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La Poésie des bêtes/14

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles (p. 77-79).

LA CHANSON DES CRAPAUDS


En juillet, — quand la nuit enveloppe la berge
Des chemins creux par où reviennent les troupeaux
Et que la lune au loin du sein des bois émerge, —
On entend chanter les crapauds ;

Non point de cette voix enrouée et colère
Dont ils font, au printemps, retentir les fossés,
Mais d’une voix d’argent, mélancolique et claire :
Comme un bruit d’écus entassés.
 
« Touc-touc, touc-touc, touc-touc, » chantent-ils sur deux notes
Que l’on peut aisément traduire par sol mi ;
Et le buisson voisin, tout chargé de linottes,
Crépite et s’éveille à demi,


Tandis que les grillons, fils de la terre brune,
Grisés par les foins mûrs au capiteux encens,
Écoutent ce concert dont le lustre est la lune
Et les lampions les vers luisants.

Aux moissonneurs courbés qui rentrent au village,
— Leur faucille pendue au cou, l’air plein d’ennui, —
Aux gros bœufs dont les taons font frémir le pelage,
Les crapauds disent : « Bonne nuit ! »

Aux faneurs moins lassés qui montent des prairies
Et de leurs gais propos remplissent le chemin,
Les crapauds, enfoncés dans les mottes fleuries,
Disent : « À demain ! à demain ! »

Au faucheur libertin qui serre le corsage
D’une faneuse, et lui vole quelques baisers,
Le plus vieux des crapauds, — et partant le plus sage,
Murmure : « Assez ! assez ! assez ! »


Mais un pas lourd s’entend… le maître se retire.
Quelle riche moisson ! à ses yeux éblouis
Tout brille, et les crapauds en chœur semblent lui dire :
« Que de louis ! que de louis ! »

Puis, tout s’endort : le ver luisant parmi la ronce,
Le grillon dans son trou, l’oiseau sur son buisson ;
À peine si l’étang solitaire se fronce
Sous le saut furtif d’un poisson.

Et l’on n’entend plus rien que la source qui pleure,
Et les crapauds qui, pour bercer notre sommeil,
Chanteront leur chanson discrète jusqu’à l’heure
Où les coqs sonneront l’éveil.