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La Papesse Jeanne/Partie 1/Chapitre IV

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 46-53).
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IV

Éducation


Il arrive quelquefois des accidents, dans la vie, dont il faut être un peu fou pour se bien tirer.
Réflexions ou Sentences morales de M. de Larochefoucault
(1748-p. 77.)


Un jour, au palais de la reine Judith, on apprit que l’Empereur Louis revenait en sa cité préférée. Il avait tenté vainement de mettre d’accord ses fidèles, ses enfants, — hors Charles trop jeune pour espérer rien encore, mais pour qui sa mère voulait en secret l’Empire d’Occident, — et les évêques, qui prétendaient désormais fournir tout le personnel de l’administration royale. Les clercs surtout tenaient à le dire et redire au fils de Carloman ; il ne devait le trône qu’à la protection divine, elle-même justifiée par l’autorité ecclésiastique des siens. Son royaume était donc un royaume de religion. Il ne pouvait, de ce chef, être question de le faire régir par d’autres mains que celles des prêtres.

Louis savait bien tout ce qui pouvait être vrai dans de telles affirmations, mais il ignorait moins encore le caractère indocile de ses troupes, leur paganisme secret, leur indifférence aux saints mystères.

Et, sans soldats, les roitelets que son père Carloman avait si bien su dominer reparaîtraient bientôt dans le but de se tailler des principautés à leur gré. Pour leur défense, d’ailleurs, ils enrôleraient aussitôt des troupes issues des légions que gardait déjà difficilement l’Empereur.

Judith pénétrait toutes ces choses et plus encore. Elle avait tout un réseau d’espionnage autour des fils de son mari et de lui-même. Aussi son inquiétude fut-elle grande lorsqu’il fut en route vers Mayence.

D’abord, il fallait éloigner les témoins de ses débauches.

Elle les fit presque tous réunir et on les emmena vers le nord, à la conquête, promettait leur chef, d’une ville pleine d’or et de belles filles. Aucun ne revint jamais.

Mais le chef hellène refusa de partir.

La Reine pensa qu’il voulut dire à l’Empereur, dès son retour, les scènes dont il avait été le protecteur armé. Elle pria un soldat de Bavière, son amant, de tuer l’étranger qui savait trop de choses.

Une nuit, devenu plus méfiant en vieillissant, parce qu’il avait vu tant de ses frères d’armes tomber dans d’étranges traquenards, Macaire devina qu’on le surveillait.

Il pensa naturellement qu’on eût désir de le tuer, comme il est normal que fassent les puissants de ceux qui leur furent utiles, lorsque cette utilisation tire à son terme.

Il couchait dans un coin du palais, en une chambre commandant deux issues. Une fenêtre éclairait son gîte.

Il se dissimula derrière une porte, roula un drap autour de son bras gauche, tira la courte épée bien affûtée dont il portait le nom et qu’il savait employer de taille comme d’estoc, puis attendit en silence. Il n’était pas encore tard et les fenêtres de l’appartement royal restaient éclairées lorsqu’il entendit un pas étouffé dans le couloir d’accès.

Et une forme surgit qui sauta sur le lit puis y enfonça un poignard.

Au même instant, le Grec, d’un coup violent, décollait presque le chef de son ennemi et se glissait dehors.

En route, il trouva un valet d’armes qui le reconnut et s’élança sur lui mais se fit éventrer le temps de dire Amen.

Et, sachant à quelle porte il trouverait un de ses fidèles il s’en alla, tandis qu’impatiente la reine Judith guettait en frissonnant de joie la nouvelle de l’assassinat. Le lendemain Macaire retrouvait Ioanna et la prenait sur ses genoux.

— Tu as l’air las et mécontent ? dit la femme à l’arrivant.

— Oui. Je ne suis plus que l’aventurier que j’étais il y a trente ans. On a voulu me tuer au Palais.

— Tu n’y retournes plus ?

— Certes non. À quoi bon aller au-devant du supplice.

— Tu restes avec moi ?

— Si tu le veux, si je puis et si on ne devine pas où je me suis caché.

— Nul ne le saura, car tu es prudent et tu es toujours venu seul.

— Oui !

Ainsi un homme de la noble famille des Bactriades, qui avaient dominé en Hellade bien des siècles plus tôt, redevint un misérable fuyard après avoir servi dignement deux Empereurs occidentaux.

Et les années coulèrent.

Personne ne soupçonna une présence mâle dans cette demeure isolée qui jouissait encore une étrange renommée maléfique, née on ne savait pourquoi.

Seuls des soldats venaient de temps à autre boire une cruche du liquide fermenté que préparait la femme. Elle vendait aussi son corps. D’ailleurs, la vie était assurée par d’habiles rapines dans les champs durant les nuits sans lune, par la culture de quelques végétaux comestibles, par la chasse et par des trocs habiles pratiqués avec des habitants de demeures aussi isolées et sauvages que celle-là.

Le soldat, de son arc, de son habileté, de sa connaissance des bois, compléta ces ressources médiocres et fit prospérer la maison.

Des chèvres aussi broutaient dans l’enclos, avec des volailles étiques. Cela suffit.

Ioanna eut avec elle, presque tout le long des jours, celui qu’elle nommait son père.

Il l’instruisit.

Elle apprit à écrire et à lire. Il lui enseigna la langue d’Hellade, le latin et le parler des Francs qui est une sorte de latin corrompu. Elle apprit un peu, aussi, du sarrasin et du bulgare.

Il lui conta les fables de son pays où la mer est bleue et le ciel toujours empli de soleil.

Il lui expliqua de beaux mythes et que le corps doit être entretenu dans la santé par des ablutions, des soins et le goût de la forme humaine.

Il parlait des heures durant, heureux de pouvoir transmettre le trésor de sagesse que lui avaient légué les siens. Il racontait les temps heureux du monde, il y avait peut-être huit ou neuf fois cent ans. Alors le ciel, même à Mayence, était bleu et la température clémente. On aimait une chose devenue ignorée désormais et que l’on nommait l’art.

L’art, c’était surtout les beaux vers, les belles idées et les belles statues.

Et l’enfant stupéfaite entendait tout cela comme dans un merveilleux songe. Elle rêvait du jour où il lui serait possible de vivre, comme son père n’avait su, aux bords de cette thalassa hellénique pareille à un bluet qui s’épanouit. Là était le bonheur sur terre. Sans doute même y avait-elle, car elle se croyait fille de Macaire et ignora toujours le secret de sa naissance, des parents qui seraient heureux de la voir. Et le songe fastueux emplissait cette jeune imagination de ses ardeurs inquiètes.

La femme écoutait en silence, experte seulement à rappeler que la vie n’est point, ici du moins, si belle que l’enfant semblait l’imaginer. Il y avait des hommes durs et méchants, des prêtres qui mettaient en prison ceux qui ne respectaient pas leurs dires ou ne suivaient pas les règles d’existence qu’ils affirmaient les seules propres à assurer le bonheur. Il y avait aussi la faim, la cruauté des hommes, et, pour une femme, leur désir. Il y avait des mauvais garçons qui volent et tuent, des bourgeois redoutables auxquels on ne refusait pas le droit de réclamer comme esclave évadé le premier passant venu. Ensuite congrument fouetté était-il mis à la chaîne…

On rencontrait encore bien d’autres maudits, des compagnons féroces qui tuaient pour prendre les chaussures de leur victime et des chefs de troupes qui raflaient les femmes pour choisir une proie et abandonnaient le reste à leurs soldats.

Il n’y avait ni paix ni espoir pour ceux qui ne possédaient point l’or, qui achète tout, ou la puissance qui asservit l’or, et l’Hellène hochait la tête avec souci devant ces rappels trop justes à la réalité.

Il était vrai qu’une jeune fille pauvre ne pouvait rien espérer ici-bas. Peut-être pourrait-elle entrer dans un monastère comme on commençait à en créer. Était-ce donc le but d’une vie que le vœu de chasteté et de misère ?

Car alors, adieu le voyage aux rives de la mer Orientale. Et pendant que Ioanna écoutait ces deux sagesses, le monde continuait de tourner et la vie de se détruire en se renouvelant sans répit.

Les Normands, tout catéchisés qu’ils étaient, envahirent la terre des Angles, cette grande île où Macaire avait combattu, et dont parfois il évoquait les brouillards malsains et les habitants coupeurs de têtes.

En Orient, le fils bien aimé du sultan Haroun al Raschid, le juste, allait mourir à son tour.

Il ne restait plus rien de cette triple force souveraine, qui, quarante ans plus tôt, semblait avoir partagé le monde. Irène, les yeux crevés, était morte dans un couvent de Thessalie. Carloman avait disparu, puis Haroun. Et les héritiers eux-mêmes se disputaient les bribes des empires naguère omnipotents. En Occident, ses fils venaient de dégrader Louis, Empereur, puis le rétablissaient malgré eux. À Bagdad, Al Mamoun s’effaçait à son tour. La reine Judith poussait silencieusement Charles vers la couronne.

Ioanna apprenait ainsi l’histoire de son époque sans sortir de sa demeure. Elle avait seize ans et son âme ardente construisait déjà de somptueux avenirs.

Elle rêvait parfois, couchée sur l’herbe, le cœur gonflé d’espoirs et de désirs.

Et les seuls noms des villes étranges, où les hommes s’amassent et vivent dans une sorte de férocité joyeuse lui étaient un délice. Elle disait Constantinople, Byzance, Paris, Rome, Athènes et rêvait du moment où il lui serait permis de les voir, de les aimer…

Elle se souvenait de la prédiction de la devineresse, une vieille aux yeux perçants et ironiques :

Tu seras plus puissante qu’un roi.

Et elle riait.