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La Pesanteur et la Grâce/14

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 71-79).
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AMOUR

L’amour est un signe de notre misère. Dieu ne peut aimer que soi. Nous ne pouvons aimer qu’autre chose.

Ce n’est pas parce que Dieu nous aime que nous devons l’aimer. C’est parce que Dieu nous aime que nous devons nous aimer. Comment s’aimer soi-même sans ce motif ?

L’amour de soi est impossible à l’homme, sinon par ce détour.

Si on me bande les yeux et si on m’enchaîne les mains sur un bâton, ce bâton me sépare des choses, mais par lui je les explore. Je ne sens que le bâton, je ne perçois que le mur. De même les créatures pour la faculté d’aimer. L’amour surnaturel ne touche que les créatures et ne va qu’à Dieu. Il n’aime que les créatures (qu’avons-nous d’autre à aimer ?) mais comme intermédiaires. À ce titre, il aime également toutes les créatures, y compris soi-même. Aimer un étranger comme soi-même implique comme contrepartie : s’aimer soi-même comme un étranger.

L’amour de Dieu est pur quand la joie et la souffrance inspirent une égale gratitude.

L’amour, chez celui qui est heureux, est de vouloir partager la souffrance de l’aimé malheureux.

L’amour, chez celui qui est malheureux est d’être comblé par la simple connaissance que l’aimé est dans la joie, sans avoir part à cette joie, ni même désirer y avoir part.

Aux yeux de Platon, l’amour charnel est une image dégradée du véritable amour. L’amour humain chaste (fidélité conjugale) en est une image moins dégradée. L’idée de sublimation ne pouvait surgir que dans la stupidité contemporaine,

Amour du Phèdre. Il n’exerce ni ne subit la force. C’est là l’unique pureté. Le contact avec le glaive comporte la même souillure, qu’il se fasse du côté de la poignée ou du côté de la pointe. À celui qui aime, le froid du métal n’ôtera pas l’amour, mais donnera le sentiment d’être abandonné de Dieu. L’amour surnaturel n’a aucun contact avec la force mais aussi il ne protège pas l’âme contre le froid de la force, le froid du fer. Seul un attachement terrestre, s’il renferme assez d’énergie, peut protéger contre le froid du fer. L’armure est faite de métal comme le glaive. À celui qui n’aime que d’un amour pur, le meurtre glace l’âme, qu’il en soit l’auteur ou la victime, et tout ce qui, sans aller jusqu’à la mort même, est violence. Si l’on désire un amour qui protège l’âme contre les blessures, il faut aimer autre chose que Dieu.

L’amour tend à aller toujours plus loin. Mais il a une limite. Quand la limite est dépassée, l’amour se tourne en haine. Il faut, pour éviter cette modification, que l’amour devienne autre.

Parmi les êtres humains, on ne reconnaît pleinement l’existence que de ceux qu’on aime.

La croyance à l’existence d’autres êtres humains comme tels est amour.

L’esprit n’est forcé de croire à l’existence de rien (subjectivisme, idéalisme absolu, solipsisme, scepticisme : voir les Upanishads, les Taoïstes et Platon, qui, tous, usent de cette attitude philosophique à titre de purification). C’est pourquoi le seul organe de contact avec l’existence est l’acceptation, l’amour. C’est pourquoi beauté et réalité sont identiques. C’est pourquoi la joie et le sentiment de réalité sont identiques.

Ce besoin d’être le créateur de ce qu’on aime, c’est un besoin d’imitation de Dieu. Mais c’est un penchant à la fausse divinité. À moins qu’on n’ait recours au modèle vu de l’autre côté du ciel…

Amour pur des créatures : non pas amour en Dieu, mais amour qui a passé par Dieu comme par le feu. Amour qui se détache complètement des créatures pour monter à Dieu et en redescend associé à l’amour créateur de Dieu.

Ainsi s’unissent les deux contraires qui déchirent l’amour humain ; aimer l’être aimé tel qu’il est et vouloir le recréer.

Amour imaginaire pour les créatures. On est attaché par une corde à tous les objets d’attachements, et une corde peut toujours se couper. On est aussi attaché par une corde au Dieu imaginaire, au Dieu pour qui l’amour est aussi attachement. Mais au Dieu réel on n’est pas attaché, et c’est pourquoi il n’y a pas de corde qui puisse être coupée. Il entre en nous. Lui seul peut entrer en nous. Toutes les autres choses restent en dehors, et nous ne connaissons d’elles que les tensions de degré et de direction variables imprimées à la corde quand il y a déplacement d’elles ou de nous.

L’amour a besoin de réalité. Aimer à travers une apparence corporelle un être imaginaire, quoi de plus atroce, le jour où l’on s’en aperçoit ? Bien plus atroce que la mort, car la mort n’empêche pas l’aimé d’avoir été.

C’est la punition du crime d’avoir nourri l’amour avec de l’imagination.

C’est une lâcheté que de chercher auprès des gens qu’on aime (ou de désirer leur donner) un autre réconfort que celui que nous donnent les œuvres d’art, qui nous aident du simple fait qu’elles existent. Aimer, être aimé, cela ne fait que rendre mutuellement cette existence plus concrète, plus constamment présente à l’esprit. Mais elle doit être présente comme la source des pensées, non comme leur objet. S’il y a lieu de désirer être compris, ce n’est pas pour soi, mais pour l’autre, afin d’exister pour lui.

Tout ce qui est vil ou médiocre en nous se révolte contre la pureté et a besoin, pour sauver sa vie, de souiller cette pureté.

Souiller, c’est modifier, c’est toucher. Le beau est ce qu’on ne peut pas vouloir changer. Prendre puissance sur, c’est souiller. Posséder, c’est souiller.

Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime.

L’imagination est toujours liée à un désir, c’est-à-dire à une valeur. Seul le désir sans objet est vide d’imagination. Il y a présence réelle de Dieu dans toute chose que l’imagination ne voile pas. Le beau capture le désir en nous et le vide d’objet en lui donnant un objet présent et en lui interdisant ainsi de s’élancer vers l’avenir.

Tel est le prix de l’amour chaste. Tout désir de jouissance se situe dans l’avenir, dans l’illusoire. Au lieu que si l’on désire seulement qu’un être existe, il existe : que désirer alors de plus ? L’être aimé est alors mu et réel, non voilé par de l’avenir imaginaire. L’avare ne regarde jamais son trésor sans l’imaginer n fois plus grand. Il faut être mort pour voir les choses nues.

Ainsi, dans l’amour, il y a chasteté ou manque de chasteté selon que le désir est dirigé ou non vers l’avenir.

En ce sens, et à condition qu’il ne soit pas dirigé vers une pseudo-immortalité conçue sur le modèle de l’avenir, l’amour qu’on voue aux morts est parfaitement pur. Car c’est le désir d’une vie finie qui ne peut plus rien donner de nouveau. On désire que le mort ait existé, et il a existé.

l’esprit cesse d’être principe, il cesse aussi d’être fin. D’où la connexion rigoureuse entre la « pensée » collective sous toutes ses formes et la perte du sens, du respect des âmes. L’âme, c’est l’être humain considéré comme ayant une valeur en soi. Aimer l’âme d’une femme, c’est ne pas penser à cette femme en fonction de son propre plaisir, etc. L’amour ne sait plus contempler, il veut posséder (disparition de l’amour platonique)[1].

C’est une faute que de désirer être compris avant de s’être élucidé soi-même à ses propres yeux. C’est rechercher des plaisirs dans l’amitié, et non mérités. C’est quelque chose de plus corrupteur encore que l’amour. Tu vendrais ton âme pour l’amitié.

Apprends à repousser l’amitié, ou plutôt le rêve de l’amitié. Désirer l’amitié est une grande faute. L’amitié doit être une joie gratuite comme celles que donne l’art, ou la vie. Il faut la refuser pour être digne de la recevoir : elle est de l’ordre de la grâce (« Mon Dieu, éloignez-vous de moi… »). Elle est de ces choses qui sont données par surcroît. Tout rêve d’amitié mérite d’être brisé. Ce n’est pas par hasard que tu n’as jamais été aimée… Désirer échapper à la solitude est une lâcheté. L’amitié ne se recherche pas, ne se rêve pas, ne se désire pas ; elle s’exerce (c’est une vertu). Abolir toute cette marge de sentiment, impure et trouble. Schluss !

Ou plutôt (car il ne faut pas élaguer en soi avec trop de rigueur), tout ce qui, dans l’amitié, ne passe pas en échanges effectifs doit passer en pensées réfléchies. Il est bien inutile de se passer de la vertu inspiratrice de l’amitié. Ce qui doit être sévèrement interdit, c’est de rêver aux jouissances du sentiment. C’est de la corruption. Et c’est aussi bête que de rêver à la musique ou à la peinture. L’amitié ne se laisse pas détacher de la réalité, pas plus que le beau. Elle constitue un miracle, comme le beau. Et le miracle consiste simplement dans le fait qu’elle existe. À vingt-cinq ans, il est largement temps d’en finir radicalement avec l’adolescence…

Ne te laisse mettre en prison par aucune affection. Préserve ta solitude. Le jour, s’il vient jamais, où une véritable affection te serait donnée, il n’y aurait pas d’opposition entre la solitude intérieure et l’amitié, au contraire. C’est même à ce signe infaillible que tu la reconnaîtras. Les autres affections doivent être disciplinées sévèrement.

Les mêmes mots (ex. un homme dit à sa femme : je vous aime) peuvent être vulgaires ou extraordinaires selon la manière dont ils sont prononcés. Et cette manière dépend de la profondeur de la région de l’être d’où ils procèdent, sans que la volonté y puisse rien. Et, par un accord merveilleux, ils vont toucher, chez celui qui écoute, la même région. Ainsi celui qui écoute peut discerner, s’il a du discernement, ce que valent ces paroles.

Le bienfait est permis précisément parce qu’il constitue une humiliation plus grande encore que la douleur, une épreuve encore plus intime et plus irrécusable de dépendance. Et la reconnaissance est prescrite pour cette raison parce que c’est là l’usage à faire du bienfait reçu. Mais ce doit être la dépendance à l’égard du sort et non d’un être humain déterminé. C’est pourquoi le bienfaiteur a l’obligation d’être entièrement absent du bienfait. Et la reconnaissance ne doit à aucun degré constituer un attachement car c’est là la reconnaissance des chiens.

La reconnaissance est d’abord le fait de celui qui secourt, si le secours est pur. Elle n’est due par l’obligé qu’à titre de réciprocité.

Pour éprouver une gratitude pure (le cas de l’amitié étant mis à part), j’ai besoin de penser qu’on me traite bien, non par pitié, ou par sympathie, ou par caprice, à titre de faveur ou de privilège, ni non plus par un effet naturel du tempérament, mais par désir de faire ce que la justice exige. Donc celui qui me traite ainsi souhaite que tous ceux qui sont dans ma situation soient traités ainsi par tous ceux qui sont dans la sienne.

  1. Cet amour « platonique » n’a aucun rapport avec ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom. Il ne procède pas de l’imagination, mais de l’âme. Il est contemplation purement spirituelle. Cf. plus bas le chapitre sur la Beauté (Note de l’Éditeur).