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La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe/03

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de l’impr. de J. Desbordes (Londres) (p. 45-73).
Chapitre III.



CHAPITRE III.


De quel effroi ne me trouvai-je pas ſaiſie, en entrant dans le Cloître ! Je ne ſuis pas ſuperſtitieuſe ; mais je croirois qu’il y a quelque choſe autour de nous qui nous donne des préſſentiments ſur le bonheur ou l’infortune. L’aſpect de ces murs tous hériſſés de pointes ; les grilles, les verroux, tout cet attirail Monaſtique, en m’inſpirant, je ne ſais quelle ſainte horreur, ſembloient me préſager les maux les plus cruels. Il ſembloit qu’une voix ſecrette ſe faiſoit entendre à mon cœur ; il ſembloit qu’elle me répétoit ſans ceſſe, que les revers de la fortune étoient inévitables, & qu’on réſervoit mon innocence à des triſtes épreuves.

Déjà la Supérieure inſtruite du jour de mon entrée dans ſon Saint Domaine, avoit expreſſément ordonné qu’on m’arrangeât un logement proportionné à mes richeſſes, & digne enfin du rang que je tenois dans le monde. « O qu’elle eſt belle ! s’écria-t-elle, en me voyant : ô mes Sœurs ; que des graces n’avons-nous pas à rendre au Dieu que nous ſervons. Venez ma fille, ajouta-t-elle, en me tendant les bras, & en m’embraſſant de tout ſon cœur ; venez recevoir les premiers gages d’un amour tout ſanctifié ; venez demander pardon à Dieu de toutes vos erreurs, auxquelles ſans doute vous n’avez pas participé. Mes Sœurs & moi, nous y joindrons nos priéres, pour qu’il vous faſſe miſéricorde. Vous êtes ici, Mademoiſelle dans un port aſſuré, où vous pourrez vous repaître, à l’abri des écueils, des douceurs d’une vie privée, tout à fait exempte d’amertume. Souvenez-vous ſur-tout, que vous vous rendriez indigne des graces du Très-Haut, ſi vous oppoſiez à ſes décrets éternels des ſentiments contraires à ceux du Chriſtianiſme. Rejettez donc, ma fille, toutes autres inſpirations que celles qui viennent du Ciel : Il faut les demander avec ferveur ; elles ſont ſaintes & pures «.

D’après ce grave préambule, que je trouvai un peu ridicule, parce que je n’y étois pas accoutumée, mais qui dans le fond n’avoit rien que d’honnête & de bien intentionné, la Supérieure ſe retira, en me donnant à connoître qu’elle me prenoit ſous ſa protection. Elle donna en même temps ſes ordres, pour qu’on m’introduiſît dans l’appartement qui m’étoit deſtiné, & dans lequel je ne m’attendois pas de faire un ſi long ſéjour.

Je ne m’amuſerai point ici à faire la deſcription des meubles qui compoſoient mon nouveau domicile ; ces ſortes de peintures n’ont abſolument rien d’intéreſſant : il me ſuffira ſeulement de dire, que l’ordre avec lequel tout y étoit diſtribué, me ſurprit d’une maniere, on ne peut plus agréable, tant j’étois éloignée de penſer que les regles de l’Art, accompagné de ſa magnificence, fuſſent connues chez les Nones.

Cependant, le diſcours pathétique que m’avoit auparavant tenu la Supérieure ne laiſſoit pas que de fournir à mon imagination une carriere bien ample. Je ne pouvois me perſuader qu’on ne m’avoit fait épouſer le Couvent, que dans l’unique deſſein de me faire abandonner mon Culte, pour embraſſer le Chriſtianiſme. Cette idée m’affligeoit, mais j’eus bientôt le mot de l’énigme.

A peine avois je promené mes regards ſur tous les objets ſéduiſans qui décoroient mon aſyle, qu’une vieille Béate, qui ſembloit ne tenir à la vie que par un fil, vint m’anoncer la viſite d’un ſexagenaire (c’étoit l’Aumônier du Couvent), qui avoit non-ſeulement la réputation d’être ſaint, mais qui joignoit encore au don de perſuader, celui de faire des Proſélytes.

La maniere avec laquelle cette tête aux cheveux blancs ſe préſenta, ne me prévint pas en ſa faveur, & j’oſe même dire que ſon début me décéla un ſecond Tartuffe.

Après les civilités accoutumées, & auxquelles je répondis de mon mieux, le zélé Docteur prit un air compoſé pour me débiter ſon harangue avec emphaſe. « Vous ne vous attendiez peut-être pas, Mademoiſelle, me dit-il, à une viſite auſſi prompte. Il eſt vrai que c’eſt en quelque façon manquer d’égards pour les perſonnes de diſtinction, que de leur refuſer même juſqu’à l’inſtant de la réflexion ; mais il eſt des circonſtances qui demandent qu’on bruſque les choſes, & celle où vous vous trouvez actuellement, n’eſt pas de la moindre importance.

» Votre ſalut, ma chere enfant, eſt aujourd’hui le point eſſentiel ſur lequel vous devez vous fixer. Tout périt dans la nature, & le corps, & les biens, & les honneurs, & les dignités ; mais il eſt écrit que notre Ame, ce ſouffle divin & ſpirituel, doit toujours conſerver ſon eſſence primitive. Comme ſon Créateur, elle doit être immuable. Sa cendre toujours vivante, s’il eſt permis de s’exprimer ainſi, doit recevoir un jour des châtimens proportionnés à ſes offenſes, ou bien des récompenſes juſtement méritées.

» Elévée dans une Réligion, dont vous ignorez, tout-à-la fois, & les dangers, & les écueils ; je regarderois comme le plus grand des malheurs, que vous devinſiez la proye de cet eſprit malin, auquel on a donné le nom de Princes des Ténébres. C’eſt lui, ma chere fille, qui nous inſpire les ſentiments les plus déſordonnés, & qui nous fait vivre dans les entraves du péché. C’eſt par lui que les Nations qui habitent les parties Orientales de l’Europe, & les parties Occidentales de l’Aſie, adorerent ceux qu’ils auroient dû preſque mépriſer. Etrange foibleſſe de l’homme ! ſuperſtition qui le dégrade par tout l’Univers, & qui l’abaiſſe au-deſſous des animaux mêmes.

» Qu’il ſoit donc pour vous de toute évidence, qu’on ne découvre le faux & le ridicule d’une Religion, que lorſqu’une autre venant à lui être ſubſtituée, la nouvelle fait rejetter l’ancienne. Le Culte plus récent fait rire des vieilles pratiques qu’une obſervance générale ne rend plus reſpectables. Oui, Mademoiſelle, le Polythéiſme des Grecs a ſuccédé aux Dieux potagers. On n’encenſe plus l’hycneumon, l’hyppopotame & le Crocodile ; on ne peut plus dire avec Juvenal : opida tota canem venerantur, toutes les Villes adorent un chien.

» Si Je voulois ſuivre l’ordre des temps, examiner de point en point le fondement des diverſes Religions, parcourir les climats, voler d’un hémiſphere à l’autre, fonder enfin la croyance des Peuples, je trouverois que dans tout l’intervalle des ſiecles qui ſe ſont écoulés, depuis la fondation de l’Empire des Aſſyriens, & la décadance de celui des Romains, depuis le Tanaïs juſqu’au Tibre, depuis le Golphe Perſique juſqu’à l’hiſtme de Suez, tous ceux qui ont voulu ſe donner pour Fils de Dieux, ou Deſſendans des Dieux ont été d’heureux impoſteurs, qui n’ont dû leur gloire qu’à l’ignorance & à l’imbécillité des Peuples ; mais comme ce n’eſt pas ici le lieu d’approfondir ces matieres, qui demanderoient, ſans-doute une plus ample diſcuſſion ; je me borne, pour le moment, à ces courtes réflexions, que je n’ai d’ailleurs fait éclore, que pour mieux vous faire ſentir l’erreur où vous êtes, en vivant dans une Religion qui n’a pour but que votre perte. Joignez à cela, que ſi vous refuſiez de vous prêter à mes vues vous vous rendriez non-ſeulement indigne des graces du Ciel, mais vous manqueriez encore un établiſſement qui ne peut que vous faire honneur. Inutilement vous célérois-je qu’on s’eſt ſervi de divers prétextes, pour vous faire ranger ſous le Drapeau de la Croix ; vous êtes trop éclairée, pour ne pas vous en appercevoir, & j’attends de votre raiſon la ſoumiſſion la plus aveugle & la plus reſpectueuſe. »

Que les perſonnes qui penſent, & qui ſont faites pour ſentir, jugent de la ſurpriſe & de l’embarras où je me trouvai tout-à-coup. Devois-je m’attendre à des ſemblables propos, de la part d’un Eccléſiaſtique, & d’un Eccléſiaſtique patélin, moi qui avois conſervé, toute ma vie, je ne ſais quels ſentimens d’horreur que je ne pouvois vaincre, pour les loix du Chriſtianiſme ?

Ce n’eſt pas que je prétende me déchaîner contre le Culte que les Fideles du Chriſt ſont aſſez heureux pour exercer. Je le révére, au contraire, du plus profond de mon ame ; la politique me le commande : je plains même les perſonnes qui vivent dans l’aveuglement ; la charité me l’ordonne. Mais je ne ſaurois me perſuader que ce que les Miniſtres de la Religion Catholique atteſtent à l’Univers, qu’hors de leur Egliſe, il n’y a point de Salut, ſoit une vérité ſenſible, auſſi claire que le jour, & qu’il n’eſt pas poſſible de révoquer en doute.

Partons d’un principe clair, ſans avoir recours aux ſophiſmes. Laiſſons à la Théologie, le ſoin de s’excrimer ſur des matieres abſtraites. Que l’abſurdité de leurs raiſonnemens, choque la raiſon même, peu nous importe ; mais oſons dire avec certitude, que ſi la Religion étoit véritablement de Dieu, elle ſeroit univerſelle. A coup ſûr, elle eſt l’ouvrage des hommes, & non celui du Créateur. Où eſt le pere, qui a le cœur cuiraſſé ? Où eſt le pere, qui n’aime pas ſes enfans, depuis le premier juſqu’au dernier ? Il y auroit de l’injuſtice, de vouloir accorder plus de prérogatives à l’un qu’à l’autre ; de vouloir ſauver ceux-ci par plaiſir, & damner ceux-là par colere.

Es-tu donc fait pour la vengeance, Dieu de clémence & de bonté ! Tout ſentiment de haine, doit te devenir étranger. Tu nous preſcris de pardonner à quiconque nous offenſe de rendre le bien pour le mal, d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, & l’on veut que tu te venges ! Quelle abſurdité !

Juſques à quand les hommes, ces êtres ſi fiers de leur ſavoir, & ſi pleins de leur mérite, ſe montreront irreſonnables ? Juſques à quand reſpecteront-ils les contes les plus bizarres, par la ſeule raiſon qu’ils les tiennent de leurs Ancêtres ? L’illuſion, cette Reine du monde, changera-t-elle ſans ceſſe ? & l’erreur, ce fléau de la Nature, ſera-t-elle toujours la même ? toujours couverte d’un voile ténébreux, & rarement décorée du bouclier de la vérité ?

Mais je ne m’apperçois pas que me laiſſant entraîner inſenſiblement à mes idées je donne lieu de croire que j’oſerois preſque entreprendre de réduire en principes le ſyſtême des Religions. Ce que les plus grands Philoſophes n’ont pu définir, moi, foible créature, tenterois-je de le faire ? Comme femme, mon peu d’érudition doit me diſpenſer de la ſubtilité des argumens. D’ailleurs, ne vaut-il pas mieux ſe taire, que de n’avoir que des hypotheſes à fournir à l’eſprit ?

Je reviens à mon Directeur, ou plutôt, au Directeur de mes Nones ; car il n’a jamais pu réuſſir à me faire dépoſer dans ſon ſein les pécatilles dont une fille de mon âge pouvoit être ſuſceptible.

A peine mon faux dévot avoit-il fini ſa pieuſe harangue, qu’il ſembloit chercher dans mon ame les impreſſions qu’elle pouvoit y avoir laiſſées. On liſoit ſur ſon viſage un eſpece de triomphe, qui ſembloit décéler la joie où il étoit, d’avoir ſi bien rempli ſa miſſion.

« N’eſt-il pas vrai, ma chere enfant, me répétoit-il ſans ceſſe, que ce que vous venez d’entendre, porte ſur l’évidence, & qu’il faudroit être tout-à-fait dépourvu de ſens commun, pour ne pas ſe prêter à une morale non moins ſainte que pure ?… Mais quoi ! Mademoiſelle, vous ne répondez rien, & il ſemble que la Grace n’opére pas dans votre eſprit. »

O, pour le coup, m’écriai-je, c’en eſt trop, Monſieur le Docteur. Je vois bien, à la maniere & au ton dont vous débitez vos dogmes, qu’il y a longtemps que vous êtes initié dans les myſteres chrétiens, & que ce n’eſt pas d’aujourd’hui que vous en faites la profeſſion. On ne peut s’y méprendre.

Mais pour vous prouver que la Grace de laquelle vous parlez, eſt véritablement efficace, & qu’elle opere en moi, voici, en abregé ce qu’elle me ſuggére.

Premierement je ne puis me diſſimuler que c’eſt mal me prévenir, que d’oſer uſer de violence, en m’arrachant du ſein de la liberté, pour m’enſévelir toute vivante dans les gouffres de l’eſclavage.

Secondement, je ſuis bien aiſe que vous ſachiez que, dès ce jour même, je fais main baſſe ſur l’hymen, & que je n’ai de conſeil à prendre, ſur une choſe auſſi intéreſſante, que de mon inclination & de mon cœur. Je ſuis jeune, mais je ſuis plus que perſuadée que la félicité de l’ame ne ſe trouve point dans les richeſſes, non-plus que dans la magnificence, & qu’une honnête médiocrité eſt préférable, mille fois, au faſte des richeſſes.

Troiſiemement, enfin, ne vous attendez pas, Monſieur le Miniſtre, à me voir abandonner mon Culte, pour en embraſſer un que je ne connois pas & pour lequel les préjugés que j’ai reçu dès mon aurore, me donnent de la méfiance. Je dois me conformer à la ſageſſe & à l’auſtérité de mes peres. En marchant ſur leurs traces, j’aurai pour guide la vertu. Ils n’ont pas voulu me perdre, encore moins me tromper.

Rigide obſervatrice de la Religion Proteſtante, dût-elle me faire ſouffrir les maux les plus cruels, rien au monde ne ſera capable de me faire changer.

Je ne trouve pas moins étrange, que tant que ma raiſon fut enveloppée dans les ténébres de l’enfance, on ait eſtimé peu néceſſaire de me donner d’autres préceptes ; mais qu’étant parvenue à cet âge, où l’on eſt fait pour penſer, en me propoſant des nouveaux dogmes, on augmente mes doutes.

J’ai toujours cru, le bon ſens même le veut, que l’hommage du cœur doit être réputé ſincere, & que ceux qu’on paye, pour tyranniſer les conſciences, ſont autant de Bourreaux que le Démon a formé pour notre ſupplice.

Je veux bien croire, continuai-je, que les intentions de celui qu’on a eu la bonté de me donner pour Tuteur, ſont extrêmement pures ; mais je gagerois bien que l’intéret, ce pere de tous les crimes, joue ici le principal rôle. Je gagerois bien que c’eſt là le ſeul motif qui rend mon Oncle ſi officieux. Monſieur le Vicomte de la G *** y entre auſſi pour quelque choſe ; il triomphe ſans doute de me voir ainſi cloîtrée ; mais qu’il ne ſe flatte pas de parvenir jamais à ſes fins.

Voilà, Monſieur le Directeur, ajoutai-je en me levant, & en lui faiſant une profonde révérence, ce que votre très-humble Servante brûloit d’envie de vous dire ; & ſur le champ il ſe rétira en ſécouant la tête, & en me donnant à connoître que j’aurois peut-être lieu de me répentir de mon obſtination.

On avoit trop bien commencé pour en demeurer là, & je devois m’attendre encore à quelque nouvelle ſcene ; un événement fâcheux eſt toujours ſuivi de quelqu’autre.

A peine fus-je dégagée de la viſite importune de ce Commiſſaire des Priſons Céleſtes, que mes ſens accablés de ſes discours criminels, s’abandonnerent à mille réflexions critiques, que la ſituation fatale où je me trouvois leur permettoit de faire.

J’attendois avec la plus grande impatiance un dénouément de l’entretien que j’avois eu avec ce Courier des dépêches inutiles & infructueuſes, lorſqu’on me fit appeller au Parloir : C’étoit pour me remettre une Lettre anonime, qui venoit, ſi je ne me trompe, de la part de mon Oncle. Voici ce qu’elle contenoit.


La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, Vignette
La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, Vignette




LETTRE


De Monſieur de la V ***
 à Mademoiſelle Théreſe de
 la V *** Penſionnaire au
 Couvent des Religieuses du
 Monaſtere de Sainte Luce.

Mademoiselle,

Ce n’eſt pas un Tyran qui vous écrit ; c’eſt un ami qui vous parle, qui vous aime, & qui fait des vœux ſinceres pour votre félicité,

J’ai appris, avec douleur, que vous oppoſiez au langage pieux du Directeur du Monaſtere où vous êtes, des ſentimens contraires à la ſaine raiſon, & peu conformes à ſes vues, qui ne tendent qu’à la vertu.

En héritant du bien de vos peres, vous vous trouvez à la tête d’une fortune conſidérable. Vous pouvez, il eſt vrai, vous procurer, par vos richeſſes, tous les plaiſirs qui peuvent rendre votre ſituation agréable ; mais indépendamment de cet avantage, une bonne Citoyenne doit des enfans à la Patrie : c’eſt une eſpece de dette, qu’elle contracte avec elle en naiſſant. De l’union ſincere de deux Cœurs, dépend, preſque toujours le bonheur de la vie. Vous êtes dans cet âge heureux, où l’Amour ſe plaît à couronner les Amans. On regrette dans la Vieilleſſe le temps de l’Adoleſcence. Profitez, Mademoiſelle, profitez des beaux jours. Uniſſez votre deſtinée, à celle d’un Époux aimable. Nous vivons dans un pays, où la Religion Catholique eſt la dominante ; que vous en coûte-t-il d’en changer ? Il eſt vrai que le devoir nous impoſe quelquefois des loix qui ſont bien rigoureuſes ; mais, en pareil cas, la politique eſt d’un grand ſecours : vous m’entendez, vous me comprenez ſans doute.

Puiſſent ces courtes réflexions, jettées au courant de la plume, vous déterminer, Mademoiſelle, en faveur du parti le plus juſte & le plus raiſonnable, C’eſt le vœu de mon cœur.

J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond reſpect,


Mademoiselle,

Votre très-humble
 & très-obéiſſant
Serviteur,  
V ***

Pour peu qu’on veuille réfléchir ſur le contenu de cette Lettre, & ſur ce que j’ai dit auparavant, l’on reconnoîtra que mon Oncle & Monſieur le Vicomte, ſont les principaux Acteurs qui figurent le mieux ſur la ſcene. Ils s’étoient arrogé le droit barbare, de diſpoſer non-ſeulement de mon cœur mais encore de ma conſcience ; ils avoient beau mettre en uſage l’art indigne de la feinte & du déguiſement, tout cet ſtratagême, auſſi vain que mal conçu, leur devenoit inutile : que pouvoient-ils ſans mon propre aveu ?

Quelques jours s’écoulerent, ſans qu’on me fît mention de rien. On feignoit même, dans le Couvent, d’ignorer mon hiſtoire, tant la politique eſt en uſage dans ces fortes de Retraites. Mais la douce ſécurité dont je jouiſſois, trouvant dans l’Aumônier de la Maiſon un terrible adverſaire, que pouvois-je me figurer, ſinon qu’il étoit né pour mon ſupplice. L’occaſion voulut qu’il me parla, quelque temps après, de la Lettre anonyme qu’on m’avoit fait parvenir au Couvent, & dont l’Auteur, ſans doute, ne lui étoit pas inconnu.

Je ſaiſis, ſans cependant marquer trop d’empreſſement, le moyen de ſavoir qui pouvoit m’avoir écrit ; mais il me fut impoſſible de rien dévoiler, ſinon, que c’étoit, ſelon lui, une perſonne qui m’eſtimoit au deſſus de ce qu’on ne pouvoit exprimer. Avez-vous fait une réponſe honnête & favorable, ajouta-t-il, après quelque temps de ſilence ? Oui, Monſieur, lui répondis-je, très-honnête & très-favorable, du moins ſelon la perſonne, & vous m’obligerez ſenſiblement, de vouloir bien vous en charger. La voici.


La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, Vignette
La Nouvelle Thérèse, ou la Protestante philosophe, 1774, Vignette



RÉPONSE


À l’Auteur de la Lettre Anonyme.


Ce n’eſt pas un Tyran qui m’écrit ; c’eſt un ami qui me parle, qui m’aime, & qui fait des vœux ſinceres pour mon bonheur… Et depuis quand Monſieur, avez-vous vu des amis prendre la route anonyme ? c’eſt un nouvel axiome que des gens ſenſés ne ſauroient épouſer.

Vous avez appris, dites-vous, que je m’oppoſois aux vues du Directeur du Monaſtere ? Quel droit a-t-il ſur mes actions, & quel droit avez-vous vous-même, qui que vous ſoyez, d’en attendre autre choſe ? S’étoit-on flatté de me faire changer de face comme une girouette ? Je ſuis fâchée qu’on me connoiſſe ſi peu. On devoit reſter plus que convaincu, que le temps fermera le rideau de mon atrabilaire, ſous le même point que le haſard l’a ouvert.

Je ſuis un coloſſe de la fortune, ajoutez-vous ? permettez-moi de vous dire, avec juſte raiſon, que vous n’en ſavez rien puiſque je crois moi-même être pauvre. Sans doute que vous mettez l’or au deſſus des vertus : en ce cas, nous ſommes l’un ou l’autre dans l’erreur, car je ne mets à ce rang que les belles qualités de l’ame. Je crois bien penſer, & je crois que tout être qui raiſonne comme vous, a des ſentimens vils, abjects, & dignes du plus ſouverain mépris.

Vous ajoutez encore, que je puis, par mes richeſſes, me procurer des plaiſirs. Je n’en connois point d’autre, que celui de vivre en général pour tous ; & vous ne connoiſſez que ceux de vivre en particulier pour vous. Il eſt cependant un proverbe qui dit : Qui ne vit que pour ſoi, n’eſt pas digne de vivre.

Penſez y bien, Monſieur, vos diſcours ſuperflus ſortent des bornes de la ſaine politique & de l’honnêteté, lorſque, d’un air audacieux, vous oſez m’inviter, par vos lâches conſeils, à jouer Dieu dans ſa Céleſte Cité ; & les hommes au repaire du Sanctuaire Sabahotique.

C’eſt encore en vain que vous empruntez la voix de la patrie, & que vous prétendez que je lui dois des citoyens : que ne diſiez-vous des victimes !… Non y Monſieur, il ſuffit que je ſois la ſienne ou la votre. Mais ſi le temps, ce pere commun de tous les hommes, ne me permet pas encore de ſecouer le joug d’une loi injuſte & tyrannique, du moins me laiſſera-t-il, en attendant cet heureux inſtant, la liberté de penſer,… & de penſer mieux que vous. Je finis, Monſieur, en vous aſſurant que je ne ſaurois enviſager vos conſeils, que comme ceux d’un monſtre, &c.