Aller au contenu

La Papesse Jeanne/Partie 2/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Éditions de l’Épi (p. 63-72).
◄  Solitude
Le désir  ►



DEUXIÈME PARTIE

L’AMOUR


Non, d’un cloître isolé la molle solitude
Ne fixe point des cœurs la vive inquiétude.
Gentil-Bernard. — L’Art d’aimer
(Chant V-1759.)



I

Fulda


Te vidit insous cerberus aurea
Cornu decorum, leniter atterens
Caudam, et recedentes triengui
Ore pedes tétigitque crura
Horace. — Carm. (II-19.)


La porte sur laquelle frappait Ioanna s’ouvrit brusquement.

Derrière, un homme apparut, massif et glabre. Il portait une sorte de robe couleur de terre, avec une capuche, et, autour de la taille, une corde.

Sur sa poitrine pendait une croix.

La jeune fille dit, parlant en homme :

— Je suis las, égaré et poursuivi, voulez-vous me recevoir cette nuit et me donner à manger.

L’homme répondit.

— Entre ! Le Seigneur soit avec toi ! Tu es bien jeune pour courir la forêt. Serais-tu venu ici sans guide ?

— Oui, certes répondit Ioanna.

— Alors Dieu t’indique lui-même ta route. Il a voulu que tu viennes chercher la paix et le Paradis. Suis-moi !

La jeune fille attendit qu’il eut fermé la porte, mais il la regarda avec soin :

— Laisse ici tes armes. On ne doit point, dans cette maison consacrée à Dieu, posséder des outils à tuer.

Elle jeta tout ce qu’elle portait d’apparent, mais, cauteleuse, et songeant à la méfiance universelle que le Grec lui avait enseignée, elle garda un coutelas caché sous sa tunique de cuir. Elle traversa alors des champs cultivés avec soin. Sur des sillons, quelques hommes vêtus comme son guide peinaient sans regarder autour d’eux.

Bientôt elle fut devant une maison immense aux fenêtres innombrables.

— Viens ici et attends-moi ! Je vais avertir le frère abbé.

L’homme s’éloigna, et Ioanna comprit qu’elle se trouvait dans la fameuse abbaye de Fulda, dont, sans qu’elle le pût deviner, la puissance seule, étendue jusqu’à Mayence, avait protégé les siens depuis des années.

Car les troupes de l’Empereur ne se faisaient point de scrupule de piller et d’incendier, partout ailleurs, les maisons trop isolées pour qu’on se souciât d’elles.

On vint la chercher enfin et elle fut introduite dans une salle haute, autour de laquelle des rouleaux sur des étagères, des parchemins, des pancartes portant des inscriptions latines et des croix peintes ou sculptées étaient exposés.

Il y avait là quatre hommes écrivant sur une table, et, dans un siège à haut dossier, un homme déjà vieux, à barbe blanche, qui feuilletait machinalement des écrits au bas desquels pendaient des sceaux au bout de rubans rouges.

— Prosterne-toi ! murmura le guide à Ioanna, c’est le Reverendissime Abbé Raban Maur.

La jeune fille se mit à genoux.

L’abbé lui dit sans la regarder :

— Tu postules d’entrer dans cette maison consacrée au Seigneur ?

— Oui répondit dans un souffle la jeune fille, que le cérémonial, l’espèce de sérénité répandue partout, et la quiétude de ce vieillard émouvaient profondément.

— Es-tu instruit des Saintes Vérités ?

Elle hésita à répondre.

— Sais-tu prier ?

Elle se tut encore.

Il étendit la main sur elle.

— Réponds-moi.

Et il prononça des paroles latines car il avait parlé jusque-là en germanique. Elle comprit ce qu’il disait et répliqua en latin à son tour :

— Merci de m’accueillir.

— Tu parles latin ? fit avec curiosité l’abbé.

Elle fit oui de la tête.

— Tu n’es donc pas un de ces soldats déprédateurs et féroces, qui trop souvent ravagent tous les lieux où ils passent.

— Je ne le suis plus.

— Que sais-tu, outre le latin ?

Elle répondit en grec :

— On m’a appris aussi ceci.

Le digne Raban Maur eut un sourire.

— Tu sauras, je crois, prier le Seigneur de telle façon qu’il t’exaucera. Sais-tu aussi lire et écrire ?

— Je le sais.

— Dieu nous donne une marque nouvelle de son infinie bonté. Mais t’apprit-on à prier ?

Elle comprit bien que mentir lui serait ici utile et fit oui de la tête.

— Alors, le frère Jean — que Dieu garde — t’enseignera les règles de ce monastère où je ne doute pas que tu fasses ton salut et aides à réaliser le salut de tous. Va !

Et son guide l’emmena en silence, avec un intérêt passionné.

— Comment se fait-il que tu saches tant de choses ? demanda-t-il.

— On me les enseigna.

— Qui donc ?

— Mon père.

— Que faisait-il ?

— Il était soldat au Palais impérial.

Le moine fit un geste émerveillé.

— Jusqu’ici, dans tout le pays à dix jours de marche, il n’y a pas eu sans doute dix personnes, en dehors de Fulda, qui sachent écrire. Dans le Palais de Mayence, ils sont six.

— Tu sais, toi ? demanda Ioanna.

— Je sais lire, mais non écrire. Je suis simple portier. Mais il y a des frères très savants.

La jeune fille fut présentée à un moine nanti d’une grande autorité sous celle de l’abbé. C’était le prieur. Il la regarda en silence et fit en latin :

— Seigneur, si cette venue t’est agréable, qu’il en soit selon ta volonté. Mais avec une si jolie figure, fasse en sorte que le désordre de la passion charnelle ne s’introduise point dans ta maison !

Et il fit un signe de croix, puis regarda ailleurs.

Ioanna lui parla doucement.

— Je suis ton fidèle serviteur.

— Tu es celui de Dieu.

Le guide affirma au moine peu accueillant :

— Il ne sait rien en somme que du latin et du grec. Nous le confierons au frère Wolf qui lui enseignera le nécessaire.

— Comment se fait-il, demanda alors le prieur soupçonneux, que tu parles des langues révélées sans être instruite envers Dieu ?

— Je ne sais. Mon père qui m’instruisit était ignorant comme moi !

— D’où était-il ?

— De la Hellade.

— Encore un de ces aventuriers païens, qui, avec les juifs, retardent nos efforts de conversion du monde, grommela l’autre qui tourna le dos.

Et Ioanna fut menée au frère Wolf qui devait l’initier aux arcanes de la religion du Christ.

Le frère Wolf était un tout jeune homme, émacié et triste, qui déchiffrait, lorsque la jeune fille lui fut amenée, un vieux parchemin aux caractères embrouillés et dont les abréviations le désolaient visiblement.

— Voici, dit le guide, un jeune homme qui désire porter comme nous la robe dévouée à Dieu. Il ignore les mystères et les règles de la religion. Le Révérendissime abbé m’a dit de te le conduire.

L’autre eut un geste agacé :

— Je suis justement en passe de comprendre un texte que personne n’a su expliquer, et on me dérange pour si peu. Ne pourrait-on mener ce néophyte au frère Agrus.

— L’abbé l’a dit ainsi.

— Soit !

Et à Ioanna.

— À genoux !

Elle s’agenouilla en silence. Elle éprouvait en vérité un sentiment inconnu et nouveau, un désir d’être humiliée et de prier qui la bouleversait tout à fait.

— Prie ! fit durement le frère Wolf.

Et il récita les paroles sacrées, qu’elle répétait exactement.

Il remarqua :

Tu as l’accent de ceux qui ont appris en Orient.

— Je ne sais, fit-elle humblement.

— Ta langue siffle comme si tu parlais le grec.

— Je le parle.

— Vraiment, fit-il avec un sourire heureux. Alors saurais-tu me dire comment tu interprètes ceci :

Et prenant le manuscrit il lut une phrase.

Ioanna répondit :

— Je comprends que cela veut dire : Éros triomphera toujours et même ceux qui le haïssent subiront son aiguillon.

Le frère Wolf regarda la jeune fille avec stupeur.

— Tu sais ce que c’est qu’Éros ?

— Oui !

Il fit un signe de croix.

En même temps son regard soupesait la jeune fille toujours agenouillée.

Il pensait :

« Serait-ce là une incarnation du Maudit ? »

En même temps il priait sombrement :

« Seigneur, fasse que si ce nouveau frère n’est pas inspiré par toi, il disparaisse avant de répandre son venin à Fulda. Il est trop beau, il est trop savant, il est même trop humble et je sens je ne sais quoi de maléficié dans son regard… »