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La Plieuse

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La Plieuse
François Fabié

Revue des Deux Mondes tome 135, 1896


POESIE

LA PLIEUSE


Vieille fille sans avoir,
Elle manie au lavoir
Tout le jour son lourd battoir
Et chante même, oublieuse
De son métier de la nuit ;
Mais dès que le soleil fuit,
La lavandière est Plieuse.

Plieuse du linge blanc
Qu’elle rapporte en tremblant,
Sur la tête ou sur le flanc,
De la lointaine rivière ?
Non ; la Plieuse des morts
Dont il faut coudre le corps
Dans la chemise dernière…

L’angélus tinte au clocher.
Les vivans vont se coucher ;
Le Mort, qu’on n’ose toucher,
Dans sa rigide posture
Attend une douce main
Qui lui mette pour demain
Son habit de sépulture.

La Plieuse sort sans bruit,
Et, sous la lune qui luit,
Seule son ombre la suit…

Un chien vaguement aboie…
Elle monte chez le Mort
Que déjà travaille et mord
Le ver éclos de sa proie.

Puis, sous le pâle reflet
Qui traverse le volet
Et qui fait un peu moins laid
Le pauvre cadavre blême,
La Plieuse sans dégoût
Lave, arrange, drape, coud
Son habit pour tous le même.

« — Plieuse, va doucement,
Que j’aie encore un moment
Mon blondin au front charmant !…
Voici de la toile fine :
Fais-lui son nid bien douillet,
Afin que s’il s’éveillait
Il se crût sur ma poitrine. »

« — Plieuse, c’est mon amant
Dont tu couds le vêtement ;
Mets-y pour tout ornement
La marguerite flétrie
Qu’à mon corsage il piqua
Le premier soir qu’il risqua
Son aveu dans la prairie… »

« — Plieuse, c’est mon époux ;
Il fut fort, vaillant et doux,
Mais une mauvaise toux
L’a ployé comme une gerbe ;
Mettons-lui des habits lourds,
De la laine et du velours :
Il doit faire froid sous l’herbe !… »

« — Plieuse, c’est mon orgueil,
Que tu couches au cercueil,
Et je mourrais de mon deuil
Si celle qui m’est ravie,
En me laissant quatre enfans,
Ne m’eût dit : « Je te défends
De leur dérober ta vie ! »

« Mais, avant de recouvrir
Ce front où j’ai vu fleurir
Tant d’espérance, et mourir
La gaîté de ma demeure,
Laisse mes quatre blondins,
En baisant ces yeux éteints,
Apprendre qu’il faut qu’on meure… »

« — Plieuse, aux vieux vagabonds
Que tes soins aussi soient bons ;
Ils couchèrent sous les ponts,
Ou même à la belle étoile ;
Que leurs pauvres cœurs rouillés
Une fois soient habillés
D’une chemise de toile !

« Et si je ferme les yeux
Dans le lit de mes aïeux,
Viens à pas silencieux,
Plieuse, ma vieille amie,
Qui m’as quelquefois bercé,
Mettre sur mon front glacé
Et ma paupière endormie

« Le drap blanc si doux à voir
Que tes bras nus au lavoir
Ont battu d’un lourd battoir,
Dans l’eau vive et la lumière,
Puis, par un joyeux matin,
Séché sur les fleurs de thym,
De genêt et de bruyère. »

FRANÇOIS FABIE.