Aller au contenu

La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/13

La bibliothèque libre.
Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 165-175).
CHAPITRE XIII


économie domestique


« Pourquoi cet air grave et cette figure soucieuse ? » demanda le docteur Alec, un matin du mois de novembre, en trouvant Rose assise toute pensive devant le feu de la bibliothèque.

« Ah ! vous voilà, mon oncle ! s’écria Rose, sans répondre à sa question. Je voudrais avoir avec vous une conversation très importante. Auriez-vous quelques instants à me donner ?

— Tout mon temps est à votre disposition, ma chère pupille, » répondit M. Campbell avec autant de sérieux que si Rose devenue majeure lui eût réclamé ses comptes de tutelle.

Rien ne pouvait être plus agréable à la petite fille, qui, depuis qu’elle avait quatorze ans, se croyait une personne raisonnable. L’oncle et la nièce s’assirent côte à côte sur le canapé, et Rose commença avec un sang-froid imperturbable :

« J’ai envie d’apprendre un état ; mais je ne sais lequel choisir, et je tiens à vous demander conseil.

Un état ? répéta le docteur Alec. Je vous avoue que je ne vous comprends pas très bien.

— Ah ! c’est vrai, s’écria Rose, vous ne pouvez pas savoir ! Vous n’étiez pas à Beauséjour quand il en a été question !... Voici ce que c’est : les dames avaient l’habitude de travailler à l’aiguille en causant pendant que nous nous amusions autour d’elles. Je me joignais quelquefois à elles. Un jour, je les entendis parler de la condition des femmes, et dire que toutes les jeunes filles devraient être capables de se suffire à elles-mêmes, car vous savez, les gens les plus riches peuvent devenir pauvres d’un jour à l’autre ! Mme Atkinson a élevé ses filles de cette façon. Kitty grave de la musique, Lizzie peint très joliment, et Jenny gagne beaucoup d’argent en écrivant. Tante Jessie a chaudement approuvé cela, et moi, qui voyais combien ces demoiselles sont heureuses et indépendantes, je me suis promis de les imiter. Qu’est-ce que je pourrais bien apprendre ? »

L’oncle Alec écouta sans sourciller cette longue tirade. Rose avait beaucoup changé depuis son arrivée. Ce n’était plus l’enfant débile d’autrefois qui rêvait plutôt qu’elle ne pensait ; elle s’était développée d’une manière extraordinaire ; si elle parlait peu, elle écoutait et observait beaucoup, et elle devenait rapidement une jeune fille sérieuse et réfléchie, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir ses heures de gaieté et d’expansion. Son oncle était souvent étonné de ses raisonnements.

« Ces dames sont dans le vrai, reprit-il ; mais les jeunes filles dont vous parlez avaient chacune un talent, une aptitude à cultiver. Pour quelle chose vous sentez-vous une sorte de vocation spéciale ?

— Voilà ! Je n’en sais rien, et c’est là ce qui m’embarrasse ; mais ce n’est pas un art d’agrément que je cherche à apprendre, c’est quelque chose de très utile, pour le cas où je deviendrais pauvre.

— Alors, si vous n’êtes pas fixée, je vous recommande une science trop négligée de nos jours, mais que je voudrais voir connue à fond de toutes les femmes, quelles qu’elles soient, riches ou pauvres, jeunes ou vieilles.

— Laquelle ? s’écria Rose.

— L’économie domestique. La tenue d’une maison et tout ce qui s’y rapporte.

— Mais c’est bien simple, fit Rose très désappointée, cela ne demande pas d’études, et puis ce n’est pas un art ni une profession.

— Vous vous trompez, ma chérie ; c’est un art utile entre tous, et il faut croire qu’il est encore assez difficile à acquérir, car peu de femmes le possèdent. Il est vrai que c’est moins distingué que l’étude du chant ou du piano, mais cela influe beaucoup plus qu’on ne croit sur le bonheur des ménages. Oui, ma mignonne, vous avez beau ouvrir tout grands vos yeux bleus, cela ne changera en rien ma manière de penser. Je veux que vous soyez une maîtresse de maison accomplie, sans abandonner pour cela vos autres études, naturellement. L’un n’empêche pas l’autre, et, pour vous donner un professeur, j’attendais seulement de vous voir forte et bien portante comme vous l’êtes actuellement.

— Vous connaissez donc des professeurs ? demanda Rose avec moins de dédain que la première fois.

— Certainement, j’en connais un excellent... votre tante Prudence.

— Tante Prudence ! s’écria la petite fille qui marchait décidément d’étonnements en étonnements.

— Oui, c’est le type de la maîtresse de maison par excellence. Bonne, simple et dévouée, uniquement occupée du bonheur des autres, elle a fait de sa maison le rendez-vous de tous ses neveux et nièces ; elle a toujours été pour eux une seconde mère, aussi possède-t-elle dans leurs cœurs une place qui ne sera jamais prise par une autre personne.

— Ma plus grande ambition serait qu’on en dît plus tard autant de moi, murmura Rose. Croyez-vous qu’elle voudra m’apprendre à lui ressembler ?

— Je n’en doute pas. Je suis même certain que cela lui fera plaisir. Mais cela vous ira-t-il à vous d’entrer dans toutes sortes de petits détails de ménage ? Pour bien commander, dit-on, il faut savoir obéir, c’est-à-dire faire soi-même, faire tout, jusqu’à la cuisine.

— Oh ! la cuisine ne m’effraye pas, au contraire ! J’aurais déjà fait des gâteaux avec Phœbé, si Debby n’était pas si grognon que je n’ose jamais empiéter sur ses domaines.

— Tante Prudence parlera à Debby, mais n’oubliez pas qu’à la campagne il est encore plus utile de savoir faire du pain que des gâteaux.

— Alors, j’apprendrai à faire le pain, je vous le promets.

— Et moi je vous assure que cela me sera plus agréable encore d’avoir un pain fait par vous à me mettre sous la dent qu’une paire de pantoufles à me mettre aux pieds. Le jour où vous m’apporterez un énorme pain de ménage entièrement pétri et fait par vous, je le dévorerai dans une seule séance jusqu’à la dernière miette.

— C’est convenu, s’écria Rose, riant de tout son cœur, ce sera un beau spectacle ! Allons vite demander à tante si elle veut de moi pour élève. »

Tante Prudence tricotait dans son fauteuil, toute prête à se lever au moindre appel de sa sœur malade ou de l’un de ses nombreux petits neveux. Elle accueillit avec joie la proposition de l’oncle Alec. À dire vrai, la vieille dame et sa sœur gémissaient en secret d’avoir si peu de part à l’éducation de Rose. Elles craignaient de perdre de son affection en la voyant aussi peu. Elles n’avaient rien laissé paraître de leur chagrin, car, disaient-elles, « si Alec en a toute la responsabilité, il n’est que juste que l’enfant l’aime davantage, » mais elles en souffraient.

Le docteur Campbell finit par s’en apercevoir ; il se reprocha d’avoir ainsi accaparé sa petite nièce, et il cherchait le moyen de contenter tout le monde, quand le nouveau projet de Rose lui en fournit la possibilité.

La plus heureuse en cette affaire lui encore Phœbé ; la grande cuisine carrelée devint pour elle un lieu de délices, lorsque Rose y eut ses entrées. Quant à l’oncle Alec, il reconnut alors à quel point sa pupille lui était chère. Il trouvait interminables les heures qu’elle passait avec sa respectable tante, et il jetait des regards furtifs dans le sanctuaire, où Rose, enveloppée d’un grand tablier blanc, apprenait sous sa direction toutes sortes de mystères culinaires. Bientôt il s’enhardit à y faire de courtes apparitions. On le recevait plus ou moins bien. Quelquefois, quand la maîtresse et l’élève étaient absorbées par la confection difficile d’une crème ou d’un pouding, elles le mettaient carrément à la porte. D’autres fois, lorsqu’elles étaient contentes de leurs œuvres, elles consentaient à le recevoir et lui donnaient, comme à un enfant, une tarte un peu bridée ou un petit morceau de pain d’épice « pour goûter s’il était réussi. » Tante Prudence avait mis la cuisinière à la raison ; aussi comme l’on riait dans cette vaste salle où Debby avait si longtemps grogné à son aise ! Phœbé n’en croyait pas ses oreilles.

À chaque repas on servait des entremets et des plats sucrés, et l’oncle Alec, qui en devinait l’auteur, ne manquait pas de se servir copieusement et de faire force compliments à son petit « cordon bleu, » lequel rougissait comme une rose de mai.

Cependant, le fameux pain demandait plus d’un essai ! Enfin, un beau soir, Phœbé apporta sur un plateau d’argent un objet recouvert d’une serviette, qu’elle posa devant l’oncle Alec. C’était un pain doré, cuit à point, et fort appétissant, ma foi.

« Est-ce l’œuvre de Rose ? » demanda le docteur.

Tante Prudence se frotta les mains d’un air radieux ;

elle était, à juste titre, très fière de son élève.

« On ne l’a aidée en rien, répondit-elle. Elle n’a même pas reçu un conseil.

— Je commençais à désespérer de réussir jamais, s’écria Rose. Si vous saviez que d’échecs, lorsque je croyais être enfin au bout de mes peines ! Tantôt la pâte était trop levée, tantôt elle ne l’était pas assez ! L’autre jour elle était trop salée, et la dernière fois Debby a eu la cruauté de laisser brûler toute ma fournée. J’avais complètement oublié l’heure ; elle aurait bien pu me prévenir, puisqu’elle était là ; mais non, elle a prétendu que c’était à moi de m’en occuper.

— Elle avait raison, dit l’oncle Alec, l’expérience est le meilleur maître.

— Aussi, continua Rose, aujourd’hui je suis restée tout le temps à côté du four, si bien que j’en étais moi-même à moitié cuite. N’est-ce pas qu’il est beau, mon pain ?

— Splendide.

— Alors goûtez-le vite pour me dire si sa qualité répond à sa beauté.

— C’est dommage de couper un pareil chef-d’œuvre, fit l’oncle Alec ; si nous le mettions sous globe ?

— Ah ! vous essayez d’éluder votre promesse, s’écria Rose, ce n’est pas bien ! Vous avez sans doute peur qu’il ne soit pas assez bon et vous reculez devant la perspective de le manger tout entier... Tant pis ! vous avez promis, vous vous exécuterez. Tout ce que je puis vous accorder, c’est la permission de le manger en plusieurs jours. »

Le docteur, mis au pied du mur, coupa un morceau du pain et le dégusta lentement, en fin gourmet.

« C’est exquis, dit-il en se levant pour embrasser Rose. Vous faites honneur à votre maîtresse, ma chérie, et, quand nous aurons fondé notre école modèle, je vous décernerai le premier prix d’économie domestique.

— Vous êtes content de moi, dit Rose, je n’ai pas besoin d’autre récompense.

— Qu’avez-vous donc à la main droite ? interrompit l’oncle Alec.

— Ce n’est rien, je me suis un peu brûlée dans ma précipitation à ouvrir et fermer la porte du four.

— Pauvre mignonne, c’est pour moi que vous vous êtes blessée ! Venez avec moi dans mon cabinet, j’ai un remède souverain pour les brûlures. »

Et le docteur l’emmena de force.

« Tante Clara prétend que je perds mes mains en faisant la cuisine, lui dit alors Rose, mais cela m’est fort indifférent, car je me suis bien amusée tout ce mois-ci, et je crois vraiment que tante Prudence y a pris autant de plaisir que moi. Ah ! à propos, mon oncle, j’ai une confidence à vous faire.

— Tant mieux ; rien ne saurait m’être plus agréable que la certitude d’avoir votre confiance.

— Oh ! pour cela vous n’avez pas de craintes à avoir, je vous ai donné ma confiance pleine et entière ! s’écria Rose avec effusion.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda son oncle en l’embrassant.

— Voilà ! Tante Patience passe la moitié de ses journées dans sa chambre ; toujours toute seule. Je suis sûre qu’elle s’ennuie. Elle est adroite comme une fée ; si je lui demandais de me donner des leçons de couture ? Ce serait un prétexte pour lui tenir compagnie.

— Cette bonne pensée part d’un bon petit être ! s’écria le docteur Alec. Tante Patience en sera d’autant plus heureuse qu’elle se plaignait l’autre jour de ne plus vous voir du tout, depuis que vous apprenez la cuisine. Vous lui demanderez de vous montrer à faire des boutonnières. J’ai ouï dire que c’était là le point faible chez toutes les femmes. Je vous abandonne mes habits, vous y ferez des boutonnières partout où vous voudrez. »

Rose partit d’un éclat de rire.

« Vous n’y songez pas, mon oncle ! dit-elle. Vous voyez-vous avec des boutonnières tout le long de votre paletot ?... Mais les bonnes ménagères doivent savoir se servir de leur aiguille, et je vous ai promis de devenir une maîtresse de maison accomplie. Je vous avouerai que ce qui m’ennuie le plus, c’est de faire des reprises, et surtout de raccommoder les bas !

— C’est bien nécessaire, cependant. Je vous confierai dorénavant mes chaussettes.

— C’est cela. Allons présenter notre requête à tante Patience. »

La vieille demoiselle fut aussi heureuse que l’avait été sa sœur quelques semaines avant, et, sans perdre un moment, elle se mit à arranger pour sa nièce le plus joli petit panier à ouvrage qu’on puisse imaginer.

Pour le coup, Rose ne manqua plus d’occupations : le matin, les travaux de ménage, les allées et venues dans la maison, un trousseau de clefs à sa ceinture pour tout surveiller et ranger de la cave au grenier ; après le déjeuner et une longue promenade quotidienne avec l’oncle Alec, arrivait l’heure de la leçon de couture. Tante Prudence, dont la vue baissait, prenait son éternel tricot et venait s’asseoir dans la chambre de sa sœur. La présence de Rose égayait les deux vieilles dames ; tout en travaillant, elles lui racontaient des histoires de leur jeune temps, et leurs éclats de rire attiraient souvent le docteur Alec auprès d’elles.

L’oncle Alec savait se rendre agréable à tout le monde. Il causait et riait mieux que personne, il tenait complaisamment les écheveaux de fil, racontait aussi des souvenirs de sa vie de marin, et, comme la couture n’absorbe pas l’esprit, il était toujours le bienvenu quand il offrait à « ces dames » de leur faire la lecture.

La chambre de tante Patience était devenue le lieu de réunion général.

Pour la couture comme pour la cuisine, Rose était une élève modèle.

« Admirez mes boutonnières, dit-elle un jour à son oncle, en lui montrant une chemise d’homme qu’elle venait de finir.

— C’est parfaitement fait, répondit le docteur d’un air de profond connaisseur qui fit sourire sa nièce.

— Eh bien, c’est pour vous, lui dit-elle.

— Vraiment je vous suis très reconnaissant, ma chérie. Je constate avec une satisfaction sincère que toutes ces boutonnières sont terminées, à chaque bout, par une petite bride qui les rend si solides que je ne pourrai plus les déchirer selon ma triste habitude. Mais ne vous donnez pas la peine de coudre les boutons, je me charge de cette besogne.

Vous ! s’écria la petite fille d’un ton d’incrédulité.

— Moi-même. Je vais aller chercher ma trousse et vous verrez par vos propres yeux de quoi je suis capable. »

Rose n’en revenait pas.

« Il plaisante, dit-elle pendant son absence.

— Pas le moins du monde, répondit tante Patience ; c’est moi qui lui ai appris à recoudre ses boutons, lors de son premier voyage en mer, quand il n’était encore qu’un enfant. Les marins sont bien forcés de savoir tenir une aiguille. »

Cinq minutes après, Rose dut se rendre à l’évidence. L’oncle Alec cousait très adroitement ses boutons.

« Ah ! s’écria-t-elle dans son admiration, vous savez tout faire !

— Il y a deux choses dans lesquelles, à mon grand regret, je suis loin d’être à votre hauteur, répondit le docteur.

— Lesquelles donc ?

— Le pain et les boutonnières.