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La Poésie des bêtes/10

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles (p. 55-57).

LA FAUVETTE

À M. le colonel Pittié


Son instrument pendant à ses épaules,
Un tout petit joueur d’accordéon,
— Las de quêter de trop rares oboles, —
Le long de l’eau s’en allait, sous les saules,
Par un sentier large comme un sillon.

L’herbe montait plus haut que sa ceinture,
Et, sous ses pas ployant, se relevant,
Autour de lui faisait un frais murmure ;
Et le soleil, à travers la ramure,
Criblait le front du Bohémien rêvant…


L’enfant s’assied enfin près de la rive,
Sous un vieux tronc par les flots dévoré,
Laissant ses pieds clapoter d’ans l’eau vive,
Et son esprit vaguer à la dérive
De l’onde bleue à l’horizon doré.

Et tout à coup, frétillante et coquette,
En robe grise et frais chaperon noir,
Sur une branche, au-dessus de la tête
Du vagabond, une alerte fauvette
À plein gosier dit sa chanson du soir.

Du Bohémien le clair regard pétille
Et sur l’oiseau se braque éperdument.
L’oiseau poursuit, met roulade sur trille,
Gonfle son cou, s’échauffe, s’égosille…
Le vagabond saisit son instrument !

Il croit pouvoir, le brun fils de Bohême,
Chanter aussi cette douce chanson ;

Et, lentement, plein d’une angoisse extrême,
Le cou tendu vers l’artiste suprême,
Sur son clavier il cherche l’unisson.

Mais il n’en sort qu’une note fêlée
Qui fait s’enfuir au loin l’oiseau moqueur.
L’enfant, pleurant sa chimère envolée,
Revint confus, l’âme d’ombre voilée :
Son instrument avait trahi son cœur…

Nous avons tous, hélas ! notre fauvette,
Qui sur nos fronts gazouille, en floréal ;
Si nous chantons, — amoureux ou poète, —
Elle s’enfuit, ou redevient muette,
— Femme pour l’un, et pour l’autre Idéal.