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La Pensée et le mouvant/Introduction (première partie)

La bibliothèque libre.
Presses Universitaires de France (p. 1-23).


I

INTRODUCTION (PREMIÈRE PARTIE)

Croissance de la vérité. Mouvement rétrograde du vrai.
De la précision en philosophie. — Les systèmes. — Pourquoi ils ont négligé la question du Temps. — Ce que devient la connaissance quand on y réintègre les considérations de durée. — Effets rétroactifs du jugement vrai. — Mirage du présent dans le passé. — De l’histoire et des explications historiques. — Logique de rétrospection.


Ce qui a le plus manqué à la philosophie, c’est la précision. Les systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez tel d’entre eux, convenablement choisi : vous verrez qu’il s’appliquerait aussi bien à un monde où il n’y aurait pas de plantes ni d’animaux, rien que des hommes ; où les hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient, ne rêveraient ni ne divagueraient ; où ils naîtraient décrépits pour finir nourrissons ; où l’énergie remonterait la pente de la dégradation ; où tout irait à rebours et se tiendrait à l’envers. C’est qu’un vrai système est un ensemble de conceptions si abstraites, et par conséquent si vastes, qu’on y ferait tenir tout le possible, et même de l’impossible, à côté du réel. L’explication que nous devons juger satisfaisante est celle qui adhère à son objet : point de vide entre eux, pas d’interstice où une autre explication puisse aussi bien se loger ; elle ne convient qu’à lui, il ne se prête qu’à elle. Telle peut être l’explication scientifique. Elle comporte la précision absolue et une évidence complète ou croissante. En dirait-on autant des théories philosophiques ?

Une doctrine nous avait paru jadis faire exception, et c’est probablement pourquoi nous nous étions attaché à elle dans notre première jeunesse. La philosophie de Spencer visait à prendre l’empreinte des choses et à se modeler sur le détail des faits. Sans doute elle cherchait encore son point d’appui dans des généralités vagues. Nous sentions bien la faiblesse des Premiers Principes. Mais cette faiblesse nous paraissait tenir à ce que l’auteur, insuffisamment préparé, n’avait pu approfondir les « idées dernières » de la mécanique. Nous aurions voulu reprendre cette partie de son œuvre, la compléter et la consolider. Nous nous y essayâmes dans la mesure de nos forces. C’est ainsi que nous fûmes conduit devant l’idée de Temps. Là, une surprise nous attendait.

Nous fûmes très frappé en effet de voir comment le temps réel, qui joue le premier rôle dans toute philosophie de l’évolution, échappe aux mathématiques. Son essence étant de passer, aucune de ses parties n’est encore là quand une autre se présente. La superposition de partie à partie en vue de la mesure est donc impossible, inimaginable, inconcevable. Sans doute il entre dans toute mesure un élément de convention, et il est rare que deux grandeurs, dites égales, soient directement superposables entre elles. Encore faut-il que la superposition soit possible pour un de leurs aspects ou de leurs effets qui conserve quelque chose d’elles : cet effet, cet aspect sont alors ce qu’on mesure. Mais, dans le cas du temps, l’idée de superposition impliquerait absurdité, car tout effet de la durée qui sera superposable à lui-même, et par conséquent mesurable, aura pour essence de ne pas durer. Nous savions bien, depuis nos années de collège, que la durée se mesure par la trajectoire d’un mobile et que le temps mathématique est une ligne ; mais nous n’avions pas encore remarqué que cette opération tranche radicalement sur toutes les autres opérations de mesure, car elle ne s’accomplit pas sur un aspect ou sur un effet représentatif de ce qu’on veut mesurer, mais sur quelque chose qui l’exclut. La ligne qu’on mesure est immobile, le temps est mobilité. La ligne est du tout fait, le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Jamais la mesure du temps ne porte sur la durée en tant que durée ; on compte seulement un certain nombre d’extrémités d’intervalles ou de moments, c’est-à-dire, en somme, des arrêts virtuels du temps. Poser qu’un événement se produira au bout d’un temps t, c’est simplement exprimer qu’on aura compté, d’ici là, un nombre t de simultanéités d’un certain genre. Entre les simultanéités se passera tout ce qu’on voudra. Le temps pourrait s’accélérer énormément, et même infiniment : rien ne serait changé pour le mathématicien, pour le physicien, pour l’astronome. Profonde serait pourtant la différence au regard de la conscience (je veux dire, naturellement, d’une conscience qui ne serait pas solidaire des mouvements intra-cérébraux) ; ce ne serait plus pour elle, du jour au lendemain, d’une heure à l’heure suivante, la même fatigue d’attendre. De cette attente déterminée, et de sa cause extérieure, la science ne peut tenir compte : même quand elle porte sur le temps qui se déroule ou qui se déroulera, elle le traite comme s’il était déroulé. C’est d’ailleurs fort naturel. Son rôle est de prévoir. Elle extrait et retient du monde matériel ce qui est susceptible de se répéter et de se calculer, par conséquent ce qui ne dure pas. Elle ne fait ainsi qu’appuyer dans la direction du sens commun, lequel est un commencement de science : couramment, quand nous parlons du temps, nous pensons à la mesure de la durée, et non pas à la durée même. Mais cette durée, que la science élimine, qu’il est difficile de concevoir et d’exprimer, on la sent et on la vit. Si nous cherchions ce qu’elle est ? Comment apparaîtrait-elle à une conscience qui ne voudrait que la voir sans la mesurer, qui la saisirait alors sans l’arrêter, qui se prendrait enfin elle-même pour objet, et qui, spectatrice et actrice, spontanée et réfléchie, rapprocherait jusqu’à les faire coïncider ensemble l’attention qui se fixe et le temps qui fuit ?

Telle était la question. Nous pénétrions avec elle dans le domaine de la vie intérieure, dont nous nous étions jusque-là désintéressé. Bien vite nous reconnûmes l’insuffisance de la conception associationiste de l’esprit. Cette conception, commune alors à la plupart des psychologues et des philosophes, était l’effet d’une recomposition artificielle de la vie consciente. Que donnerait la vision directe, immédiate, sans préjugés interposés ? Une longue série de réflexions et d’analyses nous fit écarter ces préjugés un à un, abandonner beaucoup d’idées que nous avions acceptées sans critique ; finalement, nous crûmes retrouver la durée intérieure toute pure, continuité qui n’est ni unité ni multiplicité, et qui ne rentre dans aucun de nos cadres. Que la science positive se fût désintéressée de cette durée, rien de plus naturel, pensions-nous : sa fonction est précisément peut-être de nous composer un monde où nous puissions, pour la commodité de l’action, escamoter les effets du temps. Mais comment la philosophie de Spencer, doctrine d’évolution, faite pour suivre le réel dans sa mobilité, son progrès, sa maturation intérieure, avait-elle pu fermer les yeux à ce qui est le changement même ?

Cette question devait nous amener plus tard à reprendre le problème de l’évolution de la vie en tenant compte du temps réel ; nous trouverions alors que l’« évolutionnisme » spencérien était à peu près complètement à refaire. Pour le moment, c’était la vision de la durée qui nous absorbait. Passant en revue les systèmes, nous constations que les philosophes ne s’étaient guère occupés d’elle. Tout le long de l’histoire de la philosophie, temps et espace sont mis au même rang et traités comme choses du même genre. On étudie alors l’espace, on en détermine la nature et la fonction, puis on transporte au temps les conclusions obtenues. La théorie de l’espace et celle du temps se font ainsi pendant. Pour passer de l’une à l’autre, il a suffi de changer un mot : on a remplacé « juxtaposition » par « succession ». De la durée réelle on s’est détourné systématiquement. Pourquoi ? La science a ses raisons de le faire ; mais la métaphysique, qui a précédé la science, opérait déjà de cette manière et n’avait pas les mêmes raisons. En examinant les doctrines, il nous sembla que le langage avait joué ici un grand rôle. La durée s’exprime toujours en étendue. Les termes qui désignent le temps sont empruntés à la langue de l’espace. Quand nous évoquons le temps, c’est l’espace qui répond à l’appel. La métaphysique a dû se conformer aux habitudes du langage, lesquelles se règlent elles-mêmes sur celles du sens commun.

Mais si la science et le sens commun sont ici d’accord, si l’intelligence, spontanée ou réfléchie, écarte le temps réel, ne serait-ce pas que la destination de notre entendement l’exige ? C’est bien ce que nous crûmes apercevoir en étudiant la structure de l’entendement humain. Il nous apparut qu’une de ses fonctions était justement de masquer la durée, soit dans le mouvement soit dans le changement.

S’agit-il du mouvement ? L’intelligence n’en retient qu’une série de positions : un point d’abord atteint, puis un autre, puis un autre encore. Objecte-t-on à l’entendement qu’entre ces points se passe quelque chose ? Vite il intercale des positions nouvelles, et ainsi de suite indéfiniment. De la transition il détourne son regard. Si nous insistons, il s’arrange pour que la mobilité, repoussée dans des intervalles de plus en plus étroits à mesure qu’augmente le nombre des positions considérées, recule, s’éloigne, disparaisse dans l’infiniment petit. Rien de plus naturel, si l’intelligence est destinée surtout à préparer et à éclairer notre action sur les choses. Notre action ne s’exerce commodément que sur des points fixes ; c’est donc la fixité que notre intelligence recherche ; elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe. Même si elle note le moment du passage, même si elle paraît s’intéresser alors à la durée, elle se borne, par là, à constater la simultanéité de deux arrêts virtuels : arrêt du mobile qu’elle considère et arrêt d’un autre mobile dont la course est censée être celle du temps. Mais c’est toujours à des immobilités, réelles ou possibles, qu’elle veut avoir affaire. Enjambons cette représentation intellectuelle du mouvement, qui le dessine comme une série de positions. Allons droit à lui, regardons-le sans concept interposé : nous le trouvons simple et tout d’une pièce. Avançons alors davantage ; obtenons qu’il coïncide avec un de ces mouvements incontestablement réels, absolus, que nous produisons nous-mêmes. Cette fois nous tenons la mobilité dans son essence, et nous sentons qu’elle se confond avec un effort dont la durée est une continuité indivisible. Mais comme un certain espace aura été franchi, notre intelligence, qui cherche partout la fixité, suppose après coup que le mouvement s’est appliqué sur cet espace (comme s’il pouvait coïncider lui mouvement, avec de l’immobilité !) et que le mobile est, tour à tour, en chacun des points de la ligne qu’il parcourt. Tout au plus peut-on dire qu’il y aurait été s’il s’était arrêté plus tôt, si nous avions fait, en vue d’un mouvement plus court, un effort tout différent. De là à ne voir dans le mouvement qu’une série de positions, il n’y a qu’un pas ; la durée du mouvement se décomposera alors en « moments » correspondant à chacune des positions. Mais les moments du temps et les positions du mobile ne sont que des instantanés pris par notre entendement sur la continuité du mouvement et de la durée. Avec ces vues juxtaposées on a un succédané pratique du temps et du mouvement qui se plie aux exigences du langage en attendant qu’il se prête à celles du calcul ; mais on n’a qu’une recomposition artificielle. Le temps et le mouvement sont autre chose[1].

Nous en dirons autant du changement. L’entendement le décompose en états successifs et distincts, censés invariables. Considère-t-on de plus près chacun de ces états, s’aperçoit-on qu’il varie, demande-t-on comment il pourrait durer s’il ne changeait pas ? Vite l’entendement le remplace par une série d’états plus courts, qui se décomposeront à leur tour s’il le faut, et ainsi de suite indéfiniment. Comment pourtant ne pas voir que l’essence de la durée est de couler, et que du stable accolé à du stable ne fera jamais rien qui dure ? Ce qui est réel, ce ne sont pas les « états », simples instantanés pris par nous, encore une fois, le long du changement ; c’est au contraire le flux, c’est la continuité de transition, c’est le changement lui-même. Ce changement est indivisible, il est même substantiel. Si notre intelligence s’obstine à le juger inconsistant, à lui adjoindre je ne sais quel support, c’est qu’elle l’a remplacé par une série d’états juxtaposés ; mais cette multiplicité est artificielle, artificielle aussi l’unité qu’on y rétablit. Il n’y a ici qu’une poussée ininterrompue de changement — d’un changement toujours adhérent à lui-même dans une durée qui s’allonge sans fin.


Ces réflexions faisaient naître dans notre esprit beaucoup de doutes, en même temps que de grandes espérances. Nous nous disions que les problèmes métaphysiques avaient peut-être été mal posés, mais que, précisément pour cette raison, il n’y avait plus lieu de les croire « éternels », c’est-à-dire insolubles. La métaphysique date du jour où Zénon d’Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement, tels que se les représente notre intelligence. À surmonter, à tourner par un travail intellectuel de plus en plus subtil ces difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement s’employa le principal effort des philosophes anciens et modernes. C’est ainsi que la métaphysique fut conduite à chercher la réalité des choses au-dessus du temps, par-delà ce qui se meut et ce qui change, en dehors, par conséquent, de ce que nos sens et notre conscience perçoivent. Dès lors elle ne pouvait plus être qu’un arrangement plus ou moins artificiel de concepts, une construction hypothétique. Elle prétendait dépasser l’expérience ; elle ne faisait en réalité que substituer à l’expérience mouvante et pleine, susceptible d’un approfondissement croissant, grosse par là de révélations, un extrait fixé, desséché, vidé, un système d’idées générales abstraites, tirées de cette même expérience ou plutôt de ses couches les plus superficielles. Autant vaudrait disserter sur l’enveloppe d’où se dégagera le papillon, et prétendre que le papillon volant, changeant, vivant, trouve sa raison d’être et son achèvement dans l’immutabilité de la pellicule. Détachons, au contraire, l’enveloppe. Réveillons la chrysalide. Restituons au mouvement sa mobilité, au changement sa fluidité, au temps sa durée. Qui sait si les « grands problèmes » insolubles ne resteront pas sur la pellicule ? Ils ne concernaient ni le mouvement ni le changement ni le temps, mais seulement l’enveloppe conceptuelle que nous prenions faussement pour eux ou pour leur équivalent. La métaphysique deviendra alors l’expérience même. La durée se révélera telle qu’elle est, création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveauté.

Car c’est là ce que notre représentation habituelle du mouvement et du changement nous empêche de voir. Si le mouvement est une série de positions et le changement une série d’états, le temps est fait de parties distinctes et juxtaposées. Sans doute nous disons encore qu’elles se succèdent, mais cette succession est alors semblable à celle des images d’un film cinématographique : le film pourrait se dérouler dix fois, cent fois, mille fois plus vite sans que rien fût modifié à ce qu’il déroule ; s’il allait infiniment vite, si le déroulement (cette fois hors de l’appareil) devenait instantané, ce seraient encore les mêmes images. La succession ainsi entendue n’y ajoute donc rien ; elle en retranche plutôt quelque chose ; elle marque un déficit ; elle traduit une infirmité de notre perception, condamnée à détailler le film image par image au lieu de le saisir globalement. Bref, le temps ainsi envisagé n’est qu’un espace idéal où l’on suppose alignés tous les événements passés, présents et futurs, avec, en outre, un empêchement pour eux de nous apparaître en bloc : le déroulement en durée serait cet inachèvement même, l’addition d’une quantité négative. Telle est, consciemment ou inconsciemment, la pensée de la plupart des philosophes, en conformité d’ailleurs avec les exigences de l’entendement, avec les nécessités du langage, avec le symbolisme de la science. Aucun d’eux n’a cherché au temps des attributs positifs. Ils traitent la succession comme une coexistence manquée, et la durée comme une privation d’éternité. De là vient qu’ils n’arrivent pas, quoi qu’ils fassent, à se représenter la nouveauté radicale et l’imprévisibilité. Je ne parle pas seulement des philosophes qui croient à un enchaînement si rigoureux des phénomènes et des événements que les effets doivent se déduire des causes : ceux-là s’imaginent que l’avenir est donné dans le présent, qu’il y est théoriquement visible, qu’il n’y ajoutera, par conséquent, rien de nouveau. Mais ceux mêmes, en très petit nombre, qui ont cru au libre arbitre, l’ont réduit à un simple « choix » entre deux ou plusieurs partis, comme si ces partis étaient des « possibles » dessinés d’avance et comme si la volonté se bornait à « réaliser » l’un d’eux. Ils admettent donc encore, même s’ils ne s’en rendent pas compte, que tout est donné. D’une action qui serait entièrement neuve (au moins par le dedans) et qui ne préexisterait en aucune manière, pas même sous forme de pur possible, à sa réalisation, ils semblent ne se faire aucune idée. Telle est pourtant l’action libre. Mais pour l’apercevoir ainsi, comme d’ailleurs pour se figurer n’importe quelle création, nouveauté ou imprévisibilité, il faut se replacer dans la durée pure.

Essayez, en effet, de vous représenter aujourd’hui l’action que vous accomplirez demain, même si vous savez ce que vous allez faire. Votre imagination évoque peut-être le mouvement à exécuter ; mais de ce que vous penserez et éprouverez en l’exécutant vous ne pouvez rien savoir aujourd’hui, parce que votre état d’âme comprendra demain toute la vie que vous aurez vécue jusque-là avec, en outre, ce qu’y ajoutera ce moment particulier. Pour remplir cet état, par avance, du contenu qu’il doit avoir, il vous faudrait tout juste le temps qui sépare aujourd’hui de demain, car vous ne sauriez diminuer d’un seul instant la vie psychologique sans en modifier le contenu. Pouvez-vous, sans la dénaturer, raccourcir la durée d’une mélodie ? La vie intérieure est cette mélodie même. Donc, à supposer que vous sachiez ce que vous ferez demain, vous ne prévoyez de votre action que sa configuration extérieure ; tout effort pour en imaginer d’avance l’intérieur occupera une durée qui, d’allongement en allongement, vous conduira jusqu’au moment où l’acte s’accomplit et où il ne peut plus être question de le prévoir. Que sera-ce, si l’action est véritablement libre, c’est-à-dire créée tout entière, dans son dessin extérieur aussi bien que dans sa coloration interne, au moment où elle s’accomplit ?

Radicale est donc la différence entre une évolution dont les phases continues s’entrepénètrent par une espèce de croissance intérieure, et un déroulement dont les parties distinctes se juxtaposent. L’éventail qu’on déploie pourrait s’ouvrir de plus en plus vite, et même instantanément ; il étalerait toujours la même broderie, préfigurée sur la soie. Mais une évolution réelle, pour peu qu’on l’accélère ou qu’on la ralentisse, se modifie du tout au tout, intérieurement. Son accélération ou son ralentissement est justement cette modification interne. Son contenu ne fait qu’un avec sa durée.

Il est vrai qu’à côté des consciences qui vivent cette durée irrétrécissable et inextensible, il y a des systèmes matériels sur lesquels le temps ne fait que glisser. Des phénomènes qui s’y succèdent on peut réellement dire qu’ils sont le déroulement d’un éventail, ou mieux d’un film cinématographique. Calculables par avance, ils préexistaient, sous forme de possibles, à leur réalisation. Tels sont les systèmes qu’étudient l’astronomie, la physique et la chimie. L’univers matériel, dans son ensemble, forme-t-il un système de ce genre ? Quand notre science le suppose, elle entend simplement par là qu’elle laissera de côté, dans l’univers, tout ce qui n’est pas calculable. Mais le philosophe, qui ne veut rien laisser de côté, est bien obligé de constater que les états de notre monde matériel sont contemporains de l’histoire de notre conscience. Comme celle-ci dure, il faut que ceux-là se relient de quelque façon à la durée réelle. En théorie, le film sur lequel sont dessinés les états successifs d’un système entièrement calculable pourrait se dérouler avec n’importe quelle vitesse sans que rien y fût changé. En fait, cette vitesse est déterminée, puisque le déroulement du film correspond à une certaine durée de notre vie intérieure, — à celle-là et non pas à un autre. Le film qui se déroule est donc vraisemblablement attaché à de la conscience qui dure, et qui en règle le mouvement. Quand on veut préparer un verre d’eau sucrée, avons-nous dit, force est bien d’attendre que le sucre fonde. Cette nécessité d’attendre est le fait significatif. Elle exprime que, si l’on peut découper dans l’univers des systèmes pour lesquels le temps n’est qu’une abstraction, une relation, un nombre, l’univers lui-même est autre chose. Si nous pouvions l’embrasser dans son ensemble, inorganique mais entretissu d’êtres organisés, nous le verrions prendre sans cesse des formes aussi neuves, aussi originales, aussi imprévisibles que nos états de conscience.

Mais nous avons tant de peine à distinguer entre la succession dans la durée vraie et la juxtaposition dans le temps spatial, entre une évolution et un déroulement, entre la nouveauté radicale et un réarrangement du préexistant, enfin entre la création et le simple choix, qu’on ne saurait éclairer cette distinction par trop de côtés à la fois. Disons donc que dans la durée, envisagée comme une évolution créatrice, il y a création perpétuelle de possibilité et non pas seulement de réalité. Beaucoup répugneront à l’admettre, parce qu’ils jugeront toujours qu’un événement ne se serait pas accompli s’il n’avait pas pu s’accomplir : de sorte qu’avant d’être réel, il faut qu’il ait été possible. Mais regardez-y de près : vous verrez que « possibilité » signifie deux choses toutes différentes et que, la plupart du temps, on oscille de l’une à l’autre, jouant involontairement sur le sens du mot. Quand un musicien compose une symphonie, son œuvre était-elle possible avant d’être réelle ? Oui, si l’on entend par là qu’il n’y avait pas d’obstacle insurmontable à sa réalisation. Mais de ce sens tout négatif du mot on passe, sans y prendre garde, à un sens positif : on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d’avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu’elle préexistait ainsi, sous forme d’idée, à sa réalisation ; — conception absurde dans le cas d’une œuvre d’art, car dès que le musicien a l’idée précise et complète de la symphonie qu’il fera, sa symphonie est faite. Ni dans la pensée de l’artiste, ni, à plus forte raison, dans aucune autre pensée comparable à la nôtre, fût-elle impersonnelle, fût-elle même simplement virtuelle, la symphonie ne résidait en qualité de possible avant d’être réelle. Mais n’en peut-on pas dire autant d’un état quelconque de l’univers pris avec tous les êtres conscients et vivants ? N’est-il pas plus riche de nouveauté, d’imprévisibilité radicale, que la symphonie du plus grand maître ?

Toujours pourtant la conviction persiste que, même s’il n’a pas été conçu avant de se produire, il aurait pu l’être, et qu’en ce sens il figure de toute éternité, à l’état de possible, dans quelque intelligence réelle ou virtuelle. En approfondissant cette illusion, on verrait qu’elle tient à l’essence même de notre entendement. Les choses et les événements se produisent à des moments déterminés ; le jugement qui constate l’apparition de la chose ou de l’événement ne peut venir qu’après eux ; il a donc sa date. Mais cette date s’efface aussitôt, en vertu du principe, ancré dans notre intelligence, que toute vérité est éternelle. Si le jugement est vrai à présent, il doit, nous semble-t-il, l’avoir été toujours. Il avait beau n’être pas encore formulé : il se posait lui-même en droit, avant d’être posé en fait. À toute affirmation vraie nous attribuons ainsi un effet rétroactif ; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde. Comme si un jugement avait pu préexister aux termes qui le composent ! Comme si ces termes ne dataient pas de l’apparition des objets qu’ils représentent ! Comme si la chose et l’idée de la chose, sa réalité et sa possibilité, n’étaient pas créées du même coup lorsqu’il s’agit d’une forme véritablement neuve, inventée par l’art ou la nature !

Les conséquences de cette illusion sont innombrables[2]. Notre appréciation des hommes et des événements est tout entière imprégnée de la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu’exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s’accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. De là une erreur qui vicie notre conception du passé ; de là notre prétention d’anticiper en toute occasion l’avenir. Nous nous demandons, par exemple, ce que seront l’art, la littérature, la civilisation de demain ; nous nous figurons en gros la courbe d’évolution des sociétés ; nous allons jusqu’à prédire le détail des événements. Certes, nous pourrons toujours rattacher la réalité, une fois accomplie, aux événements qui l’ont précédée et aux circonstances où elle s’est produite ; mais une réalité toute différente (non pas quelconque, il est vrai) se fût aussi bien rattachée aux mêmes circonstances et aux mêmes événements, pris par un autre côté. Dira-t-on alors qu’en envisageant tous les côtés du présent pour le prolonger dans toutes les directions, on obtiendrait, dès maintenant, tous les possibles entre lesquels l’avenir, à supposer qu’il choisisse, choisira ? Mais d’abord ces prolongements mêmes pourront être des additions de qualités nouvelles, créées de toutes pièces, absolument imprévisibles ; et ensuite un « côté » du présent n’existe comme « côté » que lorsque notre attention l’a isolé, pratiquant ainsi une découpure d’une certaine forme dans l’ensemble des circonstances actuelles : comment alors « tous les côtés » du présent existeraient-ils avant qu’aient été créées, par les événements ultérieurs, les formes originales des découpures que l’attention peut y pratiquer ? Ces côtés n’appartiennent donc que rétrospectivement au présent d’autrefois, c’est-à-dire au passé ; et ils n’avaient pas plus de réalité dans ce présent, quand il était encore présent, que n’en ont, dans notre présent actuel, les symphonies des musiciens futurs. Pour prendre un exemple simple, rien ne nous empêche aujourd’hui de rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu’il y avait déjà de romantique chez les classiques. Mais l’aspect romantique du classicisme ne s’est dégagé que par l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S’il n’y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n’aurait jamais aperçu, mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d’un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n’existait pas plus dans la littérature classique avant l’apparition du romantisme que n’existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu’un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l’artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents.

C’est dire qu’il faut un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous notions justement, dans la réalité présente, ce qui aura le plus d’intérêt pour l’historien à venir. Quand cet historien considérera notre présent à nous, il y cherchera surtout l’explication de son présent à lui, et plus particulièrement de ce que son présent contiendra de nouveauté. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd’hui, si ce doit être une création. Comment donc nous réglerions-nous aujourd’hui sur elle pour choisir parmi les faits ceux qu’il faut enregistrer, ou plutôt pour fabriquer des faits en découpant selon cette indication la réalité présente ? Le fait capital des temps modernes est l’avènement de la démocratie. Que dans le passé, tel qu’il fut décrit par les contemporains, nous en trouvions des signes avant-coureurs, c’est incontestable ; mais les indications peut-être les plus intéressantes n’auraient été notées par eux que s’ils avaient su que l’humanité marchait dans cette direction ; or cette direction de trajet n’était pas plus marquée alors qu’une autre, ou plutôt elle n’existait pas encore, ayant été créée par le trajet lui-même, je veux dire par le mouvement en avant des hommes qui ont progressivement conçu et réalisé la démocratie. Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n’étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n’étaient pas encore des signes. Allons plus loin. Nous disions que les faits les plus importants à cet égard ont pu être négligés par les contemporains. Mais la vérité est que la plupart de ces faits n’existaient pas encore à cette époque comme faits ; ils existeraient rétrospectivement pour nous si nous pouvions maintenant ressusciter intégralement l’époque, et promener sur le bloc indivisé de la réalité d’alors le faisceau de lumière à forme toute particulière que nous appelons l’idée démocratique : les portions ainsi éclairées, ainsi découpées dans le tout selon des contours aussi originaux et aussi imprévisibles que le dessin d’un grand maître, seraient les faits préparatoires de la démocratie. Bref, pour léguer à nos descendants l’explication, par ses antécédents, de l’événement essentiel de leur temps, il faudrait que cet événement fût déjà figuré sous nos yeux et qu’il n’y eût pas de durée réelle. Nous transmettons aux générations futures ce qui nous intéresse, ce que notre attention considère et même dessine à la lumière de notre évolution passée, mais non pas ce que l’avenir aura rendu pour eux intéressant par la création d’un intérêt nouveau, par une direction nouvelle imprimée à leur attention. En d’autres termes enfin, les origines historiques du présent, dans ce qu’il a de plus important, ne sauraient être complètement élucidées, car on ne les reconstituerait dans leur intégralité que si le passé avait pu être exprimé par les contemporains en fonction d’un avenir indéterminé qui était, par là même, imprévisible.

Prenons une couleur telle que l’orangé[3]. Comme nous connaissons en outre le rouge et le jaune, nous pouvons considérer l’orangé comme jaune en un sens, rouge dans l’autre, et dire que c’est un composé de jaune et de rouge. Mais supposez que, l’orangé existant tel qu’il est, ni le jaune ni le rouge n’eussent encore paru dans le monde : l’orangé serait-il déjà composé de ces deux couleurs ? Évidemment non. La sensation de rouge et la sensation de jaune, impliquant tout un mécanisme nerveux et cérébral en même temps que certaines dispositions spéciales de la conscience, sont des créations de la vie, qui se sont produites, mais qui auraient pu ne pas se produire ; et s’il n’y avait jamais eu, ni sur notre planète ni sur aucune autre, des êtres éprouvant ces deux sensations, la sensation d’orangé eût été une sensation simple ; jamais n’y auraient figuré, comme composantes ou comme aspects, les sensations de jaune et de rouge. Je reconnais que notre logique habituelle proteste. Elle dit : « Du moment que les sensations de jaune et de rouge entrent aujourd’hui dans la composition de celle de l’orangé, elles y entraient toujours, même s’il y a eu un temps où aucune des deux n’existait effectivement : elles y étaient virtuellement. » Mais c’est que notre logique habituelle est une logique de rétrospection. Elle ne peut pas ne pas rejeter dans le passé, à l’état de possibilités ou de virtualités, les réalités actuelles, de sorte que ce qui est composé maintenant doit, à ses yeux, l’avoir été toujours. Elle n’admet pas qu’un état simple puisse, en restant ce qu’il est, devenir un état composé, uniquement parce que l’évolution aura créé des points de vue nouveaux d’où l’envisager et, par là même, des éléments multiples en lesquels l’analyser idéalement. Elle ne veut pas croire que, si ces éléments n’avaient pas surgi comme réalités, ils n’auraient pas existé antérieurement comme possibilités, la possibilité d’une chose n’étant jamais (sauf le cas où cette chose est un arrangement tout mécanique d’éléments préexistants) que le mirage, dans le passé indéfini, de la réalité une fois apparue. Si elle repousse dans le passé, sous forme de possible, ce qui surgit de réalité dans le présent, c’est justement parce qu’elle ne veut pas admettre que rien surgisse, que quelque chose se crée, que le temps soit efficace. Dans une forme ou dans une qualité nouvelles elle ne voit qu’un réarrangement de l’ancien, rien d’absolument nouveau. Toute multiplicité se résout pour elle en un nombre défini d’unités. Elle n’accepte pas l’idée d’une multiplicité indistincte et même indivisée, purement intensive ou qualitative, qui, tout en restant ce qu’elle est, comprendra un nombre indéfiniment croissant d’éléments, à mesure qu’apparaîtront dans le monde les nouveaux points de vue d’où l’envisager. Il ne s’agit certes pas de renoncer à cette logique ni de s’insurger contre elle. Mais il faut l’élargir, l’assouplir, l’adapter à une durée où la nouveauté jaillit sans cesse et où l’évolution est créatrice.

Telle était la direction préférée où nous nous engagions. Beaucoup d’autres s’ouvraient devant nous, autour de nous, à partir du centre, où nous nous étions installé pour ressaisir la durée pure. Mais nous nous attachions à celle-là, parce que nous avions choisi d’abord, pour éprouver notre méthode, le problème de la liberté. Par là même nous nous replacerions dans le flux de la vie intérieure, dont la philosophie ne nous paraissait retenir, trop souvent, que la congélation superficielle. Le romancier et le moraliste ne s’étaient-ils pas avancés, dans cette direction, plus loin que le philosophe ? Peut-être ; mais c’était par endroits seulement, sous la pression de la nécessité, qu’ils avaient brisé l’obstacle ; aucun ne s’était encore avisé d’aller méthodiquement « à la recherche du temps perdu ». Quoi qu’il en soit, nous ne donnâmes que des indications à ce sujet dans notre premier livre, et nous nous bornâmes encore à des allusions dans le second, quand nous comparâmes le plan de l’action — où le passé se contracte dans le présent — au plan du rêve, où se déploie, indivisible et indestructible, la totalité du passé. Mais s’il appartenait à la littérature d’entreprendre ainsi l’étude de l’âme dans le concret, sur des exemples individuels, le devoir de la philosophie nous paraissait être de poser ici les conditions générales de l’observation directe, immédiate, de soi par soi. Cette observation interne est faussée par les habitudes que nous avons contractées. L’altération principale est sans doute celle qui a créé le problème de la liberté, — un pseudo-problème, né d’une confusion de la durée avec l’étendue. Mais il en est d’autres qui semblaient avoir la même origine : nos états d’âme nous paraissent nombrables ; tels d’entre eux, ainsi dissociés, auraient une intensité mesurable ; à chacun et à tous nous croyons pouvoir substituer les mots qui les désignent et qui désormais les recouvriront ; nous leur attribuons alors la fixité, la discontinuité, la généralité des mots eux-mêmes. C’est cette enveloppe qu’il faut ressaisir, pour la déchirer. Mais on ne la ressaisira que si l’on en considère d’abord la figure et la structure, si l’on en comprend aussi la destination. Elle est de nature spatiale, et elle a une utilité sociale. La spatialité donc, et, dans ce sens tout spécial, la sociabilité, sont ici les vraies causes de la relativité de notre connaissance. En écartant ce voile interposé, nous revenons à l’immédiat et nous touchons un absolu.

De ces premières réflexions sortirent des conclusions qui sont heureusement devenues presque banales, mais qui parurent alors téméraires. Elles demandaient à la psychologie de rompre avec l’associationisme, qui était universellement admis, sinon comme doctrine, du moins comme méthode. Elles exigeaient une autre rupture encore, que nous ne faisions qu’entrevoir. À côté de l’associationisme, il y avait le kantisme, dont l’influence, souvent combinée d’ailleurs avec la première, était non moins puissante et non moins générale. Ceux qui répudiaient le positivisme d’un Comte ou l’agnosticisme d’un Spencer n’osaient aller jusqu’à contester la conception kantienne de la relativité de la connaissance. Kant avait établi, disait-on, que notre pensée s’exerce sur une matière éparpillée par avance dans l’Espace et le Temps, et préparée ainsi spécialement pour l’homme : la « chose en soi » nous échappe ; il faudrait, pour l’atteindre, une faculté intuitive que nous ne possédons pas. Il résultait au contraire de notre analyse qu’une partie au moins de la réalité, notre personne, peut être ressaisie dans sa pureté naturelle. Ici, en tout cas, les matériaux de notre connaissance n’ont pas été créés, ou triturés et déformés, par je ne sais quel malin génie, qui aurait ensuite jeté dans un récipient artificiel, tel que notre conscience, une poussière psychologique. Notre personne nous apparaît telle qu’elle est « en soi », dès que nous nous dégageons d’habitudes contractées pour notre plus grande commodité. Mais n’en serait-il pas ainsi pour d’autres réalités, peut-être même pour toutes ? La « relativité de la connaissance », qui arrêtait l’essor de la métaphysique, était-elle originelle et essentielle ? Ne serait-elle pas plutôt accidentelle et acquise ? Ne viendrait-elle pas tout bonnement de ce que l’intelligence a contracté des habitudes nécessaires à la vie pratique : ces habitudes, transportées dans le domaine de la spéculation, nous mettent en présence d’une réalité déformée ou réformée, en tout cas arrangée ; mais l’arrangement ne s’impose pas à nous inéluctablement ; il vient de nous ; ce que nous avons fait, nous pouvons le défaire ; et nous entrons alors en contact direct avec la réalité. Ce n’était donc pas seulement une théorie psychologique, l’associationisme, que nous écartions, c’était aussi, et pour une raison analogue, une philosophie générale telle que le kantisme, et tout ce qu’on y rattachait. L’une et l’autre, presque universellement acceptées alors dans leurs grandes lignes, nous apparaissaient comme des impedimenta qui empêchaient philosophie et psychologie de marcher.

Restait alors à marcher. Il ne suffisait pas d’écarter l’obstacle. Par le fait, nous entreprîmes l’étude des fonctions psychologiques, puis de la relation psycho-physiologique, puis de la vie en général, cherchant toujours la vision directe, supprimant ainsi des problèmes qui ne concernaient pas les choses mêmes, mais leur traduction en concepts artificiels. Nous ne retracerons pas ici une histoire dont le premier résultat serait de montrer l’extrême complication d’une méthode en apparence si simple ; nous en reparlerons d’ailleurs, très brièvement, dans le prochain chapitre. Mais puisque nous avons commencé par dire que nous avions songé avant tout à la précision, terminons en faisant remarquer que la précision ne pouvait s’obtenir, à nos yeux, par aucune autre méthode. Car l’imprécision est d’ordinaire l’inclusion d’une chose dans un genre trop vaste, choses et genres correspondant d’ailleurs à des mots qui préexistaient. Mais si l’on commence par écarter les concepts déjà faits, si l’on se donne une vision directe du réel, si l’on subdivise alors cette réalité en tenant compte de ses articulations, les concepts nouveaux qu’on devra bien former pour s’exprimer seront cette fois taillés à l’exacte mesure de l’objet : l’imprécision ne pourra naître que de leur extension à d’autres objets qu’ils embrasseraient également dans leur généralité, mais qui devront être étudiés en eux-mêmes, en dehors de ces concepts, quand on voudra les connaître à leur tour.

  1. Si le cinématographe nous montre en mouvement, sur l’écran, les vues immobiles juxtaposées sur le film, c’est à la condition de projeter sur cet écran, pour ainsi dire, avec ces vues immobiles elles-mêmes, le mouvement qui est dans l’appareil.
  2. Sur ces conséquences, et plus généralement sur la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, sur le mouvement rétrograde de la vérité, nous nous sommes expliqué tout au long dans des conférences faites à Columbia University (New York) en janvier-février 1913. Nous nous bornons ici à quelques indications.
  3. La présente étude a été écrite avant notre livre Les deux sources de la morale et de la religion, où nous avons développé la même comparaison.