien tout haut, et n’aprouva rien en son particulier.

On était alors au milieu du mois de juin, le temps était fort beau, et madame Elton était impatiente qu’on fixât le jour, et d’arranger avec M. Weston tout ce qui regardait lus provisions pour le repas qu’on devait faire à Box-Hill, lorsqu’un de ses chevaux de voiture, par un accident qui lui était arrivé, vint déranger ce projet. Il pouvait se passer plusieurs jours, des semaines peut-être, avant qu’on pût s’en servir ; ainsi il était inutile de songer à faire des préparatifs : et tout retomba dans l’apathie et la stagnation. Malgré toutes ses ressources particulières, madame Elton eut peine à résister à une pareille mortification.

« N’est-ce pas bien fâcheux Knightley, s’écria-t-elle ? et un si beau temps pour une excursion ! Ces délais, ces contre-temps sont odieux. Quel parti prendre ? L’année se passera ainsi sans rien faire. Avant ce temps-ci, nous fîmes l’an passé une charmante excursion de Maple-Grove à Kings-Weston ! »

« Vous feriez mieux d’en tenter une à Donwell, dit M. Knightley, vous n’auriez pas besoin de chevaux. Venez y manger des fraises, elles sont presque toutes mûres. »

Si M. Knightley avait plaisanté au commencement, il fut obligé d’être sérieux à la fin ; car sa proposition fut acceptée avec empressement par un « oh ! de tout mon cœur. » Donwell était fameux pour les planches de fraises, ce qui servit de prétexte à son invitation ; mais ce prétexte était inutile, car madame Elton avait tant d’envie d’aller n’importe où, que si Donwell n’eût eu de fameux que des carrés de choux, elle eût accepté son offre avec le même plaisir. Elle lui promit donc d’y aller, et plus souvent qu’il ne croyait. Regardant cette invitation comme un compliment et une grande distinction.

« Vous pouvez compter que j’irai. Nommez le jour, et je n’y manquerai pas. Vous me permettrez d’amener mademoiselle Fairfax avec moi ? »

« Je ne puis pas fixer le jour, dit-il, avant d’avoir parlé à quelques personnes que je voudrais avoir pour s’y rencontrer avec vous. »

« Oh ! laissez-moi faire. Donnez-moi carte-blanche, je suis la dame du lieu, c’est ma partie. Je vous amènerai bonne compagnie. »

« Je vous prie d’amener M. Elton avec vous ; je ne veux pas vous donner la peine d’en inviter d’autres. »

« Mais vous prenez un air un peu sournois. Considérez que vous ne risquez rien à me déléguer vos pouvoirs, je ne suis pas une jeune personne cherchant fortune ; les femmes mariées, comme vous savez, peuvent être autorisées. Laissez-moi faire, vous dis-je, c’est ma partie ; j’inviterai la compagnie. »

« Non, répliqua-t-il gravement, il n’y a qu’une femme dans le monde à qui je puisse jamais permettre d’inviter qui bon lui semblera à Donwell, et c’est à madame… »

« Madame Weston, je suppose, dit madame Elton, un peu mortifiée. »

« Non ! madame Knightley, comme il n’y en a point encore, je me chargerai seul de faire toutes les invitations, jusqu’à ce qu’il y en ait une. »

« Ha ! tous êtes une créature extraordinaire, s’écria-t-elle en riant, et très-satisfaite que personne n’eût la préférence sur elle. Vous êtes fantasque, et pouvez dire ce qu’il vous plaît. Tout à fait fantasque. Eh bien ! j’amènerai Jeanne et sa tante ; je vous abandonne le reste. Je n’ai aucune objection à y rencontrer la famille d’Hartfield, n’ayez aucun doute à cet égard. Je sais que vous y tenez. »

« Vous l’y rencontrerez certainement, si elle ne me refuse pas ; et en m’en retournant je passerai chez mademoiselle Bates. »

« C’est inutile, je vois Jeanne tous les jours ; mais comme il vous plaira. Ce plan doit être exécuté le matin, Knightley, sans cérémonie. J’aurai un grand chapeau, et un petit panier au bras. Ce panier là avec un ruban rose, on ne peut pas avoir une mise plus simple. Jeanne en aura une pareille. Point de faste, ce sera une espèce de partie de Bohémiens. Nous nous promènerons dans vos jardins, nous cueillerons les fraises nous-mêmes, nous nous assoirons sous les arbres, et tout ce que vous nous offrirez de plus, sera servi en plein air. Tout doit être naturel et simple. Je crois avoir rencontré vos idées ? »

« Pas tout à fait. Mon idée du simple et du naturel est d’avoir la table mise dans la salle à manger. La nature et la simplicité des messieurs et des dames, des domestiques et des meubles, sont mieux préservées lorsqu’on prend les repas à la maison. Lorsque vous serez fatiguées de manger des fraises, vous trouverez des viandes froides à la maison. »

« Tout comme il vous plaira ; mais pas d’apparat, je vous prie. Et, à propos, si je pouvais ou ma femme de charge être utile pour l’ordonnance du repas ? Soyez sincère, Knightley ! Si vous le désirez, j’en parlerai à madame Hodges, ou je donnerai les ordres moi-même. »

« Je vous suis très-obligé, je n’en ai pas besoin. »

« Fort bien ; mais s’il se rencontrait quelques difficultés, ma femme de charge est très-adroite. »

« Je suis convaincu que la mienne se croit toute aussi habile que la vôtre, et qu’elle dédaignerait toute espèce d’assistance. »

« Je désirerais bien avoir un petit charaban, pour mademoiselle Bates, sa nièce et moi, et mon caro sposo marcherait à côté de nous. Il faut que je l’engage à en acheter un. Lorsqu’on vit à la campagne, c’est un meuble nécessaire ; car quelques ressources qu’une femme ait en soi-même, on ne peut pas toujours être renfermée à la maison ; et de très-longues promenades, vous savez… En été il y a de la poussière, et de la boue en hiver. »

« Vous ne trouverez ni l’un ni l’autre entre Highbury et Donwell. Le sentier n’a jamais de poussière, et il est très-sec maintenant. Mais venez en charaban, si cela vous fait plaisir. Vous pouvez emprunter celui de madame Cole. Je désire que vous trouviez tout à votre satisfaction. »

« J’en suis très-persuadée. En vérité, je vous rends bien justice, mon cher ami. Je sais que sous des dehors un peu secs et rudes, vous cachez un excellent cœur. Je le dis souvent à M. E…, Knightley est fantasque. Je suis sensible comme je le dois aux marques d’attention que vous me donnez, en cette occasion : vous avez trouvé tout ce qui peut me plaire. »