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La Pesanteur et la Grâce/28

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 148-153).


L’INTELLIGENCE ET LA GRÂCE

Nous savons au moyen de l’intelligence que ce que l’intelligence n’appréhende pas est plus réel que ce qu’elle appréhende.

La foi, c’est l’expérience que l’intelligence est éclairée par l’amour.

Seulement l’intelligence doit reconnaître par les moyens qui lui sont propres, c’est-à-dire la constatation et la démonstration, la prééminence de l’amour. Elle ne doit se soumettre qu’en sachant pourquoi, et d’une manière parfaitement précise et claire. Sans cela, sa soumission est une erreur, et ce à quoi elle se soumet, malgré l’étiquette, est autre chose que l’amour surnaturel. C’est par exemple l’influence sociale.

Dans le domaine de l’intelligence, la vertu d’humilité n’est pas autre chose que le pouvoir d’attention.

La mauvaise humilité amène à croire qu’on est néant en tant que soi, en tant que tel être humain particulier.

L’humilité vraie est la connaissance qu’on est néant en tant qu’être humain et, plus généralement, en tant que créature.

L’intelligence y a une grande part. Il faut concevoir l’universel.

Quand on écoute du Bach ou une mélodie grégorienne, toutes les facultés de l’âme se tendent et se taisent, pour appréhender cette chose parfaitement belle, chacune à sa façon. L’intelligence entre autres : elle n’y trouve rien à affirmer et à nier, mais elle s’en nourrit.

La foi ne doit-elle pas être une adhésion de cette espèce ?

On dégrade les mystères de la foi en en faisant un objet d’affirmation ou de négation, alors qu’ils doivent être un objet de contemplation.

Le rôle privilégié de l’intelligence dans le véritable amour vient de ce que la nature de l’intelligence consiste en ce qu’elle est une chose qui s’efface du fait même qu’elle s’exerce. Je peux faire effort pour aller aux vérités, mais quand elles sont là, elles sont et je n’y suis pour rien.

Il n’y a rien de plus proche de la véritable humilité que l’intelligence. Il est impossible d’être fier de son intelligence au moment où on l’exerce réellement. Et quand on l’exerce on n’y est pas attaché. Car on sait que, deviendrait-on idiot l’instant suivant, et pour le reste de sa vie, la vérité continue à être.

Les mystères de la foi catholique ne sont pas faits pour être crus par toutes les parties de l’âme. La présence du Christ dans l’hostie n’est pas un fait à la manière de la présence de l’âme de Paul dans le corps de Paul (l’un et l’autre d’ailleurs sont complètement incompréhensibles, mais pas de la même façon). L’Eucharistie ne doit donc pas être un objet de croyance pour la partie de moi-même qui appréhende les faits. Là est la part de vérité du protestantisme. Mais cette présence du Christ dans l’Hostie n’est pas un symbole, car un symbole est la combinaison d’une abstraction et d’une image, c’est quelque chose de représentable pour l’intelligence humaine, ce n’est pas surnaturel. En cela les catholiques ont raison, non les protestants. Seule la partie de soi-même qui est faite pour le surnaturel doit adhérer à ces mystères.

La part de l’intelligence — de la partie de nous-même qui affirme et nie, qui pose des opinions — est seulement la soumission. Tout ce que je conçois comme vrai est moins vrai que ces choses dont je ne puis concevoir la vérité, mais que j’aime. Saint Jean de la Croix appelle la foi une nuit. Chez ceux qui ont eu une éducation chrétienne, les parties inférieures de l’âme s’attachent à ces mystères alors qu’elles n’y ont aucun droit. C’est pourquoi ils ont besoin d’une purification dont saint Jean de la Croix décrit les étapes. L’athéisme, l’incrédulité constituent un équivalent à cette purification.

Le désir de découvrir du nouveau empêche d’arrêter la pensée sur la signification transcendante, irreprésentable de ce qui est déjà découvert. Mon manque total de talent m’interdisant ce désir est une grande faveur que j’ai reçue. L’absence reconnue et acceptée de dons intellectuels contraint à l’exercice désintéressé de l’intelligence.

L’objet de la recherche ne doit pas être le surnaturel, mais le monde. Le surnaturel est la lumière : si on en fait un objet, on l’abaisse.

Le monde est un texte à plusieurs significations, et l’on passe d’une signification à une autre par un travail. Un travail où le corps a toujours part, comme lorsqu’on apprend l’alphabet d’une langue étrangère : cet alphabet doit rentrer dans la main à force de tracer les lettres. En dehors de cela, tout changement dans la manière de penser est illusoire.

Il n’y a pas à choisir entre les opinions : il faut les accueillir toutes, mais les composer verticalement et les loger à des niveaux convenables.

Ainsi hasard, destin, Providence.

L’intelligence ne peut jamais pénétrer le mystère, mais elle peut et peut seule rendre compte de la convenance des mots qui l’expriment. Pour cet usage, elle doit être plus aiguë, plus perçante, plus précise, plus rigoureuse et plus exigeante que pour tout autre.

Les Grecs croyaient que la vérité seule convient aux choses divines, non l’erreur ou l’à-peu-près, et le caractère divin de quelque chose les rendait plus exigeants à l’égard de l’exactitude. (Nous faisons exactement le contraire, déformés que nous sommes par l’habitude de la propagande.) C’est parce qu’ils ont vu dans la géométrie une révélation divine qu’ils ont inventé la démonstration rigoureuse…

Il faut, dans le domaine des rapports entre l’homme et le surnaturel, chercher une précision plus que mathématique ; cela doit être plus précis que la science[1].

Le rationnel au sens cartésien, c’est-à-dire le mécanisme, la nécessité humainement représentable, doit être supposé partout où on le peut, afin de mettre en lumière ce qui lui est irréductible.

L’usage de la raison rend les choses transparentes à l’esprit. Mais on ne voit pas le transparent. On voit l’opaque à travers le transparent, l’opaque qui était caché quand le transparent n’était pas transparent. On voit ou les poussières sur la vitre, ou le paysage derrière la vitre, mais jamais la vitre elle-même. Nettoyer la poussière ne sert qu’à voir le paysage. La raison ne doit exercer sa fonction que pour parvenir aux vrais mystères, aux vrais indémontrables qui sont le réel. L’incompris cache l’incompréhensible, et pour ce motif doit être éliminé.

La science, aujourd’hui, cherchera une source d’inspiration au-dessus d’elle ou périra.

La science ne présente que trois intérêts : 1o les applications techniques ; 2o jeu d’échecs ; 3o chemin vers Dieu. (Le jeu d’échecs est agrémenté de concours, prix et médailles.)

Pythagore. Seule cette conception mystique de la géométrie a pu fournir le degré d’attention nécessaire aux débuts de cette science. N’est-il pas reconnu d’ailleurs que l’astronomie sort de l’astrologie, la chimie de l’alchimie ? Mais on interprète cette filiation comme un progrès alors qu’il y a dégradation de l’attention. L’astrologie et l’alchimie transcendantes sont la contemplation des vérités éternelles dans les symboles fournis par les astres et les combinaisons de substances. L’astronomie et la chimie en sont des dégradations. L’astrologie et l’alchimie comme magies en sont des dégradations encore plus basses. Il n’y a plénitude de l’attention que dans l’attention religieuse.

Galilée. Ayant à son principe le mouvement droit illimité, et non plus le mouvement circulaire, la science moderne ne pouvait plus être un pont vers Dieu.

Le nettoyage philosophique de la religion catholique n’a jamais été fait. Pour le faire, il faudrait être dedans et dehors.

  1. C’est là encore une de ces contradictions qui ne se dénouent que dans l’ineffable : la vie mystique, qui ne relève que de l’arbitraire divin, est pourtant soumise à des lois rigoureuses. Saint Jean de la Croix a pu donner un schéma géométrique de l’itinéraire de l’âme vers Dieu. (Note de l’Éditeur).