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La Pesanteur et la Grâce/22

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 121-123).


LA DISTANCE
ENTRE LE NÉCESSAIRE ET LE BIEN[1]

La nécessité est le voile de Dieu.

Dieu a confié tous les phénomènes sans exception au mécanisme du monde[2].

Comme il y a en Dieu l’analogue de toutes les vertus humaines, aussi de l’obéissance. C’est le jeu qu’il laisse en ce monde à la nécessité.

La nécessité, image saisissable pour l’intelligence de l’indifférence, de l’impartialité de Dieu.

Ainsi la notion ordinaire de miracle est une espèce d’impiété (un fait qui n’aurait pas de cause seconde, mais seulement une cause première).

La distance entre le nécessaire et le bien est la distance même entre la créature et le créateur.

La distance entre le nécessaire et le bien. À contempler sans fin. La grande découverte de la Grèce. La chute de Troie leur avait sans doute appris cela.

Tout essai de justification du mal par autre chose que par : cela est, est une faute contre cette vérité.

Nous n’aspirons qu’à rejeter l’intolérable fardeau du couple bien-mal, fardeau assumé par Adam et Ève.

Pour cela, il faut ou confondre « l’essence du nécessaire et celle du bien » ou sortir de ce monde.

Pour purifier le mal, il n’y a que Dieu ou la bête sociale. La pureté purifie le mal. La force aussi, tout autrement. À qui peut tout, tout est permis. Qui sert un tout-puissant, peut tout en lui. La force délivre du couple des contraires bien-mal. Elle délivre qui l’exerce, et même aussi qui la subit. Un maître a toute licence, un esclave aussi. L’épée, à la poignée et à la pointe, délivre de l’obligation qui est le poids intolérable. La grâce en délivre aussi, mais on n’y va que par l’obligation.

On n’échappe à la limite qu’en montant vers l’unité ou en descendant vers l’illimité.

La limite est le témoignage que Dieu nous aime.

L’attente de la fin prochaine du monde a modelé le comportement de l’Église primitive. Cette croyance produisait en eux « l’oubli de la distance immense qui sépare le nécessaire du bien ».

L’absence de Dieu est le plus merveilleux témoignage du parfait amour, et c’est pourquoi la pure nécessité, la nécessité manifestement différente du bien est si belle.

L’illimité est l’épreuve de l’un. Le temps, de l’éternel. Le possible, du nécessaire. La variation, de l’invariant.

La valeur d’une science, d’une œuvre d’art, d’une morale ou d’une âme se mesure à son degré de résistance à cette épreuve.

  1. Cf. Platon, République, liv. VI. (Note de l’Éditeur.)
  2. Il est significatif de constater que Simone Weil étend le déterminisme cartésien et spinoziste à fous les phénomènes naturels, y compris les faits psychologiques. La pesanteur, pour elle, n’est mise en échec que par la grâce. Elle méconnaît par là la marge d’indétermination et de « gratuité » que Dieu a laissée dans la nature, et qui permet l’insertion de la liberté et du miracle dans le monde. Il n’en reste pas moins qu’en fait la pesanteur est pratiquement toute-puissante : saint Thomas reconnaît que la plupart des actions humaines sont dictées par l’aveugle appétit des sens et soumises au déterminisme des astres (Note de l’Éditeur).