La Poésie hongroise au XIXe siècle/02

La bibliothèque libre.
La Poésie hongroise au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 109-139).
◄  I
LA
POESIE HONGROISE
AU XIXe SIECLE

II.
LES RAPSODES DE L'HISTOIRE NATIONALE.

Les deux poètes qui dominent la littérature hongroise du XIXe siècle, Vörösmarty Mihály et Petoefi Sándor[1], ont très nettement indiqué à leurs successeurs le rôle qui appartient aux lettres, à l’imagination lyrique surtout, dans le pays des Magyars. Certes il n’y a guère de ressemblance entre ces deux maîtres. Vörösmarty est un artiste scrupuleux et délicat plutôt qu’un génie inspiré, Petoefi est une nature fougueuse, aussi originale par le sentiment que par la forme. Je ne prétends pas retrouver, avec certains critiques hongrois, dans Vörösmarty la sérénité classique de Gœthe, dans Petoefi l’impétueux essor de Schiller. Gœthe, savant et poète, philosophe et artiste, observateur intelligent et respectueux des manifestations infinies de la puissance créatrice, Gœthe est un génie si complet qu’il est impossible de lui comparer personne dans notre XIXe siècle. Quant au généreux enthousiasme de Schiller, il est associé, à des réflexions si profondes, à une préoccupation si constante de la philosophie de l’art et de la liberté, qu’une telle nature de poète n’a pu se produire qu’en Allemagne. Nous ne sommes pas en Allemagne, nous sommes en Hongrie. Vörösmarty et Petoefi, c’est là une partie de l’intérêt qu’ils nous offrent, ne relèvent ni de l’Allemagne ni de la France, ni de l’esprit germanique ni de la tradition latine. Évitons, en parlant d’eux, des rapprochemens qui affaibliraient l’idée de leur mérite ; c’est avec les hommes de leur race qu’il faut les comparer. Or la différence qui sépare ces deux représentans de la poésie hongroise tient aux diversités d’esprit, d’inspiration, de culture, qui se retrouvent dans tous les temps et dans tous les pays. Vörösmarty est une intelligence grave et studieuse, Petoefi une imagination primesautière. Vörösmarty est le poète des académies, Petoefi le poète du peuple. L’un polit ses vers, combine ses effets, assortit ses images, appelle la rhétorique au secours de ses poétiques pensées ; l’autre, n’écoutant que son cœur, exprime ses émotions dans l’idiome franc et hardi de ses campagnes natales. Eh bien ! ces deux hommes, qui se ressemblaient si peu, qui s’adressaient à des auditoires si différens, qui se faisaient de la poésie un idéal si opposé, obéissaient en définitive à une inspiration commune. Pour le poète académique comme pour le chantre populaire, il s’agit avant tout de célébrer la Hongrie et d’entretenir dans les âmes de leurs compatriotes, avec le ressentiment de la servitude, l’invincible espoir de la délivrance.

Michel Vörösmarty a beau être très occupé des questions de forme, il ne perd jamais de vue sa patriotique mission. Au milieu des tableaux qui semblent le moins s’y prêter, on voit éclater sans cesse la pensée qui ne l’abandonne pas. Soit que, dans ses récits épiques, il chante les glorieuses périodes de la Hongrie, soit que, dans de brillantes strophes, il peigne le printemps, la nature, et maints tableaux de la vie moderne, il y a chez lui une inspiration continue, une, idée qui s’efface par instans, mais qui reparaît toujours : « la Hongrie a été grande, son passé répond de son avenir. Un tel peuple ne saurait mourir, et s’il meurt, il ressuscitera. » Voilà le fond de tous les ouvrages du poète. Au moment où les chambres hongroises, même, avant 1848, délibéraient si noblement sur les réformes qui devaient réveiller la vie nationale, les chants de Vörösmarty contribuaient à leur manière à cette éducation du pays. Chantre didactique, moraliste national, si je puis ainsi parler, il répandait sous une forme harmonieuse les idées que les orateurs politiques exprimaient dans les discussions de la diète. Souvent il s’inspirait de leurs paroles, plus souvent encore il leur prêtait son langage. Il a été bien jugé par M. Kertbény, l’écrivain hongrois dont nous avons déjà signalé les louables efforts pour initier le public allemand à la nouvelle poésie magyare. « Ses poésies, dit M. Kertbény, sont des discours de parlement. Que de fois ses illustres contemporains de la diète, un Nagy, un Balogh, un Wesselényi, un Szecsényi, n’ont fait que traduire en prose ses strophes éloquentes ! » Or on peut oublier un discours prononcé dans un conseil de législateurs, on n’oublie pas la voix du poète qui sans cesse, sous les formes les plus diverses de la fantaisie pure ou de l’indignation brûlante, répète à tous les enfans de son pays : « Souviens-toi ! souviens-toi de ta gloire, souviens-toi de ta honte ! Souviens-toi, et garde au fond de ton cœur l’amertume que je viens d’y répandre. » Aujourd’hui encore, lorsqu’une émotion s’empare du cœur des Hongrois, quand un chef vénéré disparaît, quand Szecsényi par exemple vient à mourir, et que tous les hommes dévoués à la cause nationale, depuis l’archevêque de Gran jusqu’à l’étudiant de l’université de Pesth, l’accompagnent à sa dernière demeure, quelles sont les paroles qui retentissent dans ces pacifiques solennités ? quel est le chant que des milliers de voix entonnent et transmettent aux échos lointains ? Ce sont ces strophes de Vörösmarty :


« A ta patrie, ô Hongrois, demeure éternellement fidèle. Elle a été ton berceau ; quel que soit ton destin, viens-y chercher une tombe.

« Il n’est pour toi dans le monde immense aucun autre lieu de repos. Que ta destinée soit maudite ou bénie, c’est ici qu’il faut vivre, ici qu’il faut mourir.

« Ce pays, c’est celui où le sang d’Arpad a tant de fois coulé en sacrifice, celui où depuis mille ans tant de saints noms ont apparu.

« Ici jadis combattirent pour leurs foyers Arpad et ses héroïques compagnons ; ici le joug de la patrie fut brisé par la forte main de Hunyade.

« C’est d’ici, ô liberté, que s’élançaient tes sanglans étendards, impatiens de voler à la victoire, alors que les meilleurs d’entre nous tombaient frappés de mort en des guerres sans fin, en des combats terribles.

« Et après tant de désastres, après tant d’années d’oppression, il y a encore, courbé, mais non brisé, il y a encore un peuple vivant dans ce pays.

« O toi, vaste monde, patrie des nations, ce peuple te crie dans sa détresse : « Au nom de mille années de souffrance, nous demandons à vivre ou à mourir. »

« Il est impossible que le sang de tant de cœurs ait coulé inutilement ; que pour le salut de ce pays tant de poitrines aient éclaté, brisées par la douleur et le désespoir.

« Il est impossible que la force d’âme, l’intelligence, la volonté droite et pure aient déployé en vain tant d’héroïques efforts, impossible qu’une éternelle malédiction les écrase.

« Un temps meilleur, il le faut, un temps meilleur viendra ; d’un bout du pays à l’autre, des milliers d’hommes l’appellent dans leurs prières.

« Sinon, vienne la mort, puisque tel sera l’arrêt du destin, une mort grande et glorieuse, et que tout un empire descende au tombeau, noyé dans une mer de sang !

« Alors ce tombeau, qui aura dévoré un peuple, les peuples l’entoureront comme un cortège funèbre, et dans les yeux de l’humanité on verra des larmes de douleur.

« A ta patrie, ô Hongrois, demeure éternellement fidèle ! Elle te nourrit aujourd’hui ; quand la mort te frappera, elle te couvrira de son gazon touffu.

« Il n’est pour toi nul autre asile dans l’univers immense ! Que ta destinée sur ce sol soit bénie ou maudite, c’est ici qu’il faut vivre, ici qu’il faut mourir. »


C’est ainsi que Vörösmarty s’adressait à ses compatriotes en des vers datés de 1836. À cet ardent amour du sol natal, à cet espoir invincible dans les destinées futures de la Hongrie, il ne craignait pas de mêler par instans des paroles sinistres, des plaintes désespérées, comme pour aiguillonner l’esprit magyar et entretenir la colère au fond des cœurs. Telle est la pièce intitulée l’Homme sans patrie. Dans un désert, au milieu des ronces, au bord des précipices, marche un homme vêtu de deuil ; à voir ses traits bouleversés, on dirait qu’un orage intérieur l’entraîne à l’aventure.


« O frère (lui dit le poète), toi qui t’en vas par ces routes désolées, qui es-tu ? Fils de la douleur, quelle malédiction t’a frappé ? — Ah ! laisse-moi errer dans ces landes, répond le voyageur. Errer sans repos, tel est mon sort. Ces déserts, qui te semblent affreux, sont moins désolés que mon âme.

— Tu étais riche peut-être, un mauvais destin t’a réduit à l’indigence ? — Riche ! Oui, j’ai connu le bonheur que donne la richesse, et je sais maintenant les amertumes de la misère, mais le malheur qui m’accable est plus terrible que celui-là. — Sans doute, tu avais un ami, une maîtresse ; ils t’ont trahi tous les deux ? — Non, grâce à Dieu, je n’ai point ressenti ces tortures de l’enfer ; ceux qui m’aimaient ne m’ont pas trahi ; tous sont morts fidèles à leur foi. — Ils sont morts ? Ces larmes qui mouillent tes yeux, elles coulent donc pour une épouse, pour un enfant bien-aimé que t’a ravi le tombeau ?

— J’ai perdu tout ce que j’aimais ; mais un cœur viril sait supporter bien des pertes et triompher de la mort. — Qu’est-ce donc qui t’accable ainsi ? La honte peut-être ? Le déshonneur a souillé ton nom… — Un stigmate de honte est gravé dans mes armoiries, mais c’est pour mon pays que j’ai une tache à mon nom, et ma souillure m’est chère. — Alors, tu es un banni, un proscrit ; en échange de tes loyaux services, ton pays t’a chassé ? — Non, le proscrit, dans sa douleur, possède encore une patrie, son peuple vit et prospère ; moi, le peuple auquel j’appartiens est mort, ma patrie est détruite, et jamais elle ne refleurira plus. Le poids qui m’écrase est composé de plusieurs millions de souffrances, car mon âme est errante dans le tombeau d’une nation. »


Certes, si les Magyars eussent été disposés à oublier les désastres de leur pays, de telles pages auraient empêché les cœurs de s’engourdir. Entretenir la souffrance avec l’espoir, la souffrance la plus cruelle, la plus désespérée en apparence, avec l’espoir le plus enthousiaste et le plus confiant, telle est la double tâche que s’est proposée Vörösmarty. L’extrême douleur peut décourager les âmes ; la foi dans l’avenir peut faire oublier les misères présentes et engendrer l’inertie : il faut souffrir et ne pas se décourager, il faut espérer sans renoncer à l’action. Vörösmarty est demeuré fidèle au développement de ces principes, et, léguant à ses successeurs de beaux exemples de poésie, il leur a légué surtout une grande tradition morale.

Quant à Petoefi, ce n’est pas seulement à une prédication qu’il a consacré son talent ; sa vie entière est la mise en œuvre de ce programme. La tradition que le poète savant a fondée d’une manière abstraite prend un corps chez le poète populaire. Chacune de ses paroles est une action. Il ne dit pas : « Souffrez ! espérez ! » mais il souffre et il espère. Il appelle la lutte, il engage la bataille, bataille tout idéale d’abord, bataille contre la destinée, contre un passé funeste ; mais bientôt, quand la Hongrie combat pour son indépendance, et que le poète, devenu soldat, tombe dans cette guerre sainte, les batailles où il sacrifie sa vie semblent la continuation toute naturelle de ses expéditions poétiques. Quelle unité dans cette tumultueuse existence ! quel harmonieux développement de l’esprit et de l’âme à travers tant de passions orageuses ! Ce que Vörösmarty avait si noblement enseigné, Petoefi le mettait sous les yeux de tous avec la plus généreuse audace ; le drame de sa vie et de sa mort complétait le drame de ses chants. Désormais, grâce à ces deux hommes, le rôle de la poésie hongroise au XIXe siècle était nettement défini ; était-ce le moment de chanter les joies du printemps et les rêves des nuits d’été ? La poésie devait être la voix du peuple, la gardienne des traditions viriles, en attendant qu’elle devînt le clairon des batailles. Tout poète qui oublie d’entretenir le sentiment national et de préparer les fils d’Arpad aux épreuves de l’avenir est infidèle à sa mission.

C’est à ce point de vue qu’il convient de juger les poètes lyriques hongrois qui ont prétendu recueillir l’héritage de Vörösmarty et de Petoefi. Gardons-nous bien cependant de leur appliquer étroitement ces principes, et n’allons pas emprisonner la poésie en croyant l’anoblir. L’imagination a ses franchises ; les devoirs de la vie publique, si sacrés et si impérieux qu’ils puissent être, ne sauraient anéantir le droit de la vie individuelle. Il est des sujets que la prescription n’atteint jamais : aimer, souffrir, prier, c’est le thème éternel du génie lyrique. Celui qui développe en soi les facultés qu’il a reçues du ciel, celui qui obéit loyalement à la vocation de sa nature, travaille au profit de la communauté sociale, car le bien de tous, c’est-à-dire la gloire et la prospérité de la patrie, se compose de tous les mérites particuliers, de tous les perfectionnemens individuels. « On m’a reproché, disait Gœthe à son secrétaire Eckermann, de ne pas avoir pris les armes en 1813, ou du moins de ne pas avoir agi comme poète. Comment aurais-je pris les armes, n’éprouvant pas de haine ? Et comment eussé-je éprouvé de la haine, n’ayant plus les passions de la jeunesse ? Si j’avais eu vingt ans quand ces événemens éclatèrent, je n’aurais pas été le dernier à jouer mon rôle ; mais on oublie que j’avais déjà plus de soixante ans. Et puis nous ne pouvons pas tous servir notre pays de la même façon ; chacun doit faire de son mieux, suivant les dons qu’il a reçus. J’ai assez travaillé, ce me semble, pendant une moitié de siècle. Dans le domaine que m’a assigné la nature, je puis dire que je ne me suis reposé ni jour ni nuit, que je ne me suis accordé aucun délassement, que j’ai toujours cherché, creusé, travaillé avec effort, autant et aussi bien que je l’ai pu. Si chacun peut dire la même chose, le bien de tous est assuré… Écrire des chansons guerrières et rester enfermé dans ma chambre, la belle affaire ! Les écrire la nuit au bivouac, en face de l’ennemi, au bruit de ses avant-postes, aux hennissemens de ses chevaux, à la bonne heure ! Mais ce n’était point là ma vie, ma mission, c’était celle de Théodore Koerner. Ses chants de guerre lui vont parfaitement. Chez moi, qui ne suis pas une nature belliqueuse, qui n’ai point le sens guerrier, des chants de guerre eussent été un masque, et ce masque aurait grimacé sur ma figure. »

Gœthe a raison ; il maintient ici avec un bon sens supérieur les droits éternels de l’âme. Avant tout, il faut être sincère, et un vrai poète ne doit exprimer que les choses qu’il a senties. Rien de convenu, rien d’artificiel, telle est la première loi dans l’empire de l’art. « J’ai aimé, ajoute Gœthe, c’est pour cela que toutes mes œuvres d’imagination, poèmes, drames, romans, nouvelles, ne sont qu’une longue étude de l’amour. » Encore une fois, tout cela est juste, et dans le domaine des principes ce n’est pas nous qui méconnaîtrons l’indépendance de la poésie. « Soyez vous-mêmes, dirons-nous à ceux qui ont reçu le don d’émouvoir les hommes par des paroles harmonieuses ; vivez, et confiez à vos chants les enseignemens de la vie. Développez en vous les facultés qui font l’homme, remplissez les devoirs que la destinée vous impose ; vos écrits nous révéleront ensuite tout ce que vos « âmes auront acquis en ce travail intérieur. La question seulement est de savoir si, pour un peuple opprimé, pour une nation menacée de disparaître, et qui défend son existence morale, le sentiment des devoirs publics ne doit pas se mêler sans cesse aux sentimens de la destinée individuelle. Petoefi a aimé ; il a connu les joies et les amertumes du cœur. Dans la pauvre cabane de son père, au foyer de sa jeune femme, auprès du berceau de son enfant, il n’y a pas une saine émotion qu’il n’ait éprouvée, pas un devoir qu’il n’ait rempli, et cependant quel homme a été plus dévoué à la cause nationale ? Qu’un esprit égoïste circonscrive ses sentimens et sa vie, l’âme d’un véritable poète est égale à toutes les circonstances où le sort l’a placée, et elle accepté sans trouble toutes les obligations de sa destinée. Vivez donc, ô poètes magyars ; mais si vous vivez d’une vie complète, vous n’échapperez pas aux brûlantes questions qui agitent aujourd’hui toutes les âmes généreuses depuis les Carpathes jusqu’au Danube. » A la dernière page de l’entretien que nous citions tout à l’heure, Gœthe révèle tout à coup le vrai motif qui explique son silence au milieu des crises de son pays. « Je n’avais point de haine pour les Français, bien que j’aie remercié Dieu le jour où nous fûmes délivrés de leur joug. Moi pour qui culture et barbarie sont les seules choses qui aient de l’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui compte parmi les plus cultivées de la terre, et à laquelle je dois moi-même la plus grande part de mon développement intellectuel ? » C’est ainsi que Gœthe se justifie d’être resté inactif au moment où Théodore Koerner tombait dans la bataille en chantant la Chasse de Lützow. L’écrivain hongrois qui pourrait s’approprier ces paroles, le poète magyar qui pourrait dire : « Je ne hais pas l’Autriche, c’est à elle que je dois l’éducation de mon cœur et de mon esprit, » celui-là seul serait excusable de né pas continuer la tradition de Vörösmarty Mihály et de Petoefi Sándor.

Parmi ceux qui sont demeurés le plus fidèles à cette tradition patriotique, il faut citer au premier rang M. Garay János. Sa vie fut laborieuse et modeste ; on n’y trouve aucun de ces épisodes qui donnent à la biographie de Petoefi Sándor le caractère d’un roman et d’un drame. C’est la vie d’un lettré, d’un poète qui gagne en écrivant le pain de sa pauvre famille, et qui, au milieu des souffrances de la misère, n’oublie jamais un seul jour les douleurs et les espérances de sa patrie. Il était né à Szekszard en 1812 d’une famille catholique. Après avoir fait ses premières études au lycée de Fünfkirchen, il suivit les cours de l’université de Pesth, et bientôt après, à peine âgé de vingt et un ans, il entra dans l’armée des lettrés et y gagna brillamment ses éperons. Cette armée est considérable en Hongrie ; à Pesth, à Bude, à Presbourg, dans des villes de province, dans les chefs-lieux des comitats, il y a des journaux, des recueils littéraires, des publications de toute espèce, où se déploie l’ardeur inoccupée des jeunes générations, et qui attestent ce que pourrait devenir un tel peuple sous une direction féconde. De 1833 à 1836, Garay fit remarquer sa verve juvénile dans les pages du Narrateur (Régélö). En même temps il s’occupait de poésie. Sa première œuvre d’imagination, un poème héroïque en neuf chants intitulé Czatár, parut en 1834. C’était une vive peinture des temps primitifs de la Hongrie ; le jeune poète, dès son début, aimait à évoquer les grands souvenirs de sa race et à demander au passé le plus lointain des encouragemens pour l’avenir. L’année suivante, il écrivait un drame, la Parole du Prophète, qui fut représenté à Bude en 1838. D’autres drames, Arbocz, Hélène Országh, le Dernier Khan, Elisabeth Báthori, empruntés aussi à la tragique histoire du sol natal, furent écrits par lui dans cette première période et publiés dans des recueils littéraires. En 1838, il abandonne quelque temps la poésie pour la presse politique et va rédiger à Presbourg le compte-rendu des discussions de la diète ; mais sa renommée d’écrivain est déjà bien assise, et quand il revient à Pesth l’année suivante, il ne tarde pas à être nommé membre des deux principales compagnies littéraires de son pays, l’académie hongroise et la société de Kisfaludy. Il s’en fallait bien cependant que Garay eût déjà trouvé ses meilleures inspirations ; si son premier poème et ses œuvres dramatiques révélaient une âme ardente et un talent très souple, il y avait chez lui plus de facilité que de force ; les paroles qui se gravent dans le souvenir du peuple n’étaient pas encore sorties de ses lèvres. Le recueil de ses poésies lyriques, publié en 1843, le plaça décidément parmi les maîtres. On n’y rencontrait assurément ni la forme savante de Vörösmarty, ni l’audace, l’impétuosité de ce Petoefi qui se révélait à ce moment même avec un éclat si imprévu ; c’était une pensée simple, mais vigoureuse, une imagination sobre, mais marchant toujours droit au but qu’elle s’était proposé. Garay brillait surtout dans la ballade historique, il excellait à réveiller la tradition évanouie, à retrouver les drames inconnus, les tragédies oubliées, à les condenser en de petites scènes singulièrement expressives. Il frappait, l’excellent artiste, des médailles de bronze et d’or qui, passant de mains en mains, allaient du gentilhomme au fermier, du fermier au pâtre de la Puszta, et popularisaient dans la nation tout entière des souvenirs de gloire ou des pensées de vengeance.

Une de ces médailles porte l’effigie d’Almos, père d’Arpad. En feuilletant les récits du moyen âge, Jean Garay a rencontré plus d’une fois l’histoire de ce grand chef, par qui les Magyars furent amenés en Europe. Les trois chroniqueurs qui nous ont conservé tant de curieuses légendes sur l’histoire primitive des Hongrois, au XIe siècle le secrétaire du roi Béla, au XIIe l’évêque Chartuicius, et Simon Kéra au XIIIe, parlent longuement du vieil Almos, qui vint réclamer sur les bords de la Theiss l’héritage d’Attila. On sent, en lisant les strophes de Garay, qu’il a consulté ces documens véné rables et qu’il en a deviné la mystérieuse poésie. Un souffle des âges antiques passe sur le visage du barde. Il voit revivre ses ancêtres, non pas tels qu’ils furent assurément, mais tels qu’une tradition séculaire les a transfigurés dans l’esprit chrétien et chevaleresque des Magyars. Un historien de nos jours, M. Amédée Thierry, a raconté dans la Revue[2] avec la science la plus sûre toutes les légendes groupées autour du nom d’Attila, toutes les transformations que la pensée populaire a fait subir à ce personnage terrible ; le roi des Huns, pour ses arrière-neveux, n’est plus le barbare qui épouvanta le monde, c’est un héros, c’est un envoyé de Dieu, le soldat de la Providence, et lorsque, mille ans plus tard, Mathias Corvin appelle la chrétienté à une croisade contre les Turcs, il s’appelle fièrement le nouvel Attila. Cette tradition est fidèlement conservée dans les strophes de Garay ; M. Thierry aurait pu y voir la confirmation des faits dont il a si bien retrouvé l’enchaînement. Qu’ils sont nobles et grands, ces vieux Magyars du poète ! Avec quel respect le souvenir d’Attila est invoqué par eux ! Quand ils arrivent du pays des Scythes sous la conduite d’Almos et que du haut des Carpathes ils aperçoivent ces riches plaines où régna leur grand aïeul, ces beaux fleuves, ces prairies, ces pierres précieuses, toute cette terre qui étincelle comme un diamant au soleil, on dirait le peuple de Dieu prêt à entrer dans le pays de Chanaan. Garay a songé lui-même à cette comparaison : le Moïse de la Hongrie, tel est le titre de son poème. Il y a une grandeur épique dans cette peinture. Au moment d’entrer avec son peuple dans les vallées de la Theiss, Almos sent que sa tâche est finie. C’est à son fils Arpad de terminer l’œuvre avec l’aide de Dieu et de son épée, c’est à des hommes jeunes et forts de fonder le royaume des Hongrois : laissez le vieillard retourner dans le pays où il est né, Almos ira mourir en Orient. « Sois noble, mon fils, dit le vieux chef à son héritier, sois grand, sois sage ! Le peuple est comme une cire molle dans la main de celui qui le gouverne ; malheur à l’homme qui, chargé de pétrir cette matière féconde, n’en fait qu’une vaine image pour son divertissement ! » Le poète ne dit pas ce qu’Arpad a fait de son peuple ; mais quand on le voit descendre du haut des Carpathes sous la bénédiction d’Almos, on devine déjà les jours de gloire qui brilleront pour cette race de chevaliers. Pendant que les Magyars luttent dans la plaine, « le vieillard est debout sur la cime ; les mains levées vers le ciel, il implore la bénédiction de Dieu pour son peuple. On voit flotter au vent sa longue chevelure blanche ; ravi en extase, il rêve à la Hongrie de l’avenir. »

Ce ne sont pas seulement de consolantes images, ce sont aussi de tragiques aventures que Jean Garay emprunte aux vieilles histoires de la patrie. Le dernier chroniqueur du moyen âge, maître Jean Thwroczi, qui vivait sous Mathias Corvin, signale des chansons composées et chantées de son temps en l’honneur d’Etienne Konth, de la maison d’IIedervar. Est-ce un de ces chants oubliés qui a inspiré le poète du XIXe siècle ? Le texte hongrois n’en dit rien, et le traducteur allemand, M. Kertbény, ne fournit aucun renseignement à cet égard. Le rapprochement n’en est pas moins curieux ; que Jean Garay s’inspire des vieux poèmes ou des anciennes chroniques, il est toujours fidèle à sa pensée en faisant circuler dans les mains du peuple les héroïques figures de la noblesse magyare. Écoutez le chant intitulé Konth d’Hedervar ; ces grandes scènes, que les rapsodes du XVe siècle chantaient à la table du roi Mathias Corvin, forment aujourd’hui, grâce à Jean Garay, un des chants familiers au peuple. Il s’agit de Konth et de ses compagnons, défenseurs de la Hongrie contre les Turcs, défenseurs aussi des franchises nationales, et qui, condamnés à mort par le roi Sigismond, empereur d’Allemagne, vont le braver dans sa cour avant de mourir.


KONTH D’HEDERVAR.

« Trente chevaliers marchent vers Bude ; ils vont librement à la mort. Celui qui s’avance le premier devant les trente nobles compagnons, c’est Konth, le héros terrible,

« Les trente chevaliers, les trente héros, sont des cœurs dévoués à la patrie ; ils ont été dénoncés comme rebelles par le traître Vaidafi.

« A Bude, devant le roi irrité, ils sont là debout, intrépides. Quelle force virile dans leurs bras d’acier ! Dans leurs yeux, quelle noble colère !

« Assis sur son trône, le roi leur crie d’une voix hautaine et furieuse : — A genoux devant moi, à genoux à terre, insolens rebelles !

« Et un geste sauvage accompagne ces paroles. Les trente se regardent les uns les autres : à la tête de ses trente nobles compagnons était Konth, le héros terrible.

« Non, sire roi ! » s’écrie-t-H, et sa voix retentissait comme la foudre, et il secouait sa tête grise ; tel l’orage secoue les arbres de la forêt, tels retentissent ses rugissemens dans les branches.

« Non, sire, ce ne sera point, par les cieux ! Toi seul es un rebelle ; tes actes seuls, comme une malédiction, ont chassé la paix de ce pays !

« Son sang, sa vie, ce peuple a tout sacrifié pour ton trône. Dieu sait pourquoi tu n’as jamais récompensé notre dévouement que par le dédain et la haine !

« L’indépendance de notre patrie, ces bras sauront nous la rendre ; sinon, nous tomberons en combattant, fidèlement unis au sein même de la mort !

« Devant toi, tyran, qui toujours nous as foulés aux pieds, qui jamais n’as respecté nos droits, tu ne verras se courber ni cette vaillante troupe, ni son chef, Konth d’Hedervar ! »

« C’est ainsi qu’il parle, audacieux, indigné ; dût sa tête tomber sous la hache, jamais il ne se prosternera comme un esclave, le hardi Konth au cœur de fer.

« Le roi répond, transporté de colère, — et puissante est la colère d’un roi : « Toi qui insultes la majesté souveraine, ta mort sera terrible !

« Oui, terrible sera ta mort, toi qui oses, vil rebelle, jeter ici même un cri de révolte ! » Pendant qu’il parlait, un bourreau à la stature gigantesque se dressait derrière lui.

« Le peuple pâlit ; le héros demeure immobile, immobiles aussi sont les trente chevaliers, et les regards de Sigismond, examinant la foule, essaient de pénétrer ses pensées secrètes.

« — J’ai la vie et la mort dans mes mains. Entendez-vous, rebelles ? m’entendez-vous ? Celui qui s’agenouillera, la vie peut lui sourire encore ! » La troupe des chevaliers reste immobile.

« Les trente chevaliers, les trente héros, sont des cœurs dévoués à la patrie. Le héros, quand le devoir l’ordonne, sait sacrifier sa vie ; jamais, jamais il ne tremble.

« Mourez donc tous ensemble ! s’écrie le roi ; vous appartenez au bourreau. Mourez tous, et périsse, s’il le faut, périsse avec vous un million d’hommes ! »

« Les trente chevaliers marchent à l’échafaud d’un pas résolu et fier. À force de frapper avec sa lourde hache, il est fatigué déjà, l’homme exercé au meurtre.

« Sur la lugubre place du supplice, pas un gémissement ne se fait entendre, pas une plainte ne retentit ; seulement des lèvres tremblantes du peuple s’échappe un soupir étouffé.

« Quel est celui-là qui des trente héros est resté le dernier ? Qui est-il, qui est-il, cet homme impatient de se dévouer comme ses compagnons, de partager cette glorieuse mort ?

« Tel le chêne gigantesque, ornement de l’épaisse forêt séculaire, élève sa tête sans crainte, car la hache elle-même, avec son tranchant qui étincelle, n’ose s’en approcher qu’en tremblant,

« Tel le héros, le grand chêne, attend avec majesté le coup qui va l’abattre. Son attitude est intrépide, il regarde le bourreau en face ; c’est lui, c’est Konth, le chevalier au cœur de fer !

« Peuples, sachez-le, ce n’est pas un vil malfaiteur qui paraît devant vous sur cet échafaud, c’est un homme, un loyal soldat du droit qui va périr sous la main du bourreau !

« Un coquin renie Dieu pour sauver sa vie ignoble et servile. La mort affranchit le héros des chaînes honteuses, et lui donne une riche couronne de lauriers.

« Ma mort, comme celle de mes compagnons, est un sacrifice sanglant, source de bénédictions pour la patrie, pour Sigismond source de malédictions et de remords ! »

« Ainsi parle le héros, et le bourreau achève son œuvre. Le soleil s’assombrit, la nature se voile… Ainsi sont tombés les trente chevaliers et Konth, le héros au cœur de fer.

« Sur la lugubre place du supplice, pas un gémissement ne se fait entendre, pas une plainte ne retentit ; seulement des lèvres irritées du peuple s’échappe un murmure de révolte.

« Écoute, roi Sigismond, roi despote ! » et le tyran, tout pâle, a senti le froid de l’épouvante, « le jugement que tu as rendu est contraire au droit. Désormais te voilà prisonnier dans ton empire. »


Ces pages ont été écrites il y a une quinzaine d’années ; elles retracent un événement qui a dû se passer au commencement du XVe siècle : ne dirait-on pas cependant une allusion aux plus douloureux épisodes de l’histoire contemporaine ? La réprobation unanime qu’a soulevée d’un bout de l’Europe à l’autre le supplice du comte Bathiany n’a-t-elle point un étroit rapport avec ces murmures des âmes révoltées ? Telle est, hélas ! la destinée de cette malheureuse Hongrie ; en chantant les tragiques histoires du passé, les poètes semblent raconter à la patrie ses infortunes récentes. Certes la chanson du hardi Konth d’Hedervar devait faire tressaillir les Hongrois du XVe siècle, et il y avait plaisir à l’entendre quand les jongleurs, en s’accompagnant de la bocza, l’entonnaient dans la salle des repas à la cour de Mathias Corvin ; la Hongrie du roi Sigismond était réhabilitée alors par la Hongrie du roi Mathias, les prédictions du peuple s’étaient accomplies, l’empereur d’Allemagne ne dominait plus sur la terre d’Arpad, et les Magyars, redevenus libres, avaient un chef puissant, vénéré, qui était entré vainqueur dans la capitale des Habsbourg. On aime à croire que ce chant épique de Konth et de ses trente compagnons fut chanté devant Mathias Corvin pendant qu’il régnait à Vienne dans le palais de Sigismond. Le vaillant roi devait sourire avec orgueil en comparant la Hongrie telle qu’il l’avait faite avec celle qu’avait illustrée si tragiquement le héros d’Hedervar.

Un autre chant très célèbre de Jean Garay, un autre poème qui arrache des larmes aux Hongrois, c’est Hélène Zrinyi. Parmi tant d’héroïques familles qui ont illustré l’aristocratie magyare, la famille des Zrinyi occupe certainement la première place. Les chroniqueurs affirment qu’elle se rattache au sang même du roi Arpad, et qu’elle joua toujours un noble rôle pendant les luttes du moyen âge. Au XVIe siècle surtout, et dans la période qui vint après, ce tronc vénérable poussa tout à coup des rameaux d’une étonnante vigueur. Soldats ou généraux, poètes ou négociateurs, champions de l’Europe chrétienne contre le fanatisme musulman ou défenseurs de l’indépendance hongroise contre la tyrannie autrichienne, les Zrinyi ont montré leur dévouement sur tous les champs de bataille. Et malgré tant de services rendus à toutes les nobles causes, malgré tant de bravoure et de talens supérieurs, l’histoire de cette vaillante race n’est qu’une longue suite de tragédies ; il semble qu’une impitoyable fatalité la poursuive, et l’on croit voir dans l’histoire d’une maison l’histoire de la Hongrie tout entière. Au milieu du XVIe siècle, l’homme qui avait porté si haut la puissance ottomane, le vainqueur de Mohacs, le conquérant de Rhodes et de Belgrade, Soliman II, vint échouer et mourir devant un Zrinyi. C’était en 1566. Les généraux turcs venaient d’être battus en plusieurs rencontres par les Hongrois, et ils avaient été forcés de laisser entre leurs mains quelques-unes des villes que Soliman avait prises. Soliman irrité veut laver en personne la honte de ses pachas, il rassemble une armée et va mettre le siège devant Sziget, place forte située au milieu des marais de l’Almos. La place était défendue par trois mille hommes à peine, mais ces trois mille hommes avaient pour chef Nicolas Zrinyi, comte de Serinvar. Attaqué par plus de vingt-cinq mille Turcs, le comte Zrinyi jure de ne livrer à l’ennemi que des ruines et des cadavres. Il commence par élever un gibet destiné au premier des siens qui abandonnera son poste ou qui parlera de se rendre. L’ardeur qui l’anime enflamme bientôt tous ses soldats, et chacun, sachant qu’il faut mourir, ne songe plus qu’à sauver la Hongrie, à retarder l’invasion du sultan, à lui tuer le plus de soldats possible, à frapper les autres d’étonnement et de terreur. Ce seront les Thermopyles des Magyars. La vieille ville, mal défendue par une faible muraille, est déjà entamée de tous côtés par l’artillerie ottomane ; tantôt s’élançant sur l’ennemi avec l’impétuosité de la foudre, tantôt combattant sur la brèche, les Hongrois tombent en détruisant des milliers d’hommes, mais la lutte est trop inégale : Zrinyi se décide à abandonner la vieille ville, il en renverse les maisons et les murs, et s’enferme dans les fortifications de la ville neuve avec ses troupes décimées. Un second siège recommence, toujours meurtrier pour les Turcs. Des renforts leur arrivent : Ali-Pacha, avec trente mille janissaires, essaie de détourner le bras de la rivière qui protège la ville neuve ; Zrinyi se jette sur eux, les surprend, et, profitant du désordre, en fait un effroyable carnage. Cependant les fossés sont comblés par les cadavres, et après maint assaut de jour et de nuit le nombre finit par l’emporter : Ali-Pacha, qui a pénétré dans la ville neuve, n’en sortira plus, ni le pacha d’Égypte, ni d’autres chefs, ni des milliers de janissaires frappés de mort par les soldats de Zrinyi ; pourtant la ville est prise, et le comte, qui n’a plus que six cents hommes autour de lui, va soutenir un troisième siège dans la forteresse. Nouveaux combats, nouveaux carnages. Soliman, exaspéré, fait parvenir au comte d’effroyables menaces, et les menaces ayant fait rire Zrinyi, il espère le tenter par des offres magnifiques : « Tu seras roi, lui écrit-il, si tu me livres le fort ; je te donnerai la Croatie. » Le comte sourit ; puis, bourrant son mousquet avec la missive impériale, il le décharge sur les assiégeans. Devant cette ténacité indomptable, le vieux sultan perd la tête ; il assemble ses généraux et les accable d’insultes : « Lâches, si dans une heure Sziget n’est pas pris, je vous fais tous décapiter, … je comble le fossé de vos têtes, … je passe sur ce pont pour monter à la brèche. » A peine peut-il achever ces paroles, la rage le suffoque, ii tombe à demi foudroyé, et meurt la nuit suivante. En voyant le comte Zrinyi vivant encore dans sa forteresse et Soliman II, la terreur de l’Europe, étendu mort sous sa tente, l’armée ottomane aurait perdu courage. Le vizir se décide à cacher la mort du grand padischah ; il fait trancher la tête à son médecin, aux officiers de sa chambre, pour s’assurer que le secret sera bien gardé, puis il couvre le cadavre de ses plus splendides vêtemens, le place sur son trône, le montre de loin à l’armée, et donne le signal d’un dernier assaut. L’assaut n’eut pas lieu ; le canon turc venait de mettre le feu aux poudres, et une partie de la forteresse, dévorée par l’incendie, s’écroulait sur ses héroïques champions. Le comte n’avait plus que deux cent dix-sept hommes en état de se défendre ; il fait ouvrir les portes, et debout, l’épée à la main, il offre le combat aux assiégeans. Il ne demandait plus à la forteresse que de l’ensevelir sous ses ruines, mais il voulait mourir en soldat. Frappé au flanc, puis à la jambe, il combattait encore à genoux, quand un coup de feu à la tête l’étendit mort au milieu des siens. Tous périrent jusqu’au dernier.

Cet épisode seul suffit à montrer quels furent les glorieux débuts de ces Zrinyi qui vont être si cruellement traités par la maison d’Autriche. Ce soldat de l’empereur et de la chrétienté tout entière, ce Léonidas hongrois, comme l’ont appelé les historiens du temps, aura pour descendans toute une lignée de martyrs, qui périront sur l’échafaud des Habsbourg ou deviendront fous dans les cachots ; les plus heureux iront mourir en exil. Ainsi sera payée la dette contractée envers le noble comte. Et n’est-il pas lui-même la première victime de la politique de l’Autriche au XVIe siècle ? Quand Zrinyi fut abattu au seuil de la forteresse de Sziget, les Turcs, admirant son courage, lui firent des funérailles magnifiques, et le grand-vizir, envoyant la tête du héros à l’empereur Maximilien II, lui écrivait ces paroles ; « Avez-vous bien pu, tenant cent mille hommes sous vos tentes, laisser périr sans secours un aussi brave capitaine ? et faut-il que vos ennemis pleurent pour vous une telle perte ? » Le reproche n’était que trop fondé ; les historiens hongrois se demandent encore comment il se fait que le comte de Salm, campé non loin de Raab avec une armée de soixante mille hommes, n’ait pas envoyé une partie de ses forces au défenseur de Sziget. L’empereur Maximilien II était alors à l’armée du comte de Salm ; faut-il croire que Maximilien, jaloux de la gloire du général hongrois, inquiet peut-être du salaire qu’il demanderait, des réclamations qu’il oserait faire au nom de son pays, ne fut pas fâché de le voir écrasé par les Turcs ?

Après Zrinyi, son petit-fils George Ier, ban de Croatie, joua un rôle dans la guerre de trente ans. C’était un homme loyal, intègre, au franc parler ; or, comme il avait maintes choses à blâmer dans la conduite de Wallenstein et de ses bandes, Wallenstein le fit empoisonner à Prague en 1626, au milieu d’un festin. Le fils de George, Nicolas Zrinyi, vainqueur des Turcs comme son grand-aïeul, fut victime comme lui des intrigues de la cour. Il était poète en même temps que soldat, à la manière des anciens Hongrois. « Tout le monde, dit M. Amédée Thierry, était poète chez les premiers Magyars… Non-seulement on était poète et chantre des actions des autres, mais on se chantait fréquemment soi-même, on chantait ses aïeux, et chaque grande famille eut ses annales poétiques. » Nicolas Zrinyi célébra la gloire de sa race dans un poème en quinze chants intitulé la Zrinyiade. On a de lui d’autres chants encore, des idylles, des épigrammes, une brochure imprimée sous ce titré : N’offense pas le Magyar (Ne bantsd a Magyart) ; ce vaillant homme était un des meilleurs poètes de son temps, et ses œuvres intéressent encore les Hongrois de nos jours ; il en a paru deux éditions à Pesth, l’une en 1817, l’autre en 1852. Ni la gloire militaire, ni la renommée poétique ne purent soustraire le comte Nicolas Zrinyi à la funeste destinée de ses aïeux. L’Autriche, qu’il avait illustrée et sauvée, ne fut pas plus reconnaissante envers lui qu’envers le héros de Sziget. Arraché au théâtre de sa gloire par les intrigues de Montecuculli, il se retira dans ses terres et mourut à la chasse. Fut-il assassiné ? fut-il tué par un sanglier sauvage ? Son histoire est fort mystérieuse ; ce qui n’est que trop certain, c’est l’ingratitude de l’Autriche et la persistance du malheur chez cette vigoureuse race. Le comte Nicolas était mort en 1664 ; sept ans après, le 30 avril 1671, son neveu, le comte Pierre, était décapité à Vienne pour avoir revendiqué les droits du peuple magyar. La fille du comte Pierre, Hélène Zrinyi, femme de François Rakoczi, et en secondes noces de l’audacieux Erhmerick Tékéli[3], connut aussi, comme les héros de sa famille, les plus grandes gloires et les plus grandes douleurs. Tékéli, qui se battait pour l’indépendance de son pays, étant tombé aux mains des Autrichiens en 1685, Hélène s’enferma dans la forteresse de Munkács avec son jeune enfant, s’y défendit trois années, puis, trahie par un de ses serviteurs, emprisonnée à Vienne, proscrite enfin et chassée d’Europe, elle alla mourir avec son mari dans les solitudes de l’Asie-Mineure. L’année même où elle rendit à Dieu son âme intrépide, son frère, le comte Balthazar, devenu fou dans sa prison, s’éteignait misérablement à Gratz. Ainsi périrent le dernier et la dernière des Zrinyi !

Maintenant qu’un poète comme Jean Garay essaie de rassembler dans un dramatique tableau toutes ces gloires et toutes ces infortunes d’une même race, comment s’y prendra-t-il ? Que faire pour être bref et complet ? S’il veut rendre l’impression que produisent ces tragiques annales, il faut que tous les traits de ce long martyrologe soient concentrés sur un seul point, il faut que l’accumulation des faits dans un récit rapide remplace et représente à l’esprit du lecteur la succession continue des désastres. Garay invente une scène originale : la dernière des Zrinyi, la comtesse Hélène, habite la forteresse de Munkács, qu’elle défend contre l’armée autrichienne. Assise dans sa chambre, elle feuillette un grand livre, un de ces livres d’annales domestiques comme les nobles familles hongroises en possédaient jadis, soit en prose, soit en vers. Ce sont les annales des Zrinyi. Ah ! que de pages lugubres ! que de feuillets marqués de noir ! Et pendant qu’elle consulte cette douloureuse et virile histoire du passé, l’histoire non moins triste du présent va terminer le sombre livre. Les pages noires s’ajoutent aux pages noires. Elle-même les tracera de sa main… Mais laissons parler le poète :


ZRINYI ILONA.

« A Munkács, dans le château-fort, est assise Zrinyi Ilona[4]. Auprès, au loin, toute la contrée est enveloppée dans la pourpre du couchant. Le fauteuil où elle repose, dévorée d’inquiétude et de douleur, encadre sa blanche robe des reflets sombres du velours.

« Devant le fauteuil, une petite table se dresse sur un pied doré, et sur la table est ouvert un grand livre in-quarto. La noble dame venait d’en feuilleter les pages ; son bras blanc comme neige repose encore sur le volume, mais bien loin, bien loin s’est envolé son esprit.

« Tout à coup elle relève son beau front entouré de boucles flottantes, et une larme a brillé dans ses yeux. Le soleil, avec toute sa splendeur, traverse souvent des nuages sombres et ne jette que des rayons brisés dans l’immensité de l’azur céleste.

« Inquiète, les yeux humides, le regard fixe, elle médite en silence, et les pleurs qu’elle dévorait finissent par rouler comme des perles sur ses joues… C’est que le livre dont elle parcourt les feuillets contient de grandes choses : elle lisait la chronique funéraire de la famille des Zrinyi.

« Elle lisait l’histoire de son aïeul, Miklos[5], qui défendit si héroïquement la forteresse de Sziget. Sziget ! c’est là que notre patrie laissa périr le plus grand de ses héros, l’homme qui avait jeté vingt mille Turcs dans la tombe avant d’y descendre lui-même, couvert d’une gloire immortelle.

« Si glorieux qu’ait été son trépas, il est mort victime cependant, victime de la jalousie au cœur mesquin, victime de l’envie, depuis si longtemps attachée à ses pas ; c’est l’envie, c’est la jalousie haineuse de ses rivaux qui l’accabla enfin sous son poids infernal.

« Elle lisait ensuite l’histoire de son grand-père George, héritier de toutes les vertus de Miklos, héritier aussi des envieux, des ennemis, qui avaient causé sa perte. Sa renommée militaire, sa parole si franche et si hardie inspiraient partout la crainte dans le camp de Wallenstein.

« C’est pour cela que Wallenstein à Prague lui servit un brillant festin où les mets avaient été choisis, … choisis non pas en vue de la joie. Les Allemands trinquaient en chantant, le vin du Rhin coulait à flots. Ce fut le dernier repas auquel assista George Zrinyi.

« Elle lisait encore la vie de son cousin, du second Miklos, la glorieuse carrière du grand héros, du grand poète, qui, vainqueur au conseil par sa prudence, vainqueur dans la bataille par son épée, fut vainqueur aussi dans deux pays par la puissance du chant.

« Et cet homme que des rois et le pape lui-même tenaient en grande estime, un Montecuculli l’enveloppa dans un réseau d’intrigues ! Est-ce un sanglier qui l’a tué ? est-ce l’envie perfide et lâche qui a creusé sa tombe ? On l’ignore ; … mais son sang innocent crie encore vers le ciel.

« Elle lisait encore, — et son sang se glaçait dans ses veines, — elle lisait l’histoire de Pierre Zrinyi, son père, … elle le voyait lever l’étendard de l’insurrection, et, condamné à Vienne par la haute cour, tomber sous la main du bourreau.

« Avec Pierre, elle voyait tomber sur le même échafaud son oncle maternel, le hardi Frangepan ; elle pleurait des larmes amères et maudissait le jour effroyable qui d’un seul coup avait fait subir à sa maison de si profondes atteintes.

« Puis elle lisait l’histoire de Rákóczy, son premier époux, et, feuilletant le livre de son âme dans l’amertume de ses souvenirs, elle y trouvait des rêves d’espérance, des songes de grandeur et de gloire ; elle revoyait en imagination le port où tendaient ses désirs… Le port ! ce devait être un tombeau.

« Ce cortège lugubre ne finira-t-il pas ? Sombre livre, qui caches tant de funèbres images, es-tu donc un cercueil ? Le cortège n’est pas fini, la race des Zrinyi n’est pas encore éteinte, le livre aux clous pesans réclame toute sa proie.

« La noble dame de Munkács poursuivit sa lecture, et elle y vit à chaque ligne sa maison plus près de sa perte ; elle y vit le portrait effroyablement fidèle de son second mari, pareil à une mer tumultueuse que fouette le vent d’orage.

« « Elle vit Tékéli déjà repoussé par le bonheur. Les hommes, la fortune, tout le trahissait ; la main puissante de Vienne l’avait enfermé dans les chaînes de la Turquie, et ici, à Munkaçs, écoutez !… C’est l’artillerie de Karaffa qui attaque la forteresse.

« Mais les murailles invincibles sont toujours debout ; Ilona aussi est toujours là, pleine de force et d’espérance… Les balles des assiégeans commencent à pénétrer dans le burg ; en voilà une qui s’est arrêtée dans le velours du fauteuil.

« — O Dieu ! s’écrie la châtelaine, ma race n’a-t-elle pas assez souffert ? Quand détourneras-tu ton bras vengeur ? » Et elle demeura là, immobile, désespérée, la noble dame si belle, semblable au noble cèdre courbé par la tempête.

« — J’ai laissé le livre ouvert. Eh bien ! la plume à la main, que faut-il que j’y écrive ? Seront-ce des jours de lumière ou de ténèbres ? Voyons, qu’ordonne le destin ? » Et, la plume dans sa belle main blanche, elle attend, immobile, les ordres que le destin va dicter.

« Tout à coup la porte s’ouvre ; un message arrive de Vienne, apportant à Ilona des nouvelles de Boldizsár, son frère : « — Je viens te parler de ton frère, ô noble dame ; Es-tu assez forte pour m’entendre. — Parle, dit la châtelaine ; je sais qu’il est en prison, innocent et condamné.

« — Il n’est plus en prison ! dit le messager d’une voix sombre. Après bien des années, enfin la vérité s’est fait jour ; mais, hélas ! qu’importe la liberté à l’homme qui a vieilli avant l’âge ? Son âme, frappée de folie, est toujours enfermée dans le noir cachot.

« — Que Dieu me soit en aide ! » s’écrie la noble dame, et elle retombe sur son siège, comme le rocher qui s’affaisse quand la terre tremble et s’entr’ouvre. « — Le dernier, des Zrinyil ajoute-t-elle avec un soupir sorti du fond de son âme. O mon Dieu ! as-tu encore en tes mains quelque autre couronne d’épines ? »

« Le messager s’est retiré ; derrière lui, pâle de terreur, pâle et blanc comme la muraille, arrive le gardien du burg. « — Sauve-toi, sauve tout ce qui t’est cher. Point de retard, le péril est grand ; Absalon, ton scribe aux cheveux roux, nous a trahis.

« Pendant trois longues années, tu t’es défendue en héroïne ; ta dernière forteresse, Munkaçs, est aux mains de l’empereur. La prison t’attend, toi et ton fils, aux bords de la Wien… » Il parlait encore, lorsque tout à coup Karaffa est devant eux.

« — Karaffa dans cette salle ! Ah ! le ciel me châtie cruellement ! » s’écrie la châtelaine abattue ; mais bientôt elle retrouve son viril courage. « Eh bien ! soit, général, accepte le plus grand sacrifice que je puisse faire ; porte mon hommage à Vienne, puisqu’il le faut.

« Moi et mon peuple, à partir de ce jour, nous vous rendrons loyalement hommage. Mon fils sera le garant de ma parole, je ne puis donner davantage. Il faut une nécessité bien cruelle pour qu’une mère se laisse arracher son enfant ; mais aussi, en échange, vous ouvrirez à mon mari les portes de sa prison. »

« Elle dit, et elle presse son fils entre ses bras, et longuement, longuement, en versant des flots de larmes, elle lui baise le front, elle lui baise le visage. « — Prends-le, dit-elle ; mais, sache-le bien, général, j’ai beau me contraindre, il saigne, ce cœur maternel à qui tu arraches son enfant. »

« Et le livre aux clous d’airain va se remplir de nouvelles infortunes. Ah ! la plume qui transcrira ces terribles images ne saignera-t-elle point ? La feuille ne saigne pas, la plume ne saigne pas, mais du cœur blessé de la mère le sang coule à longs flots.

« Pour la troisième fois, la porte s’ouvre… La noble dame pâlit. C’est Tékéli qui paraît ! Un subit espoir la saisit : « — Ah ! les Viennois tiennent leur parole ! Tu es ici, tu es libre ! » Et elle se jette avec des cris de joie dans les bras de son mari.

« — Libre ! c’est comme on veut l’entendre, libre à la façon de l’oiseau que le premier venu, le premier coquin peut abattre d’un coup de feu ! répond l’époux d’une voix sombre et les yeux égarés… Ilona, nous sommes des condamnés en fuite, des condamnés à mort.

« — Ainsi, tout est perdu ! » s’écrie en pleurant la noble femme, et elle reste là, anéantie, pétrifiée comme une statue, comme le monument funéraire, le monument majestueux et tragique de sa propre race. Son nom remplit maintenant la dernière page du livre.

« Ils montèrent sur un navire ; le navire s’entr’ouvrit, le gouvernail, pendant la tempête, se brisa sur un récif, les voiles et les cordages furent déchirés par le vent : eux seuls furent sauvés par la foi virile qui soutenait leur âme.

« Il y a longtemps que l’herbe pousse sur la tombe d’Ilona et de son époux, il y a longtemps que leur poussière repose en sûreté dans la terre d’Asie ; mais le livre aux clous d’airain nous est resté, à nous leurs descendans : ouvrons-le, comme il convient, avec un respect religieux. »


N’est-ce pas là une petite épopée ? Quelle peinture de tout un peuple dans ce cadre si étroit et si simple ! Une chambre, une femme, un livre ! il n’en faut pas davantage au poète pour dérouler à nos yeux des siècles d’héroïsme. La sombre histoire commencée deux cents ans plus tôt vient se terminer ici sous les voûtes de cette salle, auprès de ce livre mouillé de larmes généreuses. Et ce n’est pas seulement dans ce livre d’annales que les héros d’autrefois nous apparaissent, je les vois tous vivans dans la dernière des Zrinyi. Qu’elle est belle, la fière Ilona, quand elle écrit elle-même le récit de ses désastres sur le livre funeste ! Comme elle brave la fortune ! comme elle redresse son front ! C’est pourtant une femme, une âme gracieuse et douce ; elle pleure, elle a des momens d’épouvante, son cœur maternel est déchiré. On reconnaît la petite fille du vieux comte ; qui, frappé à mort, combattait encore à genoux. Oui, tous les Zrinyi sont là, tous l’entourent et lui font cortège lorsqu’elle prend la route de l’exil, laissant le livre de ses douleurs aux mains du poète fidèle.

Ce poète, qui avait commencé de recueillir si pieusement les légendes hongroises, n’a pas eu le loisir de terminer sa tâche. Que de pages il eût détachées encore des tragiques annales de son peuple ! Les Rakoczi, les Vesélenyi, les Báthori, auraient pris place dans son tableau à côté du héros de Sziget ; il eût expliqué les pages inconnues de l’histoire, et de grandes figures resteraient gravées à jamais dans l’imagination de la foule. Les derniers écrits de Garay attestent manifestement l’intention de suivre cette voie ; en 1847, il avait publié une légende, Sophie Bosnyak qui obtint le prix de poésie, et un cycle de ballades historiques intitulé les Arpad. L’année suivante, il donna une narration poétique sur un nouvel épisode des annales des Zrinyi, la Femme de Christophe Frangepan ; enfin, prenant un essor plus hardi, il avait essayé d’écrire tout un poème sur un des souverains les plus vénérés de la Hongrie du moyen âge : ce poème, Saint Ladislas, la plus vaste composition de Jean Garay, parut à Erlau en 1850 ; trois ans plus tard, une seconde édition était publiée à Pesth. La vocation véritable de Garay, tous les critiques hongrois sont unanimes sur ce point, était surtout la ballade historique, ou plutôt ce que nous n’avons pas craint d’appeler la petite épopée, c’est-à-dire le récit plein et rapide qui concentre aux yeux de la foule les traits les plus importans du passé. Ces tentatives diverses lui avaient révélé à lui-même la direction qu’il devait suivre ; il allait marcher désormais à son but avec une volonté plus ferme, une connaissance plus approfondie de l’art ; il voulait être, disait-il, le rapsode de l’histoire nationale. Une destinée, cruelle ne lui a pas permis de réaliser toute sa pensée. Garay était pauvre, et il travaillait pour nourrir ses enfans. Représentez-vous ce qu’il eût pu faire, s’il n’eût pas été perpétuellement troublé dans ses rêves d’artiste par les plus dures nécessités de la vie ! L’auteur de Konth d’Hedervar et de Zrinyi Ilona, à peine âgé de quarante et un ans, est mort le 5 novembre 1853, victime de la misère. Il ne laissait pas même de quoi payer sa sépulture, et il fallut faire une collecte pour lui donner une tombe.

Comment la société hongroise a-t-elle pu laisser disparaître ainsi l’artiste scrupuleux et modeste qui lui consacrait son talent ? Devrons-nous répéter les accusations que M. Kertbény ne craint pas de lancer contre la noblesse de son pays ? — Il y a chez nous, dit-il, deux aristocraties : l’aristocratie d’argent, composée de marchands allemands, grecs et juifs, par conséquent fort indifférente à notre littérature nationale, et l’aristocratie de naissance, la noblesse de race, qui n’a encore aucune idée de la dignité de l’écrivain, bien que plus d’un poète aimé, plus d’un conteur célèbre, soit sorti de ses rangs dans cette dernière période. Pour cette noblesse hautaine, l’écrivain est quelque chose comme le coiffeur, le cuisinier ou le maître de danse ; c’est un des serviteurs du luxe public. Nos dandies évitent toute relation sociale avec les hommes qui pensent ; leur bonheur suprême est de vivre dans la société des palefreniers, des jockeys, des danseuses d’opéra, ou bien encore avec de misérables pique-assiettes qui se soumettent très humblement aux plus triviales facéties pour faire accepter leur présence… C’est une chose caractéristique, ajoute l’écrivain, qu’on trouve encore un de ces pauvres diables dans presque toutes les grandes maisons hongroises, espèce de fous de cour, logés, nourris, habillés par le châtelain, à la condition de faire rire les hôtes et de subir à toute heure les mystifications de chacun. » Cette invective du critique hongrois ne me paraît point équitable : dans tous les pays du monde, il y a de ces dandies et de ces hobereaux, M. Kertbény oublie d’ailleurs que la noblesse magyare a gardé à travers ces goûts frivoles de plus nobles instincts. Sans remonter jusqu’à Nicolas Zrinyi, à Mathias Corvin, il suffit de rappeler la part que tant de magnats ont prise et prennent encore à la résurrection de la littérature nationale. C’est un gentilhomme hongrois, Alexandre de Kisfaludy, qui le premier a remis en honneur la langue et la poésie des ancêtres. Toutes les sociétés, toutes les académies qui entretiennent l’ardeur des intelligences, celles qui ont couronné Vörösmarty, qui ont encouragé Petoefi, qui ont admis Jean Garay dans leur sein, par qui donc ont-elles été instituées ? par qui sont-elles soutenues ? Par les plus grands noms de la noblesse hongroise. Dans le pays des Kisfaludy, des Tékéli, des Szecsényi, on ne peut reprocher aux classes supérieures d’être hostiles ou indifférentes aux travaux de la pensée. Ceux à qui s’adressent les reproches de M. Kertbény sont des Hongrois-Allemands, des Magyars-Autrichiens, et l’on peut juger par cet exemple de l’influence que la cour de Vienne exerçait jadis sur les magnats, quand ils oubliaient les traditions de leur pays. Non, la misère et la mort de Jean Garay ne sauraient être imputées sans injustice à la société hongroise. Dès que ce malheur fut connu, une vive émotion saisit tous les cœurs d’élite : des souscriptions furent ouvertes ; d’un bout du pays à l’autre, même dans les plus petites villes (et ce fait prouve assez combien le nom de Jean Garay était vraiment populaire), on organisa des concerts, des représentations théâtrales, des quêtes à domicile pour procurer des secours à la femme et aux enfans du poète. On ramassa ainsi une somme qui dépassa 30,000 francs. La somme n’est rien, c’est l’élan des âmes qu’il faut considérer ; le denier du pauvre et l’offrande du riche s’étaient fraternellement unis. La Hongrie entière (je ne parle pas des marchands grecs et juifs) acquittait sa dette de reconnaissance envers l’auteur des petites épopées nationales.

Acquittons aussi la dette de la critique, et rendons à Jean Garay le rang qui lui appartient. Plusieurs écrivains hongrois, essayant d’assigner des places aux poètes modernes de leur pays, ont fait tort, ce nous semble, au consciencieux artiste que nous venons d’apprécier. Trois maîtres, à leur avis, dominent tous les autres chanteurs : ce sont Vörösmarty, Petoefi et M. Jean Arany ; Jean Garay appartiendrait au groupe des poètes de second ordre, avec M. Lisznyai, M. Tompa, M. Sasz, M. Bérecs, et toute une volée de rimeurs dont je dirai un mot en finissant. Or ce sont des raisons de style, moins que cela, des considérations de pure grammaire, qui ont décidé cette distribution des places. M. Arany, comme Vörösmarty et Petoefi, écrit dans un hongrois très pur, sans mélange de formes et d’expressions étrangères, tandis que Jean Garay, esprit cultivé, artiste chercheur, fait souvent des emprunts aux poésies des autres peuples de l’Europe. Rien de plus juste que les scrupules et les exigences de la critique en tout ce qui concerne l’idiome natal ; s’il y a, comme on l’affirme, deux groupes d’écrivains en Hongrie, les écrivains cosmopolites (on leur a donné ce nom), qui abusent des importations étrangères, et les écrivains nationaux, religieusement fidèles à l’esprit et aux règles de leur langue, ce sont ces derniers sans nul doute qu’on doit encourager. Néanmoins il faut prendre garde de méconnaître la valeur de l’inspiration poétique. Si Jean Garay offre un style mélangé, ne peut-on le signaler sans oublier l’élévation de sa pensée, la force et l’originalité de ses peintures ? Pour nous, qui sommes naturellement plus frappé de l’idée que des tours de force du style, à coup sûr, nous placerons Jean Garay au-dessous, de Vörösmarty et de Petoefi : il n’a pas la fécondité, la science magistrale du premier, il n’a pas du second la verve impétueuse et la passion brûlante ; mais nous estimons qu’on doit le mettre fort au-dessus de M, Jean Arany.

M. Jean Arany est né en 1817 à Nagy-Szalonta, dans le comitat de Bihar. Fils d’un paysan calviniste, il reçut une éducation complète, car ses parens avaient remarqué ses dispositions pour l’étude, et leur ambition était d’en faire un pasteur. Après avoir commencé ses classes dans sa ville natale, il entra au collège de Debreczin et se plaça au premier rang parmi ses condisciples. Il s’ennuya bientôt de la vie monotone du collège ; ce besoin d’action et d’aventures qui tourmente la jeunesse hongroise l’entraîna, comme Petoefi, à d’étranges équipées. Il rêvait une libre vie, toute consacrée à la poésie et aux arts ; une troupe de comédiens étant venue donner des représentations à Debreczin, ce fut un événement dans la ville, et le jeune Arany crut toucher le but de ses rêves. Il avait dix-neuf ans, son parti fut bientôt pris ; le voilà enrôlé dans la troupe, il s’apprête à paraître sur la scène. Malheureusement cette société de comédiens, l’une des meilleures qu’il y eût en Hongrie, ne tarda point à se désorganiser, et le jeune Arany, s’obstinant dans ses désirs, fut réduit à prendre un emploi chez ces bandes nomades qui transportent leurs tréteaux de village en village. On comprend qu’une telle existence fit succéder à ses illusions le plus cruel désenchantement. Dire les privations, les dégoûts qu’il eut à endurer serait chose impossible. Un jour que dans un lieu sauvage il errait seul et désolé au milieu des rochers et des bruyères, il crut entendre une voix intérieure qui lui annonçait la mort de sa mère et lui ordonnait de retourner au village. Il part, traverse la Hongrie, et arrive à Szalonta exténué de faim et de fatigue. Sa mère vivait encore, mais elle mourut peu de temps après. Le jeune vagabond, avec son imagination inquiète, vit dans ce malheur une punition de la Providence ; c’était le châtiment que Dieu lui infligeait pour avoir quitté le toit paternel et couru de folles aventures. Il jura dès lors de renoncer pour toujours aux rêveries décevantes. Son père était âgé, infirme, presque aveugle ; il résolut de se dévouer à lui sans réserve. Adieu les espérances de gloire ! adieu l’art, la poésie, le théâtre, tout ce qui avait enivré sa jeunesse ! Adieu même la pratique silencieuse des lettres ! Il redoutait comme une amorce perfide les douces jouissances de l’esprit, il craignait d’être encore entraîné loin du cercle où s’enfermait sa volonté. Pendant trois ans, il enseigna la grammaire latine dans l’école protestante de Nagy-Szalonta. Nommé en 1840 second secrétaire du comitat, il se maria peu de temps après, et, occupé tout le jour des devoirs de sa charge, attaché à son foyer par les liens les plus doux, il se croyait pour toujours à l’abri des tentations qui l’avaient égaré autrefois. La maladie, — c’est ainsi qu’il appelait ses ambitions poétiques, — la maladie était vaincue et radicalement extirpée. Il se trompait : chez celui qui est né poète, la maladie est incurable. La tentation si consciencieusement éloignée reparut bientôt sous les traits d’un ami de collège, M. Stephan Szélagyi, qui travaillait alors à un grand ouvrage philologique pour l’académie hongroise. En écoutant les confidences enthousiastes de M. Szélagyi, comment le jeune poète n’aurait-il pas senti se réveiller l’enthousiasme de ses premiers désirs ? C’est en 1842 que M. Jean Arany avait donné l’hospitalité à son savant condisciple ; cinq ans après, la société Kisfaludy décernait un prix extraordinaire à la plus importante de ses compositions poétiques.

Ce poème, intitulé Toldi, est le remaniement très habile, très ingénieux d’un vieux récit populaire versifié au XVIe siècle par un certain Pierre Illosvai. Le sujet ne manquait pas d’à-propos à la date où il fut composé ; je ne sais s’il méritait bien d’être repris par un poète de nos jours. Le Toldi du XVIe siècle est une personnification du peuple hongrois ; c’est le Jacques Bonhomme des bords du Danube. Vigoureux, énorme, intrépide, d’une simplicité extrême, d’une patience angélique, ce bon géant est longtemps victime de l’injustice avant de faire connaître ce qu’il vaut et d’établir son droit par la puissance de son bras. Le frère aîné de Toldi, qui s’est poussé par l’intrigue à la cour de l’empereur, méprise fort le fils de sa mère, demeuré simple paysan ; il le malmène, l’accable de dédains, lui extorque sa fortune et l’obligé à fuir du logis paternel. Toldi vit longtemps caché dans les bois. À la fin cependant c’est lui qui sauve la Hongrie d’un ennemi féroce et redouté. M. Arany a jeté sur cette légende tout l’éclat de sa poésie. Tantôt familière et naïve comme les vieux poèmes, tantôt mâle et hardie, sa langue a mille ressources : est-il bien sûr seulement d’avoir compris le sens exact du récit qu’il s’est proposé de rajeunir ? Ces deux frères du XVIe siècle, c’est la noblesse et le peuple, la noblesse magyare et le peuple des campagnes. Pierre Illosvai voulait dire aux hommes de son temps : « Fiers magnats, fils d’Arpad, maîtres des droits iniques et des privilèges barbares, ce peuple que vous dépouillez, que vous foulez aux pieds, c’est lui qui en mainte occasion a sauvé la patrie. » Je comprends ces symboles dans le récit du vieil auteur ; publié aujourd’hui, le poème de Toldi n’a plus de sens. Avant les guerres de 1848, dans la mémorable diète de 1847, la noblesse magyare a détruit les lois du moyen âge ; elle a renoncé elle-même à ses privilèges, elle a fait volontairement ce que la noblesse russe ne fait aujourd’hui que contrainte et forcée : elle a voté l’affranchissement de la terre et de l’homme qui la cultive ; elle a réuni dans le droit commun tous les enfans de la même patrie pour les préparer à réclamer tous ensemble et à exercer pacifiquement un droit plus élevé encore, le droit de l’indépendance nationale. Voilà pourquoi le sujet de ce poème me semble mal choisi, et pourquoi Jean Garay, si attentif à la signification qu’il attache à ses œuvres, est supérieur, selon nous, à M. Jean Arany.

Il ne faut pas ménager les avertissemens à la littérature d’un peuple qui a de si sérieux devoirs à remplir. Un des plus grands dangers auxquels est exposée la Hongrie, ce sont les rivalités des races qui peuplent son territoire. À côté des Hongrois, il y a des Saxons, des Slaves, des Roumains, établis sur le même sol et longtemps soumis, quoique résistant toujours, à la domination des successeurs d’Arpad. Si l’Autriche, en 1848, n’avait pas profité de ces divisions séculaires, la Hongrie eût-elle succombé dans la lutte ? Ces divisions sont effacées ; les Magyars ont reconnu tous les droits ; Slaves, Saxons, Valaques, se sentent aujourd’hui les fils d’une patrie commune, et ils réclament d’une même voix les droits de la terre où ils sont nés. Ayez soin cependant que ces antiques haines n’éclatent pas de nouveau, veillez sur vos paroles, écartez les souvenirs funestes : — voilà ce que je dirais aux Hongrois, et c’est précisément ce que leur répétait hier un homme qui les connaît et qui les aime, l’historien des Roumains, M. Edgar Quinet, dans les idéales rêveries de Merlin l’enchanteur. À la fin des visions, au moment où tous les peuples de la terre s’élancent à une vie nouvelle, le poète les salue et leur donne des conseils : « Est-ce toi, s’écrie-t-il, est-ce toi qui devances les autres, ô Hongrie, dont les chevaux effarés respirent encore la mort ? Prends pitié de ceux que tu as foulés trop longtemps, et vois comme ils sont prêts encore à te haïr. Ne les fais pas repentir d’avoir pleuré sur toi. » Que la Hongrie se souvienne de ces paroles, que les poètes effacent de leurs souvenirs et de leurs écrits tout ce qui pourrait rallumer les vieilles colères. Aux derniers chants du poème de Toldi, l’ennemi féroce qui jette l’épouvante chez les Hongrois et que le géant rustique pourfend de sa grande épée, cet ennemi est un Slave, un Tchèque, un Bohême, c’est-à-dire le représentant d’une de ces races que la Hongrie opprimait autrefois, et qui aujourd’hui font alliance avec elle. Pouvait-on rencontrer une inspiration plus malheureuse ?

L’autre poème de M. Jean Arany, la Prise de la forteresse de Murany, est un récit élégant, brillant, romanesque, mais frivole et sans saveur. Maria Szecsi, veuve du prince Etienne Betlén, réside en sa forteresse de Murany. La scène se passe vers la fin de la guerre de trente ans. La France, qui suscite de nouveaux ennemis à l’Autriche, pousse à la guerre les protestans hongrois, et leur chef, George Ier de Rákóczy, prince de Transylvanie, vient de rassembler une armée de soixante mille hommes : grave péril pour la maison de Habsbourg, au lendemain de la bataille de Rocroy, quand il faut lutter contre Turenne et Condé ! Or la forteresse de Murany est sur la route de l’armée hongroise ; quel parti va prendre Maria Szecsi ? Sera-t-elle pour le prince de Transylvanie ou pour l’empereur Ferdinand III ? Essaiera-t-elle d’arrêter les Hongrois, ou veut-elle leur livrer passage ? Maria Szecsi s’est déclarée contre Ferdinand, et déjà les impériaux mettent le siège devant Murany. Ce siège peut être long ; solidement assise sur des rochers à pic, bien pourvue d’hommes et de munitions, la forteresse semble imprenable. Le chef des impériaux, Vésélényi, voit bien que tous ses efforts seraient impuissans, et il n’y a point de temps à perdre si l’on veut couper la route à l’armée de Râkôczy. Aussitôt, en stratégiste habile, il porte la lutte sur un autre terrain. Maria Szecsi est belle, brillante et un peu ennuyée de son veuvage ; lui aussi, il est aimable, séduisant : il n’y a pas de gentilhomme plus accompli à la cour de l’empereur. Le jeune général demande une entrevue à la châtelaine de Murany, et le résultat de l’entrevue, on le devine, ce sont les fiançailles de Vésélényi avec la belle Maria. La dot de la mariée sera la ville elle-même avec les rochers, les soldats et les canons qui la défendent… A parler net, c’est une trahison. Les officiers hongrois qui se battent pour la châtelaine et surtout pour leur pays, son beau-frère, qui a le commandement de la place, tant de braves gens qui sont heureux de venir en aide au vaillant Rákóczy, que vont-ils dire ? Pour livrer la ville, il faut qu’ils y consentent. Maria les invite à un festin, et tandis que les convives chantent et s’enivrent, l’ennemi escalade les murailles. Est-ce là une belle histoire à rappeler aux Magyars ? Je sais bien que vingt ans après Vésélényi devint à son tour le chef d’une insurrection nationale contre l’Autriche, que Maria Szecsi expia sa trahison par les douleurs de sa captivité et le courage de sa mort. M. Arany ne voit rien à condamner dans la trahison de Maria ; ce qui le charme, ce qui excite sa verve, c’est ce roman improvisé en pleine guerre, cette histoire d’amour au milieu de la canonnade. Quelles que soient les franchises de l’art, il faut qu’un poète hongrois soit bien désintéressé pour traiter cavalièrement un tel sujet, et ce désintéressement convient peu aux poètes qui s’adressent à la Hongrie moderne. Petoefi, je ne l’ignore pas, a célébré la même aventure ; mais il l’a fait dans un récit rapide, dans quelques strophes lestement enlevées : pure fantaisie d’artiste, on le voit bien, qui ne tire pas à conséquence. Chez M. Arany, c’est tout un poème. L’auteur de Toldi est digne d’entendre les avertissemens et les conseils. Il est jeune encore, il a des qualités rares, une imagination souple, un vif sentiment du style ; quand il se préoccupera davantage des nécessités du temps où il vit, il justifiera complètement les éloges qui ont accueilli ses débuts.

J’oserai tenir le même langage à M. Koloman Lisznyai, chanteur facile et brillant qui ne parait pas se faire une idée assez haute des devoirs de la poésie. M. Lisznyai a mené cependant une vie assez active pour connaître exactement son époque, il a été mêlé à d’assez grands événemens pour apprécier l’efficacité d’une parole virile. Agé de vingt-cinq ans en 1848, il fut au nombre des dix députés que la ville de Pesth envoya à la diète de Transylvanie pour y représenter l’union des deux contrées. Quelques mois après, il s’engageait comme simple hussard, en même temps que son ami Petoefi. Il combattit sous Bem et sous Görgey, assista aux batailles de Kapolna, de Keszthély, et fut nommé par le gouvernement « historiographe de l’armée nationale. » Ces souvenirs n’auraient-ils pas dû inspirer à M. Lisznyai des accens plus élevés ? Il a écrit des chansons printanières, il a composé des pièces naïves dans le dialecte des Palocz[6], il a dessiné maints tableaux de la vie des champs et des villages ; on voudrait que ce talent facile se consacrât à des pensées plus fortes. Un sentiment énergique, une conviction soutenue manquent à ces pages mélodieuses. Rien qui rappelle l’époque où ces vers ont é té écrits, rien qui atteste la douleur et les espérances d’une nation ; on croirait qu’un printemps éternel fait germer les gazons de la lande, et que les poètes n’ont qu’à chanter pour bercer des tribus heureuses. Ce n’est pas ainsi que le pauvre Garay avait compris sa tâche.

Le prodigieux accroissement qu’a pris la littérature poétique des Hongrois rend ces avertissemens plus nécessaires que jamais. Les faiseurs de vers, ces chansonniers du printemps et de la lune si vigoureusement bafoués par Petoefi, se comptent aujourd’hui par centaines. M. Kertbény a publié une anthologie intitulée : Album de cent poètes hongrois, et il est encore plus de cent vingt chanteurs qui n’ont pu trouver place dans ce recueil. Il y a parmi eux des hommes de tout rang et de toute classe : seize prêtres catholiques, quatre pasteurs protestans, sept hommes d’état, dix magnats, onze officiers, sept avocats, trois médecins, quinze employés de l’administration, deux bibliothécaires, vingt-neuf professeurs, vingt et un journalistes. M, Kertbény étale ce relevé avec une sorte d’orgueil patriotique. Hélas ! nous sommes bien loin de partager sa joie : cette fécondité banale nous semble un inquiétant symptôme. En France, au XVIe siècle, quand parurent les poètes de la pléiade (ce rapprochement n’est peut-être pas hors de propos, puisque notre Ronsard était d’origine hongroise), on vit pulluler autour d’eux le troupeau des imitateurs, et le bon Etienne Pasquier, si peu sévère pourtant en fait de poésie, écrivait cette curieuse page : « En bonne foi, on ne vit jamais une telle foison de poètes. Je crains qu’à la longue le peuple ne s’en lasse. Mais c’est un vice qui nous est propre que, soudain que voyons quelque chose succéder heureusement à quelqu’un, chacun veut être de la partie… Notre France, du temps du roi Charles septième, eut une fille nommée Jeanne la Pucelle, laquelle, poussée d’une inspiration divine, se présenta au roi comme déléguée de Dieu pour rétablir son royaume ; ce qui lui succéda si à propos que, depuis son arrivée, toutes les affaires de France allèrent de bien en mieux, jusqu’à ce que finalement les Anglais furent totalement exterminés. Pendant ce temps se trouvèrent deux ou trois affronteuses qui se firent prêcher par Paris comme étant aussi envoyées des cieux à même effet que la Pucelle. Toutefois, en peu de temps, leur imposture fut halenée, et se tourna tout leur feu inopinément en fumée… Autant en est-il advenu à notre poésie française, en laquelle… chacun s’est fait accroire à part soi qu’il aurait même part au gâteau[7]. » Etienne Pasquier, en écrivant cette lettre à Ronsard, l’envoyait à l’adresse de quelques dizaines de rimailleurs ; nous l’adressons aux deux cent vingt poètes magyars du XIXe siècle, en les suppliant humblement de vouloir bien lire une certaine pièce de Petoefi Sandor intitulée l’Élégie de la Lune.

Il y a pourtant de bonnes inspirations dans l’anthologie publiée par M. Kertbény. M. Charles Sasz, M. Michel Tompa, M. Charles Berecz, M. Paul Giulay, quelques autres encore dont le nom pourra grandir, ont exprimé plus d’une fois sous une forme énergique les sentimens nationaux. Je citerai surtout une pièce de M. Charles Sasz intitulée Musique hongroise. Lorsque l’écrivain est forcé de se taire ou de ne manifester qu’à demi sa pensée, un art plus libre en son divin langage, la musique, révèle tout ce qui agite les âmes. Que de pleurs, que de sanglots dans le violon de ce bohémien qui passe ! Il joue une vieille marche guerrière ; aussitôt tous les cœurs ont frémi, tous les yeux sont pleine de larmes.


« Entendez-vous comme le violon retentit, comme il pleure, comme il soupire ? Se peut-il qu’en ces quatre petites cordes habite une âme si désolée ?

« On dirait, auprès de la sombre pierre d’un tombeau, des orphelins pleurant leur mère ; on dirait les chants que le rossignol exhale la nuit sous la feuillée.

« Entends-tu les accens du violon ? entends-tu ses soupirs ?… Maintenant voilà les sons qui s’élèvent et mugissent. C’est la Marche de Rákóczy, l’entendez-vous retentir ?

« Dans la bataille où sifflent les balles ? Entendez-vous les sabres qui frappent les sabres ? Voyez-vous les hardis Magyars, comme ils se battent pour leur liberté ?

« Y a-t-il du sang dans cette chanson, pour qu’elle brûle ainsi nos cœurs ? Est-ce parce qu’elle nous frappe si douloureusement que nos fronts se plissent tout à coup ?

« Est-ce la douleur, est-ce la colère qui nous arrache des pleurs des yeux ? Sous le feu de ces mélodies brûlantes, nos vieilles blessures ne vont-elles pas se rouvrir ?

« Chaque fois que retentit cet air, une flamme soudaine parcourt les rangs de la foule. Secoués jusqu’au fond de notre être, transportés d’enthousiasme et de fureur, nous nous sentons attendris jusqu’au fond de l’âme et animés d’une force invincible.

« A présent, écoutez le violon quand il parle aux enfans du peuple. De ses accens doux et plaintifs s’épanchent la joie et la tristesse.

« On dirait le chant du pâtre quand il garde son troupeau de poulains, ou bien lorsque dans la danse capricieuse il embrasse la brune jeune fille.

« Puis soudain éclatent sur l’instrument les souffrances de trois siècles ; les cordes gémissent, gémissent… Un peu plus, elles vont se rompre.

« Entendez-vous comme le violon retentit, comme les cordes soupirent et tremblent ?… Se peut-il qu’en ces quatre petites cordes habite une âme si désolée ? »

Cette marche de Rákóczy, la mélodie la plus chère aux Hongrois, est une espèce de Marseillaise magyare ; elle rappelle à tous les héroïques luttes que les princes de Transylvanie soutinrent pendant deux siècles contre la maison de Habsbourg. La tradition prétend qu’elle fut composée au XVIIe siècle par un Bohémien. François II de Rákóczy, le fils d’Hélène Zrinyi et l’un des plus redoutables adversaires de l’Autriche, s’était pris de passion pour ces accens à la fois si doux et si forts, si plaintifs et si terribles, qui répondaient à tous les mouvemens de son cœur. Chaque fois qu’il se préparait à livrer bataille aux impériaux, il faisait jouer la marche du Bohémien. D’abord c’étaient des soupirs, des gémissemens, des sanglots à fendre le cœur. Et comment n’eût-il point senti le charme de ces lamentations, lui qui se rappelait la destinée de sa mère ? comment n’eût-il pas eu le goût des pleurs, lui qui, par sa mère Ilona et par son père François Ier de Transylvanie, rassemblait en sa personne tous les tragiques souvenirs des deux plus illustres familles de la nation magyare ? Les Zrinyi, les Rákóczy, deux races de héros, étaient unis au fond de son cœur, et de quel poids pesaient tous ces grands morts ! que de nobles figures outragées, que de généreuses victimes, que de martyrs il portait en lui-même ! À cette pensée, il pleurait, il sanglotait tout bas comme le violon du Bohémien, puis tout à coup éclatait la mélodie vengeresse ; c’étaient des cris héroïques, la clameur de l’homme qui va détruire enfin l’injustice et venger ses aïeux insultés. Bataille ! disait la musique, et l’on entendait le cheval qui hennit, le hussard qui s’élance, le sabre qui frappe le sabre, le Hongrois qui terrasse l’Autrichien. Alors François II de Rákóczy donnait le signal du combat, et gagnait ces victoires qui faisaient trembler l’empereur Charles VI.

La marche de Rákóczy est devenue si chère aux Hongrois, elle exprime si vivement leur douleur et leur espérance, elle excite de tels frémissemens dans ces âmes impétueuses que le gouvernement autrichien, à de certaines époques, a proscrit l’air national comme un agent de sédition. Cette proscription a duré de 1830 à 1840, et elle a été renouvelée, comme on pense, en 1849. On a essayé aussi de substituer à la mélodie consacrée des accens qui parfois la rappellent, accens plus amollis toutefois, et qui berceraient les âmes au lieu de les réveiller. Vaine défense, stratagème inutile : la musique de la marche de Rákóczy vit dans le souvenir du peuple. Il y a bien longtemps, il est vrai, qu’elle n’a retenti en public sur les cordes d’un instrument. Quelquefois, dans un faubourg, dans un village, sur le chemin de la Puszta, un Bohémien qui passe la joue sur son violon ; on se rappelle alors les jours de bataille, et la grande image du chef qui l’aimait tant se dresse devant les esprits. « Ce prince, — dit un historien du XVIIIe siècle très partial pour la cause de l’Autriche, — ce prince est presque le seul chef de parti à qui l’intérêt général n’ait pas servi de prétexte pour soutenir des intérêts particuliers… Élevé à l’école du malheur, il fut l’ami de ses semblables, le compagnon de ses soldats. Son courage était à l’épreuve des revers, sa modestie à l’épreuve des prospérités. Il avait refusé des couronnes pour être libre de venger sa patrie, et il aimait mieux être citoyen à Presbourg que roi à Varsovie. Il avait de grands talens pour l’art des négociations, de plus grands pour celui de la guerre. Patriote enthousiaste, il fermait les yeux sur les traités qui avaient livré la Hongrie à la maison d’Autriche, et se rappelait seulement que les empereurs avaient passé les bornes prescrites à leur puissance par ces traités mêmes. Il fut le Gustave de la Hongrie ; persécuté, proscrit, brave, entreprenant comme le héros suédois, il ne fut pas heureux comme lui… La nouvelle de sa mort rassura la maison d’Autriche[8]. » Voilà l’homme qu’on se rappelle aux sons de cette merveilleuse musique ; mais surtout ce qu’on y voit, c’est l’image de la Hongrie tout entière, c’est la Hongrie qui pleure dans les mélodies plaintives, et qui se lève, irritée, dans les notes retentissantes de la marche de Rákóczy.

Un écrivain qui mérite d’être distingué dans ce bataillon de poètes dont nous parlions tout à l’heure, M. Charles Bérecz, a écrit aussi une pièce datée de 1851 sur la marche de Rákóczy, et nous y retrouvons encore l’impression extraordinaire de cet hymne magique : « Ne joue pas, bohémien, ne joue pas ainsi parmi nous la marche de Rákóczy ! Mon cœur se fend, mon cœur éclate lorsque j’entends la chanson hongroise, lorsque j’entends retentir la marche. Ah ! brise-le plutôt, ce violon qui sanglote, et va l’ensevelir dans la Puszta. Pourquoi le garder encore ? Il ne peut plus que désoler nos âmes. » Le mouvement est beau, les vers sont bien sentis ; ce n’est pas ainsi pourtant qu’il faut parler à la Hongrie de nos jours. Nous dirons au contraire aux poètes dignes de ce nom : Chantez l’air national tout entier, chantez les notes plaintives et les notes éclatantes ! Continuez la tradition de Vörösmarty et de Petoefi, entretenez au fond des cœurs et la souffrance salutaire et l’espérance indomptable. Empêchez qu’on n’oublie, empêchez aussi qu’on ne se résigne. C’est pour avoir obéi à cette inspiration que Jean Garay, à notre avis, occupe le premier rang parmi les écrivains qui ont succédé aux deux maîtres de la poésie hongroise.

La situation présente de la Hongrie montre bien que ces deux maîtres, Vörösmarty et Petoefi, ne s’étaient pas trompés. Si la douleur nationale n’avait pas été profondément sentie, si une espérance opiniâtre n’avait pas été plus forte que l’oppression pendant les onze années qui viennent de s’écouler, le vainqueur serait-il contraint aujourd’hui de traiter avec les vaincus ? Ce sentiment national qui a éclaté sous maintes formes, cette alliance de races séparées naguère par des haines si ardentes, l’union même des catholiques avec les protestans et leur émulation de patriotisme, tous ces symptômes, dont la littérature hongroise peut revendiquer une bonne part, ont fini par frapper le gouvernement autrichien. L’empereur François-Joseph ne peut plus douter qu’il n’y ait là un peuple digne de vivre, un peuple loyal, généreux, ennemi des entreprises démagogiques, mais bien résolu à revendiquer ses droits. Le cabinet de Vienne semble disposé à supprimer le système de centralisation oppressive établi par le prince Schwarzenberg ; il promet de rendre à la Hongrie ses lois, ses coutumes, ses institutions civiles et politiques. Quelques doutes sur l’efficacité de ces mesures sont permis, quand on voit les hommes les plus modérés de la Hongrie entraînés aujourd’hui par l’unanimité de l’opinion nationale. Le mouvement qui s’est produit dans la nation hongroise ne s’arrêtera pas devant des demi-mesures. L’Autriche, on l’a dit ici même avec une raison hardie, l’Autriche est une sorte de Turquie chrétienne : comme la Turquie gouverne des peuples dont le plus grand nombre n’est pas de race turque, l’Autriche domine des nations dont la majorité n’est pas de race allemande ; comme la Turquie, l’Autriche fait des promesses, annonce des réformes, et, soit impuissance, soit duplicité, elle résiste aux conseils, et fait mentir les écrivains qui comptaient sur sa régénération. Si ces ressemblances sont vraies, et il en est encore d’autres, pourquoi donc la Hongrie, la Bohême, ne seraient-elles pas un jour vis-à-vis de l’empire d’Autriche ce que sont la Servie, la Moldavie, la Valachie vis-à-vis de l’empire ottoman ? Ce sont là les secrets de l’avenir ; une chose du moins est certaine, et nos études sur la littérature magyare nous confirment de plus en plus dans cette pensée : c’est qu’un immense désir s’est emparé de tous les enfans de la nation hongroise, que le temps des compromis est passé, que les descendans de Mathias Corvin veulent une autonomie non-seulement distincte, mais indépendante, qu’ils aiment mieux disparaître comme nation que traîner une existence mensongère, et que le poète Michel Vörösmarty est le fidèle interprète des aspirations d’un peuple entier, quand il s’écrie : « Au nom de mille années de souffrance, nous demandons à vivre ou à mourir ! »


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Mihály, Michel ; Sándor, Alexandre. Les Hongrois placent le nom de baptême après le nom de famille. — Voyez sur Petoefi la Revue du 15 avril 1860.
  2. Voyez les livraisons du 15 novembre, 1er décembre 1852, 1er août 1855.
  3. Tékéli, en hongrois Tököli.
  4. Hona, Hélène.
  5. Miklos, Nicolas.
  6. Une peuplade hongroise du comitat de Néograd.
  7. Lettres d’Etienne Pasquier, livre Ier, lettre VIII.
  8. Histoire générale de Hongrie depuis la première invasion des Huns jusqu’à nos jours, par M. de Sacy, censeur royal ; Paris 1778.