Aller au contenu

La Poésie de Mistral

La bibliothèque libre.
La Poésie de Mistral
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 362-389).
LA POÉSIE DE MISTRAL

« Quand l’heure du déclin est arrivée pour l’astre, — sur les terres envahies par le soir, les pâtres — mettent au large leurs agneaux, leurs brebis et leurs chiens, — et sur les bas-fonds marécageux — tout ce qui grouille râle la clameur unanime : — Ce soleil était assommant[1]. » Cette rumeur envieuse et hostile, qui s’éleva sur les traces de Lamartine, lorsque, vieillissant et « portant sa croix, » il gravit « son calvaire, » Mistral ne l’a point entendue autour de sa personne, autour de ses moindres écrits. Jusqu’à son dernier jour, jusqu’à ses paroles dernières, le chantre de Mireille, de Calendal, des Iles d’or, de Nerte, de la Reine Jeanne, du Poème du Rhône, et encore des Olivades, a été honoré, choyé, glorifié, comme le fut bien rarement un être d’exception. Il a vu, de ses yeux, sur une place du pays natal, se dresser sa statue, aux applaudissemens des lettrés de la capitale, aux acclamations des laboureurs provençaux. De son vivant, et jusque dans la mort, il n’y a pas une forme d’hommage public qu’il n’ait reçue avec aisance, avec simplicité, ou qu’il n’ait écartée avec élégance et noblesse.

Le mouvement de réaction, s’il ne s’est pas manifesté déjà, va se produire. Rappelons-nous avec quel ton d’irrévérence ou de méchante humeur on parlait de Victor Hugo, lorsque l’éclat trop fulgurant de ce soleil se fut éteint. L’enthousiasme, à son endroit, fut, pendant dix années au moins, démodé jusqu’au ridicule. Après quelques oscillations dans un sens et dans l’autre, la postérité, volontiers équitable, semble avoir trouvé le point d’équilibre, et l’opinion est faite pour assez longtemps. Mistral n’est pas Victor Hugo. Il est toutefois assez grand poète pour que nous devions nous attendre à recevoir, à son sujet, cette révélation, qu’il ne savait qu’à peine son métier :


… è diguèron
Que sabié pas faire li vers.


Nous parlerons de lui avec le respect qui s’impose, mais avec le même souci de garder la mesure, avec la même attention à ne pas dévier d’une critique indépendante, ou simplement exacte, que si la tristesse du deuil récent avait déjà pu s’effacer. Dans ses œuvres poétiques, dans sa première œuvre surtout, nous reconnaîtrons l’accent harmonieux, pénétrant, tendre, douloureux, original, qui lui valut si vite un grand renom, et qui maintiendra sa gloire.


I

Les origines de Mistral l’expliquent tout entier. Il est de souche rustique. Le père du poète, après avoir servi, en qualité de volontaire, dans les armées de la Révolution, reprend les occupations du franc tenancier, attaché de cœur à la glèbe. Son bien, assez étendu et cultivé avec ferveur, a fait de lui un homme riche. Sous des dehors d’énergie un peu fruste et de dignité grave, même austère, c’est un maître très bienfaisant. Veuf et sans enfans, le propriétaire du Mas du Juge, âgé de cinquante-cinq ans, en surveillant ses travailleurs à l’époque de la moisson, aperçoit une adolescente modeste et belle : il l’interroge ; elle dit le nom de son père, le nombre de ses sœurs. Ému d’amour, comme autrefois Booz à l’approche de la douce Ruth, François Mistral demande en mariage la jeune fille, et il l’obtient. De cette union quasi patriarcale naquit à Maillane, près de Saint-Rémy, le 8 septembre 1830, au jour de la Nativité de la Vierge, un enfant mâle qu’il fut question de doter du prénom mystique de Nosto Damo, en l’honneur de la belle fête, où sa mère le mit au monde. Après réflexion, il parut à propos de préférer, pour un garçon, le prénom masculin de Frédéri, qui s’accouplait tout naturellement au nom sonore de Mistral, — un nom du Dauphiné, implanté dans la terre d’Arles.

Comme on peut s’y attendre, c’est la mère qui sut transmettre à cet unique fils l’instinct profond, les sentimens obscurs, l’ineffaçable empreinte de pensée, d’où devaient résulter pour lui, lorsque le temps serait venu, ses élans, ses moyens, ses inspirations les plus intimes. Nous savons, par Mistral lui-même, comment, autour du foyer paternel, l’hôte de passage, toujours accueilli, payait, d’ordinaire, sa bienvenue avec un conte, une légende, une chanson, à la façon de ce vieux vannier Mèste Ambrosi, si vivant, si vraiment issu de la réalité ; comment encore, par les soirs d’hiver, le chef de la famille lisait à voix haute, pour les gens du mas, une page de l’Evangile, et, à la grande fête de Noël, après avoir béni la bûche, aux lueurs des braises de l’âtre, d’où semblait s’envoler en liberté, avec chaque étincelle, l’âme d’un être disparu, comment il prononçait, devant les assistans, la prière pour les ancêtres ; comment enfin, bien avant dans la nuit, jeunes et vieux s’attendrissaient de pure joie, en répétant à l’unisson des noëls populaires de Micoulau Saboly, tout pénétrés d’émotion, de naïveté et de grâce. Mais la vraie source de tendresse et de volupté délicate pour le garçonnet, c’était l’enchantement que répandait dans sa fraîche mémoire, et dans le plus profond d’un cœur encore tout naïf, le murmure délicieux de la voix maternelle. Personne mieux que cette fileuse de laine et de lin ne chantait les vieilles chansons et ne contait ou ne « sornait, » comme on disait au temps jadis, les propos gais et savoureux. Jamais l’enfant ne semblait las de l’écouter. On aurait pu dire de lui ce qu’il dira de sa Mireille : « Et jusqu’à la pointe de l’aube elle n’eût pas fermé les yeux. » Comme Alphonse de Lamartine, comme Victor Hugo, comme Alfred de Vigny, le poète Frédéric Mistral a bien été, dans tous les sens du mot, fils de sa mère.

La vie entière de Mistral, comme celle de la matrone romaine, tiendrait en quelques mots : il resta sous le toit natal, il y écrivit ses ouvrages. Pour amplifier, sans utilité apparente, le récit des événemens qui s’enferment dans cette formule, et pour tirer de rien ou de si peu que rien, la matière d’un livre en prose, le poète s’est trouvé contraint d’attribuer une importance exorbitante à des aventures aussi vulgaires que sa réception au baccalauréat. Ce qu’il nous avait dit de lui, de ses parens, de son jeune maître Roumanille, dans la préface des Iles d’or (1re édition), suffisait amplement aux lecteurs sans badauderie[2].

Quelques dates significatives jalonnent l’espace parcouru, pendant soixante-cinq années au moins de persistante activité, par ce grand artisan des vers, qui n’a jamais consenti à sortir de son cadre d’homme des champs que pour s’y replacer le plus rapidement possible. Ces dates, sauf peut-être celle du mariage de Mistral (1876) et celle de sa mort, se rattachent exclusivement à des manifestations littéraires, à la régulière apparition de ses écrits. En 1848, rentré chez son père, mais stimulé par la publication récente des premières poésies de Roumanille, Li Margaridetto (les Pâquerettes), ce fils de paysan improvise avec fougue, et très probablement après avoir dévoré Jocelyn, une composition rustique en quatre chants, Li Meissoun (lesMoissons). : Quelques débris s’en retrouvent dans le volume, Li Prouvençalo (les Provençales), et aussi dans les Iles d’or.

Avec les dix pièces de vers qu’il a fournies pour ce recueil des Provençales, constitué par Roumanille en 1852, et dans lequel, pour la première fois, se rapprochaient et se comptaient les poètes « de la ville et de la campagne » des contrées d’Avignon, de Salon et de Saint-Rémy, tous décidés à n’employer, pour l’expression de leur pensée ou de leurs sentimens, que l’idiome vulgaire, ramassé à terre en lambeaux, mais réparé avec dévotion, retrempé à la source, et comme revivifié, Mistral se place évidemment à la tête de l’ardente troupe. Il donne l’impression qu’il est le chef, tout désigné par un décret providentiel, pour assurer un plein succès à la restauration que les trouvères provençaux se flattent d’accomplir. Je me borne, pour le moment, à désigner ces vers de début, déjà très personnels, mais je me promets bien d’y revenir. Ils sont pleins d’intérêt pour qui veut faire remarquer la rapidité d’éclosion des qualités, acquises et innées, dans cette nature poétique, dont la jeunesse est comme le trait dominant. Jeune elle restera, jusqu’à ne connaître jamais la tristesse de s’achever dans les gestes lourds et tremblans de la sénilité ; mais aura-t-elle, d’autre part, l’honneur et l’heur de s’affirmer, de s’élever aussi haut qu’il se peut, dans l’incontestable splendeur d’une œuvre puissamment virile ?

Il doit être permis d’en convenir, sans s’exposer au reproche de ravaler le génie de Mistral : malgré les ouvrages de lui, venus après Miréio, il reste, avant tout et surtout, l’auteur de ce poème de l’amour et de la mort, entrevu peut-être à vingt ans, entièrement achevé aux environs de la vingt-septième année. Dès 1858, deux amis du rimeur Maillanais, Adolphe Dumas et Reboul, lisaient Miréio en manuscrit à Lamartine. L’auteur des Méditations cria au miracle. Mais qu’il voyait juste en découvrant, d’un seul coup d’œil, que l’avenir de ce jeune poète, inspiré si heureusement par le sujet le mieux approprié aux ressources de son génie, était tout contenu et comme emprisonné dans cette fortune présente ! Il le nommait, — après Adolphe Dumas, — le « Virgile de la Provence », et il aboutissait à cette conclusion inattendue, d’une rigueur presque platonicienne : Vous avez fait, disait-il à quelques mots près, votre chef-d’œuvre poétique. Rien ne sortira de vous, désormais, qui le dépasse ou qui l’égale. Un chef-d’œuvre ne se refait pas. Laissez les vers, retournez à vos blés, à vos mûriers, à vos troupeaux, à vos labours, et à « vos six attelages de mules. » O jeune homme qu’ont aimé les dieux, ne songez plus qu’à produire en perfection « cet autre chef-d’œuvre, une belle vie. »

Entre les deux ouvrages de Miréio (1858) et de Calendau (1866)[3], Mistral sera l’instigateur du groupement félibréen, presque autant qu’il sera poète. Déjà, de 1852 à 1859, s’était manifesté cet autre aspect de son industrieuse ardeur. Au congrès d’Arles, c’est à lui qu’on dut la décision qui imposa aux partisans de l’idiome provençal une réforme orthographique. Il mit même la main, autant que Roumanille, à la préface des Sounjarello (les Songeuses), qui en proclamait le principe et en déterminait les conditions. Il prit sa large part au congrès d’Aix et il contribua à l’œuvre qui en est sortie : Lou Roumavagi deis Troubaires (le Pèlerinage des trouvères). Surtout, il avait présidé, en 1854, la mémorable assemblée du castelet de Font-Ségugne.

C’est là que le vocable de félibre, bien ignoré, et peut-être forgé[4], mais né viable, fut présenté par lui. Le mot était tiré d’une poésie populaire où Jésus, tout jeune garçon, assis au Temple parmi les docteurs, édifiait les « sept félibres de la loi. » Félibre fut substitué à troubaïre (trouvère), terme divulgué et trop discrédité pour retrouver une grande fortune. Mistral collaborait aussi, dès 1854, à l’Armana provençau (l’Almanach provençal), qu’avait fondé cet autre fier poète, son ami, Théodore Aubanel. Enfin, si d’autres que lui, Roumanille d’abord, puis Félix Gras, continuèrent à présider aux destinées du relèvement méridional, c’est bien Mistral qui, partout et toujours, dirigera les poètes associés ; il sera, jusqu’au bout, ce qu’il fut, dès les premiers temps, l’âme du groupe. Cette action paraît plus effective ou prend, du moins, plus d’extension après Miréio. Le bruit fait par cette œuvre avait dépassé les limites du territoire de la Crau. Il n’avait pas suffi au jeune auteur de s’assurer qu’on admirait et qu’on aimait sa poésie « en Arles. » L’Académie française, commise autrefois au soin de refouler tous les jargons, avait eu à se prononcer sur l’ouvrage, et elle avait suivi l’impulsion donnée par Lamartine : sous la présidence de Victor de Laprade, elle avait couronné cette idylle épique en patois de Provence. La propagande de Mistral pour la cause régionaliste trouva un nouvel aliment dans les hommages personnels qu’il venait de recueillir. Son ode Aux poètes Catalans, qui est du mois d’août 1861, en témoigne : « Des Alpes aux Pyrénées, et la main dans la main, — poètes, relevons donc le vieux parler roman. »

On ne sera pas trop surpris qu’à cette date-là, l’idéal de Mistral et de plus d’un de ses amis semble être le retour aux conditions historiques du temps passé. Heureuse paraissait à ces hommes d’imagination l’époque où, « unies par l’amour, » Provence et Catalogne mêlèrent « leur langage, leurs coutumes, leurs mœurs. » Au dire de l’auteur des Iles d’or, pendant « cent ans » ces deux pays des troubadours « se partagèrent l’eau, le pain et le sel. » N’était-on pas alors au bon vieux temps ? « Jamais la Catalogne ne s’éleva plus haut dans sa gloire, et toi, Provence, jamais tu n’as eu siècle aussi illustre. » Dans la vivacité de tels regrets comment ne pas être tenté de voir un commencement d’acceptation des théories séparatistes, que professait sans ambages un des meilleurs auxiliaires de l’union du Félibrige, ce gentilhomme érudit et poète, M. de Berluc-Pérussis ? A force d’être passionné, l’amour de la petite patrie devenait exclusif et, sous l’excitation de sophismes très ingénus, arrivait à voiler ou à défigurer l’image de la grande.

Cette tendance est plus marquée encore dans le sirvente de la Comtesse, qui fut composé en 1866. « Ah ! si l’on savait entendre ! Ah ! si l’on voulait me suivre ! » dit le refrain de cette pièce, au symbole admiré jadis, pour ce qu’on y trouvait d’énigmatique et de « mystérieux. » Mystère facile à percer, énigme qui n’est pas celle du Sphinx. Cette sœur issue d’un autre lit, et que sa sœur aînée, pour avoir son héritage, a mise au couvent, qu’elle fait même passer pour morte, sans pouvoir décourager ses amoureux, c’est la langue provençale, sans aucun doute. Mais n’est-ce pas le même poète qui s’était déjà écrié : « Qu’un peuple, face à terre, tombe esclave, s’il tient sa langue, il tient la clé qui le délivre de ses chaînes. » Et il n’y a pas, dans cette année 1866, d’autre application à faire de pareils vers que d’y reconnaître exprimé, par voie d’allusion, l’asservissement imaginaire, et tout métaphorique assurément, du comté provençal à la nation française.

Ainsi interprétées, c’est une sorte de malaise que procurent, à qui les entend maintenant, certaines rodomontades : « Tous en race nous partirions avec la bannière au vent, comme une trombe, pour enfoncer le grand couvent. Et nous démolirions le cloître où pleure, jour et nuit, où, jour et nuit, reste claquemurée la religieuse aux beaux yeux. En dépit de la méchante sœur, nous mettrions tout sens dessus dessous. Puis nous pendrions l’abbesse aux grilles d’alentour, et nous dirions à la Comtesse : Reparais, ô splendeur ! Loin, loin d’ici la tristesse ! Vive, vive l’ébaudissement ! » Mais peut-être n’y a-t-il là qu’une exaltation de mots, qu’une truculence de coloriste, qu’un effet de coup de soleil ? Nous sommes au royaume d’Arles, au pays où s’allonge, sur les eaux du Rhône, la silhouette belliqueuse des châteaux forts inoffensifs de Beaucaire et de Tarascon. Il y a lieu, souvenons-nous-en, de faire ici la part de l’amplification emportée ou joyeuse, et de compter avec cette puissance d’illusion, qu’un enfant terrible de la Provence, Alphonse Daudet, félibre lui aussi, mais si déniaisé, si tôt initié à l’ironie parisienne, définissait, comme sans y toucher, par cette image suggestive : « le mirage. »

Douze ans plus tard, après l’année terrible, une fois passées les heures des lamentations, Lou Saume de la Penitènci (le Psaume de la pénitence), et de l’abattement presque désespéré, Lou Roucas de Sisife (le Rocher de Sisyphe), c’est à la conception d’une union des provinces latines et peut-être des pays latins que se hausse l’esprit particulariste de Mistral. « Relève-toi, race latine — sous la chape du soleil. — Le raisin brun bout dans la cuve ; — le vin de Dieu giclera bientôt. » Mais il y a, encore ici, beaucoup de rêverie, et d’optimisme à courte vue : « paysans, comme on vous nomme, — vous resterez maîtres du pays. — Environnés de l’amplitude — et du silence des guérets, — tout en faisant votre battue[5], — à la terre toujours ancrés, — vous voyez, au loin, comme une tempête — passer la pompe des empires — et l’éclair des révolutions ; — pendus aux mamelles de la patrie — vous verrez passer les barbaries — et aussi les civilisations. » Nous avons, depuis ce temps-là, entendu un autre son de cloche : « les paysans s’en vont, et la terre se meurt. »


II

Un symbolisme, plus littéraire que poétique, et qui semble apporter à nos oreilles, parfois, des échos de cénacle au lieu d’un bruit de source vive, fut l’écueil, où vint se heurter, sans s’y briser assurément, mais non pas sans être attardé et entravé d’abord dans sa marche vers le succès, le poème à demi réaliste, à demi fantastique de Calendau. Ce n’était plus cette idylle chez les pasteurs, qu’un artifice légitime de vrai poète avait rendue inséparable de la nature méridionale, où elle s’était déroulée. Ce n’était plus ce tendre et tragique roman d’amour, qui, sous les ombrages du mas provençal, ou à travers la plaine de la Camargue embrasée de soleil, ou dans la fraîche obscurité du sanctuaire des Maries de la Mer, demeurait émouvant et vrai, au point de colorer de vérité et d’émotion les proverbes de laboureurs, les devis de veillée, les contes du vagabond, les chansons populaires, les paysages familiers, les visions mystérieuses, tout l’apport de ce folk-lore aralétan, aixois, avignonnais, dont le poète avait rempli, enrichi son premier ouvrage. C’était bien plus, ou bien moins, cette fois : c’était un sujet d’imagination.

Etrange et fantastique destinée que celle de Calendal, le jeune marin du port de pêche de Cassis. Il tente tous les efforts, il brave tous les périls, pour conquérir une maîtresse merveilleuse, la fée Estérelle. Cette fille des princes des Baux, descendante de Balthazar le mage, séjourne, dérobée aux regards, dans des solitudes presque inaccessibles, après avoir rompu, en s’enfuyant, le mariage indigne et odieux qui l’avait asservie au comte Séveran, chef de bandits. Pour Calendal, dont le cœur est grand, mais dont l’origine est si basse, que d’obstacles à surmonter ! Qu’attend Estérelle de lui ? De l’or ? Voici le prix d’une pêche miraculeuse dans la « madrague. » De la gloire ? Il apporte un rayon de miel conquis au péril de la vie dans les ruches du Roucas de cire, après la destruction des mélèzes géans, qui ombrageaient le mont Ventoux. La guerre au mal ? Il livrera bataille au plus monstrueux des brigands, et dompté, enchaîné, il le mènera aux consuls de la ville d’Aix, qui fêteront cette capture. L’attachement inviolable à la vertu ? Il s’attablera à « l’orgie sardanapalesque, » où son rival l’a convié, pour le prendre au piège du vice. Ni les délices du festin, ni les danses lascives des courtisanes nues, ni aucun autre attrait libidineux ne le détournera de sa fidélité farouche. Blessé au jarret par traîtrise, et jeté au fond d’un cachot, il saura s’évader. Du combat contre les soudards de Séveran, qui finit par s’abattre au milieu des morts, il sortira victorieux : l’amour idéal triomphe dans la pure gloire.

Cette trame pouvait suffire à supporter la broderie ingénieuse et légère d’un conte. Le poète l’a distendue inexorablement, pour l’adapter aux proportions d’une épopée. Sur ce tissu, qui n’avait plus sa consistance, il a mis le poids de l’histoire, des traditions, des coutumes, des fêtes, des cérémonies, des curiosités de tout âge et de toute valeur. L’antique Cour des Baux et le règne du gai savoir, la bataille des Aliscamps, avec la comtesse d’Orange et Guillaume au Court-Nez, la roche appelée la Tête de Puget, la forêt de la Sainte-Baume, les compagnons du tour de France et le Temple de Salomon, les joyeusetés provençales {Passade, Guet, Chevaux-Frus) au jour de la Fête-Dieu, la faïence de Moustiers ( ! ), le paysage marin, îles de Lérins, îles d’Or, ports, criques et calanques, tout cela se mêle à l’intrigue et la fait oublier. La vérité des personnages, les ressources de l’action, disparaissent, une part du temps, derrière l’appareil d’érudition ou les obscurités des rêves. Loin de soulever l’ouvrage sur des ailes, le symbole l’appesantit.

Lamartine, prophète encore, avait écrit : « O jeune homme de Maillane, tu seras l’Arioste et le Tasse quand tu voudras, comme tu as été homérique et virgilien quand tu l’as voulu, sans y penser. » Mais ce n’est pas sans y penser, qu’après s’être montré virgilien beaucoup plus qu’homérique, Mistral avait voulu renouveler dans Calendau les prouesses d’invention et les prestiges de couleur des poètes italiens. Il s’était appliqué, ou, ce qui n’est pas moins scabreux, évertué à poursuivre la fantaisie. Au lieu de se replier, une fois de plus, sur lui-même et de tirer, comme précédemment, de son trésor intérieur d’intuitions, de souvenirs, d’émotions profondes, l’âme de ses héros, il se l’était imaginée. Son Estérelle n’est guère qu’une abstraction. Calendal lui-même, avec tous ses efforts pour atteindre jusqu’aux régions de l’espace infini, peut faire, au lecteur désireux d’être ému par cette deuxième œuvre de Mistral, l’effet de s’approcher du vide, ou de ne s’élever très haut, comme disait le poète latin, que pour tomber avec plus de lourdeur.

Si je parle avec liberté de ce qui apparaît d’ « audace belle, » mais un peu déçue, d’intentions fastueuses, mais assez vaines, dans ce dessein poétique, parfois faussé, c’est que j’admire, aussi pleinement qu’il se peut, les meilleurs endroits de l’ouvrage, et, avant tout, les deux chants III et V, qui s’en détacheraient fort bien, sous ce titre : La Mer, saisi par Jean Richepin. Ah ! si de 1859 à 1866, c’est-à-dire pendant tout le temps qu’il lui fallut pour broder et pour assembler les douze chants de Calendau, Mistral eût mis sa volonté à limiter son sujet, à l’approfondir, si, pour avoir absolument le droit de célébrer les escales de la Provence, après avoir glorifié ses labours et son marécage, il eût, non point passé peut-être une saison chez les Gassidiens, mais vécu de leur vie pendant ces sept années, comme Jacob, serviteur chez Laban, de la vie des bergers, l’idylle des pêcheurs, qu’il a ébauchée, et qu’il aurait menée alors au point de perfection, eût égalé, je ne dirai pas surpassé, l’églogue pastorale de Mirèio.

La presse littéraire ne fut pas hostile à Calendau. Elle était, en partie, à cette époque, aux mains de Provençaux, dévoués à Mistral et à « l’Idéio » : Émile Zola, Alphonse Daudet, Paul Arène, Armand de Pontmartin, bon nombre d’autres. Mais le public resta plus froid que les amis, et Mistral fut troublé de ne pas retrouver les applaudissemens enthousiastes qui avaient accueilli le premier poème. Il eut la faiblesse, assez excusable, de s’en prendre au goût des « Français, » et de ne pas admettre, un seul moment, que lui-même eût pu se tromper. Il a écrit que les lecteurs reviendraient de leur étonnement, le jour où ils seraient capables d’admirer la force au même titre que la douceur. Et c’est bien, semble-t-il, cette sorte d’ascension depuis les effets gracieux jusqu’aux effets d’extrême vigueur que, de Mireille à Calendal, Mistral avait cru accomplir. Mais il ne suffit pas, en poésie, en art, pour se trouver puissant, de vouloir l’être. Et ce n’est pas une raison, parce que l’on a su rythmer et moduler son chant d’amour, avec un grand bonheur, sur une cornemuse ou une flûte de roseau, pour qu’on soit assuré, lorsque l’on embouche un buccin, de faire retentir des accens d’épopée, à remuer, — comme disait Hugo, — « les os des morts. »

Quoi qu’il en soit, Mistral n’écrivit plus de grand poème, pendant quinze ans. On ne doit pas être trompé par la publication, en 1875, du volume Lis Isclo d’or. La plus grande partie des pièces de circonstance, des contes, des ballades, des odelettes, des élégies, des légendes, dont ce recueil des Iles d’or est composé, sont antérieurs à 1867, qui est l’année de Calendau. Seuls, les sirventes furent faits, en majorité, entre 1867 et 1872, et, avec eux, trois ou quatre morceaux admirables, Lou Porto aigo (le Porteur d’eau), La Reino Jano (la Reine Jeanne), ode antérieure au drame de ce nom, Lou Tambour d’Arcolo (le Tambour d’Arcole), la plus célèbre peut-être des compositions lyriques du poète, et Lou Blad de Luno (le Blé de lune)[6], l’œuvre la moins traduisible du recueil, la plus propre à donner, dans la couleur et la saveur du texte, l’idée de l’invention verbale et des ressources prosodiques ou rythmiques du virtuose provençal. Qu’on en juge par le refrain et la première strophe : « La luno barbano — debano — de lano. — S’énténd péralin — l’aigo que laléjo — é bataréléjo — darriè lou moulin. » (La lune spectrale — dévide — la laine. — On entend au loin — l’eau qui caquette — et claquette — derrière le moulin.) Cette fantaisie musicale, d’une si délicate et si riche sonorité, est dédiée à Paul Arène, un autre admirable ouvrier de la prose française et du vers provençal. Elle est pour l’oreille et l’imagination un divertissement délicieux.

La joie d’avoir écrit des vers comme ceux de ce Blé de lune doit, bien plus qu’aucun prix Nobel, nous paraître la récompense des dix années d’investigations, d’approvisionnement de formes, d’images, et de mots, que Mistral, comme chacun sait, avec la diligence et le silencieux acharnement d’une fourmi, employa presque uniquement à composer le précieux Tresor don Felibrige[7]. Mais le fait même qu’un labeur de pure érudition fût devenu l’occupation essentielle et exclusive de son âge de maturité ne nous fournit-il pas la preuve la plus manifeste du ralentissement et presque de l’arrêt de la poussée poétique, prévus, prédits par Lamartine, ou, si l’on veut une formule moins tranchante, de l’atténuation de la puissance créatrice ?

M’objectera-t-on que Nerto allait suivre les Iles d’or, que le drame La Reino Jano a succédé au poème de Nerte, que Lou Pouèmo dou Rose est venu après la Reine Jeanne, et que le volume Les Olivades s’est ajouté encore à tout cela ? De ce dernier recueil, mieux vaut ne rien dire et renvoyer aux Iles d’or, édition princeps. Mais qu’est-ce que Nerto ? Une diabolique en vers, comme la mode était d’en faire après Barbey d’Aurevilly, et comme Verlaine en a rimé plusieurs. Cette histoire, où il est beaucoup parlé du diable, n’enraie pas : elle ne fait pas suffisamment sourire. D’ailleurs, dans l’aventure romanesque, mêlée de merveilleux, de cette jeune Nerte, dont l’âme a été vendue au prince des enfers par un père indigne, le baron de Pons, et dont la destinée peu banale est de s’acheminer, par un souterrain, du manoir paternel au palais des Papes, de trouver à la porte un beau séducteur, le Catalan Rodrigue de Luna, d’entrer au couvent pour éviter sa poursuite, d’être enlevée par lui, de lui échapper par miracle, et, par miracle encore, d’échapper au diable, en devenant une nonne de pierre, sur l’emplacement d’un château que la « poignée d’épée, en forme de croix, » a fait écrouler et réduit en poussière, il y avait, tout au plus, la matière d’une ballade. En répandant, sur ce mince sujet, d’ingénieuses, de brillantes descriptions, le souffle du poète a réussi à lui donner de l’agrément : il l’a gonflé, comme une bulle poétique aux couleurs d’arc-en-ciel, il en a fait une joie du regard, mais c’est œuvre fragile, et qui n’amuse qu’un instant. Nous n’avons plus les exagérations fougueuses de Calendau, mais nous n’en avons pas, non plus, les qualités supérieures.

Aiguillonné par l’exemple de Théodore Aubanel, qui, le premier d’entre les félibres, s’était risqué à l’œuvre dramatique, et qui venait de produire ce drame de passion si ramassé, si farouche, si saisissant dans sa simplicité antique, Lou Pan dou Pécat (le Pain du Péché), Mistral voulut, en 1890, faire sa tragédie en vers, la Reino Jano. Il n’a forgé qu’un livret d’opéra, mais un livret à défrayer de dialogue, de romances et de chansons, plusieurs partitions touffues[8]. Et lou Pouemo dou Rose, avec quelle vivacité le parolier, le musicien se jetèrent sur cette proie ! Il en sortit un drame lyrique, le Drac. Mais les douze chants de ce Poème du Rhône abondent en flots de poésie fraîche, vraie et vivante.

Les héros de cette histoire, romanesque encore et fantastique, sont charmans. Le prince d’Orange, beau comme un jeune dieu, mais un peu pâlot et, par momens, teinté de langueur, car on l’envoie vers le Rhône pour « boire le soleil ravigotant » et aspirer l’haleine du grand vent qui « mange la boue, » ce rêveur, ce poète, cet érudit, bon enfant, bon rameur, et familier avec les matelots, descend de son pays de Flandre avec l’ambition de découvrir la nymphe des eaux, et aussi de compter, le portulan en main, les villes baignées par le fleuve, en attendant qu’il aperçoive, sur la rive, les reliques des monumens de la cité où ont régné ses ancêtres. Galamment et en grand seigneur, il se divertit au manège de coquetterie de dames vénitiennes qui ont pris passage, en cours de route, sur ce coche d’eau ; mais il n’est amoureux que d’une beauté de légende, la Fleur du Rhône, et il la voit venir à lui dans celle qu’on nomme l’Anglore[9], la fille de Malatra, le lamaneur. Elle a pour métier de passer au crible les paillettes d’or. Elle aurait pour amant, si elle le voulait, un jeune, rude, et mauvais garçon, aux formes herculéennes. Mais elle-même n’est éprise que du Drac, le dieu du fleuve. Elle le reconnaît dans le prince d’Orange. « C’est lui ! — C’est elle ! », voilà les seuls mots qui montent à leurs lèvres, quand leurs regards viennent, pour la première fois, à se croiser. L’enthousiasme du princillon, l’enivrement de la belle fille du peuple, leurs échanges brûlans de caresses et de propos, leur exaltation rêveuse, les accès de jalousie, les divertissemens à la foire de Beaucaire, l’attentat mystérieux contre le prince, son retour à la vie, les projets de fête nuptiale, les présages et pressentimens d’un grand malheur, la rencontre du bateau à feu, le choc, le désastre, les malédictions jetées par le patron Appian au progrès et à ses dons funestes, l’engloutissement, au fond du fleuve, de l’Anglore, unie étroitement au prince, son époux pour l’éternité, et le retour à Condrieu des hommes d’équipage et de leur chef, sans le couple des amoureux, sans l’embarcation, mise en pièces, sans rien qui reste de tant de biens, et sans que l’on entende un mot de plus « senso mal dire : » voilà ce qu’il faut lire dans l’ouvrage, et ce qu’il serait fastidieux d’analyser ou d’entourer de gloses.

Mais comment renoncer à rappeler ce qu’il y a de réalité expressive, au début de l’œuvre, dans ce chant premier, intitulé : Patroun Appian ? Il s’ouvre par l’éloge de la race des Condrillots (Li Condrieùlen), les voituriers qui régnaient jadis sur le Rhône. Leur nid est Condrieu, où « se meuvent » les premiers souffles du Vent-Terral, et où se dresse dans les airs la chapelle de Saint-Nicolas, patron de la marine. Les Gondrillots portent des braies de basane, mais leurs femmes sont « cossues et fières » comme des épouses de bourgeois. « Femmes de bien, les belles Gondrillotes, dès qu’aux mûriers la feuille poussait, dans la tiédeur de leur poitrine forte mettaient à couver la graine de leurs vers à soie ; en dentelle et en point fleuri, par passe-temps, elles brodaient le tulle ; à petits points aussi, elles savaient piquer la peau des gants, et bonnes nourricières, tous les ans, elles faisaient un enfant superbe. » C’était le « vieux temps, » l’heureux temps. Le jour de la Saint-Nicolas, on célébrait la fête du Reinage, où la Royauté était mise à l’encan. Quelle admirable équipe, que celle du patron Appian ! Quelle embarcation imposante, que la Carbule, avec la croix de la chapelle sculptée en poupe, et toutes les pièces de la Passion ! Que d’incidens variés dans la navigation, que de précautions à prendre au voisinage de l’écueil ! Et le chargement, et les retards, les entraves, l’élan repris, tout le détail de la manœuvre, ponctuée par les paroles du Pater, que profère le maître ! La légende du coup de fusil, tiré sur le Christ en 1830, termine cette introduction d’une beauté magistrale.

L’impression de grandeur se retrouve encore au chant III, dans le tableau si ample et si coloré des troupeaux transhumans. Mais c’est un pittoresque agréable et piquant qui est surtout répandu dans l’ouvrage : la rencontre de la flottille remontante et les propos échangés ; l’entrée, au ponton de Valence, des Vénitiennes fantasques avec leurs cavaliers, portant tambour de basque, violon et mandore ; le radeau de bois descendu de l’Isère ; l’embarquement des violettes ; le salut aux rochers célèbres, aux vignobles fameux, au mont Ventoux ; entre deux récits de légendes, l’apparition de la chiourme des forçats ; la révérence au Saint Nicolas du pont de Bénézet ; la bataille d’injures, à propos des filets tendus dans le milieu du fleuve ; le grouillement du champ de foire avec ses marchands, ses étalages, son artiste tatoueur, ses badauds, ses coquins, ses aubaines, ses traquenards ; et le halage à la « remonte ; » et les dispositions en prévision du gros temps ; et la ripaille des Condrillots ; et ce qui suit, jusqu’à la collision, jusqu’au lugubre dénouement. Tout cela mis en scène, ou raconté, ou commenté avec effusion, comme par quelque Homéride au ton familier, dont les paroles abondantes et pleines de douceur ressemblent à la neige s’entassant sur la montagne, un jour d’hiver, ou au nuage d’éphémères descendant, par un soir d’été, sur les rives du fleuve. Le Pouèmo dou Rose passe en beauté, et de beaucoup, Nerto, la Reino Jano. Peut-être, sans y faire effort, va-t-il plus loin que Calendau et ses élans lyriques ? On s’attarderait volontiers à contempler, sur toutes ses facettes, ce joyau de la couronne poétique de Mistral ; mais il y a Mirèio.


III

Parmi, les œuvres de Mistral, Mirèio est, à la fois, la plus célèbre et la plus inconnue. On ne peut plus la voir qu’à travers les déformations regrettables qu’elle a subies. Le compositeur Charles Gounod, avec la complicité d’un arrangeur dramatique, Jules Barbier, et sous le regard, non pas étonné, mais ravi, de Frédéric Mistral lui-même, a fait apparaître une Mireille de romance, au goût des Parisiens de 1864, très friands d’opéra-comique. La Mireille du musicien s’est incarnée au théâtre dans la personne et avec les moyens de Mme Miolan-Carvalho. Ce que le nom de Mireille, attaché désormais à une tradition aussi décente, ramène au souvenir, ce n’est pas la fleur du buisson sauvage, qu’une brise matinale a fait épanouir, et que le hâle d’un seul jour d’ardent soleil desséchera. Ce serait bien plutôt quelque belle demoiselle d’Arles, tenant en main ses Heures d’Avignon. Qui ne la voit sortir du porche de Saint-Trophime ? Malgré ses yeux baissés, on la devine impatiente d’être vue, entre deux amies moins jolies, mais parées comme elle, sur la route des Aliscamps, ou d’aller assister, dans les Arènes antiques, transformées pour la circonstance en théâtre forain, à quelque fête populaire : ce serait, aujourd’hui, une corrida de toros, bien espagnole. Qu’il y a loin de cette jeune personne à la villageoise ingénue et ardente que Mistral a voulu nous peindre, et qui vit et qui meurt dans son poème si païen et si chrétien, si réaliste et si mystique ! Il faut relire ce poème avec des yeux naïfs et frais, et lavés, s’il se peut, des images très infidèles, sur lesquelles ils se sont fixés.

Dans la dédicace de son poème imprimé[10], qu’il présentait à Lamartine avec l’expression de son immense gratitude pour l’accueil fait au manuscrit, Mistral disait du livre de Mirèio : « C’est mon cœur et mon âme, c’est la fleur de mes ans. » Il n’y a pas d’expression qu’il faille davantage retenir. Remontons, pour nous l’expliquer, aux premiers gestes poétiques du jeune homme de Maillane.

Dès l’époque des Margaridetto (1847), Roumanille citait, en épigraphe des vers de son disciple : une strophe des « Sept Psaumes » et un fragment de traduction d’une fable de La Fontaine, la Cigale et la Fourmi. Ce ne sont là que les essais, sans gaucherie d’ailleurs, de l’écolier. Mais le premier recueil collectif de 1852, les Provençales, — on ne l’a pas oublié, — contient dix pièces de vers de Mistral. Le poète, qui va écrire Mirèio, est là, comme avant la fleur, avec ses aspirations, ses aptitudes, son acquis, où perce l’originalité. Son conte des Trois Conseils, Li tre Counsèu, avait passé et aurait dû rester dans le recueil des Iles d’or, qu’il ne déparait pas. Son ode de La folle-avoine, La civado fèro, a déjà le ton provocant et l’âpreté d’expression de ses sirventes. Telle ballade, La bello d’Avous, composée à dix-huit ans, rentrerait par son fantastique lugubre dans le romantisme ennuyeux, si l’on n’y trouvait des détails d’une grâce toute mistralienne, et ce sens très subtil de ce que peut fournir de précieux la source poétique populaire : « Margaï est si jolie — que la lune en passant — la lune obnubilée a dit au nuage, tout droit : — Nuage, beau nuage, passe. — Ma face — veut laisser tomber un rayon sur Margaï ; — ton voile m’embarrasse. » Après l’astre, l’oiseau : il entend Margaï pleurer ; il lui parle, pour la consoler, « plus d’une demi-heure. » Et jusqu’au ver luisant, qui lui a dit : « Prends ma lumière, si tu veux. — Tu cherches ton amant ? — Pauvrette ! — Puisses-tu le voir du plus loin ! — Mon lampion puisse-t-il te conduire ! »

C’est surtout l’odelette, Souto la trio (Sous la treille), datée de juillet 1850, qui a de l’intérêt, un intérêt documentaire. Elle donne si bien l’idée de Mistral à vingt ans, et de sa fougue de plaisir, et de l’épicurisme, tout latin, par lequel il a débuté. Boire, avec des amis, à l’ombre d’une treille, du vin provençal, Châteauneuf, Ermitage ou autre, qu’y a-t-il de plus « beau ? » « Ce vin-là, plus vous en buvez, — c’est comme avec la salaison, — plus vous voulez boire. » On regarde passer, mais sans ôter son chapeau pour un tel butor, « Monsieur Jaloux, qui serre sa femme, comme une peau d’anguille. » Arrière surtout l’ambitieux I Les coups du sort n’étonneront jamais ceux qui caressent le flacon sous la tonnelle : « Petite, prends une lumière, à la futaille du fond cours tirer le fausset ; va vite chercher du vin, jolie Madelon, et du vieux, tonnerre des mille diables ! »

Mais voici le fait décisif. Pour déterminer, tout d’un coup, l’épanouissement de ce talent, qui achevait de se former, la passion amoureuse surgit. C’est ce que nous apprend, dans une lettre adressée à Duret, le 14 juin 1857, Joseph Roumanille, le confident des jeunes pensées de Mistral, et, quoique plus âgé de douze années, l’Achate de Mistral, mais, aussi peu qu’il est possible, son Mentor. « Il (Frédéric Mistral) écrit au milieu des champs qu’il aime, surveillant ses laboureurs, et labourant avec eux… Jeune, riche, beau, aimé, inspiré, il chante dans sa riante solitude. » Ne prenons pas chaque mot au pied de la lettre, dans ces indications, si suggestives pour nous. Que le fils de François Mistral, pour se divertir ou pour achever de s’instruire, ait mis, une fois par hasard, selon l’expression biblique « la main à la charrue, » admettons-le ; mais ne nous laissons pas aller, comme l’avait fait Lamartine, à voir dans ce poète, épris du renom littéraire, un laboureur de profession. Mistral et Burns, que Lamartine rapprochait, ne sont pas, à ce point, semblables. Et toutefois, Mistral aurait pu dire comme Burns : « Je la vois encore, la jolie fillette — qui a allumé mes rimailles, — son sourire ensorcelant, ses yeux malins, — qui faisaient frémir les cordes de mon cœur[11]… » À défaut d’une confidence de Mistral, nous avons l’indication de l’ami Roumanille : « Jeune, riche, beau, aimé, inspiré, il chante. » Assurément, nous tenons là l’explication et le secret de la force du sentiment qui, dans ce poème d’amour[12], rend certains vers si lumineux, certaines scènes si ardentes. Mais Roumanille n’eût-il rien dit, nous devinerions tout. Les poètes n’arrivent pas à nous donner le change sur eux-mêmes. Pour exprimer, comme il l’a fait, la joie, la volupté, les transes, les tourmens, la détresse infinie des cœurs amoureux, il avait bien fallu que l’âme de Mistral fût la Psyché enivrée, douloureuse, initiée à ce mystère de l’amour, qui demeure interdit pour le regard, pour l’âme du profane.

L’amour qui brûle et qui frémit, du premier chant jusqu’au dernier, dans le poème de Mirèio, est le même qu’ont fait parler et agir devant nous, avec tant de sincérité et quelquefois de fatale fureur, certains poètes antiques, Virgile, fils de laboureur, et ses maîtres les Alexandrins. En se disant « humble écolier du grand Homère, » Mistral n’a pas été suffisamment explicite et exact. Il a lu Homère, nous pouvons le croire, et quelque chose lui en est resté. Le vers : « Déjà lou risoulet se mesclavo à si plour » (Déjà le sourire se mêlait à ses pleurs), est calqué, c’est trop évident, sur le δαϰρυόεν γελάσασα (dakruoen gelasasa) de l’Iliade, commenté, pour les siècles, par Chateaubriand ; et lorsqu’on lit cet autre vers pittoresque et chantant : « E la niue soumbrejavo alin dins la palun » (Et la nuit s’assombrissait au loin dans le marécage), on pense à ce tableau de l’Odyssée, qui tient dans un hexamètre :

Δύσετό τ’ ἠέλιος, σϰιόωντό τε πᾶσαι ἀγυιαί

Mais les idylles de Théocrite ont bien plus servi à Mistral que les poèmes homériques. Le souvenir de la magicienne et de ses pathétiques incantations anime tout le chant VI, celui de Taven, la sorcière. L’admirable chant IV, avec la tonte des troupeaux, le passage des transhumans qui descendent de la montagne, la horde des cavales blanches, « la multitude cornue » des taures et des taureaux noirs, s’apparente, et de près, avec les effets descriptifs de cette bucolique grandiose : Héraclès, tueur de lion, ou l’Opulence d’Augias ; et, dans le même chant, la demande du pâtre Alari, offrant en présent, comme le chevrier de l’idylle sicilienne, une coupe de buis, par lui sculptée, ne s’inspire pas seulement des développemens poétiques du modèle grec, elle en imite jusqu’aux traits les plus expressifs, elle dérobe cette image exquise : « nouvellement ouvré, sentant encore le couteau du ciseleur, » νεοτευχὲς, ἔτι γλυφάνοιο ποτόσδον (neoteuches, eti gluphanoio potosdon) « sentait encore le neuf, » dira Mistral, « on n’y avait pas bu »,

Sentie ’ncaro lou nou, i ’avié panca begu.

Ce que le Maillanais a lu aussi, et, je dirais bien volontiers, ce qu’il a savouré, plus que sous la treille le vin de Rhône, ce sont les romans grecs. Je n’ai pas recherché l’usage qu’il a fait de tous. Mais j’ose bien affirmer qu’entre vingt et vingt-cinq ans, ou peut-être plus tôt, — car pourquoi ne serait-ce pas à l’âge même où l’écolier Jean Racine dévorait les Amours de Théagènes et de Chariclée ? — Mistral s’assimila cette charmante et originale nouvelle rustique, extraite des discours du rhéteur Dion Chrysostome, et qui courait déjà, en 1841, traduite sous ce titre : l’Eubèenne ou le Chasseur[13]. Rappelons-nous ou relisons la dernière partie du récit, cette scène d’hospitalité généreuse dans une famille « pauvre et libre, » et, après le repas, l’arrivée de deux amis de l’hôte : un homme d’âge, et, avec lui, son grand fils, de figure avenante ; il tient en main un lièvre pris au lacet, la nuit précédente ; il l’apporte en présent à sa fiancée. On attend, pour faire les noces, un jour heureux. « A quoi reconnaître un jour heureux ? » demande l’étranger. « C’est, répond l’hôte, quand la lune est grande, l’air paisible, le firmament pur. » L’amoureux s’empresse de remarquer que cette nuit dernière, où le lièvre s’est laissé prendre, le firmament était limpide, l’air tranquille, la lune plus grande qu’il ne l’avait jamais vue. Et ces honnêtes gens de rire, et le jeune homme de rougir. Supposez seulement que le père de la jeune fille ait beaucoup de bien, et qu’au lieu de dire, « en baisant le front » de son enfant : « je veux qu’elle ait un mari pauvre, un chasseur comme moi, » il repousse le prétendant sous prétexte de pauvreté, vous arrivez au sujet même de Mirèio.

Que ne doit pas Mistral à la nouvelle de Longus, Daphnis et Chloé, à cette pastorale passionnée devenue, grâce au pur et naïf français de l’évêque Amyot, un des ouvrages de prix de notre vieille langue ! C’est peut-être encore au collège, comme plus d’un autre, que le poète en herbe s’est délecté furtivement de cette histoire d’amour. S’il en était ainsi, la version suggestive, dont on doit croire qu’il s’est servi, lui aurait donné sa première leçon de simplicité méditée, d’ingéniosité acquise et de naturel, retrouvé par un raffinement de l’art.

Conscientes ou non, les réminiscences du roman de Daphnis et Chloé ne sont pas rares dans le poème de Mistral. En voici’ des exemples. On se rappelle, au début du chant Ier, le symbole de la figue, oubliée dans l’arbre par le cueilleur « affamé comme un loup, » aloubati. C’est « Dieu qui a voulu » qu’elle restât sur une des ramilles les plus élevées, pour que l’homme ne pût y porter la main, et que ce fruit, « mûr à la Madeleine, » ne servit qu’à ôter la faim à quelque « oiseau du ciel. » Cette image charmante apparaît déjà dans l’ancienne poésie grecque, mais c’est au livre III de la nouvelle de Longus que l’auteur de Mirèio la découvrit : « En allant ainsi çà et là, ils trouvèrent un pommier, dont les pommes avoient jà esté toutes cueillies, et n’y estoit demouré qu’une seule pomme à la cime de la plus haute branche. Cette pomme estoit belle et grosse à merveilles, et sentoit meilleur que toutes les autres, mais celui qui les avoit cueillies n’avoit osé monter si hault, et ne s’estoit point soucié de l’abattre, et à l’adventure aussi que les dieux le vouloient ainsi, qu’une si belle pomme fût réservée pour un pasteur amoureux. » On voit ce que Mistral a conservé, et comment l’instinct du poète, en ne changeant qu’un seul détail : « l’oiseau du ciel, » au lieu du « pasteur amoureux, » a su donner à son emprunt une valeur tout autre.

Qu’on se reporte maintenant à l’épisode du nid de mésanges, dans le chant II. Sur le conseil de Vincent, Mireille met dans son corsage les oisillons qu’il s’emploie à lui dénicher. Mais à peine a-t-elle arrangé sous son « fichu à fleurs » la couvée aux « têtes bleues, » aux « petits yeux fins comme des aiguilles, » que le chatouillement désagréable des griffes et des becs pointus lui arrache le cri : « Ils m’égratignent, ils me piquent ! » Le garçon arrive à l’aide et « présente, en riant, son bonnet de marin. » L’idée, peu ordinaire, de loger les oiseaux dans le sein de Mireille est venue à Mistral de ce passage de Longus : « Une cygale, » que « l’arondelle » poursuivait, « se vint jetter en sauvegarde dans le sein de Chloé. » La jeune fille dormait, L’aile de l’oiseau l’éveilla, en effleurant sa joue. « La cygale se print à chanter encore entre les testins mêmes de la pastourelle, comme si avec son chant elle luy eût voulu rendre grâces de son salut : à l’occasion de quoy Chloé ne sachant que c’estoit, s’escria de rechef bien fort, et Daphnis s’en print de rechef à rire et lui mit la main bien avant dans le sein, dont il tira la gentille cygale, qui ne se pouvoit encore taire, quoy qu’il la tint dedans la main… » L’imitation, ou tout au moins la suggestion, ne paraît pas douteuse. On trouverait d’autres rapprochemens.

Mais les anciens n’ont fourni à Mistral que quelques-unes des couleurs dont il a chargé sa palette, avant de composer Mirèio. C’est du fonds populaire qu’il a tiré ses ressources les plus précieuses, et c’est ici surtout qu’il nous faut reconnaître et l’influence du foyer et la tradition maternelle. Il nous a dit quel crève-cœur ce fut pour lui, lorsqu’il entra au collège, de ne plus entendre la voix de celle qui chantait, sa quenouille en main, le Pater de Noël, Marie-Madeleine, pauvre pécheresse, la Petite porchère, le Mousse de Marseille, la Belle Margoton, la Mariée honteuse,, l’Oiseau en cage. C’est de sa mère qu’il avait appris le nom de Mireille, rare et peu connu, même en Provence, à cette date-là. Entre les mains du fils s’est singulièrement conservé et accru ce pécule de légendes, de chansons, de dictons rustiques, de mots qui ont jailli du sol même, et qui ont le parfum du cru, la saveur du terroir. C’est ce qui donne à ce poème de jeunesse un de ses caractères essentiels.

Voyez l’arrivée des vanniers. Mireille les accueille par le salut provençal : « Dieu vous le donne ! » et par ce geste qui en dit plus : elle met « le crochet à son fuseau. » Elle les sert allègrement, quand ils sont attablés avec les gens de la maison. Au moment de « trinquer, » à la fin du repas, on presse Meste Ambrôsi de chanter. Il s’excuse sur son grand âge, sur sa voix "brisée : « Li mirau soun creba, » (les miroirs sont crevés). Ces miroirs sont les deux membranes que les cigales portent sous l’abdomen, et dont le frottement continu fait la chanson, tant célébrée. Rien qu’en laissant tomber cette métaphore vulgaire, le vagabond est poète excellent. Et Meste Ramon l’est aussi, sans le vouloir davantage, lorsque, de sa voix assez rude, il appelle au repas les deux vanniers, et leur fait observer, d’un air grognon, qu’il est grand temps de laisser « la corbeille » et que les « étoiles » sont là : « An ! laissas dounc la canestellol — Vesès pas naisse lis estello ?… »

Nous entendons enfin cette légende héroïque du Baile Sufren du bailli de Suffren, « qui sur mer commande. » Il faut relire ce récit de bataille navale, si vivant, et sa mélancolique conclusion, où passe l’âme populaire : « O notre amiral, ta parole est franche, — avons-nous repris, le roi t’entendra. — Mais, pauvres marins, pour nous qu’en sera ? — Avons tout quitté, le logis et l’anse — pour courir en guerre et pour l’épauler, — et tu vois pourtant que le pain nous manque. — Mais si tu t’en vas, là-haut, souviens-t’en, — pendant qu’on s’incline à ton beau passage : — rien ne t’aime tant que ton équipage. — Car, ô bon Suffren, si nous le pouvions, — avant de rentrer dans notre village, — roi te porterions, sur le bout du doigt. » Cette invention, fière et tendre, d’un « Martegal » (marin de Martigues), Mistral l’a embellie et ennoblie, mais il ne l’a pas altérée ; il en sait trop le prix, et il le dit, dans un commentaire charmant : « Et voilà quand Marthe filait, — Les chansons qu’alors on chantait. — Elles étaient belles, garçons, et traînaient en longueur. — L’air s’est fait un peu vieux : Qu’importe ? » La vérité, c’est que, pour ces soixante-dix vers, placés dans la bouche du vieil Ambroise, on donnerait bien des volumes de rimes.

Oserai-je faire allusion à la chanson de Magali ? Ah ! que ce duo de Mireille de Gounod, cet aimable duo pour voix de ténor léger et de mezzo-soprano, qui fut pendant si longtemps la ressource des leçons de chant, crée aujourd’hui un obstacle importun entre le jugement du lecteur et l’une des pages les plus passionnées de la poésie ! « O Magali, ma tant amado, » commence Nore, dans le poème, et « l’ouvrage » des jeunes filles redouble « de gaieté de cœur, » et, au refrain, comme après une cigale qui chante seule les autres cigales reprennent en chœur, ainsi font-elles. Plus que partout ailleurs, le texte est nécessaire ici pour goûter l’art subtil et pénétrant de cette donnée populaire. Les métamorphoses se suivent : l’anguille de roche et le pêcheur, l’oiseau de l’air et l’oiseleur qui tendra ses lacets parmi « l’herbe fleurie, » la pâquerette et l’eau limpide, le nuage et le vent de mer, le grand soleil et le lézard vert, buvant la lumière, la pleine lune et la brume de nuit, la rose et le papillon, l’écorce du chêne et le lierre, la nonne au monastère de Saint-Blaise et le confesseur… Mais, à ce mot, « les femmes sursautèrent, — les cocons roux tombèrent des mains, — et elles criaient a Nore : O dis, dis ensuite — ce qu’elle fit, étant nonnain, — Magali, qui déjà, pauvrette, — s’était faite rouvre et fleurette — lune, soleil, nuage, herbe, oiselet, poisson… — De la chanson, reprit Nore, — je vais vous chanter ce qui reste, » — et elle fait encore attendre cette fin, pour exciter au plus haut point la curiosité ardente.

Nous saisirons sur le fait, et comme dans l’effort de l’atelier, tout ce travail d’adaptation et d’invention, si nous relisons, au chant VIII, le délicieux récit de la rencontre d’Andreloun, le petit garçon, fils d’un pêcheur du Rhône. Mireille, désespérée, a fui la maison maternelle. Dans sa course errante à travers la Crau « immense et pierreuse, » elle a vu, elle a entendu, après les bergers de son père, les cigales, les lézards gris, les mantes-prie-Dieu, les papillons : ils n’ont pas su la détourner de s’en aller, comme une folle, rouler à travers les cailloux, « par un soleil qui, sur les collines, fait danser les genévriers et les galets. » Elle arrive, mourant de soif, a une margelle de puits, dont elle a vu, de loin, « étinceler la dalle. » Elle a franchi, « comme le martinet qui traverse une ondée » l’espace « de braise, » qui l’en séparait.

Auprès de ce vieux puits, garni de lierre, un « petit drôle, » un « drouloun, » savoure, en jouant « sous l’auge, le très peu d’ombre qu’elle abrite, » et il surveille son panier, plein de limaçons blancs. Il les prend, un à un, dans sa main brune, et il leur psalmodie l’incantation enfantine : « Escargot nonnain — sors tes cornettes, — si tu ne les veux pas sortir, j’irai chez le maréchal (le forgeron), — qui mettra en pièces ta maison. » Mistral a reproduit la formulette populaire, à peu près textuellement, mais il imagine l’entretien, qui vient, comme de cire, après ce merveilleux point de départ : « Mignot, que fais-tu là ? — Petite pause. — Dans le gazon et la grève — tu ramasses des limaçons ? — Vous l’avez bien deviné, répliqua le petit… — Et puis, tu les manges ? — Moi, que non pas ! — Ma mère, tous les vendredis — les porte en Arles, pour les vendre — et nous rapporte du bon pain tendre. Y avez-vous été en Arles, vous ? — Jamais… » Comme il s’étonne, et qu’il est glorieux d’y avoir été, lui ! Ah ! il faut voir comme il en parle, ou comme, par cette bouche d’enfant, le panégyriste de la Provence saisit l’occasion, bonne ou mauvaise, de s’épancher sur un pareil sujet : il en abuse. Nous avons cette impression qu’après avoir, nous aussi, bu comme à la source et savouré le filet d’eau d’une exquise fraîcheur, nous descendons jusqu’au ruisseau tiède et banal, où le bétail s’est abreuvé. Banalité, d’ailleurs, de belle allure, et qui a plus assuré le succès, que la nouveauté rare.

D’une façon générale, les personnages sont vrais, et plus d’un d’entre eux ne manque pas de grandeur. La lutte de paroles des vieux, au chant VII, vise à l’héroïque. Elle fait penser à un autre héroïsme éloquent, celui de Don Diègue et de Don Gormas. Chez les paysans aussi, cette demande en mariage est d’une réelle noblesse. La réponse indignée des parens de Mireille, de la mère surtout, qu’a soulevée de fureur la prétention des va-nu-pieds, exprime fortement une réalité brutale. Quant à l’exaltation, un peu déclamatoire, des époques où ces deux hommes d’âge avaient vingt ans, la Révolutionnes guerres de l’Empire, elle atteint, par momens, aux effets d’ampleur, de vigueur et de majesté ; mais l’intention est bien visible, et l’effort un peu trop marqué. Le sublime qu’on veut avoir nuit à l’élévation qu’on a.

Cette élévation naturelle réussit à porter très haut le chant des Prétendans. Alari, Véran, Ourrias s’avancent, opulens et tiers, comme trois jeunes rois. Voyez le berger Alari : ses mille têtes de bétail restent tout l’hiver, le long de l’étang lumineux d’Entresson, occupées à brouter les hautes herbes du marécage, à saveur de sel, puis, commandées par lui, à l’heure « où le blé se noue, » elles remontent dans les Alpes, pleines de fraîcheur. Il tient son bâton d’érable « comme un sceptre, » et, quand il mène ses troupeaux s’abreuver « au puits des aïeux, » on le prendrait « pour le beau roi David. » Et Véran le « gardien, » menant avec lui ses cent cavales blanches, qui « épointent dans le marais les roseaux long-jambés, » et Ourrias, avec la balafre qui le défigure, mais qui témoigne d’un exploit pareil à un travail ou à un jeu d’Hercule : ce qu’ils ont, naturellement, de vigueur et d’orgueil, ne saurait nous laisser indifférens. Le grandiose, cette fois, s’ajuste à la réalité ; il ne s’introduit pas par artifice ou violence.

Mais ce qui est la vérité et la vie même, c’est Mireille, c’est Vincent. Tous deux sont beaux à voir, elle, avec ses quinze ans ; lui, arrivant à peine à la seizième année. Il est bien fait, bien « frappé ; » il a les joues brunes, mais « terre noire donne bon froment, et de raisin noir sort un vin qui vous met en danse. » Et elle ? « Le gai soleil l’avait fait éclore. » Le visage offre, « à fleur de joue, » deux petites fossettes ; le regard est « une rosée à faire évanouir toute douleur. » La chevelure est noire et annelée ; « la poitrine arrondie est une pêche double et pas encore bien mûre. » A la voir comme elle est, « dans un verre d’eau, d’un trait vous l’auriez bue. »

L’âme de ces enfans est simple, s’il en fut ; ils riaient, ils chantaient : ils aiment. Mireille questionne le vannier sur sa sœur Vincenette. Lorsque l’amoureux les compare, qu’elle est ardente, la flatterie de ce jeune garçon 1 Leurs yeux, leur voix leur visage, leur gorge passent dans ses propos : « Dans un an, » — dit-il de sa sœur, « elle a fait toute sa croissance — Mais, de l’épaule jusqu’à la hanche, — vous, ô Mireille, rien ne vous manque. » Elle laisse tomber la branche de mûrier à moitié cueillie, elle rougit comme le feu. Les doigts s’entremêlent, elle frémit. Et, toujours plus hardi : « Qu’avez-vous ? » lui dit-il. « Une guêpe cachée — vous a peut-être piquée ? — Je ne sais, » répond-elle, à voix sourde, et baissant le front. Mais ils s’épient à qui rira le premier, ils se frôlent les mains, en les plongeant en même temps dans le sac où tombent les feuilles. L’heure de l’aveu vient. C’est Mireille qui parle. Son sein ne pouvait plus contenir son secret : « Vincent, Vincent, veux-tu savoir ? De toi je suis amoureuse. » Il craint qu’elle ne se moque : elle répète qu’il est « beau, dans ses haillons, » et, ce disant, elle a le visage enflammé « comme une lieuse de gerbes. » Il épanche le flot de ses paroles passionnées, il la saisit, et « contre sa poitrine forte, éperdu, il l’attire éperdue. » Un cri de vieille femme les sépare.

Cette force d’amour, qui pousse l’une vers l’autre ces bouches en fleur, règne dans le poème de Mistral, sur les bêtes comme sur les hommes. Les cavales de la Camargue et leurs étalons « hennissent de bonheur. » Mais la conversation amoureuse de Mireille et de Vincent n’est pas l’oaristys de Théocrite ou d’André Chénier. Le respect limite l’ardeur : le respect, et encore une crainte mystérieuse. C’est presque d’un amour achevé dans la mort, qu’au second entretien, Vincent parle devant Mireille. Ce sentiment, qu’il faut payer de la vie une minute de bonheur, s’exprime par le symbole de l’herbette aux boucles frisées, qui croît dans les eaux du Rhône, et qui a deux fleurs, l’une belle, l’autre amoureuse. Et celle-ci nage, autant qu’elle peut, pour porter un baiser à celle-là ; elle finit par rompre le lien qui la rivait à l’algue, et « libre enfin, mais moribonde, » de sa « petite bouche pâle, » elle effleure sa « blanche sœur. » « Un baiser, puis ma mort, Mireille ! et nous sommes tout seuls. » Ce baiser, il croit le cueillir : sa main hardie a pris la taille ; ils sont joue contre joue : elle s’échappe… « C’est ainsi qu’eux deux — semaient à la brune — leur beau blé de lune — manne fleurie, heur de fortune — qu’aux manans comme aux rois Dieu mande abondamment. »

Les douleurs de la passion dépasseront ces joies. Les parens de Mireille ont chassé maître Amboise et Vincent. Le front dans ses deux mains jointes, elle invoque, toute la nuit, « Notre-Dame d’Amour. » Mais elle se rappelle la parole : « Si le malheur vient vous désemparer, courez aux Saintes ; vous serez aussitôt secourue. » Elle va donc les implorer. La route est rude. Le soleil « lui darde dans le front ses aiguillons » et « le long de la mer sereine » elle « tombe, frappée à mort. » C’est dans le délire, et dans les affres de l’agonie qu’elle est portée auprès des puissantes reliques. Elle crie aux Maries : « Je l’aime, je l’aime, » et tout à coup elle croit voir le Paradis. A son appel d’angoisse, les trois saintes ont répondu : « L’amour pur n’est pas de la terre,… La mort, c’est la vie… Si tu voyais comme votre univers nous paraît malheureux… ô pauvrette ! tu convoiterais la mort et le pardon. »

Douloureuse jusqu’au désespoir, la tendresse humaine franchit encore, avec Vincent, le soleil du sanctuaire. En entendant sa lamentation, la foule entière a ressenti au cœur la même angoisse, « et pour lui ils souffraient, et ils pleuraient ensemble. » Et le cantique des Saintes se fait entendre : toute la foi de cette assemblée de chrétiens s’exhale dans ces mots de supplication : « Reines du Paradis, maîtresses de la plaine d’amertume, vous comblez, quand il vous plaît, nos filets de poissons ; mais la foule pécheresse, qui à votre porte se lamente, ô blanches fleurs de la lande salée, si c’est la paix qu’il nous faut, de paix remplissez-la. » La mourante murmure : « O Vincent, je suis heureuse. Les âmes, que la chair ne retient plus, montent au ciel. » Et aussitôt, miraculeusement, les saintes lui apparaissent : « Les voici ! Elles sont sur la mer, elles viennent dans une barque sans voile. » Mireille meurt dans la douceur merveilleuse de cette extase.


IV

Ce qu’il faut dire encore et ce qu’il faudrait dire abondamment, mais ce sera, faute de temps, ma courte conclusion » c’est que la destinée entière de Mireille a un témoin, celui dont la présence met le sceau à toute « chose de beauté. » Ce grand témoin, c’est la Nature.

L’un des momens les plus émouvans du poème est celui où Mireille quitte, un peu avant l’aube, le mas des Micocoules, pour s’en aller à la mort. A cet instant, tout le ciel la contemple. Les constellations frissonnent de la voir fuir. C’est l’heure où l’on commence à traire. Les chiens, « blancs comme des lis, » sont immobiles, « le museau allongé dans les thyms. » Ils ont reconnu la jeune maîtresse et n’ont même pas tressailli. « Et sur les touffes des panicauts, des camphrées, ce perdreau de fille bondit, bondit 1 Ses pieds ne touchaient pas le sol ! » Nul d’entre les bergers n’a songé à quitter ses bêtes pour l’escorter : ils la regardent, sans mot dire, disparaître, « comme un esprit. » Toute la fatalité, qui va suivre et que l’on pressent, n’arriverait qu’à la moitié de son expression, sans ce silence auguste.

Autre moment tragique : le combat entre Vincent et Ourrias. Morceau à effet, morceau étudié, où des traits de réalisme assez rude se mêlent aux moyens traditionnels, à des comparaisons qui ont traîné dans tous les poèmes épiques. L’écrivain veut être admirable ; il réussit, par endroits, à se faire admirer ; l’émotion est nulle. La nature nous apparaît : tout se pénètre de grandeur, de noblesse héroïque. Derrière les torsions des deux lutteurs, le poète fait apercevoir la plaine de la Grau, la mer à l’horizon, la mélancolie du soleil qui sombre, et la lutte produit l’effet d’une bataille de géans. Quand le revirement dramatique, si poignant et si effroyable, s’accomplit, quand Ourrias, à qui Vincent vient de faire merci, reparaît, mais en assassin, et court trouer la poitrine de son rival des pointes du trident de fer, le témoin éternel est là, pour assister à l’odieux forfait, pour lui donner la majesté suprême : « Le pauvre vannier roule de son long — et l’herbe ploie, ensanglantée, — et de ses jambes souillées de terre — les fourmis des champs font déjà leur chemin. » Mais c’est la même lumière décroissante qui éclaire de ses tons divins ce spectacle d’horreur : « La Crau était tranquille et muette. — Au loin, son étendue — se perdait dans la mer, et la mer dans l’air bleu ; — les cygnes, les macreuses lustrées, — les flamans, aux ailes de feu — venaient, de la clarté mourante, — saluer, le long des étangs, les belles et dernières lueurs. » De pareilles beautés feront vivre le poème de Mirèio autant que ces ouvrages des anciens, qu’il rappelle, et qu’en ces endroits, il égale.

Si notre Fénelon ou si l’Anglais Landor étaient encore de ce monde, ces auteurs de conversations imaginaires feraient sans doute recevoir Mistral aux champs élyséens par Théocrite et par Virgile, et nous entendrions s’entretenir sur la jeunesse ou sur l’amour ces trois ombres courtoises de poètes passionnés, qui furent des lettrés infiniment subtils, et louèrent la vie rustique.)


ERNEST DUPUY

  1. Frederi Mistral, Lis Isclo d’or, Soulomi sus la mort de Lamartine.
  2. Les chapitres XIV et XV de Mes origines sont intéressans pour les origines du Poème du Rhône et de la chanson de Mireille, « ô Magali, ma tant amado,
  3. Je donne ici les dates, non de l’apparition, mais de l’achèvement des deux poèmes. Les dates de publication sont 1859 et 1867.
  4. Félibre pourrait être une leçon incorrecte : on l’a récemment soutenu. Pour Mistral, félibre a le sens de docteur. Cf. Trésor du Félibrige.
  5. La battue est une demi-journée de travail aux champs.
  6. Cette image, le Blé de lune, désigne, dit Mistral lui-même, « les larcins amoureux. » Le sens de l’expression populaire « faire de blad de luno » est ; u dérober du blé à ses parens à la clarté de la lune. »
  7. Dictionnaire provençal-français.
  8. Cette richesse même a pu attirer d’abord, puis rebuter les compositeurs. L’opéra de Reyer, par exemple, est resté à l’état de projet.
  9. Le lézard gris.
  10. 2e édition.
  11. Auguste Angellier, Robert Buns. La vie, t. I, p. 25.
  12. Mistral dira de ce poème qu’il est « enfant d’amour. » Mais il ne parlera, dans ses Mémoires, que d’une jeune fille, pieuse et pure, qu’il n’a pas aimée, et qui mourut, à la Oeur de ses ans, en adoration devant lui. Il a gardé le silence sur l’autre.
  13. Bibliothèque grecque. Romans grecs. A Paris, chez Lefèvre, libraire, 1841.