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La Petite Cady/18

La bibliothèque libre.
La renaissance du livre (p. 157-165).

XVIII

La représentation du cirque de la place Blanche touchait à sa fin. Les derniers artistes se retirèrent et le public commença à se déplacer tumultueusement pour la séance de cinématographe qui terminait le spectacle.

Cady se leva, agacée.

— Filons ! pas de cinéma, c’est rasant !

Sur la place Blanche, dans la nuit de laquelle se croisaient les feux de l’illumination des cafés, le lent tournoiement hallucinant du Moulin flamboyant, le va-et-vient incessant des autos, Mlle Armande, suprêmement dépaysée et ahurie, implora :

— Nous rentrons, n’est-ce pas, Cady ?

Elle était lasse ; un besoin provincial de sommeil piquait ses paupières.

Mais la fillette, les yeux enfiévrés, secoua la tête.

— Pas encore !… Il faut souper, j’ai très faim.

Elles n’avaient pas dîné, l’estomac mal rempli par du thé, des sandwiches et des gâteaux.

Mlle Armande s’effara.

— Souper ?… Où cela ? Pas ici, toujours…

Elle examinait avec terreur les restaurants débordant de monde, l’avalanche des filles audacieuses, aux allures banalement provocantes, aux toilettes raccrocheuses et minables, qui entraient et sortaient, fébriles ou veules, toutes en chasse.

Cady jeta un regard d’envie sur les entresols clos et éclairés où une clientèle plus choisie s’enfermait,

— Non, malheureusement, ce n’est pas possible… Il faudrait un homme avec nous. Mais on ira à une brasserie que je connais.

— Oh ! Cady, une brasserie !

— Puisque je vous dis qu’il n’y a aucun danger !… Ici, oui, on pourrait tomber sur papa ou des amis, mais pas là-bas.

Sans écouter les supplications de Mlle Lavernière, elle héla un fiacre et y sauta en jetant :

— Faubourg Saint-Denis, à la Taverne Alsacienne.

Basse d’étage, à la fois sombre et étincelante grâce à ses boiseries foncées et aux glaces renvoyant les lumières à l’infini, la brasserie s’enfonçait en un long boyau étroit, garnie de banquettes de cuir, de tables de chêne, comble de consommateurs : commerçants, représentants, commis-voyageurs de toutes contrées. On jouait partout, aux cartes, aux dames, au jaquet : manilles bruyantes, piquets absorbés, jeux étrangers dont les partenaires s’interpellaient en italien, en allemand, en anglais. Beaucoup de femmes : petits collages en compagnie de leurs amants, demi-veuves momentanément séparées de leurs époux intermittents. Vertus qui s’indignent d’une proposition pour une nuit unique, qui exigent avec rigueur le nom, l’identité du personnage dont elles accepteront volontiers l’intimité durant les huit ou quinze jours qu’il passe à Paris, expliquant leur solitude par le départ de leur « ami » pour ses foyers.

Familiers, bavards, polyglottes et maladroits, les garçons circulaient, la main aux épaules des clients, transportant les « demis », les assiettes de choucroute, les craquelins, les œufs durs, causant volontiers et essuyant indifféremment les tables, les tasses et les verres avec le même coin de leur tablier.

Et au-dessus des conversations, des rires, des courses des serveurs, des récriminations des joueurs mécontents, s’épandait la musique impérieuse et assourdissante d’un orchestre en smoking écarlate qui tapait et raclait à tour de bras des fox-trotts, des refrains de music-halls et même d’impitoyables fragments wagnériens.

Bondissante et légère, Cady, entraînant Mlle Armande dans son sillage, gagna un coin de table libre, près de l’orchestre, et tout en échangeant des sourires avec les musiciens, elle se laissa tomber sur le cuir du divan.

— Ah ! on est bien ici ! s’écria-t-elle en respirant avec délices l’air lourd, saturé de tabac, d’émanations de bière, de café, de liqueurs, que des ventilateurs suspendus au plafond brassaient furieusement.

Mlle Armande se récria bas, révoltée par l’attention de l’orchestre :

— Pourquoi ces hommes vous sourient-ils ? Est-ce que vous les connaissez ?

— Bien sûr, répondit Cady avec calme. Ce sont les musiciens du thé Duphot. Seulement, là-bas, on est correct, on ne se dit pas bonjour… Ici, ça n’a pas d’importance.

Justement le morceau finissait ; les smokings rouges se disséminaient dans la salle, invités de-ci, de-là, seul la contrebasse, un vieil homme grognon, occupait ses loisirs à se battre sournoisement avec le caniche obèse et galeux de l’établissement.

Le pianiste, un Milanais blond, mince, élégant, la mine obséquieuse et impertinente, les doigts noueux et malpropres, s’approcha en souriant de la table de Cady.

— C’est gentil de venir nous voir, dit-il d’une voix caressante, où se mélangeaient curieusement l’accent italien et celui de Montmartre.

Malgré les protestations mimées de l’institutrice, Cady poussa vers le jeune homme un bock que le garçon venait d’apporter avec du thé, des œufs durs et du jambon.

— C’est pour vous.

Il sourit, salua et s’assit prestement.

— Merci.

Puis, ayant bu, les yeux attachés sur la jeune fille avec une expression de caresse audacieuse, il demanda :

— Vous allez jouer avec nous ce soir ?

— Peut-être.

— Nous avons une nouveauté très bath…

Cady s’empara du papier qu’elle parcourut.

— Ça paraît très joli.

Et, déjà rendue au piano, elle déchiffrait d’un doigt, en sourdine, la musiquette napolitaine, canaille et langoureuse d’une volupté saisissante.

Mlle Armande se dressa :

— Cady, vous êtes folle !… Revenez à votre place !

Le pianiste la saisit au poignet et la fit rasseoir.

— Bah ! laissez-la donc, elle s’amuse, cette petite.

— Mais, je ne veux pas ! Il ne faut pas qu’elle s’affiche ainsi ! balbutia l’institutrice avec angoisse. C’est une jeune fille du monde, monsieur !…

Le Milanais sourit.

— N’ayez crainte, on n’est pas des mufles…

Les musiciens revenaient, attirés par la présence de Cady, et reprenaient gaiement leurs places.

Les consommateurs, intrigués par la nouvelle pianiste, tournaient la tête, les parties de cartes s’arrêtaient.

La ritournelle éclata, précédant la voix chaude et juste, d’une vulgarité exotique du Milanais.

Mlle Armande suivait, stupéfaite, le jeu assuré de Cady, l’agilité de ses doigts, le rythme endiablé, la volupté innée de son exécution. Elle n’assistait point aux leçons de piano et ne soupçonnait pas le talent précoce de cette écolière, si rétive et si paresseuse pour tout le reste de son éducation.

À la fin du morceau, les applaudissements crépitèrent, furieux et enthousiastes. Cady se leva, souriante, salua imperceptiblement et s’échappa du cercle complimenteur de l’orchestre pour venir se jeter aux côtés de Mlle Armande, la poitrine palpitante, les yeux brillants de fièvre.

— Oh ! Cady, quelle folie ! Je vous en prie, allons-nous-en, supplia l’institutrice.

La fillette attira le jambon.

— Attendez que j’aie mangé.

Cependant, elle ne pouvait avaler, la gorge contractée.

Un gros homme blond s’était levé d’une table, et, après un peu d’hésitation, il s’adressa au pianiste avec un fort accent germanique :

— La demoiselle… Est-ce qu’on peut lui causer ?

Mlle Armande gémit :

— Vous voyez !…

— Oui, faut calter, murmura-t-elle avec satisfaction. Payez, mademoiselle.

Pendant que Mlle Lavernière cherchait de la monnaie, d’une main hâtive et maladroite, le musicien répondait sèchement à la demande indiscrète qui lui était posée :

— Non, monsieur, cette demoiselle est ma sœur… et on ne lui cause pas…

— Ah !… fit l’autre surpris.

Cady se levait, jetait un sourire aux musiciens, et poussait son institutrice vers la porte, en la pinçant cruellement au gras du bras et des hanches.

— Au trot !

À la porte, elle arrêta un fiacre :

— Sept bis, rue Pierre-Charron !…

Affalée sur les coussins, Mlle Lavernière soupira :

— Enfin, nous rentrons !… Oh ! Cady, quelle épouvantable soirée vous m’avez fait passer !…

L’autre haussa les épaules.

— Qu’est-ce qui vous tourmente ?… et quel mal ai-je fait ?

L’institutrice eut un élan inattendu de sensibilité. Je vous jure, Cady, que je vous plains !… Tout ce que vous dites, tout ce que vous faites est étrange, malsain… C’est vrai, l’on ne peut pas dire que vous faites le mal, mais c’est pis… Je voudrais, oui, je vous assure que je voudrais de tout mon cœur vous réformer, vous arracher à cette pente… Mais je ne sais comment m’y prendre.

Surprise par cet accent sincère, Cady sentit brusquement sa griserie tomber. Elle baissa la tête, pensive.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, murmura-t-elle.

Le bras de l’institutrice l’enlaça affectueusement.

— Si, vous me comprenez parfaitement, et si vous vouliez m’écouter, vous redeviendriez bien vite une jeune fille comme il faudrait.

Le corps souple de Cady s’abandonna un instant à cette étreinte. Puis, la fillette se redressa soudain, avec un éclat de rire aigu.

À ce geste, ce renversement au fond de la voiture, un brusque rappel lui était venu d’une autre voiture, d’un autre enlacement, du bras de Cyprien Darquet, essayant de rejoindre la taille, les hanches de M¹¹e Ar- mande, hypocrite et consentante…

— Ah ! ah ! jeta-t-elle d’un ton de rancune et de raillerie amère. Pour prêcher la morale, il faudrait un autre oiseau que vous, mademoiselle Armande !… l’amie des gros vieux messieurs comme papa !…

Mlle Lavernière bégaya, frappée de honte :

— Oh ! Cady, pouvez-vous dire !…

Le reste du trajet s’acheva dans un silence absolu.

Devant la loge du concierge, sous le porche obscur, Cady cria, déguisant sa voix, d’un accent enroué :

— Service Darquet.

Et elle gagna le petit escalier desservant les cuisines et le sixième, faiblement éclairé par du gaz en veilleuse qui brûlait toute la nuit pour les rentrées tardives des domestiques.

Sur le palier, elle recula devant un petit corps blotti devant la porte.

Mlle Armande tremblait de peur.

— Un homme !

Cady jeta énervée :

— Hé non ! un gosse, tout au plus !…

Puis, penchée, elle eut un cri de surprise et de tendresse angoissée :

— Georges ! mon petit Georges !

L’enfant, réveillé, se releva.

— Enfin, Cady, te voilà !

Elle le saisit, ouvrit la porte et le poussa dans l’appartement.

— Que fais-tu là ? Qu’est-il arrivé ? questionna-t-elle avec inquiétude.

Ils pénétraient dans la chambre de Cady, suivis par Mlle Armande, qui renonçait à s’étonner.

Le petit gémit plaintivement, des larmes jaillissaient de ses beaux yeux bleus, des sanglots entrecoupant sa voix au ressouvenir des chagrins récents.

— Oh ! Cady !… Ce matin, ils n’ont pas voulu m’emmener, je suis resté tout seul. Paulette m’a enfermé dans le cabinet de toilette de maman et elle est partie aussi… Alors, j’ai pleuré, j’ai crié, j’ai tout cassé sur la toilette… et puis, j’ai brisé la vitre de la porte, et j’ai pu ouvrir… Je suis venu t’appeler, mais tu étais partie… J’ai bu une bouteille de champagne et j’ai dormi dans le lit de maman, qui n’était pas fait. Quand je me suis réveillé, il faisait noir et j’ai eu peur… J’ai essayé encore de t’appeler et je suis venu à la porte de service… les domestiques s’en allaient… Maria m’a dit que tu étais en bombe… Alors, j’ai fait semblant de rentrer, et, quand il n’y a plus eu personne, je suis revenu sur le palier pour que tu me trouves en rentrant !… J’ai eu froid et j’étais bien mal… Méchante Cady !…

Les bras autour de l’enfant, le berçant avec un attendrissement maternel, Cady murmura :

— C’est toi, méchant… qui m’as envoyée dinguer ce matin…

Il pleurait, de grosses larmes luisant sur le satin de ses joues.

— Ce n’est pas vrai !… Et puis après, j’ai eu tant de chagrin !…

La voix inquiète de Mlle Armande s’éleva.

— Voyons, mon petit, vous ne pouvez pas rester ici, il faut rentrer chez vous.

Il sanglota plus fort.

— Je suis tout seul, j’ai peur !

Cady décida avec fermeté :

— Il ne s’en ira pas… Il couchera ici.

Par exemple ! protesta Mlle Lavernière. Et où cela, s’il vous plaît ?

Cady fit un geste impératif.

— Prenez mon lit, mademoiselle, nous deux, nous dormirons dans le vôtre, il est assez grand.

Mlle Lavernière s’affala sur une chaise.

— Il ne manquait plus que cela !… Vous allez coucher avec ce petit garçon ?

Cady haussa les épaules, narquoise.

— Probable ! Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive.

— Mais…

— Oh ! ne nous rasez pas !… parce que, ce que vous dites ou rien !…

Georges, ravi, se pelotonnait contre son amie.

— Oui, oui, Cady, garde-moi !… Cady, ma loute chérie, suppliait-il câlin, les yeux brillants, sa petite bouche gourmande cherchant la douceur du cou de la fillette qui se penchait complaisamment pour goûter ses caresses.