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La Pesanteur et la Grâce/12

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 58-68).


ILLUSIONS

On se porte vers une chose parce qu’on croit qu’elle est bonne, et on y reste enchaîné parce qu’elle est devenue nécessaire.

Les choses sensibles sont réelles en tant que choses sensibles, mais irréelles en tant que biens.

L’apparence a la plénitude de la réalité, mais en tant qu’apparence. En tant qu’autre chose qu’apparence, elle est erreur.

L’illusion concernant les choses de ce monde ne concerne pas leur existence, mais leur valeur. L’image de la caverne se rapporte à la valeur. Nous ne possédons que des ombres d’imitations de bien. C’est aussi par rapport au bien que nous sommes captifs, enchaînés (attachement). Nous acceptons les fausses valeurs qui nous apparaissent, et quand nous croyons agir, nous sommes en réalité immobiles, car nous restons dans le même système de valeurs.

Actes effectivement accomplis et cependant imaginaires. Un homme se suicide, en réchappe, et n’est pas plus détaché après qu’avant. Son suicide était imaginaire. Le suicide l’est sans doute toujours, et c’est pourquoi il est défendu.

Le temps, à proprement parler, n’existe pas (sinon le présent comme limite), et pourtant c’est à cela que nous sommes soumis. Telle est notre condition. Nous sommes soumis à ce qui n’existe pas. Qu’il s’agisse de la durée passivement soufferte — douleur physique, attente, regret, remords, peur — ou du temps manié — ordre, méthode, nécessité, — dans les deux cas, ce à quoi nous sommes soumis, cela n’existe pas. Mais notre soumission existe. Nous sommes réellement attachés par des chaînes irréelles. Le temps, irréel, voile toutes choses et nous-mêmes d’irréalité.

Le trésor, pour l’avare, c’est l’ombre d’une imitation de bien. Il est doublement irréel. Car un moyen (l’argent) est déjà, en tant que tel, autre chose qu’un bien. Mais pris hors de sa fonction de moyen, érigé en fin, il est encore plus loin d’être un bien.

C’est par rapport aux jugements de valeur que les sensations sont irréelles ; c’est en tant que valeurs que les choses sont irréelles pour nous. Mais l’attribution d’une fausse valeur à un objet ôte aussi de la réalité à la perception de cet objet, car elle noie la perception dans l’imagination.

Ainsi le détachement parfait permet seul de voir les choses nues, hors de ce brouillard de valeurs mensongères. C’est pourquoi il a fallu les ulcères et le fumier pour que fût révélée à Job la beauté du monde. Car il n’y a pas de détachement sans douleur. Et il n’y a pas de douleur supportée sans haine et sans mensonge sans qu’il y ait aussi détachement.

L’âme qui a passé la tête hors du ciel mange l’être.

Celle qui est à l’intérieur mange l’opinion.

La nécessité est essentiellement étrangère à l’imaginaire.

Ce qui est réel dans la perception et la distingue du rêve, ce n’est pas les sensations, c’est la nécessité enveloppée dans ces sensations.

« Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? »

« C’est ainsi. »

Dans la vie spirituelle l’illusion et la vérité se distinguent de la même manière.

Ce qui est réel dans la perception et la distingue du rêve, ce n’est pas les sensations, c’est la nécessité.

Distinction entre ceux qui restent dans la caverne, ferment les yeux et imaginent le voyage et ceux qui le font. Réel et imaginaire aussi dans le spirituel, et là aussi la nécessité fait la différence. Non la souffrance simplement, car il y a des souffrances imaginaires. Quant au sentiment intérieur, rien de plus trompeur.

Comment distingue-t-on l’imaginaire du réel dans le domaine spirituel ?

Il faut préférer l’enfer réel au paradis imaginaire.

Ce qui distingue les états d’en haut de ceux d’en bas, c’est, dans les états d’en haut, la coexistence de plusieurs plans superposés.

L’humilité a pour objet d’abolir l’imaginaire dans le progrès spirituel. Aucun inconvénient à se croire beaucoup moins avancé qu’on n’est : la lumière n’en opère pas moins son effet, dont la source n’est pas dans l’opinion. Beaucoup à se croire plus avancé, car alors l’opinion a un effet.

Un critérium du réel, c’est que c’est dur et rugueux. On y trouve des joies, non de l’agrément. Ce qui est agréable est rêverie.

Essayer d’aimer sans imaginer. Aimer l’apparence nue et sans interprétation. Ce qu’on aime alors est vraiment Dieu.

Après avoir passé par le bien absolu, on retrouve les biens illusoires et partiels, mais dans un ordre hiérarchique qui fait qu’on ne se permet la recherche de tel bien que dans la limite permise par le souci de tel autre. Cet ordre est transcendant par rapport aux biens qu’il relie et c’est un reflet du bien absolu.

Déjà la raison discursive (l’intelligence des rapports) aide à dissoudre les idolâtries en considérant les biens et les maux comme limités, mélangés et versant les uns dans les autres.

Reconnaître le point où le bien passe dans le mal : en tant que, dans la mesure où, à l’égard de, etc.

Aller plus loin que la règle de trois.

Il s’agit, toujours, d’un rapport avec le temps. Perdre l’illusion de la possession du temps. S’incarner.

L’homme doit faire l’acte de s’incarner, car il est désincarné par l’imagination. Ce qui procède en nous de Satan, c’est l’imagination.

Remède contre l’amour imaginaire. Accorder à Dieu en soi le strict minimum, ce qu’on ne peut absolument pas lui refuser — et désirer qu’un jour et le plus tôt possible ce strict minimum devienne tout.

Transposition : croire qu’on s’élève parce qu’en gardant les mêmes bas penchants (exemple : désir de l’emporter sur autrui) on leur a donné des objets élevés.

On s’élèverait au contraire en attachant à des objets bas des penchants élevés.

Il y a des prodiges dans toutes les passions. Un joueur est capable de veiller et de jeûner presque comme un saint, il a des prémonitions, etc.

C’est un grand danger que celui d’aimer Dieu comme un joueur aime le jeu.

Veiller au niveau où l’on met l’infini. Si on le met au niveau où le fini convient seul, peu importe de quel nom on le nomme.

Les parties basses de moi-même doivent aimer Dieu, mais non pas trop. Ce ne serait pas Dieu.

Qu’elles aiment comme on a soif et faim. Seul le plus haut a le droit d’être rassasié.

Crainte de Dieu dans saint Jean de la Croix. N’est-ce pas la crainte de penser à Dieu alors qu’on en est indigne ? De le souiller en le pensant mal ? Par cette crainte, les parties basses s’éloignent de Dieu.

La chair est dangereuse pour autant qu’elle se refuse à aimer Dieu, mais aussi pour autant qu’elle se mêle indiscrètement de l’aimer.

Pourquoi la volonté de combattre un préjugé est-elle un signe certain qu’on en est imprégné ? Elle procède nécessairement d’une obsession. Elle constitue un effort tout à fait stérile pour s’en débarrasser. La lumière de l’attention en pareille affaire est seule efficace, et elle n’est pas compatible avec une intention polémique.

Le freudisme tout entier est imprégné du préjugé qu’il se donne pour mission de combattre, à savoir que ce qui est sexuel est vil.

Il y a une différence essentielle entre le mystique qui tourne vers Dieu la faculté d’amour et de désir dont l’énergie sexuelle constitue le fondement physiologique, et la fausse imitation de mystique qui, laissant à cette faculté son orientation naturelle et lui donnant un objet imaginaire, imprime à cet objet comme étiquette le nom de Dieu. La discrimination entre ces deux opérations, dont la seconde est encore au-dessous de la débauche, est difficile, mais elle est possible.

Dieu et le surnaturel sont cachés et sans forme dans l’univers. Il est bon qu’ils soient cachés et sans nom dans l’âme. Autrement, on risque d’avoir sous ce nom de l’imaginaire (ceux qui ont nourri et vêtu le Christ ne savaient pas que c’était le Christ). Sens des mystères antiques. Le christianisme (catholiques et protestants) parle trop des choses saintes.

Morale et littérature. Notre vie réelle est plus qu’aux trois quarts composée d’imagination et de fiction. Rares sont les vrais contacts avec le bien et le mal.

Une science qui ne nous rapproche pas de Dieu ne vaut rien.

Mais si elle nous en fait mal approcher, c’est-à-dire d’un Dieu imaginaire, c’est pire…

Ce que la nature opère mécaniquement en moi, il est mauvais de croire que j’en suis l’auteur. Mais il est plus mauvais encore de croire que le Saint-Esprit en est l’auteur, C’est encore plus loin de la vérité.

Types différents de corrélations et passages entre contraires :

Par le dévouement total à une grande chose (y compris Dieu), donner toute licence en soi à la bassesse.

Par la contemplation de la distance infinie entre soi et ce qui est grand, faire du moi un instrument de grandeur.

Par quel critérium les distinguer ?

Le seul, je crois, est que la mauvaise corrélation rend illimité ce qui ne doit pas l’être.

Parmi les hommes (exception faite pour les formes suprêmes de la sainteté et du génie) ce qui donne l’impression d’être vrai est presque nécessairement faux et ce qui est vrai donne presque nécessairement l’impression d’être faux.

Il faut un travail pour exprimer le vrai. Aussi pour le recevoir. On exprime et on reçoit le faux, au moins le superficiel, sans travail.

Quand le vrai semble au moins aussi vrai que le faux, c’est le triomphe de la sainteté ou du génie. Ainsi saint François faisait pleurer ses auditeurs tout comme un prédicateur vulgaire et théâtral.

La durée, soit les siècles pour les civilisations, à soit les années, et dizaines d’années pour l’individu, a une fonction darwinienne d’élimination de l’inapte. Ce qui est apte à tout est éternel. C’est en cela seul que réside le prix de ce qu’on nomme l’expérience. Mais le mensonge est une armure par laquelle l’homme permet souvent à l’inapte en lui-même de survivre aux événements qui, sans cette armure, le tueraient (ainsi à l’orgueil de survivre aux humiliations), et cette armure est comme sécrétée par l’inapte pour parer au danger (l’orgueil, dans l’humiliation, épaissit le mensonge intérieur). Il y a dans l’âme comme une phagocytose ; tout ce qui est menacé par le temps sécrète du mensonge pour ne pas mourir, et à proportion du danger de mort. C’est pourquoi il n’y a pas d’amour de la vérité sans un consentement sans réserve à la mort. La croix du Christ est la seule porte de la connaissance.

Regarder chaque péché que j’ai commis comme une faveur de Dieu. C’est une faveur que l’imperfection essentielle qui est dissimulée au fond de moi se soit en partie manifestée à mes yeux tel jour, à telle heure, dans telle circonstance. Je désire, je supplie que mon imperfection se manifeste tout entière à mes yeux, autant que le regard de la pensée humaine en est capable. Non pas pour qu’elle guérisse, mais, même quand elle ne devrait pas guérir, pour que je sois dans la vérité.

Tout ce qui est sans valeur fuit la lumière. Ici-bas, on peut se cacher sous la chair. À la mort on ne peut plus. On est livré nu à la lumière. C’est là, selon les cas, enfer, purgatoire ou paradis.

Ce qui fait qu’on recule devant les efforts qui rapprocheraient du bien, c’est la répugnance de la chair, mais non pas la répugnance de la chair devant l’effort. C’est la répugnance de la chair devant le bien. Car pour une cause mauvaise, si le stimulant est assez fort, la chair acceptera n’importe quoi, sachant qu’elle le peut sans mourir. La mort même, subie pour une cause mauvaise, n’est pas vraiment la mort pour la partie charnelle de l’âme. Ce qui est mortel pour la partie charnelle de l’âme, c’est de voir Dieu face à face.

C’est pourquoi nous fuyons le vide intérieur parce que Dieu pourrait s’y glisser.

Ce n’est pas la recherche du plaisir et l’aversion de l’effort qui produisent le péché, mais la peur de Dieu. On sait qu’on ne peut pas le voir face à face sans mourir, et on ne veut pas mourir. On sait que le péché nous préserve très efficacement de le voir face à face : le plaisir et la douleur nous procurent seulement la légère impulsion indispensable vers le péché, et surtout le prétexte, l’alibi encore plus indispensables. Comme il faut des prétextes pour les guerres injustes, il faut des faux biens pour le péché, car on ne peut soutenir la pensée qu’on va vers le mal. La chair n’est pas ce qui nous éloigne de Dieu, elle est le voile que nous mettons devant nous pour faire écran entre Dieu et nous.

Il n’en est peut-être ainsi qu’à partir d’un certain point. L’image de la caverne semble l’indiquer. C’est d’abord le mouvement qui fait mal. Quand on arrive à l’orifice, c’est la lumière. Non seulement elle aveugle, mais elle blesse. Les yeux se révoltent contre elle.

Ne peut-il être vrai qu’à partir de ce moment on ne peut plus commettre que des péchés mortels ? Prendre la chair pour se cacher de la lumière, n’est-ce pas un péché mortel ? Horrible pensée.

Plutôt la lèpre.

J’ai besoin que Dieu me prenne de force, car, si maintenant la mort, supprimant l’écran de la chair, me mettait devant lui face à face, je m’enfuirais.