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La Poésie des bêtes/12

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles (p. 63-73).

LA MORT DU GEAI


Perché dans la cime d’un hêtre,
Il jasait au soleil couchant ;
Et je comprenais que son chant
Disait : « Comme on est heureux d’être !

« L’hiver, il est vrai, n’est pas loin ;
« Mais l’automne mûrit les faînes,
« Et je cueille aux branches des chênes
« Tous les glands dont j’aurai besoin.


« Et puis, la baugue s’entre-bâille
« Et laisse voir les beaux marrons
« Que quelque jour nous croquerons
« Dans une joyeuse ripaille !

« Je sais aux pâles noisetiers
« Dérober les noisettes mûres,
« Et m’enivrer du suc des mûres
« Qui parfument tous nos sentiers.
 
« Je suis fort, quoique jeune encore ;
« Mon bec est dur comme le fer,
« Et je nargue le vent d’hiver,
« Sous mon plumage tricolore.

« Enfin, je suis très amoureux,
« Et j’ai, dans la bande voisine,
« Conquis le cœur d’une cousine :
« Quel geai fut jamais plus heureux ?


« Oui, vive Dieu ! la vie est bonne ! « 
Criait-il, en se hérissant,
Et son gosier retentissant
Avait des éclats de trombone.

Ж

Or, dans le temps qu’à pleine voix
Le geai chante l’épithalame,
Un braconnier à l’œil de flamme
Contre lui s’avance sous bois.

Fuis, pauvre geai ! la mort te guette ;
Dans l’épaisseur du bois voisin,
Ton frère crie : « À l’assassin ! »
N’entends-tu pas l’appel qu’il jette ?

Mais l’homme, à l’abri des buissons,
À pas de loup toujours chemine ;

Puis, il arme sa carabine…
Et le geai poursuit ses chansons.

Le fusil lentement se dresse,
Le braconnier vise… et toujours
Le beau geai chante les beaux jours
Et les yeux bleus de sa maîtresse…

Soudain jaillit un rouge éclair :
La poudre gronde et l’arbre fume,
Et, comme une boule de plume,
Le pauvre geai saute dans l’air.

Le plomb a fracassé son aile ;
Il crie, il se traîne sanglant.
« Morbleu ! » dit l’homme en l’étranglant,
« Il est maigre comme une échelle ! »

Ж

Ainsi tu mourus, pauvre geai !
Mais ta douloureuse agonie
Ne demeura pas impunie,
Et mes remords t’ont bien vengé.

Car, ce chasseur, c’était moi-même…
Je te frappai par trahison,
Et fis de ta belle chanson
Un épouvantable blasphème.

Fatigué du gibier bourgeois,
— Cailles, perdreaux, peuple imbécile
Dont le massacre est trop facile, —
J’avais fui les champs pour les bois,

Sachant que les bois ont pour hôtes
Des oiseaux aux vives couleurs,
— Braconniers aussi, batailleurs
Retranchés sur les branches hautes, —


Et qui, pareils dans leurs sommets
Aux seigneurs dans leurs citadelles,
Disent : « La poudre n’a pas d’ailes,
Et ne nous atteindra jamais ! »

Or, je m’étais mis dans la tête,
Ce jour-là, d’aller, en rampant
Par les halliers comme un serpent,
En renverser un de son faîte,

Et de rapporter galamment,
Pour orner le front de ma dame,
Ces plumes d’azur et de flamme
Dont le geai fait son vêtement.

Mais quand j’eus frappé d’un plomb lâche
Ce geai qui chantait au soleil,
Quand à mes pieds son sang vermeil
Sur la mousse verte fit tache ;


Quand je vis le pauvre meurtri,
Tombé de son hêtre superbe,
En râlant se traîner dans l’herbe,
Surtout quand j’entendis son cri,

J’eus beau serrer ma main rageuse
Sur le cou de l’oiseau blessé,
Son juron m’avait traversé,
Et je rentrai l’âme songeuse…

Ж

Ah ! ce cri navrant, éperdu,
Ce cri de désespoir suprême,
Que de fois, comme un anathème,
Dans mon âme l’ai-je entendu !

C’était ton cri dans la déroute,
Ô pauvre soldat aux abois,

Quand l’Allemand, tapi sous bois,
Te couchait sanglant sur la route ;

Lorsque, voyant s’enfuir là-bas
Tes compagnons dans la fumée,
Vers ta mère et ta bien-aimée
Tu criais en tendant les bras,

Et que, derrière une muraille,
Loin du drapeau du régiment,
Tu rendais l’âme en blasphémant
Dans le fracas de la mitraille !…

Combien de ces gais compagnons,
Entre Reichshoffen et la Loire,
Se sont perdus, sans que la gloire
Ait daigné ramasser leurs noms !

Sans qu’à leur agonie amère
Nul être humain ait assisté,

Sans que le cri qu’ils ont jeté
Soit parvenu jusqu’à leur mère !

Sans qu’ils aient eu d’autre linceul
Que la neige, et d’autre veilleuse
Que la lune silencieuse,
Morne flambeau de qui meurt seul !

Sans qu’au moins, parmi leur délire,
Ils aient vu, ces pauvres enfants,
Leurs drapeaux passer triomphants,
Et la victoire leur sourire !

Ils sont morts ayant devant eux,
Avec les spectres de la tombe,
L’image du pays qui tombe
Et la défaite au front honteux ;

Tandis qu’au loin, dans les ténèbres,
Ainsi que des ricanements,

Les Te Deum des Allemands
Leur servaient de marches funèbres !…

Ж

Voilà donc à quoi je songeai
Quand je revins par la clairière,
Avec mon arme meurtrière
Et le corps de ce pauvre geai.

On me dira qu’il est étrange,
À propos d’un oiseau blessé,
D’évoquer ce hideux passé
Tout pétri de sang et de fange ;

On dira que je prends plaisir
À parler de la flétrissure,
À retourner dans la blessure
Le vers cuisant du souvenir ?


Eh bien ! oui, je parle de honte,
Et cherche à rajeunir l’affront,
Afin de voir si jusqu’au front
La rougeur d’autrefois nous monte !

Puissé-je, en vous faisant souffrir
Au souvenir de notre Alsace,
Empêcher qu’en vous ne s’efface
L’espoir de la reconquérir !

Puissé-je raviver la haine
Que chacun de nous porte au sein,
Et de mon vers faire un tocsin
Sonnant la revanche prochaine !

Puissé-je, à force de remords,
Rendre fécondes nos défaites,
En troublant quelquefois vos fêtes
Du souvenir des soldats morts !