La Poésie anglaise depuis Shelley/02

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La Poésie anglaise depuis Shelley
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 1136-1168).
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LA
POÉSIE ANGLAISE
DEPUIS SHELLEY


MATHEW ARNOLD ET ALEXANDRE SMITH.


I. — Empedocles ou Etna, 1 vol. — Poems, by Mathew Arnold ; 1 vol. London, 1853.
II. — Poems, by Alex. Smith ; 1 vol. London, 1853.


Il y a un an qu’ici même, à propos des Poésies de M. Julian Fane, nous signalions l’influence toujours croissante de Shelley sur la littérature anglaise. Depuis lors des faits nouveaux sont venus constater la vérité de nos paroles, et ce qui naguère pouvait n’être que la conviction de quelques esprits osés est à cette heure une chose patente, saluée par le grand nombre avec enthousiasme, déplorée par quelques-uns, mais reconnue par tous.

Dans M. Fane, ce qui nous frappait alors, c’était de voir un membre de la plus haute aristocratie proclamer une admiration sans réserve pour Shelley, et s’intituler franchement son disciple, sans que le monde y trouvât sujet à scandale. On admettra bien qu’il y avait là de quoi surprendre quiconque se rappelait avec quel féroce acharnement le puritanisme britannique, le cant, avait poursuivi l’auteur de Prométhée s’en allant mourir exilé en Italie. Aussi chez M. Fane la tendance non moins que le talent nous intéressait, car le premier il consacrait par son nom et sa position sociale l’avènement de certaines idées dans un certain monde. Les deux jeunes poètes dont nous voudrions parler aujourd’hui procèdent de Shelley tout autant que M. Fane ; mais ils en procèdent plus naturellement, et ne font que continuer un mouvement commencé il y a dix ou douze ans. Par qui ? Ce serait difficile de le dire : un peu par Carlyle peut-être, beaucoup par l’étude plus répandue de la langue allemande, mais provoqué surtout par une de ces soudaines et vigoureuses impulsions qui, en raison de leur étendue même, demeurent toujours anonymes.

M. Arnold et M. Alexandre Smith sont shelleyistes tous les deux également, mais ils le sont à des titres bien différens. Tandis que l’un, M. Smith, représente le romantisme dans ce qu’il a de plus effréné, l’autre, M. Arnold, remonte par certains détails aux traditions classiques les plus rigoureuses. Comme s’il ne suffisait pas de la nature du talent de chacun pour motiver la différence qui existe entre leurs écrits, l’éducation première et la naissance se sont chargées de les placer aux antipodes de la vie. Mathew Arnold, lui, entre dans le monde nourri par les études les plus fortes, les plus régulières, et disposant d’assez de loisir pour pouvoir classer, coordonner et mettre librement à profit le volumineux bagage dont ses années universitaires l’ont chargé. Quant à Alexandre Smith, il n’a eu, pour développer les merveilleux dons que la nature a mis en lui, que les heures arrachées au repos et à la récréation rendus nécessaires par de longues journées d’un travail manuel incessant. Ne nous étonnons pas trop si celui pour qui toutes les difficultés du point de départ ont été aplanies est le moins poète des deux. M. Arnold, je ne l’ignore point, a toute sa vie fait des vers, et en l’année 1843 il a remporté le grand prix de poésie d’Oxford ; cependant, ou je me trompe fort, ou sa belle prose critique servira un jour à démontrer combien la forme lyrique était chose peu indispensable à son entière manifestation intellectuelle. Chez M. Arnold, on pourrait presque arriver à regarder le rhythme comme une entrave, et en voyant combien la prose s’adapte à ses idées nettes et bien ordonnées, je dirai plus, combien elle suffit à son esprit arrêté, on se demande si ce n’est pas là sa véritable forme d’expression, celle à laquelle il se fixera infailliblement plus tard. Il n’en est pas ainsi d’Alexandre Smith ; pour lui, le chant est une nécessité, et le vers est la traduction la plus naturelle de sa pensée.

M. Arnold porte du reste un de ces noms qui semblent n’avoir qu’à se produire dans la carrière des lettres pour rendre le public aussi curieux que sévère. Il est de ceux que noblesse oblige. Depuis trois siècles, aucune gloire universitaire n’a brillé en Angleterre d’un éclat aussi vif, aussi pur, que celle de son père, le docteur Arnold, dont la seule volonté a plus fait pour l’instruction publique chez nos voisins que n’auraient pu accomplir cent volumes d’actes de parlement et cent prêches des ministres de l’église. Mort à quarante-sept ans, dans la plénitude de son influence et de sa renommée, il y avait chez lui l’ardeur au travail et la simplicité d’un scholar du temps de Jeanne Gray unies à une activité sans trêve et à cette gravité anxieuse qu’impose au lutteur du XIXe siècle le sentiment de sa responsabilité[1]. Que d’importantes choses où Arnold a été le premier ! C’est à lui qu’on doit l’introduction de l’étude des langues modernes dans l’éducation des jeunes gens, c’est lui qui porta le premier coup de hache à tout le vieux système d’enseignement. Le premier il démolit les conventions, acceptées jusqu’alors, de l’histoire ancienne, et révéla Niebuhr et les Allemands à ses compatriotes. Le premier il exigea une tendance pratiquement morale dans les études, et prépara les jeunes gens sous ses ordres à être, non pas des « païens plus ou moins académiques, » mais, selon sa propre expression, » des chrétiens et des gens comme il faut. » Pas un événement ne se passe dans le monde politique sans que le docteur Arnold y prenne part par la plume ; combien de brochures, de pamphlets, d’articles dans la Revue d’Edimbourg témoignent de l’influence active exercée par celui dont la moitié du pays disait : » Quel dommage qu’un homme fait pour gouverner un état ne soit que grand-maître [head-master) d’un collège ! » Voué à la défense des idées libérales, jamais l’enthousiasme le plus exalté ne l’entraîna hors des voies de la modération, et son esprit de justice fut cause que nul parti ne voulait de lui, tandis que tous subissaient à l’occasion son ascendant. Peut-être le docteur Arnold était-il un homme de génie ; à coup sûr c’était un très grand homme, et par le caractère et par l’influence qu’il exerça sur l’opinion publique. Malgré le nombre de volumes qui portent son nom, ses Sermons, son Histoire de Rome, son Thucydide et tant d’autres travaux épais, dont chacun fut un acte et atteignit son but, le docteur Arnold a l’immense honneur d’avoir encore plus formé d’hommes qu’il n’a fait de livres, et d’avoir pendant treize ans (de 1828 à 1841) préparé les voies à la génération actuelle.

« L’humanité s’avance en spirale, » disait Goethe. Eh bien ! dans cette marche ascendante Shelley se superpose à Shakspeare, et les jeunes intelligences de notre temps en Amérique et en Angleterre dérivent de Hamlet à travers Adonaïs et la Sorcière de l’Atlas. Alexandre Smith, par exemple, réfléchit exclusivement le rayon shakespearien tel qu’il se montre à travers les Cenci, Julian et Maddalo, et les tentatives trop rares, mais si heureuses de Shelley dans le domaine de la réalité. Mathew Arnold, en fait de poésie (nous aborderons plus tard la question de la critique littéraire), a surtout de Shelley ce que celui-ci tenait des Grecs, l’amour du beau, la pureté de la ligne, l’art en un mot. Au point de vue philosophique, ni l’un ni l’autre ne seraient shelleyistes, si le préjugé vulgaire sur l’irréligion de Shelley pouvait conserver encore quelque crédit. C’est là, d’ailleurs, nous l’espérons, une de ces méprises populaires destinées à céder aux sentimens plus tolérans et surtout plus éclairés de notre siècle.

Que l’on compare un moment l’opinion des contemporains de Shelley à celle des générations actuelles, on verra clairement quel chemin a fait l’esprit anglais depuis cinquante ans. L’analyse des qualités distinctives du génie de Shelley expliquera clairement aussi à quelles tendances générales correspond aujourd’hui le tardif développement de son influence. Les plus avisés parmi les contemporains de Shelley ont commencé par ne voir dans l’ivresse de Dieu du chantre d’Alastor qu’un manque absolu de foi. Remarquez la complète erreur de Byron à son égard : « Encore un qui s’en va, et à l’égard duquel le monde se trompait méchamment, stupidement, brutalement ! » -Telles sont les paroles par lesquelles le barde de Newstead annonce la mort de Shelley à ses amis d’Angleterre ; mais lui, pas mieux que les autres, ne voyait où et comment on se trompait, surtout il ne soupçonnait point En vertu de quelle force le génie de Shelley détruirait un jour l’erreur et ramènerait à lui toute une génération nouvelle. Esprit essentiellement léger, Byron s’arrêtait volontiers à la surface en toute chose, et n’éprouvait aucune difficulté à croire à l’athéisme chez une nature inquiète qui cherchait toujours, et toujours demandait à la pensée des hauteurs plus sublimes, « Un grand poète athée ! voilà sans doute un singulier phénomène ! » dit M. Villemain parlant d’une des gloires de l’antique Rome : mais ce phénomène ne choquait pas un des seuls véritables voltairiens qu’ait jamais compté l’Angleterre. L’auteur de Manfred était de ceux pour qui impiété et progrès sont des termes synonymes, et il ne lui eût en rien répugné d’admettre que le siècle, devenant plus éclairé, c’est-à-dire plus incrédule, put ériger en idole le chantre de Queen Mab ; mais que ce fût le contraire qui dût arriver, que le nom de Shelley, banni de la conversation même de ceux qui s’intitulaient les honnêtes gens, dût, vingt ans après sa mort, servir de cri de ralliement à toute une jeunesse fervente et sérieuse, et s’inscrire en tête d’ouvrages pleins de mystiques aspirations, voilà certes ce que Childe-Harold ne devinait guère. La date y est bien aussi pour quelque chose. On était en 1822, et ceux qu’on nomme aujourd’hui des panthéistes, on les appelait alors athées, faute de mieux.

L’erreur capitale commise à l’égard de Shelley par le monde de son temps se trouve dans ce mot de matérialiste qu’on lui appliquait, et ici Byron se trompait pour le moins autant que ceux qu’il accuse de malveillance et de stupidité. Tous ne voyaient dans le poète de Prométhée qu’un disciple de Lucrèce, de cet esprit de négation systématique que l’infini n’attire point, et que nul sentiment instinctif vainqueur de la raison même ne défend contre l’idée avilissante du néant. Or Shelley en tout ne cherche, lui, que l’illimité ; ce qui cesse l’attriste, et la notion du non-être l’épouvante. Il a cela de commun avec toutes les âmes religieuses, que la terre ne lui suffit pas, et qu’il n’est en rapport avec elle ni par ses joies ni par ses peines ; toutes ses facultés tendent ailleurs. Comparez-le maintenant à l’épicurien Lucrèce !

Excelsior ! voilà le vrai nom de Shelley, c’est son disciple Longfellow qui l’a trouvé[2]. Et qui ne serait frappé de sa ressemblance avec cette forme lumineuse qui monte toujours et à laquelle les plis flottans de sa mystique bannière semblent servir d’ailes ? Excelsior ! c’est la devise de la jeune génération anglo-saxonne, dont Shelley est à la fois le précurseur et le type. Savoir pour croire, c’est le but de cette course perpétuellement ascendante que rien d’humain n’entrave, et à laquelle la mort seule met un terme. La nuit tombe et cache les hautes cimes des Alpes. La voix du vieillard avertit le voyageur du danger ; la jeune fille l’invite à se reposer chez elle, — mais toujours il monte, bravant les ténèbres, méprisant le conseil, fuyant la volupté. — À chaque avertissement et à chaque prière, on entend de plus en plus éloignée, de plus en plus faible, cette réponse : Excelsior ! Et le matin les premiers rayons du soleil tombent sur un cadavre enseveli dans la neige ; « sa main de glace tient encore le drapeau où se lit le mot mystérieux : Excelsior ! » Comme on peut reconnaître Byron dans l’Euphorion de Goethe, quiconque a l’habitude du monde poétique retrouvera dans le nocturne voyageur de Longfellow l’illustre noyé de la Spezzia.

Ce qui étonne tout d’abord quand on se prend à étudier l’influence exercée par Shelley sur la jeune école anglaise, c’est d’avoir à constater que, peu croyant lui-même, il soit le chef d’une race éminemment attirée par la foi, sinon déjà tout à fait croyante. Cependant, en y regardant de près, l’étonnement disparaît. Il y a dans Shelley un tel luxe de qualités chrétiennes, que l’absence de foi vous choque moins encore du point de vue moral que du point de vue intellectuel et plastique. À l’entière harmonie de cette belle nature on sent que les croyances religieuses manquent, et que pieuse elle serait plus vraie, qu’on me passe l’expression, plus identique avec elle-même ; — il y a de l’inachevé là-dedans. Shelley est incomplet parce qu’il est incrédule. « On ne se rappelle pas assez, dit la veuve du poète dans sa préface de l’édition complète des œuvres de son mari, que Shelley est mort à vingt-neuf ans, que le calme de la maturité n’a point succédé chez lui à la véhémence de la jeunesse, et que le temps ne lui fut pas donné pour se compléter par certaines vertus. » Or ce qui manque à Shelley vivant, sa descendance se charge de le donner à Shelley mort. Il trouve son véritable sens dans son école, et ses disciples le complètent plus encore qu’ils ne le continuent. Un des traits distinctifs de la jeune génération anglaise, c’est l’absence d’orgueil, seule barrière infranchissable entre l’homme et Dieu. Les représentans de cette génération ne sont pas des destructeurs, mais des curieux ; graves et enthousiastes à la fois, idolâtres du vrai dans ses manifestations isolées, ils s’en servent comme d’autant de degrés pour remonter vers le vrai absolu, et ne reconnaissant qu’un seul néant, celui de la vie, ils se retournent les bras tendus vers l’ impénétrable en jetant du fond de leur obscurité cette prière : « De la lumière ! encore de la lumière ! » parole suprême du dernier des Titans, de Goethe.

« De la lumière ! » c’est le cri du siècle entier ; mais nulle part il n’a trouvé d’aussi retentissans échos qu’en Amérique et en Angleterre. Les mêmes tendances se rencontrent partout, et partout à côté de la devise mystique excelsior pourrait s’imprimer le mot earnestness, qui désigne le mélange d’activité propre à la génération nouvelle. À l’opposé de ce qui se passait du temps de ces brillans viveurs dont Byron était l’Homère, l’ironie, déversée alors sur tout ce que l’esprit humain ne saisissait pas, se réserve maintenant pour les humaines puérilités seules, pour les ambitions matérielles, les mécomptes de vanité, tout ce qui en un mot ressort du positivisme de la vie ou tient aux étroites conventions sociales. Le respect de ce qui ne s’explique pas est au contraire poussé à sa dernière limite par l’école actuelle ; toute conviction comme tout effort est en honneur chez elle. « Tu as encore le défaut de la moquerie, dit quelque part Alexandre Smith ; réfléchis-y bien, celui qui ose mépriser un seul espoir humain, ou l’aspiration réelle d’un seul cœur, s’éloigne d’autant de Dieu, l’amour universel. » Le ton irrévérencieux d’il y a vingt-cinq ans est, on le voit, déjà bien loin. Cette passion du sérieux, cet earnestness est la commune marque de tous, de Carlyle et de Tennyson, des Browning et de Longfellow, d’Emerson, de Hawthorne, de Tupper, d’Alexandre Smith. Chez tous se trouve également cet esprit de renoncement aux biens de la terre, cette ardeur à la découverte, ce culte de l’activité, cette soif, cette avidité du vrai.

« Le commun lien de tous, dit M. Arnold, c’est qu’à travers n’importe quelle diversité d’opinions ou de croyances spéciales, tous se sont affranchis au même degré de l’esprit mondain. »

Whose one bond is, that all have been
Unspotted by the world.

En effet, de ce côté-là Shelley est accessible à tous : républicains et absolutistes, spinosistes ou catholiques, tous peuvent l’aborder, à la condition de savoir s’immoler au triomphe d’une idée, et de chercher le vrai avec ferveur. « Shelley aimait le vrai avec la passion d’un martyr, dit sa femme, et toute heure le trouvait prêt à y sacrifier sa fortune, sa position et les affections les plus chères même de son cœur. » C’est cette puissance de conviction, cette élévation du caractère jointe à l’éclat du génie, qui constituent Shelley un chef d’école. Ajoutons aussi à ces qualités, qui pourraient lui attirer des disciples partout, que pour l’Angleterre spécialement une raison tout individuelle, toute nationale met Shelley à la tête du monde littéraire : c’est l’incomparable beauté dont il a su parer la langue.

Le nationalisme d’un écrivain constitue l’individualité de son œuvre, et la preuve, c’est qu’il n’existe aucun esprit assez grand pour avoir ouvert de nouveaux horizons à l’intelligence humaine, qui ne soit en même temps célèbre comme le réformateur de sa propre langue. Or, pour m’en tenir à la langue anglaise en tant qu’idiome tirant, ses richesses de lui-même, sans rien emprunter à ses voisins, quels sont les maîtres ? Deux noms seuls peuvent être prononcés toujours, Chaucer et Shakspeare ; depuis ce dernier, rien ; de très beaux diseurs, des penseurs profonds, mais qui, comme écrivains nationaux, sont presque nuls ; des gens qui faussent la langue, la détournent de sa vraie voie, la faisant mendiante d’autrui et infidèle à son génie. Shelley le premier la ramène à la conscience d’elle-même, et verse dans sa veine appauvrie une sève jeune et féconde parce qu’elle est homogène. Qu’on soit Shelleyiste ou non par le fond des idées, il est impossible de nier que, sous sa plume, la langue anglo-saxonne pure n’atteigne à l’apogée de sa puissance. On ne saurait concevoir l’expression arrivant à une plus éblouissante Splendeur. Ce n’est donc pas, — et je ne saurais trop le répéter, — ce n’est pas seulement par la hardiesse et la profondeur de ses idées que Shelley est devenu le maître de l’école actuelle, « celui de qui notre génération a tout appris, » pour me servir d’un mot de M. Julian Fane ; c’est parce qu’il donne le dernier et le plus puissant essor au sentiment national, qui voulait, depuis longues années, se faire jour. Disons-le, quelque étonnement que cela puisse causer à certaines gens, et quelques conventions séculaires que cela renverse : Shelley est Anglais par tous les côtés de son génie, à l’homogénéité de ce génie avec celui de la nation même il doit l’influence suprême qu’il exerce, et c’est parce qu’il est Anglais qu’il touche désormais à la plénitude de sa gloire.

Ce qui au besoin prouverait la souveraineté du génie de Shelley, c’est que nulle part vous n’échappez à son action, et qu’il exerce une domination égale par les attributs les plus contraires. Avant lui et avant Carlyle, lequel (à son insu peut-être) est un de ses plus puissans interprètes, l’esthétique pouvait passer pour un mot vide de sens en Angleterre. Pope, Dryden et bien d’autres entendaient sans doute l’art à merveille, mais du point de vue matériel seulement, tandis que l’esthétique en veut à l’âme de l’art, à sa partie immatérielle, divine. Shelley, comme ses ancêtres les Grecs et leurs descendans les Allemands, s’attache passionnément à cette étude des principes immortels de tout art. De Platon et de Phidias il va droit à Jean-Paul et à Goethe, ivre de la beauté partout et toujours, mais reconnaissant bientôt qu’elle n’est point en dehors du vrai, et que l’idée et la forme, ainsi que la fleur et sa tige, sont et demeurent indivisibles.

C’est avec intention que nous venons de rappeler les qualités distinctives du génie de Shelley, — le sentiment de l’idéal et le sentiment de l’art. Nous pourrons mieux préciser ainsi les rapports qui unissent les disciples au maître. Avec M. Arnold en effet, c’est l’esthétique de Shelley qui se continue ; avec M. Smith, c’est son lyrisme qui renaît. Voyons d’abord quelle est la part de M. Arnold dans cette réaction littéraire.

En tant qu’esthéticien, Shelley n’a point de disciple plus distingué que M. Arnold. L’auteur d’Empédocle est en poésie ce que sont en peinture ces intolérans adorateurs de la ligne pure qui devant la trop exacte reproduction de la vie se voilent la face, et condamnent la couleur comme une impiété. Ainsi que ses confrères les préraphaëlistes, c’est un dogmatique bien plus qu’un sectaire. La très remarquable préface qu’il a imprimée en tête de son dernier volume contient sa poétique tout entière, formulée de la façon la moins conciliante et bien faite en effet pour exciter la colère du monde littéraire et de la presse. C’est bien aussi un peu ce qui est arrivé. « Que M. Arnold n’accuse personne d’outrecuidance tant que son agressive préface [his pugnacious préface) sera là ! s’écrie un des plus habiles critiques de Londres[3]. Et qu’est-ce à dire ? ajoute-t-il plaisamment. Parce qu’on admire les Memnons et les sphinx, s’ensuit-il qu’on doive jeter par la fenêtre toutes ses porcelaines de Saxe ? Que les pyramides soient sublimes, à la bonne heure, mais toute architecture ne doit point nécessairement les prendre pour modèles, et la grandeur d’Eschyle n’impose pas à tout poète l’obligation de marcher sur ses traces. » Eschyle ! voilà le grand mot lancé. L’antiquité grecque, voilà la préoccupation unique, préoccupation, il faut l’avouer, que partagent bien Goethe et Shelley, mais qui ne les domine pas, eux, les maîtres.

Si l’on rassemblait en un petit volume certains commentaires de Shelley sur ses propres œuvres et toutes les préfaces dont il les a fait précéder, on aurait un des plus charmans traités d’esthétique qu’il y ait au monde, et sous bien des rapports la préface de M. Arnold s’imprimerait à côté, qu’elle n’y ferait pas tache ; je ne trouve pas de plus bel éloge à lui donner. Remarquable par la verdeur de la discussion, cette préface a été une sorte d’événement littéraire en Angleterre. Malheureusement on peut y signaler plus d’un point de vue contestable. Les doctrines qu’elle proclame ne tendraient à rien moins, selon nous, qu’à fausser le vrai sentiment de l’antiquité classique, et à réduire les écrivains de nos jours au rôle d’imitateurs. M. Arnold, ainsi que tant d’autres qu’il serait facile de nommer, part du principe qu’en dehors des Grecs rien n’est grand. Il ne voit pas que de leur vérité seule vient leur grandeur avec son inséparable compagne, la simplicité, et que plus nous les imiterions, moins nous aurions la chance ; de leur ressembler.

« Achille, Clytemnestre, Didon ! dans quel poème moderne, demande M. Arnold, trouvons-nous, — nous, les hommes des temps nouveaux, — des personnages aussi pleins d’intérêt que ces figures d’un temps à jamais passé ? Je l’affirme sans crainte, Hermann et Dorothée, Jocelyn et Childe-Harold laissent le lecteur froid comparativement à l’effet que produisent sur lui les derniers livres de l’Iliade, ou l’Orestie, ou l’épisode de Didon. Et pourquoi ? Uniquement par la raison que l’action, dans ces trois derniers cas, est plus grande, les personnages plus nobles, les situations plus sublimes. » M. Arnold se trompe, et si les grandes figures de l’antiquité sont parvenues jusqu’à nous, c’est en vertu de la grande puissance du souffle vital qui les animait ; elles sont mortes aujourd’hui, car elles ne sont plus vraies, mais elles ont vécu, tandis que ce qui les imiterait, étant faux, serait mort-né. M. Arnold fournit lui-même un argument contre son opinion en citant l’Hermann et Dorothée de Goethe. Oui, ce beau poème laisse le lecteur parfaitement froid ; mais pour quelle raison, s’il vous plaît ? C’est que le parti pris du retour aux traditions classiques y est trop visible, et ce parti pris n’a réussi à personne. Dans l’Evangeline de Longfellow par exemple, le vers homérique n’a servi qu’à refroidir une inspiration dont la verve paraissait indomptable, et à rendre maniérées des allures dont la liberté faisait à la fois la grâce et la puissance.

Si maintenant nous laissons de côté l’esthéticien pour arriver au poète, force nous sera d’avouer qu’en tant que narrateur exposant purement et simplement une succession de faits dans toute leur sécheresse et sans commentaire aucun, M. Arnold, par l’application rigoureuse de son système, trouve parfois des effets dramatiques incontestables. Nous n’en voulons pour preuve que la pièce intitulée Sohrab et Rustum, par laquelle s’ouvre son dernier volume.

Sur les bords de l’Oxus campent les deux armées rivales des Tartares et des Persans. Parmi les premiers s’élève un jeune héros de race ennemie, lequel, longues années auparavant, lorsque la guerre ne divisait pas encore les deux peuples, fut envoyé par sa mère sous la tente du roi Afrasiab pour le soustraire à son père, le glorieux Rustum, qui voulait sans doute le consacrer à son sanglant métier. Rustum est le roi Arthur des Persans, celui dont le nom vaut une victoire, et à qui sa tremblante épouse a fait croire qu’un enfant lui est né du sexe féminin, lui la quittant, Rustum lui a laissé un cachet mystérieux, une pierre précieuse portant l’empreinte d’un griffon, et l’a chargée d’en faire marquer au bras droit l’enfant qui doit bientôt naître. C’est aussi ce qu’elle fait ; mais la crainte des instincts guerriers du père la pousse à confier son fils aux soins d’un prince allié, et à annoncer à son époux absent la naissance d’une fille. Seize ou dix-sept années s’écoulent, et la guerre retient Rustum loin de ses foyers ; mais en attendant, le roi Afrasiab, d’allié qu’il était, est devenu l’ennemi des Persans, et le jeune Sohrab est l’espoir de son armée. Ce dernier connaît le secret de sa naissance, et chez lui le culte du nom et des exploits paternels s’exalte à un tel point, qu’il ne veut se présenter devant Rustum et lui révéler qui il est que lorsque de grandes actions lui auront valu un grand renom. Or, le jour où s’ouvre le récit, l’idée vient à Sohrab de proposer un combat singulier, à la façon des héros d’Homère, à celui que voudront nommer les Persans pour champion. « Ainsi, dit-il au vieux Peran-Wisa, son confident, la fortune pourra se décider pour l’un ou l’autre camp, sans coûter la vie à tant de braves, et si je suis vainqueur, l’écho de ma gloire atteindra jusqu’aux oreilles de mon père, de Rustum, si éloigné qu’il soit. » Le défi est porté, et le trouble règne dans le camp persan, quand le bruit se répand sourdement que Rustum lui-même, l’invincible, est arrivé pendant la nuit, et que la défaite des Tartares est assurée. Cependant Rustum ne consent à se mesurer avec un seul adversaire qu’à la condition de garder l’incognito le plus strict. « Ce serait trop d’honneur pour un enfant tartare, dit-il, que de savoir que Rustum daigne se battre avec lui. » Dès lors tout s’arrange, et Sohrab entre en champ clos vis-à-vis d’un inconnu. À la vue de cet enfant, « semblable à un jeune cyprès qui, grand, élancé, droit, jette son ombre la nuit sur l’herbe blanchie par la lune, » Rustum se sent pris de pitié : « Jette ton glaive, dit-il ; quitte ton peuple, et viens que je t’adopte ; sois pour moi le fils que le ciel m’a refusé. » À cette voix que jamais il n’a entendue, et qu’il reconnaît pourtant, Sohrab se précipite au-devant de son adversaire et le conjure d’avouer qu’il est lui-même Rustum. Le guerrier persan se méprend à ces paroles, il s’imagine que le Tartare, « rusé comme ils le sont tous, » cherche à le faire tomber dans quelque piège, et répond aux supplications de Sohrab par une insulte. La lutte commence, et, par son agilité de couleuvre, l’enfant a longtemps le dessus sur le colosse. Prompt à se dérober, il a évité les coups de son ennemi, tandis que de son épée il enlève au casque de celui-ci son signe d’honneur, son panache flottant. Grande est la fureur du terrible capitaine. Au moment où par la force d’un second coup l’épée de Sohrab se trouve brisée entre ses mains, le Persan, hors de lui, invoque pour ainsi dire sa propre gloire et crie : « Rustum me soit en aide ! » Ce mot est le dénoûment ; mais ici laissons parler le poète.


« Rustum releva la tête : ses terribles yeux flamboyèrent, et il brandit sa lance menaçante. — Sohrab entendit le cri et demeura frappé de surprise. D’un pas il recula, et d’un œil ébloui regarda celui qui s’avançait, puis s’arrêta stupéfait ; alors glissa de son bras son bouclier protecteur, et la lance lui transperça le flanc. Il chancela et s’affaissa sur le sol. Les ténèbres se dissipèrent, le vent tomba, et le soleil reparaissant chassa tous les nuages. — Les armées rivales purent alors voir les deux, et elles virent Rustum debout, se tenant sur ses pieds, et Sobrab, blessé, couché sur le sable sanglant. »


J’ai traduit mot pour mot, car ce style nu me semblerait mal s’accommoder d’un ornement quelconque. S’il y a de la sécheresse, il y a aussi une incontestable énergie et un profond sentiment du drame. — Plus loin, ces mêmes qualités ne font que se développer davantage, et rarement la réalité a été mieux, je ne dirai pas dépeinte, mais reproduite par l’art que dans la scène où Rustum et son fils se reconnaissent. L’idolâtrie de l’enfant pour le père, subsistant lors même qu’il se sent mourant de sa main, a quelque chose de profondément touchant, et le désespoir contenu de Rustum exprime mieux que ne le feraient les phrases les plus échevelées le néant de son existence future. Sohrab, d’une voix mourante, demande grâce pour les Tartares sous les tentes desquelles il a été élevé : « Qu’ils repassent le fleuve en paix ! répond le héros, dont jusqu’ici les combats ont été la vie, — que ferais-je maintenant de la guerre ? j’ai assez tué. » - l’agonie de l’enfant est douce ; vaincu par la douleur de sa blessure, il en retire le fer, et le sang coule, mais avec le sang s’échappe la vie. Cette fin du poème mérite d’être citée en entier :


« Sa tête se pencha, ses membres se détendirent ; blanc, immobile, il resta gisant sur la terre ; blanc, et les paupières closes, sinon quand un effort le ramenant à la vie les lui faisait entr’ouvrir pour tâchée de fixer un dernier doux regard sur son père. — Mais à la fin toute force cessa d’être, et de son corps, lentement, malgré elle, l’âme s’en alla, regrettant sa chaude demeure, et sa jeunesse, et le monde enchanteur.

« Là, sur le sable ensanglanté, s’étendait Sohrab mort. Rustum abaissa sur son visage son manteau de cavalier, et se tint près du cadavre de son fils. Comme les royales colonnes de granit noir élevées par Giamschid pour soutenir son palais à Persépolis roulent maintenant renversées, brisées, parmi la ruine de tout ce qui les entourait, — ainsi parut Rustum étendu sur le sable près de son fils.

« La nuit descendit sur la vaste plaine, sur les deux armées ennemies et sur ce couple solitaire, enveloppant tout d’obscurité, tandis qu’avec la nuit sortit de l’Oxus une froide et épaisse brume. Bientôt s’éleva un murmure confus, comme d’une grande foule d’hommes, et des feux brillèrent à travers le brouillard, — car à cette heure les deux armées rentrèrent sous leurs tentes et prirent le repas du soir, — les Persans vers le midi sur la dune, les Tartares aux bords du fleuve même, — et Rustum et son fils demeurèrent seuls.

« Mais la majestueuse rivière continua de rouler ses flots, passant des bruits et des brumes de ces terres basses aux pures clartés des froides étoiles, et s’en allant joyeuse par les silencieux déserts du Khoraçan. Droit va le fleuve au nord, vers l’astre immuable, — plein, brillant, profond, jusqu’à ce qu’à Orgunjè les sables empiètent sur ses eaux et compriment son courant, le. forçant longtemps à se traîner sur des lits de cailloux et à travers d’impénétrables jonchères. — L’oxus ! — oubliera-t-il, voyageur harassé, son berceau caché dans les hautes montagnes ? — Mais bientôt s’entend le mugissement des vagues, et vaste, calme, étincelante, s’ouvre enfin devant lui la plaine liquide vers laquelle il tend toujours, et d’où les étoiles fraîchement baignées s’élèvent pour mirer leurs rayons d’or dans les ondes de la Caspienne ! »


Il y a certainement de l’habileté à entourer le fait principal de pareils accessoires, et on ne refusera pas de la grandeur poétique à l’idée de placer ainsi l’immense douleur du père pleurant l’enfant qu’il a tué entre deux indifférences également grandes : celle de l’humanité, qui s’agite et s’amuse, quels que soient les chagrins des siens, et celle de la nature, dont toutes les douleurs humaines réunies ensemble ne parviendraient pas à troubler l’éternelle sérénité.

Dans un autre poème de M. Arnold, — placé encore plus haut par certains critiques anglais que celui que je viens de citer, — dans Tristram et Iseult, je retrouve également cette préoccupation de l’immuable quiétude du monde inanimé vis-à-vis des déchiremens du cœur humain ; mais ici le récit des faits se complique d’un certain lyrisme, et l’inspiration ne se laisse pas toujours dompter comme dans l’exemple que l’on vient de voir. Le grand tort de narrations pareilles à Sohrab et Rustum, quelque dramatiques qu’elles soient, c’est d’écarter l’absolue nécessité de la forme lyrique. Là où les faits seuls parlent si éloquemment, il suffit à l’écrivain de les indiquer. Qu’on se rappelle les vingt lignes dans lesquelles M. de Chateaubriand raconte la nouvelle de la mort de l’empereur de Russie Alexandre apportée à sa mère au milieu de l’office divin : rien de plus émouvant que ce récit, qui démontrerait, à défaut de tant d’autres exemples, combien la prose la plus concise, quelques-uns diraient la plus réelle, suffit à toutes les exigences poétiques d’un fait frappant par lui-même.

Le poème de Tristram et Iseult échappe à cet ordre de narrations pures et simples. Le fait qui le régit dans son ensemble appartient au passé, et ce qui est livrer à l’appréciation du lecteur ressort du monde des idées et des sensations plutôt que d’un acte défini. L’incident principal dominant moins l’œuvre, on conçoit que l’auteur devienne forcément plus expansif, et cherche par le lyrisme à exciter autour du sujet un intérêt que cette fois on aurait quelque peine à trouver dans le sujet même.

Quelques années avant le moment choisi par M. Arnold pour l’action de son histoire, la belle Iseult d’Irlande est envoyée sous la garde du preux chevalier Tristram à la cour du roi Marc de Cornouailles, auquel on destine sa main. Pour assurer à jamais le bonheur des deux époux, la mère d’Iseult remet à sa fille un flacon d’or contenant un breuvage dont la princesse ignore la puissance, mais qui, bu par elle et par le roi Marc (ainsi que n’a pas manqué de le spécifier la vieille reine irlandaise), doit les rendre amoureux l’un de l’autre jusqu’à la fin de leurs jours. Pendant la traversée, il prend envie à Iseult de goûter de la liqueur préparée par sa mère et d’en offrir par courtoisie à Tristram. On devine le reste. La princesse Iseult devient reine de Cornouailles, mais un lien de flamme unit son cœur à celui du malheureux chevalier, qui pour un regard d’elle est prêt à braver mille morts. Cependant un jour la découverte de son secret paraît imminente, il y va de l’honneur de la reine, et Tristram s’exile ; mais nulle part il n’échappe au souvenir de celle qui, de loin comme de près, le possède corps et âme. Une autre Iseult, la princesse de Bretagne, Iseult aux blanches mains, « la plus douce chrétienne qui fut jamais, » aime le chevalier errant, et par reconnaissance il l’épouse. Des années s’écoulent, et un jour Tristram est rapporté blessé dans son vieux donjon au bord de la mer. À ce moment s’ouvre le poème : Tristram, miné par la souffrance, est couché sur son lit, près d’une croisée donnant sur l’océan. La pluie fouette les murs, le vent gémit tristement, et aux rares rayons de la lune on découvre parfois un bateau de pêcheur luttant contre la violence des flots. Une seule lampe éclaire la chambre du malade près duquel veillent son page et son chien de chasse. Devant l’âtre se tient une forme féminine dont les rouges lueurs du feu révèlent l’attitude morne et découragée. « Qui est-ce ? demande le malade tout bas au page. — Iseult, répond celui-ci. — Pas l’Iseult que j’attends ! » soupire Tristram, et il se retourne dans son lit. Il a envoyé chercher la reine de Cornouailles, et chaque minute renouvelle pour lui des alternatives de crainte et d’espoir. Sa fièvre le fait revivre dans les différentes phases du passé où son fatal amour a le plus triomphé de sa raison ; il traverse la mer avec Iseult ; ils boivent à la coupe empoisonnée ; épouse et reine, il la voit fuyant les splendeurs de son palais pour venir le rencontrer au fond de quelque verte clairière des bois. Puis, séparé d’elle plus tard, il revoit les champs de bataille où il a combattu ; mais « à travers les épées et les lances brillait toujours ce visage adoré, » et à la guerre avec le roi Arthur comme auprès de Lancelot à Joyeuse-Garde, toujours ce même souvenir le poursuit : « Iseult ! » C’est par ce mot que se termine chaque accès de délire, et Iseult, l’épouse, ne se retourne point ni n’accourt, car elle sait que dans la bouche de Tristram ce nom désigne une autre femme.

Tout d’un coup cependant le blessé se ravise. « Il est temps de cesser ta veille, dit-il doucement à la princesse. Va, repose-toi, dors auprès de tes enfans. » Dans une tour éloignée, l’humble et patiente femme contemple tristement deux enfans couchés dans le même berceau, « pauvres petits oiseaux abrités par le même nid. » Elle note avec amour chaque mouvement de leurs petites mains étendues sur la blanche couverture, et se demande quels rêves animent ce sommeil d’ange. « Voient-ils leurs recoins favoris du bois illuminés à cette heure par la lune comme des palais de fées, et à chaque rouge feuille des chênes un diamant pendu par la pluie ? ou, plus loin encore, au-delà des arbres étincelans, voient-ils les landes étendre leurs grandes nappes blanches jusque dans le cœur de la Bretagne ? ou bien sont-ce les ondes sonores de la mer qui les attirent ?… Mais non, ce qu’ils voient en songe est plus beau que tout cela. » Et la tendre Iseult se met à penser, elle, à tout ce qui eût pu rendre sa vie douce et brillante ainsi qu’un rêve d’ange. Comme tantôt devant l’âtre, maintenant près du lit de ses enfans, elle s’abîme dans le sentiment de son existence incomplète. Un bruit soudain la tire de sa rêverie. « Quelles voix résonnent de la sorte dans l’air calme de la nuit ? Que sont ces lumières dans la cour, ces pas sur l’escalier ? » Qui peut ainsi troubler la solitude de ce vieux château au bord de la mer, si ce n’est celle qui en a détruit la paix, l’autre Iseult, la reine de Cornouailles, la maîtresse si ardemment appelée de Tristram ? Déshonorée à jamais, fugitive, elle a répondu à l’appel de son amant, et la voilà ! — « Des flambeaux ! des flambeaux ! s’écrie Tristram, que je la voie, cette orgueilleuse reine !… Ah ! cruelle, enfin tu viens, toi que j’ai tant attendue, pour qui j’ai combattu la maladie nuit et jour ! » l’amertume du chevalier rencontre chez Iseult de Cornouailles une douceur de dévouement sans bornes, l’humilité de la femme aimante et déchue. Lorsqu’à la fin Tristram s’avoue son bonheur à lui-même, toutes ses forces sont épuisées. « Oui, murmure-t-il, je suis heureux, tu es là, là pour toujours, mais pour te dire tant de choses dont mon cœur est plein, je sens que la respiration me manque… Viens plus près, penche-toi sur moi… un dernier baiser… »

Il meurt, et dans cet embrassement suprême les deux âmes confondues quittent la terre ensemble :


« De son amant elle presse encore les mains. — sa tête repose sur le lit, — sur les draps blancs ses longs cheveux noirs se répandent comme des flots, et dans leurs tresses se voient des perles pareilles à de blanches étoiles, — sur ses bras étincellent encore les mêmes riches bracelets d’or que hier au soir elle portait au palais de son époux, dans la salle de festin de Tyntagel… L’air de cette nuit de décembre est froid autour de ces amans sans vie, et n’agite plus désormais que la lourde tapisserie des murailles. — Là se voit un chasseur avec ses chiens, un chasseur au milieu d’arbres verts. — D’un œil égaré il interroge tout ce qui l’entoure, et semble se dire : « Où suis-je ? Quel endroit est ceci ? Qui sont ceux-là ? Cette dame agenouillée et ce pâle chevalier étendu sur ses oreillers comme une statue sur une tombe ? — Puis cette chambre éclairée, et la mer qu’on distingue par les fenêtres,… qu’est tout cela ?… Quelque sort m’est-il donc jeté ? et moi et ma meute, au lieu de la verte forêt, nous a-t-on endormis dans quelque tour battue par les vagues ? Ce seigneur là-bas dort, et la dame à ses côtés prie. — Chut, mes fanfares de chasse ! « -… Voyez se hérisser le sanglier au fond de sa bauge, — les chiens féroces humer l’air avec furie. Encourage-les de la voix, chasseur ! — Sans crainte, fais résonner ton cor le long des bois, — tu n’éveilleras nul dormeur ici. — Ceux que tu vois ne bougeront plus, — ils sont froids, froids comme les amans qui ont vécu et se sont aimés il y a mille ans. »

Les qualités poétiques chez M. Arnold sont en raison inverse de sa persistance à imiter les anciens. En suivant son système, nous l’avons dit, il trouve parfois de beaux effets dramatiques, mais qui n’appartiennent pas plus au domaine de la poésie proprement dite que le magnifique récit de la mort de Turenne dans Mme de Sévigné. Au contraire, quand il ne se raidit pas contre l’influence de son temps et qu’il consent à devenir lui-même, il est fort souvent incontestablement poète, par l’harmonie, par le mouvement, surtout par l’éclat et l’heureux arrangement de ses épithètes, c’est aussi par cette dernière qualité qu’il se rattache directement à Shelley et à toute l’école anglo-saxonne. « Il y a, dit l’auteur de Prométhée, une nécessaire ressemblance entre tous les écrivains d’une même époque ; ils ne sauraient échapper à la commune influence créée par une combinaison infinie de circonstances, toutes plus ou moins particulières à leur temps, — quoique chacun d’eux coopère pour sa part à la formation de cette espèce d’atmosphère générale. Ford et Shakspeare, par exemple, — aucun des deux n’imite l’autre, et leurs traits de ressemblance frappans naissent de l’inévitable pression exercée sur eux par leur siècle. C’est là une influence à laquelle ni le plus chétif écrivain, ni le génie le plus sublime ne saurait se soustraire ; — quant à moi, je n’ai pas même cherché à la fuir. » Pour ce qui le regarde, Shelley y met trop de modestie, car véritablement aucune partie de son génie n’a jamais subi une influence quelconque ; de son temps, il reste seul, — absolument seul, — et commence à frayer le passage que d’autres suivront un quart de siècle plus tard. Sa théorie n’en est pas moins vraie pour ce qui concerne les talens de second ordre, et j’appelle ainsi tous ceux qui ne se rangent pas dans le très petit nombre de révélateurs dont à de rares intervalles le monde intellectuel subit les lois.

Cette influence dont je parle, on la saisirait au besoin dans la simple étude des diverses phraséologies. Voyez les Grecs, ce peuple que j’appellerais volontiers d’une civilisation divine, c’est-à-dire à qui les petites préoccupations terrestres n’ont pas encore fait perdre l’habitude de Dieu, et dont le raffinement exquis procède de l’élévation, au lieu de venir, comme chez les modernes, de la recherche. — Une des plus curieuses particularités de la phraséologie grecque, celle qui ne peut manquer de frapper quiconque réfléchit en lisant, c’est le luxe infini des adjectifs. Quelle variété et quelle richesse dans cette partie pittoresque du discours, qui semble si peu suffire au génie descriptif des Grecs, qu’à chaque instant ils remanient et recomposent des mots, les broyant ensemble comme des couleurs pour en tirer de nouvelles et plus expressives nuances ! N’était-ce pas en effet là une sorte de nécessité linguistique pour un peuple que le beau entourait et pénétrait de toutes parts, et qui depuis le berceau jusqu’à la tombe, vivant au milieu d’une incomparable nature, ne devait aspirer qu’à la peindre ? Rome au contraire, où l’état remplace tout, où l’homme règne et ignore la nature ; Rome, qui invente la science politique et la législation, ainsi que nous les entendons aujourd’hui, crée aussi une langue plus soucieuse de bien dire que de rendre vigoureusement une impression reçue. Les Latins ne chantent plus, ils discutent déjà. La concision remplace l’expansion, et de l’enthousiasme, du Dieu-en-nous des Grecs, rien ne subsiste.

Si l’on voulait étudier minutieusement la question, on remarquerait dans tout le moyen âge et à l’époque de la renaissance l’absence des mots purement descriptifs, même chez les nations autres que celles de race latine. Parmi celles-ci, le génie italien, cauteleux, circonspect, modifiant sans cesse pour ne jamais s’affirmer absolument, crée un luxe inouï d’adverbes, tandis que le français, lui, s’attache à l’ensemble de la phrase, au style presque exclusivement, et prend pour modèles Horace, Cicéron, Tacite. Tant que le génie propre de la langue anglaise se soumet à l’influence normande, c’est aussi par le style latinisé que se distinguent ses écrivains ; mais lorsqu’à lieu le débordement, que le torrent trouve son vrai lit, et de canal qu’il était devient fleuve, lorsque les flots de l’élément anglo-saxon rompent leurs digues, alors reparaissent le luxe d’expressions pittoresques, la variété d’épithètes, la facilité à les combiner, la nécessité d’en inventer de nouvelles. Les nuances sont partout recherchées avidement ; on veut trouver la couleur la plus vraie pour peindre chaque différence de sensation, qu’elle provienne des harmonies vagues, des frémissemens incompris du monde extérieur, ou des aspirations, des inquiétudes, des enthousiasmes, des mécomptes de l’âme humaine. « Mettre ce siècle en musique, s’écrie Alexandre Smith, c’est là l’œuvre suprême du poète à cette heure ! et lorsqu’il sera pleinement chanté et que sa grande plainte, sa tendance, son espoir, seront proclamés à la terre et au ciel, la trace de notre âge inquiet, oh ! j’en ai la foi, sera lumineuse comme celle que laisse au couchant empourpré le jour qui en mourant promet un lendemain plus splendide encore. »

L’influence de Shelley se traduit en ce moment dans la langue anglaise par une plus grande liberté d’allures, par une richesse illimitée d’expressions, par un luxe d’images et d’épithètes dont sans aucun doute on ne manquera pas d’abuser (en admettant que le mal n’ait point commencé déjà), par un luxe d’adjectifs pareil à celui des Allemands et des Grecs. De ce côté, nous le répétons, M. Arnold appartient à l’école anglo-saxonne pure, aux descendans de Shelley les plus incontestés, comme également il se rattache à eux par ses idées philosophiques, par son aspiration incessante vers le vrai, et par le respect idolâtre qu’il professe pour l’amour, le culte dont il entoure ce qui atteint à la sublime hauteur de la passion véritable. Dans l’une de ses pièces de vers les plus remarquables à tous égards, intitulée la Vie enterrée (the Buried Life), après s’être fort éloquemment plaint du peu de connaissance que l’homme a de lui-même, du peu d’accord qui existe entre le moi et les actions extérieures, et de la triste facilité humaine à accepter des vertus et des défauts d’emprunt, M. Arnold s’écrie :


« Alors seulement (oh ! mais que cela est rare !), alors qu’une main aimée presse la nôtre, alors qu’assourdis, éblouis du bruit et de l’éclat du monde, nos yeux lisent distinctement au fond des yeux d’un autre, et que notre oreille se laisse caresser par les sons d’une voix chérie, alors quelque chose dans notre poitrine se desserre, et il se réveille une sensation perdue. — l’œil regarde en dedans, le cœur nous livre son étendue ; ce que nous pensons, nous l’exprimons ; ce que nous voulons nous paraît clair. L’homme suit alors un moment le mystérieux courant de sa vie enterrée, entend ses murmures, voit ses bords fleuris, sent quel soleil éclaire les flots et quel vent les agite…

« Alors il se fait une halte dans la course effrénée où il poursuit sans cesse le repos, ombre fugitive qui toujours lui échappe. — Une fraîcheur inconnue souffle sur son front, un calme inusité se répand par toutes ses veines ; — alors il croit savoir les hauteurs où son être prend sa source, l’insondable océan vers lequel il va. »


La divine toute-puissance de l’amour, célébrée si éloquemment par M. Arnold, nous amène directement à M. Alexandre Smith, dont c’est là une des croyances inspiratrices. « Crois-tu, dit-il en terminant son livre, crois-tu que l’amour peut racheter toutes les fautes ? Cette foi te sauvera ; mais doutes-en, et tu es perdu ! » C’est encore Shelley qui le premier en Angleterre osa concevoir l’idée de sanctifier ainsi la passion, et ce ne fut pas un des moindres griefs du cant contre lui. On confondit la passion avec le libertinage, et on condamna Shelley comme immoral, tandis que le dévouement à un seul, à l’être aimé, arrivait chez lui aux proportions d’un culte. Son seul tort réside dans son incertitude à l’égard des liens à imposer à l’amour ; la moindre formalité l’effraie ; il n’a point dépassé l’âge où la liberté semble d’une plus grande beauté que l’ordre, et il craint le mariage plutôt qu’il ne le condamne. Chez ses disciples, pareille irrégularité ne se constate nulle part. Tout est bien un peu vague si l’on veut, mais le devoir est partout proclamé, et on ne trouve aucune trace de révolte contre les institutions. Chez Alexandre Smith, par exemple, l’égarement d’un moment se paie au prix du plus persistant chagrin, et le désespoir de la vie entière n’est envisagé que comme la juste punition d’un péché de jeunesse. Ces vues austères du reste appartiennent essentiellement an caractère écossais : ce qui peut-être lui appartient moins, c’est l’éclatante richesse de coloris et l’abondance luxuriante d’images que l’on remarque chez ce poète de vingt ans, dont véritablement parfois on est tenté de qualifier l’inspiration d’ivresse.

Il serait difficile de donner une idée exacte de l’effet produit par le petit volume des Poèmes d’Alexandre Smith ; Dans chaque contrée où la langue anglaise se parle, à Calcutta comme à Sidney, à la Jamaïque ainsi qu’à Québec, on s’arrachait le nouveau livre, on le dévorait, le comprenant à peine ; mais on y revenait, et longtemps avant de l’aimer tout à fait, on décidait unanimement qu’ouvrage plus étonnant avait rarement paru. Enfant merveilleux ! extraordinary boy ! ce fut le mot qui retentit à travers la société et la presse, et c’est même là le seul argument qu’au premier abord les ennemis du poète eussent contre lui : « C’est trop un enfant prodige, disent-ils, pour être jamais un homme remarquable. » Le temps se chargera de résoudre ce problème.

« Ce qui a peut-être le mieux constaté mon succès à mes propres yeux, dit naïvement en parlant de lui-même Alexandre Smith, c’est que maintenant mon patron m’appelle monsieur. » Ce mot de patron, nous l’expliquerons bientôt. En attendant, quelque chose de plus positif a pu apprendre au jeune poète de Glasgow le cas que faisaient de lui ses compatriotes : on l’a nommé secrétaire de l’université d’Edimbourg avec des appointemens d’environ 15,000 fr. par an[4]. Né parmi le peuple, Alexandre Smith était parvenu dans une des grandes fabriques de Glasgow à une position analogue à celle de contre-maître d’atelier ; de là le mot de patron.. Celui-ci, à ce qu’il paraît, revenait difficilement de la surprise que lui causait le fait d’avoir un poète parmi ses employés, « poète, ajoutait-il avec une sorte de stupéfaction inexprimable, dont les vers se payaient en véritables écus comptans. »

Du contraste qui devait naturellement exister entre sa vie extérieure et ce qui fermentait dans son cerveau vient une bonne partie de la puissance d’expression de Smith. Il ne vit guère, il rêve, et les objets qu’il croit voir conservent je ne sais quoi d’étrange, de surnaturel. L’existence réelle pour lui consiste à tenir des comptes et à vérifier le nombre et l’état des ballots emmagasinés ; mais à travers le sombre warehouse de la plus sombre cité d’Ecosse, il promène sa lampe d’Aladin, et au moindre appel le voilà transporté dans un palais de fées. Bien différent en cela de Burns, qui fait servir son métier à son talent et qui n’en est que plus poète parce qu’il reste paysan, Alexandre Smith proteste sans cesse contre le triste positivisme d’une vie condamnée au trafic. Voyez l’indignation que lui inspire l’habitude d’une ville manufacturière, écoutez le choc sonore des ailes de l’oiseau contre les barreaux de sa cage !


« Le flux et reflux de la vie humaine dans la rue ! Ah ! comme le flot monte et se déroule ! Dieu, que d’ignobles visages ! Dieu, une de corps sans âme ! Au milieu de ce torrent bordé par de hautes et noires demeures, me voici debout, pâle et haletant après les bois, — après la douce pluie qui gazouille (whispering rain) et la fraîcheur des feuilles mouillées. — Je veux voir les éclairs se jouant comme des hirondelles autour des lourds pignons du nuage chargé de foudre. Je veux échapper au vacarme du carrefour, et du haut des monts battus par le vent, voir des dieux pleins d’alouettes, et la vaste et brumeuse campagne brodée de fleuves et de ruisseaux comme de fils d’argent. — Je veux me baigner le front dans le soleil couchant et guetter en silence l’ombre souveraine de la nuit qui s’avance, — sentir une immense et universelle vie en tout, dans mes veines et dans la nature autour de moi ; la voir, cette vie infinie, s’épanouir en fleurs sous mes pieds, éclater en astres sur ma tête !… Hélas ! pour l’âme immortelle, frères, qu’en faisons-nous ?… L’âme, elle est délaissée, enfermée, méconnue comme ce royal seigneur[5] dans la chaumière du porcher saxon, endonjonnée dans le cachot du corps ! Apprêtant de grossiers alimens, allumant des feux terrestres, la divine inconnue ! on la condamne à subvenir à toutes les basses envies de notre nature. Puis, est-ce merveille, je vous prie, que de ses lèvres plus ne découle aucune révélation ? Nous l’avons opprimée, nous l’opprimons, elle reste majestueusement muette. Dieu ! nos Ames sont des laquais [aproned waiters) ; Dieu ! nos âmes sont des mercenaires. — Cachons-nous de la vie, frères, cachons-nous dans le tombeau ! — Oh ! pourquoi souffler ainsi nos saintes enfances [our holy childhoods) ? Pourquoi tout vendre pour des vins et des viandes ? Pourquoi nous dégrader jusqu’à ressembler à ces vieilles masures de nos rues enhaillonnées, logemens de rois jadis et de nobles gens, — pleines autrefois de soie et d’or, résonnantes du fracas des trompettes, — sales réduits maintenant, où, parmi les guenilles et la fièvre {’mong rags and fever), s’accroupissent de hideuses formes vouées à la misère et au vice ? »


Alexandre Smith se place à la tête de ceux qui, en Angleterre, protestent contre la frivolité générale, et s’élèvent, au nom de la poésie, contre le vulgaire matérialisme ou l’insignifiance intellectuelle de leurs compatriotes. Le plus ardemment de tous, il est le champion du sérieux, celui qui a le plus d’earnestness, et qui, après Shelley, a le meilleur droit de s’approprier la devise de Longfellow : Excelsior ! Expliquons-nous cependant au sujet d’un mot qui peut surprendre bien des lecteurs, le mot de frivolité appliqué à la nation qui traditionnellement passe pour la plus grave de l’Europe. L’Anglais ne montre de la gravité que dans les affaires, dans le business ; en dehors de cela il ne cherche qu’un délassement, il veut qu’on l’amuse, et il n’apporte à la discussion des plaisirs de l’esprit qu’une force épuisée par des préoccupations politiques ou commerciales. Il présente de ce point de vue le contraste le plus frappant avec le Français, qui, lui, réserve toute sa légèreté pour les affaires graves, et se borne à rester sérieux dans ce qui ressort du domaine de l’intelligence et de l’art. Peut-être l’Angleterre doit-elle même à ce dédain pour le beau une portion de sa grandeur comme état. Seule parmi les autres nations ses sœurs, elle a conservé sa rigidité puritaine jusqu’en plein XIXe siècle, sans qu’on put l’accuser d’être amollie par le culte des arts ou égarée par de transcendentales spéculations. Rappelons-nous toujours que l’Angleterre est le seul pays au monde qui, possédant un génie sublime comme Shakspeare, soit demeuré le dernier à le comprendre, et n’y soit arrivé enfin qu’à l’aide d’une littérature étrangère. Il suffit de lire le moindre commentateur anglais sur Shakspeare, — Johnson par exemple, ou n’importe lequel parmi ceux qui précèdent les Allemands, — pour se convaincre qu’un abîme séparait Hamlet du monde britannique. Aussi arrive-t-on à se demander si l’intégrité du caractère anglais ne souffrira pas de l’élément nouveau dont on cherche à le pénétrer. Intellectuellement, philosophiquement, il ne peut qu’y gagner, nous en demeurons convaincu, et nous ne saurions qu’applaudir à l’émancipation morale qui a lieu actuellement chez nos voisins ; mais une bonne part du développement politique, toujours croissant et toujours sûr, de la Grande-Bretagne, ne revient-elle pas à ce bon bourgeois, bien portant et borné, nourri de la Bible et du stout de Barclay et Perkins, protestant, parlementaire, straighlforward, tout d’une pièce, qu’on appelle John Bull ? Or John Bull ne se modifiera pas, on peut l’assurer : dès lors, en disparaissant, que laissera-t-il à sa place ? John Bull, malgré ses ridicules, est si bien le type de la race britannique dans ce qu’elle a de plus respectable, que nous trouvons son portrait chez Alexandre Smith lui-même ; et distinguons, ce n’est point sa caricature, c’est son vrai portrait, tel qu’il pourrait sortir des mains de Rubens ou de Van Dyck.


« Parmi d’autres spécimens de ce bipède auquel on donne le nom d’homme, je vous en ferai voir un qui jadis eût pu être un abbé modèle, un homme grand et fort, avec un joyeux œil et un crâne luisant comme un miroir. Ce n’est point un « beau » printanier, un mois d’avril trempé de rosée, mais bien un magnifique automne riche en pommes à joues dorées et brunes. Un gai propos dans sa bouche a le goût du vieux vin. Les fossettes du rire se creusent d’avance sur son visage comme pour saluer ses joyeuses pensées. Sa parole est savoureuse, et il vous a en causant un je ne sais quoi de chaud et de coloré qui ressemble aux beaux jours de septembre. Un digne homme, monsieur, lequel, croyez-le, à l’appel suprême fera preuve d’une bien blanche conscience, — à part peut-être quelques petites taches de vin ! »


C’est là le John Bull gentleman, le descendant direct de « l’oncle Toby » de Sterne, et le poète de la nouvelle école le traite avec cette tendresse que ressentent les natures vraiment poétiques pour tout ce qui va finir. Oui, avec les carlyléens et les shelleyistes John Bull ne peut continuer d’être. Il ne lutte pas, parce qu’il ne comprend pas les attaques de ses ennemis ; mais devant la puissante irruption des prédicateurs des dogmes nouveaux il succombera comme le gentilhomme français, le disciple des Lauzun et des Richelieu, a succombé aux idées de 89. Un homme de beaucoup d’esprit à Londres prétend que tout date de la destruction du stage-coach, et qu’à compter du jour où le Brighton-coachman disparut, — vaincu par le rail-road, — la royauté de John Bull devint une fiction. Cependant, nous le répétons encore, cette révolution qui détrône ce que l’Angleterre avait de plus anglais est elle-même éminemment nationale, et ne se fait qu’au nom d’une plus grande extension accordée à l’élément anglo-saxon et dans les idées et dans la langue. Les œuvres de Longfellow en sont à Londres à leur vingtième édition, Carlyle est populaire ; Alexandre Smith, pour un volume de vers, se voit récompensé par une belle position universitaire, et parmi les femmes et les jeunes filles qui lisent autre chose que les plus mauvais romans français, toutes avouent le culte de Shelley. Ceci suffirait au besoin pour prouver que le mouvement actuel tient au sentiment de la nationalité, tout en étant aussi, d’un certain point de vue philosophique, un mouvement révolutionnaire. On ne réclame rien violemment, on n’injurie aucune institution, on ne se révolte contre aucune loi, mais on veut le droit de tout savoir, de tout interroger, et on s’élève surtout contre la prétention de condamner quoi que ce soit de parti-pris. On devine les conséquences de tels principes dans un pays où socialement le parti-pris faisait la base de tout. Otez à l’Angleterre ses souverains préjugés et l’étroitesse de ses vues en certains cas, et que de causes de solidité sinon de grandeur vous détruirez ! Les défauts d’une grande nation ont toujours leur raison d’être, et qui sait par exemple quelle force de cohésion résidait pour la société anglaise dans son esprit de parti-pris ? « Le développement de l’esprit saxon coexiste-t-il de toute nécessité avec la grandeur de l’Angleterre ? en est-il le signe, ou bien présage-t-il d’affreux déchiremens dans l’avenir ? C’est le secret que garde peut-être la fin du siècle. » - Nous demandons la permission de rappeler ici ces quelques lignes de notre étude sur M. Fane, et, cela dit en passant ; revenons à celui dont les coups sont les plus rudes pour la « légèreté illibérale » de ses compatriotes.

Le volume d’Alexandre Smith contient un poème intitulé le Drame de la vie, deux ou trois petites pièces fugitives, et une demi-douzaine de sonnets qui peuvent compter parmi les plus remarquables de la langue anglaise. Dans la première scène du Drame de la vie, Walter, le héros du livre, nous apparaît dans une vaste chambre à peine éclairée, lisant sur un papier des vers qu’il vient de l’aire. Tout à coup il déchire la feuille en s’écriant :


« Poésie, poésie ! je te donnerais tout : mes années riches en trésors, mes plaisirs passagers et mes solennelles joies. Je te les donnerais aussi passionnément que la tremblante Héro donna tout son être pour un baiser de Léandre !… Ma vie est chétive et fanée comme l’aile froissée d’un papillon ; mais un sourire de toi me fait un vêtement de royaumes (clothes me with kingdoms)… Oh ! la gloire, la gloire ! nom le plus sublime après celui de Dieu ! Je guette un seul regard de la gloire !… Imbécile que je suis ! Autant vaudrait que le voyageur égaré dans le désert essayât par ses cris d’attirer l’attention du sphinx, qui éternellement de ses yeux calmes fixe le même regard sur le vide ! »


Le culte de la renommée, l’aspiration vers la gloire, voilà ce qui remplit l’âme de Walter. Dans la seconde scène, nous le voyons endormi au pied d’un arbre, lorsque vient à passer une dame qui n’est jamais désignée autrement que sous le nom de Lady. C’est simplement la première apparition de l’idéal féminin dans la vie. Jusqu’ici l’unique passion de Walter a été la poésie ; maintenant celle-ci se compliquera, s’alimentera d’un sentiment nouveau :


« Qu’est ceci ? se demande la dame. Un bel adolescent perdu dans ce bois, et qui de fatigue s’est endormi, pareil au jeune Apollon, à l’ombre de sa chevelure d’or. Qu’il est charmant avec ses joues délicates et ses lèvres entrouvertes par le sommeil, et qu’on l’embrasserait volontiers ! Paupières envieuses, que j’aimerais à voir ses yeux ! et que merveilleux doivent être des joyaux entérinés en si riche cassette ! »


Curieuse, l’étrangère ramasse un livre échappé des mains de Walter, et dans le livre elle trouve sur un papier volant des vers tout fraîchement écrits.


« Ah ! s’écrie-t-elle, voici donc le mystère ; c’est un poète ! une âme opulente tombée dans mon chemin comme une vaste coupe d’or ! À mon sens, les poètes doivent être charmans ; — de douces et gentilles façons, à jamais jeunes, à jamais beaux ; — je les voudrais tous semblables à celui-ci : — cheveux d’or, lèvres de ruse, puis chantant incessamment l’amour. — l’amour ! vieille chanson que tous chantent et que jamais le monde ne s’ennuie d’écouter. »


On le devine, l’élément sensuel est ici représenté par la femme inférieure, qui lors de sa première passion domine l’homme supérieur. Walter s’éveille ; la beauté et l’intelligence sont aux prises : « Qui es-tu ? dit le jeune homme. Quand tu traverses la forêt, le bûcheron doit rester cloué à sa place, ébahi comme si passait un ange sur ses ailes flamboyantes. — Je suis ta souveraine, répond la dame ; et qui es-tu, rongeur de livres ? » Là-dessus s’engage la lutte, et dans le principe Walter ne cède rien de son ardent enthousiasme pour les jouissances intellectuelles : « Les livres, s’écrie-t-il, ah ! que peu de gens les savent lire ! Il y a des livres écrits à la haute marée de l’âme, lorsqu’elle est chargée comme le ciel avant l’orage ; ces livres-là, c’est la force, la joie, la beauté, la majesté ; ils saisissent le lecteur comme la tempête saisit un vaisseau et l’emporte irrésistiblement. D’autres sont des bancs de sable sur lesquels une vaste âme échouée a amoncelé toute sa richesse détruite. Oh ! la puissance des livres ! ils me font tomber à genoux comme si je me trouvais en présence d’un roi ; ils me donnent des larmes d’extase pareilles à celles que durent verser les filles d’Eve, lorsque pour la première fois elles enserrèrent de leurs bras blancs les lumineux fils du ciel… »

La dame laisse percer une légère nuance de dédain pour cette sainte ferveur intellectuelle, ce dont le naïf adolescent n’a garde de s’apercevoir. « Tu voudrais donc aussi être un poète, toi ? » lui dit-elle. Walter répond avec élan : « Une seule passion grandissant en moi jusqu’à la royauté domine tout mon être aussi tyranniquement que ce despote, le soleil, domine les sables du désert ; et cette passion, c’est celle de la poésie. » La dame sourit, et peu à peu entraîne l’enthousiaste à lui raconter toutes ses vastes conceptions et les chants harmonieux dont il veut charmer l’oreille de l’humanité. Quand il a fini : » En vérité, dit-elle, ton plan est ambitieux et original comme le parcours d’une comète. Sans doute aussi votre épopée transcendentale contiendra l’histoire de la terre en manière d’épisode, comme l’anecdote de ce monde que vous regardez de si haut ! Eh bien ! Marc-Antoine, lui, avec un sublime mépris, a sacrifié l’empire de ce même monde aux lèvres de Cléopâtre ! »

Sur ce mot, la dame s’en va ; mais lorsqu’elle est partie, Walter s’interroge ; il découvre bientôt ce qui se passe en lui, et dans la troisième scène du drame nous le trouvons transformé déjà. Il a un rendez-vous avec la belle mystérieuse pour le surlendemain : en attendant, dans cette même antique chambre de l’introduction, il n’est plus question ni de livres ni de travail, Le poète aime et n’invoque déjà plus la poésie comme but, mais comme moyen. « J’ai ouï dire, murmure-t-il, que de belles jeunes filles ont été vaincues par le génie : oh ! Muse divine, je te bénirais mieux, si tu me donnais l’amour de cette dame, que si à travers vingt mondes à venir tu m’accordais l’immortalité. J’aimerais mieux la conquérir, elle, que la dernière étoile créée par Dieu, avec tous ses continens et toutes ses mers. O jour au-delà de demain, hâte-toi de venir ! »

Le jour tant attendu arrive ; et « au milieu des bois pleins de vent » [the windy woods) Walter retrouve la dame ; mais lorsque après maintes hésitations il ose enfin lui dévoiler le secret de son amour, elle pleure et gémit, s’apitoie sur elle-même et apprend à son jeune adorateur qu’il est trop tard, et que dans un mois les cloches de l’église voisine sonneront la triste fête qui la verra s’unir à un vieillard riche. « Le soleil, dit-elle, luira sur de mornes fiançailles, une pâle épousée et un époux à cheveux blancs ! » Du reste elle a soin d’ajouter, selon la règle prescrite en pareil cas, qu’elle mourra au printemps, — et elle part de là pour faire à Walter un sermon en trois points sur la conduite qu’il doit tenir dans la vie, et sur l’éclatante renommée dont il jouira. « Quant à moi, dit-elle pathétiquement en terminant son discours, je crois que mon âme passera dans les blanches marguerites qui croîtront sur ma tombe ; tu y viendras, et si tu vois ces pauvres fleurs s’agiter, tu sauras que c’est moi qui, à travers leurs pétales d’argent, cherche encore à me repaître de ta vue. » Or le poète croit fermement à tout cela, mais surtout aux marguerites, et s’il s’abandonne à sa désolation, au moins demeure-t-il convaincu qu’elle est partagée.

Là se termine la première phase de la vie de Walter. Après cette grande douleur, qui semble devoir le plonger dans Le néant, arrive la période de l’inquiétude ; les fruits d’un désespoir fécond germent en lui. « Tout est agitation, s’écrie-t-il, rien ne repose ; l’Océan haletant contemple de loin la beauté nue des étoiles comme une vaste âme affamée ; les nuages tourmentés se brisent et se dissolvent, puis s’amassent de nouveau pour voguer à travers le bleu comme des montagnes de glace ; la pluie vient chassée d’en haut ; la lugubre voix des vents se plaint de nous ne savons quelle étrange pénitence, et notre malheureuse terre ignore la paix : folle planète, elle roule gémissante par les abîmes sans savoir où elle trouvera un abri. » Dans son ennui profond, Édouard, un ami de longue date, trouve accès auprès de lui et cherche à le rattacher aux réalités de la vie.

« Hélas ! répond Walter, la plus triste de toutes mes pensées vient de ce que je m’aperçois combien nous nous en fatiguons vite ! À force de satisfaire nos goûts, nos joies s’usent, et à la fin nous bâillons au nez du plaisir même. Quand d’abord nous aimons, nos cœurs se parent de bonheur comme ferait un arbre qui, au milieu de l’hiver, se verrait tout d’un coup chargé de fleurs, — la fois suivante ce n’est plus rien, — et un grand ennui consume l’âme ; — pour ce qui me regarde, il n’y a plus d’inconnu possible entre moi et le tombeau que ce qui peut exister dans le contact de la mort… Je suis malheureux, ami, jusqu’au fond de mon être. Je vois à travers mon découragement un ciel inaccessible, plein d’émotions nouvelles. Mes voiles pliées battent le haut mat de ma volonté, et je pourris sur l’onde quand ma proue devrait raser de lointaines îles d’or. »

Ces dernières lignes, si rebelles à la traduction, je les livre dans l’original aux lecteurs curieux des beautés de la langue anglaise :

… My drooping sails
Flap idly ’gainst the mast of my intent
Irot upon the waters when my prow
Should grate the golden isles.


L’Angleterre ne s’y est pas trompée, et dans ce passage, déjà presque proverbial, elle s’est plu à reconnaître la vraie touche shakspearienne.

Toute la conversation de Walter avec Édouard est admirable. — « Nous nous trompons tous, dit Édouard, nous taxons l’âme afin que le corps soit riche ; renversons cela, et, pour que l’âme reste en paix, que le corps s’épuise ! — Une seule âme est en elle-même plus riche que mille mondes ; ses actes ne sont que son ombre qu’elle projette, et trop souvent tous ses trésors restent inconnus : voyez parfois une montagne rugueuse qui ne sert qu’à mal nourrir de chétifs troupeaux ; percez-en les flancs, et l’or en coule à flots ! — Descendons, descendons, creusons nos âmes : ce sont des mines ; n’adorons pas les livres des autres, mais servons-nous-en pour nous éclairer, surtout méprisons le monde et n’écoutons pas le bruit qu’il fait. — Ah ! vous voulez la gloire, et pour la gagner, vous feriez volontiers un apprentissage de Jacob ! Eh bien ! les esprits calmes et pleins de sérénité sont aussi supérieurs aux gens de votre espèce que le sont les lumineuses et paisibles étoiles aux nuages qui éclatent en éclairs et en pluie, lancent leurs grêlons sur la terre et se dévorent en emportemens. — Les natures vraiment grandes demeurent satisfaites de la conscience qu’elles gardent de leur propre valeur, et ne demandent aucune confirmation de cette valeur à la foule. Veux-tu ce calme, cette immobilité ? » Chez Walter, le sang de la « gent irritable » s’enflamme aussitôt, et l’ennuyé de tout à l’heure s’emporte. « Tu ferais de ce monde une roche d’huîtres ! s’écrie-t-il. Ma foi ! j’aimerais encore mieux, je crois, être l’écume blanche et sautillante de la vague que la mer dans son huileuse torpeur ! Si je vis, que ce soit pour aimer, pour sentir, sinon plutôt la mort ! — Et pourtant, répond Édouard, quelle lassitude vous exprimiez tantôt, il va à peine une heure ! Allons ! de plus grandes défaillances vous attendent peut-être encore ! »

En effet, il s’agit de savoir si la nature de l’amoureux dépité ou celle du poète aura le dessus, et Walter est encore en proie à une indécision dont lui-même ne se doute pas, lorsqu’il rencontre Violette, l’héroïne du poème. Cette fois-ci, nous assistons à la contrepartie de ce qui est arrivé au commencement. Comme alors, le plus grand, le plus élevé des deux est la victime de l’autre ; seulement le rôle supérieur appartient à la femme. Walter raconte son histoire à Violette, qui l’aime parce qu’elle le plaint. « Deux passions divisaient mon âme, dit-il ; l’une est morte, et celle qui survit lui a tout pris et n’admet désormais plus de rivale : la morte, c’était l’amour, la vivante, c’est la poésie. — Hélas ! soupire Violette, hélas ! que vous seriez à plaindre si l’amour ne ressuscitait jamais ! »

Pour le moment, on ne peut trop affirmer que l’amour revit chez Walter, peut-être même serait-il plus exact de dire qu’il lui a toujours été inconnu. L’amour que lui inspira la dame mystérieuse de ses premières années, — l’amour sensuel, — voilà ce qu’il éprouve pour Violette, qui elle, aussi passionnée que chaste, lui livre, avec son honneur, son cœur, son être tout entier ; mais voici la double erreur qu’il commet alors : se trompant d’abord sur le trésor qu’il vient de trouver, il se trompe ensuite sur le prix que lui-même y attache. Croyant n’éprouver qu’une inclination passagère pour Violette, il la délaisse et s’en va, cherchant le plaisir et un oubli qui jamais n’arrive. Il ignore encore que, pour son bonheur et pour le salut de son intelligence même, un vrai, un profond amour le possède, et pour le moment il s’imagine n’en être qu’au remords. Nous le voyons, à minuit, errant par les rues d’une grande ville, il s’arrête sur un pont et se met à regarder les flots noirs de la rivière :


« Je connais sa source, dit-il, son premier jet est pur comme l’enfance ; dans mes premières années, je jouais aux bords du lac d’où partent ses naissantes ondes ; sur de grandes roches luisantes, elles se jettent en écume transparente et blanche comme un voile neigeux. Ah ! tous les deux alors, le fleuve et moi, nous étions purs comme le ciel bleu sur nos têtes. Maintenant tous les deux nous sommes également noirs. Cette rivière, voyez-la toute souillée, se traînant lentement à travers le cœur d’une cité commerçante et charriant les immondices ainsi qu’une âme impure attire à elle le mal. Noir, épais, fétide, le flot se déverse à la fin dans la mer sans souillure, et comme lui mon âme se précipitera dans l’éternité… Oh ! mon père, mon Dieu ! aidez-moi à secouer ce pesant cadavre qui ne me quitte plus !… Je l’ai pris pour le plaisir, ce n’était que le péché, et à cette heure il se cramponne à moi ! Je ne serai bientôt que corruption. Mais Dieu me renvoie mes prières.

— Aie donc pitié, toi, démon !… J’ai le vertige, je suis aveugle, la terre me manque. (Il s’accroche au parapet. Passe une courtisane ; il se précipite vers elle.)

« WALTER. — Veux-tu prier pour moi ?

« LA COURTISANE, avec un frisson. — Prier est une chose si terrible !

« WALTER. — ET pourquoi ? As-tu donc, comme moi, une tache sur ton âme que ni les larmes ne peuvent laver, ni les flammes détruire ?

« LA COURTISANE. — Peu de gens veulent de mes prières.

« WALTER. — Je te les demande, car Dieu est sourd aux miennes. Veux-tu prier pour moi ?

« LA COURTISANE. — Je suis incrustée de péchés comme une pierre humide de loches immondes.

Sin crusts me o’er as limpets crust the rocks.

Chaque porte ici bas se fermerait devant moi. Je n’ose point frapper à celle du ciel.

« WALTER. — Pauvre abandonnée ! Il y a une porte ouverte pour toi et moi, — la porte de l’enfer ! — Nous nous rencontrons bien ! Toi, je puis l’appeler sœur, appelle-moi frère. — Dans mille ans d’ici, quand nous serons damnés tous les deux, nous pourrons nous retrouver sur le bord des abîmes éternels et relire nos vies passées aux sanglantes lueurs infernales. — Qu’en dis-tu, sœur ?

« LA COURTISANE. — Homme sombre et étrange, que veux-tu donc de moi ?

« WALTER. — Ce que je veux ? Que tu m’écoutes. J’ai en moi ce qui demande à être dit, et ce qui, raconté à un ange de là haut, laisserait si conscience limpide trouble comme une mare piétinée par des bestiaux, — Je n’ai pour m’entendre dans cette heure nocturne qu’une femme perdue. — Écoute donc ! -Elle, elle était si belle que l’œil du Créateur a dû trouver du plaisir à la voir. — Et qu’elle était heureuse ! Sa vie n’était qu’harmonie et joie, — et maintenant qu’est-elle ? Elle me donna son jeune cœur, plein, oh ! si plein d’amour ! et moi… je le brisai.- Pis, oh ! bien pis encore ! je me glissai tout avant dans les coins les plus secrets de son âme, comme un vil reptile polluant ce que je touchai !

« LA COURTISANE. — Je la plains, elle, pas toi. L’homme se fie à Dieu, qui est éternel ; la femme se fie à l’homme, et bâtit sur un sable mouvant.

« WALTER. — Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Nous demeurâmes silencieux et seuls, seuls avec notre péché ! Je crus alors entendre fermer les portes du ciel. — Elle se jeta contre moi, fondant en pleurs comme une vague en écume ; elle m’enveloppa de sa douleur ainsi qu’une nuée d’avril cache de ses ondées nébuleuses le rocher sur lequel elle se brise. — Elle se cramponna à moi de ses bras et m’ébranla de ses sanglots, car elle avait tout perdu, son univers, son ciel, son Dieu ; — il ne lui restait plus que moi et sa grande faute. Elle ne me foudroya point d’un mot comme elle eût pu le faire, mais une seule fois elle leva vers moi son visage souillé de larmes !… L’enfer s’ouvrant devant moi m’eût vu me précipiter dans sa gueule de feu pour fuir ce pâle regard… Je le vois toujours, toujours il me poursuit, me chassant de partout… Et le voilà encore !… Dieu de miséricorde ! ce visage, ce blanc visage encadré dans les ténèbres de ses cheveux ! et ces yeux pleins de reproches qui me rendent insensé !… De ces yeux-là sauvez-moi !…

« LA COURTISANE. — Où vas-tu ?

« WALTER. — Mon cœur brûle, et je cours au néant comme en pleine mer un vaisseau incendié. (Il sort en courant.)

Mais les épreuves sont bientôt épuisées, et le fruit de sa triste expérience va se produire chez Walter : c’était autrefois un rimeur, c’est maintenant un poète. La vérité du talent sortira de la vérité des sentimens ; son remords réel durera toujours, mais du désespoir il sera fait justice.


« Que fais-je de ma vie ? s’écrie-t-il. — et le travail ? — Le dernier insecte qui tournoie dans un rayon de soleil a sa sphère d’activité, qui sait, ses devoirs peut-être ? — Pourquoi n’en aurais-je pas, moi, d’austères devoirs ? Je rejetterai au loin le passé mort, et me lancerai libre sur la route… Monde, monde ! tu es loin de moi à présent ; je n’entends pas ton bruit, — et pourtant, monde, je te tiens, tu es en mon pouvoir ! — Toi par qui j’ai souffert, tu sentiras la mystérieuse influence que je possède ; je te subjuguerai, monde ; — je te rendrai triste, et te ferai trembler, puis je te remplirai de saines et vigoureuses pensées… »


En effet, revenu de son culte de la renommée, Walter répand tous les vrais trésors de son âme dans un poème qui précisément, parce que l’auteur ne cherche plus la gloire, la conquiert d’emblée. Sachant aussi maintenant où réside le bonheur, Walter retourne près de Violette, et, déposant ses lauriers aux pieds de la bien-aimée, il implore son pardon. Elle l’attendait, et la dernière scène du drame les voit, par une belle nuit d’été, réunis ensemble au jardin du vieux manoir du poète.


« Tout passe, — dit Violette, — tout, hormis l’amour véritable, qui, lui, dure encore quand à jamais sont finis et les siècles pleins de leurs hauts faits, et les bardes illustres, et la renommée elle-même, et les religions diverses dont les formes vont et viennent comme flammes vacillantes. — Notre nuit est passée, répond Walter. Le jour se lève ; devant moi, je vois de grands devoirs et de grandes œuvres ; que le succès vienne ou non, peu m’importe ! J’ai appris à admirer l’acte qui, pareil à l’éclair, est silencieux, et non pas le bruyant fracas du tonnerre qui le suit en applaudissant, et que les hommes appellent la gloire. »


On le voit, la donnée philosophique du livre d’Alexandre Smith, quoique fort simple, ne manque pas d’élévation. Cependant il ne faut pas chercher là sa véritable originalité, ni la cause de l’effet immense qu’il a produit. Toutes les deux se trouvent dans les détails de l’ouvrage, et surtout dans l’éclatante et quelquefois même l’incroyable hardiesse de la langue. La beauté de certaines expressions est si puissante et si vraie, qu’après s’en être longtemps et involontairement préoccupé, on est tout surpris de saisir dans quelque aspect inattendu de la nature, — au fond de quelque forêt ou au tournant de quelque fleuve, — une confirmation nouvelle de leur intime justesse. Comme exemple, je prends au hasard le passage suivant (le livre fourmille de semblables morceaux). Un infortuné qui se croit en droit de se plaindre de Dieu et des hommes se retourne vers les « forces élémentaires » du panthéisme et leur demande des consolations. — « Voyez là bas, s’écrie-t-il, cette carrière abandonnée, labourée par l’explosion de la mine, éventrée par le fer ; nature bienfaisante, tu l’as prise, toi, sous ta garde ; des richesses de tes doux printemps et de les étés embaumés tu as recouvert ses cicatrices, cachant ses déchiremens sous les avalanches de tes fleurs. Oh ! nature maternelle, prends ainsi mon cœur, ce cœur dévoré de passion et d’ennui. Cache aussi ses cicatrices, verse ton baume sur ses plaies. » Ce sont là de ces images dont la beauté vous saisit irrésistiblement. Devant ces grandes excavations dévastées par la main de l’homme, et où presque toujours se déploie un luxe inouï de végétation, l’idée de la tendre sollicitude de l’universelle mère peut bien vous prendre, et, les charmantes lignes d’Alexandre Smith dans la mémoire, on se demande si ces spirales empourprées de la digitale, ces odorans tapis de bruyère, ces blancs liserons ne seraient point en effet des caresses de la nature ! Se pénétrer ainsi du sens intime des objets extérieurs, vous le rendre plus clair et vous forcer, en vous rappelant l’explication, à vous écrier : « Que c’est vrai ! comme c’est bien réellement cela ! » tels sont, si je ne me trompe, les signes véritables par lesquels se manifeste la véritable vocation poétique.

Nous l’avons dit, c’est dans les détails que brille surtout le talent d’Alexandre Smith ; or voilà précisément le terrain sur lequel dans ce moment deux camps se livrent bataille en Angleterre. « Point d’accessoires ! disent les uns, le détail ne compte pas ; l’image est une superfétation qui détruit la pureté des grandes lignes de l’action. L’action, le fait, voilà l’élément de la poésie. » À cette assertion les autres peuvent trouver une réponse dans ces paroles d’Alexandre Smith : « La joie des joies du poète est d’extraire de toute chose une image. Les images s’amoncèlent sur le sujet du discours comme de brillans coquillages sur une plage déserte. » Des deux côtés, on arriverait facilement, à l’exagération. Non, le fait seul ne suffit pas à la poésie, sans quoi de quelle utilité, je vous prie, seraient les accessoires dont Shakspeare, par exemple, est si plein ? Mais le détail aussi est impuissant à produire isolément la perfection que vous recherchez. D’un côté, l’écueil, c’est l’aridité ; de l’autre, la confusion. Entre ces deux expressions de l’idée, qu’on pourrait assez exactement représenter l’une par un kaléidoscope, l’autre par une figure géométrique, vous oubliez la forme humaine, ce qui sent, ce qui vit. Les partisans de la poésie du fait perdent constamment de vue une chose : c’est que le fait n’est qu’un résultat, une réflexion. L’homme n’agit que lorsqu’il a subi la pression de sa propre pensée, et ce qu’il fait trouve sa loi dans ce qu’il est. Maintenant, le défaut de ceux qui ne poursuivent que l’image, c’est d’en trop faire d’abord, et ensuite d’en faire dans le vide. À ce propos, j’avertis en passant M. Alexandre Smith de se défier de certaines tendances particulières à son inspiration. Le détail doit expliquer et nous amener à mieux comprendre un fait ou un caractère ; s’il ne sert à rien, quelle que soit d’ailleurs sa beauté apparente, je le condamne. Autant, en persistant à séparer l’acte de la pensée, on lui enlève ce que j’appellerais sa qualité constitutive, autant on ôte à l’image son intérêt, si elle ne se rapporte, indirectement au moins, à rien de réel. Prenez Hamlet ou Macbeth, ou la Phèdre d’Euripide (je choisis à dessein parmi les Grecs), ou bien encore le Julian et Maddalo[6] de Shelley, et suivez la corrélation qui partout existe entre l’accessoire et l’incident. Les détails modifient l’ensemble général, les images viennent en aide au drame, et l’action nous apparaît ce qu’elle est, une conséquence. Le fait brutal du More entrant la nuit chez sa femme et l’étouffant avec un traversin ne diffère guère, ce nous semble, des vulgaires assassinats qui chaque jour alimentent nos annales judiciaires, mais quelles profondeurs philosophiques ne s’ouvrent point à nous dans tout ce qui précède et amène rigoureusement la conclusion ! Aussi « Shakspeare, dit l’auteur d’Empédocle, est-il plus utile aux jeunes écrivains en tant qu’hommes qu’en tant qu’artistes. » Si M. Arnold n’entend point cela comme le plus grand éloge que l’on puisse faire du divin barde d’Avon, je le regretterais pour lui, dont l’illustre père ne rêvait que « le bonheur de faire comprendre Shakspeare aux Grecs[7], » tant il sentait l’affinité des rapports.

Les deux poètes que nous venons de rapprocher nous ont montré chacun l’influence de Shelley se continuant en des sens bien divers. Qu’ont-ils à faire pour maintenir le rang où ils se sont déjà placés dans la littérature contemporaine de l’Angleterre ? Que M. Arnold ne nous en veuille pas du jugement que nous portons sur son talent comme poète. Selon nous, il ne dépend que de lui d’occuper dans son pays une position tout à fait à part, et qui renouvellerait cette noble influence que la tradition aime à associer à son nom. La grande critique littéraire, cette esthétique dont Goethe reste et demeure le maître glorieux et suprême, qui, pour atteindre à toute sa hauteur, demande autant de puissance qu’en réclame l’invention proprement dite, cette esthétique n’a point eu jusqu’ici de représentant en Angleterre. Nous n’avons pu nous défendre, en lisant les deux volumes de M. Arnold, de croire que là est sa voie, que là serait sa supériorité. L’héritage de Goethe et de Tieck n’est point à dédaigner, et de ce côté le père semble du moins avoir frayé la route au fils. L’auteur de Tristram et Iseult possède une chose infiniment rare chez ses compatriotes, le sentiment de l’art développé à un très haut point. Poète, nous le croyons, il se fourvoie ; critique, il ferait école et rendrait de signalés services à la littérature anglaise. Nous ne voudrions par exemple pas d’autres conseils que les siens pour Alexandre Smith, dont l’exubérance serait menaçante, si l’on ne mettait en ligne de compte sa jeunesse d’abord, sa position sociale ensuite. Pour cet artisan endonjonné, selon sa propre expression, dans un magasin de Glasgow, la mer ne devait pas contenir assez de perles, les entrailles de la terre assez de diamans et d’or. De cette nature expansive qui par toutes les réalités touchait à une barrière, l’excès devenait fatalement la loi intellectuelle. Trop ! voilà sa devise ; on s’en aperçoit bien. « Vous aimez trop les étoiles, dit Violette à Walter. — Moi, j’aime trop les étoiles ! répond-il. Ah ! vous ne savez ce qu’elles sont : vous ne pouvez pas les aimer ! Pour cela il faut habiter de vastes et sombres cités ; enserrés dans leurs ténébreuses profondeurs, les astres vous deviennent plus familiers que les champs. Dans ces villes de trafic, n’étaient les étoiles, je serais athée… La fumée efface le ciel… Je ne découvre nulle trace de Dieu jusqu’à la nuit, et alors, quand toute la cité dort plongée dans les rêves de son avarice, Lui se révèle à moi, et mon cœur se gonfle et bat plein d’une joie solennelle. C’est pour cela que j’aime les astres de la nuit. »

Il ne faudrait pas cependant s’exagérer le contraste existant entre la position d’Alexandre Smith et les connaissances intellectuelles qu’il a pu acquérir. L’éducation en Écosse se répand si généralement parmi le peuple, que n’en pas avoir serait l’exception et la honte. Le commis de boutique, l’ouvrier, le paysan, dans la patrie de Burns, est souvent plus instruit qu’un gentleman anglais, et les soirées de tous ces jeunes gens, dont la vie dépend du travail et qui jamais ne s’en dégoûtent, sont consacrées pour la plupart à la discussion métaphysique, littéraire ou scientifique autour du bol fumant et parfumé du whiskey-toddy (punch au whiskey). La paresse, quelle qu’elle soit, intellectuelle ou corporelle, est le vice pour lequel l’Ecossais se montre le plus sévère, et ne pas cultiver les dons que Dieu a mis en nous lui semble un blasphème contre la Providence. Nous attendons un second ouvrage d’Alexandre Smith avec curiosité, mais sans impatience, car nous espérons pour lui qu’il ne se hâtera pas trop de le faire. Dans son premier livre, il règne une subjectivité trop absolue, et, si l’on me passe l’expression, il s’y est trop entièrement versé lui-même pour qu’on puisse savoir encore bien au juste quelle part dans son inspiration reviendrait à l’art, et comment il s’y prendrait pour manier des élémens étrangers, en dehors de son individualité personnelle. Du reste à lui, ainsi qu’à ceux qui suivent la voie opposée à la sienne, on peut adresser ce même éloge : qu’une égale sincérité les anime tous indistinctement ! Tous tendent au même but, la gloire de l’art, et ne diffèrent que sur les moyens à employer pour y atteindre. Le détachement des biens de la terre, porté à une si grande élévation par Shelley, est aussi la loi de ses disciples ; la conscience dans le travail est une obligation rigoureuse, et l’on n’a pas à craindre, nous le croyons du moins, de jamais voir les coryphées de la jeune école vendre pour de l’argent les misérables restes d’une verve éteinte, ou s’avilir en cherchant des succès de mauvais aloi sur une route qu’ils reconnaissent fausse. Nous n’en voulons pour garantie que ce sonnet déjà célèbre d’Alexandre Smith :


« Quel déploiement d’esprit se fait autour de ces malheureux qui vainement cherchent à voleter de leurs ailes impuissantes sans pouvoir s’élever à un pouce au-dessus de la terre ! Pauvres rimeurs, comme on fulmine contre eux, les poursuivant jusqu’à la mort ! Arrière, hommes et critiques ! Est-ce donc si nécessaire de les briser, et, les faisant tournoyer comme feuilles sèches dans la trombe de votre grosse hilarité, de les jeter, par-dessus les confins du monde, dans le purgatoire ? Hommes et critiques, oh ! sachez-le donc bien, sous le soleil éternel nulle douleur n’égale celle d’une âme dont tous les courans tendent, forts comme la vie elle-même, vers la poésie, ainsi que les rivières vers la mer, mais jamais, jamais ne l’atteignent ! — Critique, laisse en paix cette âme-là, laisse-la gémir dans son enfer sans lui donner ton coup de pied. Oh ! charitable mort, viens, toi ; embrasse et soulage cette âme si fatiguée ! »


Non-seulement, dans l’original, ce sonnet est fort beau par l’expression et par la forme, mais il prend rang parmi ces choses que l’on doit s’honorer d’avoir faites. Quiconque sent si vivement le respect dû à l’art dans la personne même de ses enfans déshérités ne profanera point le temple. Il se taira peut-être pour toujours, mais s’il se remet en communication avec le public, son œuvre sera assurément le fruit de la conviction la plus loyale, et comme telle méritera toujours l’attention sérieuse des plus sérieux esprits.


ARTHUR DUDLEY.

  1. « Tout ce qui préoccupe le travailleur actuel du XIXe siècle le préoccupait, lui aussi, » dit Arthur Stanley dans sa Vie du Dr Arnold (2 vol., London, B. Fellowes, 1845), et il cite à propos de l’influence qu’il exerça sur l’éducation le passage suivant d’une lettre du grand-maître de Winchester : « Un grand changement se fit dans l’esprit de la jeune génération ; elle devint révérencieuse. Je suis persuadé que cela peut s’attribuer principalement à l’action du Dr Arnold et à la grave simplicité de son caractère (his earnestness and simplicity) ; tout vient de lui, il fut le premier. »
  2. Partout où la langue anglaise se parle, il n’est personne à l’heure qu’il est qui ne sache par cœur ce poème de Longfellow, cet Excelsior dont un célèbre critique écossais, Gilfillan. a dit : « Nous ne pourrions actuellement concevoir un monde idéal sans Excelsior, pas plus que nous ne pourrions le concevoir sans l’Iliade, le Comus ou le Songe d’une nuit d’été. Il exprime de la façon la plus heureuse et la plus concise ce que tant d’autres dans notre siècle ont senti sans le pouvoir formuler. Innombrables donc sont les voix qui en le lisant ont crie : « C’est là ma pensée, mon désir, c’est moi-même ; cette mystique bannière, je la porte aussi ; cette mort, je suis prête à la rencontrer ! »
  3. Dans l’Examiner du 29 avril 1854.
  4. M. Arnold non plus ne doit pas se plaindre de ce que lui a valu son talent. Cet infatigable protecteur des jeunes gens distingués, lord Lansdowne, l’a nommé, il y a déjà quelque peu de temps, à une place d’inspecteur des écoles sous la direction de l’Education-Board, ce qui équivaut à peu près à la position de recteur d’académie.
  5. Allusion à l’anecdote si populaire en Angleterre du roi Alfred, reçu chez un porcher saxon, et vertement tancé par la femme de celui-ci pour avoir laissé brûler des gâteaux que, ne le reconnaissant pas, elle l’avait chargé de faire cuire.
  6. De ce ravissant petit poème trop peu connu de Shelley datent peut-être presque toutes les tentatives faites depuis dix ou quinze ans pour allier le réalisme et la poésie. Que l’élément poétique y soit développé au plus haut degré, cela paraîtra tout simple, mais que parmi les réalistes de profession nul n’ait rien fait de plus réel que Julian and Maddalo, cela pourra surprendre quelques lecteurs peu familiers avec Shelley, et pourtant rien n’est plus vrai.
  7. Vie du Dr Arnold, par Arthur Stanley. Lettre à M. Coleridge (neveu du poète), tome II, p. 51.