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La Nouvelle Emma/48

La bibliothèque libre.
Traduction par anonyme.
Arthus Bertrand Libraire (Tome 4p. 170-197).
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CHAPITRE XLVIII.

Emma rentra à la maison avec des sensations bien différentes de celles qu’elle avait quand elle en était sortie. La seule espérance qu’elle avait alors, était de soulager un peu son chagrin par la promenade, et les beautés que le sol lui offrirait après la tempête. Maintenant elle sentait l’excès du bonheur ; bonheur qu’elle croyait devoir augmenter, lorsque le désordre où il avait jeté ses sens serait diminué. Ils prirent du thé autour de la même table où ils en avaient pris ensemble très-souvent. Combien de fois n’avait-elle pas observé les mêmes plantes, les mêmes fleurs dans le parterre et les jardins ? Combien de fois n’avait-elle pas admiré les beautés du coucher du soleil ? Mais jamais, avec les mêmes yeux, ses sensations étaient tout à fait différentes ; elle eut toute la peine du monde de prendre sur elle de faire les honneurs de la maison ou d’avoir pour son père les attentions qu’elle lui prodiguait ordinairement.

Le pauvre M. Woodhouse n’avait pas le moindre soupçon du complot que formait contre lui l’homme qu’il recevait si cordialement, et auquel il demandait avec tant d’intérêt s’il ne s’était pas enrhumé en faisant à cheval, par une pluie horrible, le chemin de Londres à Donwell. S’il avait pu lire dans son cœur, il se fût moins inquiété de ses poumons ; mais sans le moindre soupçon du malheur qui le menaçait, sans s’apercevoir le moins du monde qu’il y eût rien d’extraordinaire dans les regards ni dans les manières de M. Knightley et de sa fille, il leur fit gaîment part de toutes les nouvelles qu’il avait apprises de M. Perry ; il parla long-temps et avec satisfaction, n’ayant pas la moindre idée de ce qu’ils auraient pu lui apprendre, en retour des nouvelles qu’il venait de leur donner. Tant que M. Knightley resta à Hartfield, la fièvre d’Emma continua ; mais après son départ, elle commença à décliner ; elle devint plus tranquille ; et dans le cours de la nuit blanche qu’elle passa, comme de juste, elle trouva un ou deux obstacles qui lui firent sentir qu’il n’y a pas de bonheur parfait : son père et Henriette ; elle ne put, lorsqu’elle fut seule, ne pas faire attention à ce que les prétentions de ces deux personnes sur elle exigeaient. Pour les contenter tous les deux, comment s’y prendrait-elle ? C’était là la question. Quant à son père, elle était facile à résoudre. Elle ne savait pas là-dessus les intentions de M. Knightley ; mais après avoir consulté son cœur, elle se promit de la manière la plus solennelle de ne jamais quitter son père. Elle versa même des larmes amères d’avoir pensé à la possibilité d’agir autrement. Tant qu’il vivrait, M. Knightley en prendrait l’engagement, et elle se flattait que le danger de la perdre n’existant pas, ce serait une consolation de plus pour son père que de l’avoir à la maison. Mais quant à ce qu’elle pouvait faire pour Henriette, la solution de la question était plus difficile : comment lui épargner d’inutiles chagrins ? comment lui donner une compensation ? comment enfin ferait-elle pour ne pas s’attirer sa haine ? Ces réflexions l’occupèrent long-temps. Elle repassa de nouveau dans son esprit la folie de la conduite qu’elle avait tenue avec sa pauvre petite amie, se fit tous les reproches qu’elle méritait ; elle prit enfin le parti qui lui parut le plus sage. C’était d’abord de continuer à ne la pas voir à Hartfield, et de lui communiquer par lettres ce qui était nécessaire qu’elle sût, et ensuite de tâcher de l’éloigner pour quelque temps d’Highbury. Elle crut qu’il serait possible de l’envoyer à Londres chez sa sœur. Isabelle l’avait prise en amitié, et serait enchantée de l’avoir près d’elle.

Elle connaissait trop Henriette, pour ne pas être persuadée qu’elle serait enchantée de passer quelques semaines à Londres, où la nouveauté des rues, des maisons, des magasins, devaient nécessairement captiver son attention et lui procurer de l’amusement. Au moins c’était lui donner une preuve d’attention et d’amitié ; une séparation pour le présent, et reculer le mal qui pourrait arriver d’une rencontre subite.

Elle se leva de grand matin, écrivit sa lettre à Henriette, et cette occupation la rendit si triste et si sérieuse, qu’il était temps que M. Knightley arrivât pour déjeûner avec elle, et elle eut besoin d’une conversation d’une demi-heure sur le même terrain et sur le même sujet, après le déjeuner, pour lui rendre le bonheur dont elle avait joui la veille.

Il n’y avait pas long-temps qu’il était parti, qu’elle reçut de Randalls une lettre très-volumineuse. Elle n’avait aucune inclination de s’occuper d’autre chose ni d’autre personne que de M. Knightley. Si cette lettre fût arrivée vingt-quatre heures plus tôt, elle lui aurait causé beaucoup de plaisir ; mais à présent, elle regrettait de perdre son temps à la lire ; elle avait autre chose à penser qu’à M. Frank Churchill, avec lequel elle était en paix ; elle ne croyait pas d’ailleurs pouvoir le comprendre ; cependant il fallait la parcourir. Elle ouvrit le paquet, vit qu’elle ne s’était pas trompée. Un billet de madame Weston servait d’introduction à la lettre de Frank Churchill à sa belle-mère.

« J’ai le plus grand plaisir, ma chère Emma, à vous envoyer l’incluse. Je sais que vous lui rendrez la justice qu’elle mérite, et je n’ai aucun doute de l’effet qu’elle fera sur vous. Je me flatte qu’à l’avenir nous serons à peu près d’accord sur la personne qui l’a écrite ; mais je ne veux pas vous ennuyer par une longue préface. Nous nous portons tous bien. Cette lettre m’a guérie des attaques de nerfs auxquelles j’étais sujette depuis quelque temps. Je n’ai pas été contente de votre santé mardi matin ; mais il faisait mauvais temps ; et quoique vous m’ayez souvent dit que le temps, quel qu’il fût, ne vous faisait rien, néanmoins je suis persuadée qu’un vent de nord-est affecte plus ou moins tout le monde. J’ai été fort inquiète de l’effet que la tempête a dû avoir sur M. Woodhouse ; mais j’ai eu le plaisir d’apprendre par M. Perry qu’il n’en avait pas été incommodé. »

Pour toujours votre

A. W.
À MADAME WESTON.
Windsor……Juillet.
Ma chère dame,

« Si j’ai pu me faire comprendre hier, cette lettre doit être attendue aujourd’hui ; mais qu’elle le soit ou non, j’espère qu’elle sera lue avec candeur et indulgence. Vous êtes d’une bonté extrême, et il faut que vous le soyez pour me pardonner une partie de la conduite que j’ai tenue.

« Mais j’ai reçu le pardon de la personne qui avait plus qu’aucune autre le droit de s’en plaindre. Mon courage s’augmente à mesure que j’écris. Il est difficile aux gens heureux d’être humbles. J’ai déjà réussi à obtenir le pardon de deux personnes ; ainsi je pourrais courir les risques de me croire trop sûr du vôtre, ainsi que celui de ceux de vos amis que j’aurais pu offenser. Je vous prie tous de vous représenter la situation dans laquelle j’étais lorsque je suis arrivé de Randalls la première fois : j’avais à garder un secret que je ne voulais révéler pour quoi que ce fût au monde. Voilà le fait. Quant au droit que j’avais de me mettre dans le cas d’être obligé de garder un pareil secret, c’est une autre question. Je ne la discuterai pas ici. Pour la tentation qui m’a porté à croire que j’avais ce droit, je renvoie les chicaneurs à une maison de brique, dont les fenêtres basses sont à châssis, et celles d’en-haut de simples fenêtres, à Highbury. Je ne pouvais pas lui faire la cour ouvertement ; ma situation à Enscombe est trop connue pour que je sois obligé de la décrire, et j’eus le bonheur de l’engager, avant notre départ de Weymouth, à contracter un engagement secret avec moi. C’était par pure charité que cette femme céleste s’attacha à moi ; sans cela, je serais certainement devenu fou. Mais vous me demanderez peut-être quel espoir nous avions ? Je vous répondrai que nous attendions tout du temps, du hasard, des circonstances, de notre persévérance, de la santé, de la maladie, etc. etc. etc. Je voyais tout en beau, et le plus grand des biens à mes yeux était de m’assurer sa foi et ses affections. Si vous avez besoin, ma chère dame, que je vous donne d’autres explications, j’aurai l’honneur de vous dire que, digne fils de mon père, votre mari, j’ai hérité de lui l’heureuse disposition de croire que tout ira au mieux ; ce qui est préférable à posséder quelques maisons ou quelques terres de plus. Voyez-moi donc, ainsi circonstancié, arriver à Highbury et Randalls. Ici, je me reconnais coupable, car j’aurais pu y venir beaucoup plus tôt. Vous voudrez bien avoir la bonté de vous ressouvenir que je ne suis arrivé qu’après que mademoiselle Jeanne Fairfax… Et comme vous êtes la personne que j’ai offensée la première, vous m’accorderez sur-le-champ mon pardon ; mais il faut que je mérite celui de mon père, en lui faisant observer que plus j’ai attendu à venir à la maison, plus j’ai été privé du bonheur de vous connaître. Ma conduite, pendant la première quinzaine que j’ai passée à Randalls, ne mérite, j’ose l’espérer, aucun reproche, à une exception près. Je viens maintenant au point principal, le point le plus important, puisque j’étais chez vous. Je vous dois des explications. C’est avec le plus grand respect, avec la plus sincère amitié, que je nomme mademoiselle Woodhouse : mon père pensera peut-être que je devrais ajouter le mot humilité. Quelques paroles qu’il me dit hier, me firent entendre ce qu’il pensait au sujet de ma conduite. Je confesse avoir mérité sa censure. J’ai outre-passé mon plan plus que je ne devais avec mademoiselle Woodhouse, dans l’intention de cacher le plus possible le secret qu’il m’importait tant de ne pas découvrir : j’ai plus profité que je ne devais de l’intimité qui m’était accordée. Je ne saurais nier que mademoiselle Woodhouse ne parût être l’objet que j’avais en vue. Mais je suis certain que vous me croirez, lorsque je vous assurerai, comme je fais ici, que je ne me serais pas tant avancé, si je n’avais pas eu la conviction intime de son indifférence pour moi. Quoique charmante et infiniment aimable, je n’ai jamais cru mademoiselle Woodhouse susceptible de s’attacher à qui que ce fût ; et j’étais aussi porté à croire qu’à désirer qu’elle ne sentirait jamais rien pour moi. Elle recevait mes attentions avec une gaîté amicale, franche et aisée, qui me convenait beaucoup. Il semblait que nous nous entendions parfaitement. Par nos relations respectives, je lui devais des soins ; personne ne peut le nier. J’ignore si mademoiselle Woodhouse, avant l’expiration de la première quinzaine, me comprit ou non : lorsque je fus prendre congé d’elle, je me souviens d’avoir été sur le point de lui avouer la vérité : je crus m’apercevoir alors qu’elle avait des soupçons ; mais je suis sûr que, par la suite elle m’aura deviné, du moins en partie. Elle n’aura pas eu connaissance du tout, mais assez pour savoir à quoi s’en tenir ; car elle est douée d’une grande pénétration. Je n’en doute nullement. Vous trouverez que quand notre secret sera divulgué, mademoiselle Woodhouse sera beaucoup moins surprise qu’aucun autre de nos amis. Elle m’a souvent fait entendre qu’elle me soupçonnait de l’attachement pour Jeanne. Je me souviens qu’au bal, elle me dit que je devais avoir de la reconnaissance pour madame Elton, à cause des égards qu’elle avait pour mademoiselle Fairfax. Je me flatte que cette apologie de ma conduite atténuera les fautes que vous me reprochez, ainsi que mon père. Vous me regardiez comme ayant grièvement péché envers Emma Woodhouse ; et cependant j’étais innocent. Procurez-moi, je vous en supplie, quand le temps sera venu, le pardon de la susdite Emma Woodhouse, pour laquelle j’ai tant d’affection fraternelle, et tant de considération, que je désire de tout mon cœur la voir aussi fortement éprise que moi d’un amant digne d’elle. Vous avez maintenant la clef des choses étranges que j’ai pu dire et faire pendant la première quinzaine. Mon cœur était tout entier à Hyghbury : je devais y transporter mon corps le plus souvent possible ; mais je devais éviter les soupçons. Si vous trouvez quelque chose de répréhensible dans ma conduite, vous savez maintenant à quoi vous en tenir. Quant au piano-forté dont on a tant parlé, je crois devoir simplement observer que l’envoi en a été fait sans que mademoiselle Fairfax en ait eu la moindre connaissance, autrement elle ne m’eût jamais permis de lui faire ce présent. Je ne puis, ma chère dame, rendre assez de justice à mademoiselle Fairfax pour son extrême délicatesse pendant tout le temps de notre engagement. J’espère que dans peu vous la connaîtrez parfaitement. Il m’est de toute impossibilité de vous dépeindre ce qu’elle est. C’est à elle que vous devez vous adresser. Ce n’est pas par ce qu’elle vous dira, que vous pouvez espérer de parvenir à ce but. Non, il n’a jamais existé de créature au monde qui cache son mérite avec plus de soin qu’elle. Elle prend autant de peine à voiler ses bonnes qualités, que d’autres en prennent à exposer leurs défauts. Depuis que j’ai commencé cette lettre, que je ne croyais pas devoir être si longue, j’ai eu de ses nouvelles : elle me dit que sa santé est rétablie ; mais comme elle ne se plaint jamais, je ne puis pas trop m’en rapporter à ce qu’elle m’en écrit. Je désire savoir ce que vous en pensez. Je sais que vous vous proposez de l’aller voir : elle craint votre visite. Peut-être, au moment où j’écris, est-elle déjà faite. Ayez la bonté de me le faire savoir le plus tôt qu’il vous sera possible : je suis impatient d’en connaître toutes les particularités. Souvenez-vous que je n’ai pu passer que quelques minutes à Randalls, et combien j’étais agité, torturé. Je ne suis guère mieux à présent ; je suis dans un état qui approche de la folie. Quand je pense à la bonté infinie de mon oncle, je suis fou de joie : cet état de bonheur redouble quand je songe à la bonté, à l’excellence de Jeanne ; mais lorsque je me rappelle tous les chagrins que je lui ai causés, combien j’étais indigne de pardon, je suis fou de rage contre moi-même. Oh ! si je pouvais la voir un seul instant ! Mais je n’ose pas le proposer. Mon oncle a eu trop de bonté pour moi, pour que je me permette d’en abuser. Je dois encore ajouter quelque chose à cette lettre. Vous ne savez pas ce qu’il est nécessaire que vous sachiez. J’étais trop troublé hier pour vous donner des détails suivis ; mais le dénouement subit et à contre-temps de cette affaire, mérite une explication, car, quoique l’événement du 28 du mois dernier m’eût ouvert une heureuse perspective, comme vous vous l’imaginez bien, je me serais bien gardé de prendre des mesures prématurées, si des circonstances très-particulières ne m’avaient forcé à ne pas perdre un instant. J’aurais rougi de ma précipitation ; et elle eût ressenti mes scrupules avec une sensibilité exquise. Mais je n’avais pas de choix. L’engagement précipité qu’elle avait pris avec cette femme…

« Ici, ma chère dame, la plume m’est tombée de la main, il m’a été impossible de poursuivre. J’ai été faire un tour dans la campagne, pour me remettre. Maintenant je le suis assez pour terminer cette lettre, comme je le dois. Je suis forcé de rappeler des souvenirs qui me causent une peine infinie. Je me suis honteusement conduit ; et je reconnais ici que les airs que je me donnais avec mademoiselle Woodhouse, ne plaisant pas à mademoiselle Fairfax, j’étais grandement blâmable en les continuant. Elle les désapprouvait, cela devait me suffire. Elle ne put admettre pour excuse la nécessité de cacher notre secret. Elle prit de l’humeur, je la crus déraisonnable : elle me parut en mille occasions beaucoup trop scrupuleuse et trop circonspecte. Je la trouvai froide même. Mais elle avait cependant raison. Si j’avais suivi ses conseils, si je m’étais conformé à ses désirs, je me serais épargné le plus grand malheur qui ait jamais pu m’arriver. Nous nous querellâmes. Vous vous souvenez de la matinée que nous passâmes à Donwell ? C’est là que se cumulèrent tous nos désagrémens mutuels, c’est là qu’ils éclatèrent. J’arrivai tard, je la rencontrai en chemin, je voulus l’accompagner, elle me refusa. Elle était seule et je la crus déraisonnable de ne pas accepter mon bras. Je ne pus rien gagner sur elle. Maintenant je trouve qu’elle avait parfaitement raison. Tandis que pour assurer le secret de nos engagemens, je m’adressais d’une manière indiscrète à une autre personne, devait-elle, le moment d’après, consentir à une proposition qui rendait toute précaution inutile ? Si l’on nous eût vus marcher ensemble de Donwell à Highbury, on aurait soupçonné la vérité. J’eus néanmoins la folie de me fâcher de ce refus. Je doutai de son affection. J’en doutai bien plus encore le lendemain à Box-Hill, où indignée de ma conduite envers elle, de l’abandon insolent et marqué que je lui témoignais et de l’extrême attention que je paraissais avoir pour mademoiselle Woodhouse, elle exprima son ressentiment en des termes que je compris parfaitement. Enfin, ma chère dame, tout le tort, dans cette querelle, était de mon côté, et mademoiselle Fairfax n’avait pas le moindre reproche à se faire. Je m’en retournai à Richemont le soir même, quoique j’eusse pu rester avec vous jusqu’au lendemain matin ; mais je voulais continuer à être en colère contre elle. Dès-lors même, je n’étais pas assez insensé pour ne pas penser à me réconcilier un jour avec elle ; mais je me croyais offensé par la froideur qu’elle s’était permise de me témoigner, et je partis, bien résolu qu’elle ferait les avances de notre réconciliation. Je me suis toujours félicité que vous ne soyez pas venue à Box-Hill. Si vous aviez été témoin de la conduite que j’y ai tenue, je suis persuadé que vous auriez pensé mal de moi toute la vie. L’effet qu’elle produisit sur elle, se voit par la résolution qu’elle prit sur-le-champ d’accepter, lorsqu’elle sut que j’avais quitté Randalls, l’offre de cette officieuse Elton, qui par parenthèse, m’a, par sa conduite envers elle, rempli d’indignation et de haine. Je dois beaucoup moins qu’un autre m’élever contre ceux qui pensent qu’on doit user d’indulgence, dont j’ai eu si besoin moi-même ; autrement, je protesterais contre celle dont on a usé envers cette femme. Jeanne, tout court ! Vous aurez la bonté d’observer que je n’ai jamais pris la liberté de l’appeler ainsi, même avec vous. Figurez-vous donc ce que j’ai souffert de l’entendre répéter si souvent par les Elton, avec l’insolence d’une supériorité qui n’a d’existence que dans leur imagination. Prenez patience, je vous prie, j’ai bientôt fini. Elle accepta donc ces offres, dans la ferme intention de rompre pour toujours avec moi, elle m’écrivit le jour suivant ; que nous ne nous reverrions plus. Elle sentait que notre engagement était une source de repentir et de malheurs pour tous les deux, et qu’elle le rompait. »

« Cette lettre me parvint au moment de la mort de ma pauvre tante. Une heure après avoir reçu sa lettre, ma réponse était faite ; mais par le trouble dans lequel j’étais, la multiplicité des affaires dont j’étais chargé, cette réponse au lieu d’avoir été envoyée avec les autres lettres resta enfermée dans mon bureau ; et comptant en avoir assez dit, quoiqu’en peu de mots, pour la satisfaire, je restai tranquille. Je fus surpris de n’avoir pas de ses nouvelles aussi promptement que j’en attendais, mais je l’excusais. J’étais d’ailleurs trop occupé et trop heureux par l’espoir que j’avais, pour me choquer si aisément. Nous partîmes pour Windsor, et deux jours après je reçus un paquet d’elle. Il ne contenait que mes lettres ! Il me parvint en même temps une lettre par la poste, par laquelle elle exprimait sa surprise de ce que je n’avais rien répondu à sa dernière ; elle ajoutait que le silence en pareil cas n’admettait pas deux interprétations, et qu’ainsi il était désirable de terminer le plus promptement possible les affaires que nous avions à arranger ; qu’elle m’envoyait mes lettres par une occasion sûre, et que si je n’en trouvais pas une dans huit jours pour lui faire parvenir les siennes à Highbury, je voudrais bien les lui adresser à… Enfin l’adresse de madame Smallridge, près Bristol, me sauta aux yeux. Je connaissais le nom, le lieu et tout ce qui s’en suit, je vis sur-le-champ ce qu’elle allait faire. Je reconnus bien là la fermeté de son caractère ; et sa circonspection à n’en pas parler dans sa première lettre, peignait bien son extrême délicatesse. Pour tout au monde, elle ne se serait pas abaissée à me faire des reproches. Figurez-vous le coup terrible que je reçus ; figurez-vous combien je m’emportai contre la poste, jusqu’à ce que j’eusse découvert mon erreur. Mais que devais-je faire ? Une seule chose : parler à mon oncle ; sans son approbation, je ne pouvais plus espérer d’être écouté. Je parlai ; les circonstances étaient en ma faveur ; l’événement de la mort de sa femme avait adouci sa fierté, et il se réconcilia et donna son consentement bien plus tôt que je n’aurais osé l’espérer, et enfin, ce brave homme dit, avec un soupir, qu’il me souhaitait autant de bonheur dans l’état conjugal qu’il y en avait trouvé. Je sentais que le mien serait bien différent. Êtes-vous disposée à me plaindre pour tout ce que j’ai souffert avant de lui faire l’ouverture de cette affaire, dont mon bonheur, ma vie même dépendaient ? Non, réservez votre pitié pour le moment de mon arrivée à Highbury, et que je vis le mal que je lui avais causé. N’ayez de compassion pour moi qu’à l’instant que je contemplai sa figure pâle et défaite ! J’arrivai à Highbury au moment du jour où, connaissant l’heure de leur déjeûner, je me flattais de la trouver seule. Je ne me trompai pas ; je réussis parfaitement, non-seulement en cela, mais aussi sur le but de mon voyage. J’eus quelques peines à l’appaiser, à regagner ses bonnes grâces ; mais j’en vins à bout. Tout est fini. Nous sommes sincèrement réconciliés ; elle m’est plus chère, mille fois plus chère qu’auparavant, et il est impossible qu’aucun désagrément vienne jamais troubler le bonheur dont nous jouissons. À présent, ma chère dame, je vous laisse en liberté ; je n’ai pu terminer ma lettre plus tôt. Recevez mille et mille remercîmens pour les bontés dont vous m’avez comblé, et cent mille pour les attentions que votre bon cœur prodiguera à la plus sensible des femmes. Si vous me croyez plus heureux que je ne mérite de l’être, je serai de votre avis. Mademoiselle W… m’appelle l’enfant gâté de la fortune, et elle a raison. En un point, mon bonheur n’est point douteux, puisqu’il m’est permis de me souscrire

Votre très-obligé et très-affectionné fils,
F. C. Weston Churchill.