La Pologne, ses anciennes Provinces et ses véritables Limites

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La Pologne, ses anciennes Provinces et ses véritables Limites
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 497-527).

LA POLOGNE
SES ANCIENNES PROVINCES
ET SES VÉRITABLES LIMITES



Les Russes reconnaissent quelquefois aux Polonais le droit de revendiquer le pays qu’on appelle depuis 1815 le royaume ; mais lorsque ceux-ci réclament les autres territoires qu’ils ont successivement perdus depuis 1772, les Russes répondent que cette revendication ne s’appuie sur aucun droit ; ils ajoutent qu’ils n’ont fait que reprendre à la Pologne des provinces autrefois usurpées sur la Russie. Il y a donc lieu de rechercher, en consultant l’histoire et les traités, à quel titre les provinces en question, — la Lithuanie, la Volhyine, la Podolie et l’Ukraine de la rive droite du Dnieper, excepté la ville de Kiev, — faisaient partie de la Pologne en 1772, à l’époque où a commencé la situation irrégulière dont l’Europe souffre depuis quatre-vingt-dix ans. De récentes publications, complétées et contrôlées par des communications d’un sérieux intérêt, nous faciliteront cette recherche.

Il faut se placer à un point de vue tout spécial quand on traite certaines questions qui agitent le monde slave. À tort ou à raison, la diplomatie occidentale n’attache guère d’importance à l’érudition et à la littérature. Elle demande l’autorité de ses arrêts soit aux traités existans, soit à quelques principes généraux. Dans l’orient de l’Europe au contraire, les grandes questions internationales sont d’abord traitées par les savans et par les poètes. Sur les bords du Danube, de la Vistule, du Volga et du Dnieper, l’érudition et la poésie sont des armes ordinaires de la politique, dont elles préparent, expliquent et cherchent à justifier les tendances. Il n’est pas de savant dont les œuvres ne servent à rallier un parti. Il n’est pas de poète vraiment populaire dont les accens ne s’inspirent de quelque sentiment national. Tous les livres ont un côté politique ou diplomatique. Un travail littéraire est un acte de patriotisme ou de foi religieuse. Une œuvre d’érudition est un argument pour la revendication d’une province. La science peut y perdre en élévation et surtout en sincérité ; mais elle y gagne ce qu’elle rencontre bien rarement en Occident, l’attention passionnée d’une nation tout entière, quelquefois de toute une racé. La poésie y trouve aussi une cause réelle et vivante d’inspiration qui lui manque souvent ailleurs.

Cette disposition n’est pas nouvelle. Ainsi au commencement du XVIIIe siècle, bien avant le partage de la Pologne, et alors que les hommes d’état de l’Occident ne se doutaient même pas de l’imminence de cette catastrophe, le point de vue ethnographique et historique que nous voudrions mettre en lumière n’était pas négligé en Russie, et l’on préludait par des controverses archéologiques aux tentatives de la diplomatie et de la guerre. Un Allemand nommé Müller, historiographe officiel de l’impératrice Elisabeth, écrivait en 1749 un essai sur l’origine de la nation et du nom des Russes. Cet essai ayant été trouvé contraire aux vues politiques de la cour, l’auteur dut comparaître devant une commission spéciale ; son écrit fut condamné à la destruction, et Müller finit par reconnaître lui-même qu’il avait eu tort. Deux écrivains russes furent successivement mis en jugement pour avoir soutenu la même opinion. Enfin, la thèse de Müller ayant été reprise en Allemagne, Catherine II exprima en sept articles son opinion sur le débat, et finalement la question de l’origine des Russes fut tranchée, selon l’expression de Mirabeau, « en vertu d’une définition déclaratoire de leur souveraine. » À la même époque, des savans qui cherchaient leurs inspirations à Saint-Pétersbourg entreprenaient de retrouver l’origine des Hongrois, en vue de rattacher éventuellement cette population aux destinées de l’empire russe.

Les diverses questions historiques qui se rattachent à l’origine des populations et des états des rives du Dnieper et du Volga ont été reprises depuis quelques années avec toutes les ressources nouvelles de la science, et avec d’autant plus de passion que des deux côtés l’on pressentait clairement que la discussion ne tarderait pas cette fois encore à entrer dans le domaine des faits. Le cours professé au Collège de France par M. Adam Miçkiewicz de 1840 à 1845 peut donner une idée et un spécimen assez exacts de ce mouvement si intéressant des Slaves dans le domaine de la littérature politique. La question spéciale des anciennes provinces polonaises a été traitée par Lelewel, l’auteur très érudit d’une Histoire de la Lithuanie et de la Ruthénie dont la traduction française n’a été publiée qu’en 1861. M. Duchinski s’est appliqué en même temps à approfondir la question de l’origine des Grands-Russes. La plupart de ses recherches seraient sans profit pour les personnes qui ne comprennent pas le polonais, si M. Viquesnel n’avait eu l’heureuse inspiration de les condenser, avec le concours de l’auteur, dans un appendice spécial de son ouvrage sur la Turquie d’Europe. Il est à regretter seulement que des circonstances indépendantes de la volonté de l’écrivain soient venues interrompre la publication de cet appendice, la partie certainement la plus intéressante du vaste travail entrepris par M. Viquesnel. Un petit écrit, intitulé Pologne et Ruthénie, dont l’auteur ne s’est pas fait connaître, résume avec clarté et intérêt le point de vue polonais sur la question. Du côté des Russes, les autorités principales sont l’historien Karamsine, M. Soloviev, M. Pogodine. La discussion est entrée dans la polémique du jour par les publications toutes récentes intitulées la Russie-Rouge et une Nationalité contestée[1], comme par un grand nombre d’articles insérés dans les recueils littéraires russes. On le voit, les sources ne manquent pas ni en Russie, ni en Pologne. Il y a là tout un ensemble de travaux intellectuels d’une portée réelle et d’un intérêt incontestable.

Avant de montrer où en est le débat en essayant de le ramener à ses véritables termes, il importe de bien fixer le sens des appellations géographiques dont nous aurons à nous servir, car les confusions de mots jouent un grand rôle dans cette question. Il faut donc bien établir que le nom de Ruthénie désignera dans cette étude la partie du pays contesté qui se trouve dans les vallées du Dnieper, du Dniester et de leurs affluens, tandis que le nom de Moscovie s’appliquera aux pays arrosés par le Volga et ses affluens. On n’a nullement l’intention de trancher témérairement par ces appellations les problèmes ethnographiques et politiques qui s’y rattachent ; on se sert de ces mots comme d’expressions géographiques destinées à faire comprendre de quels pays l’on veut parler.


I

La question de droit débattue parmi les publicistes et les historiens slaves relativement aux anciennes provinces polonaises nous ramène aux origines mêmes de la Pologne et de la Russie. Écoutons d’abord le vieux chroniqueur de Kiev, Nestor, le patriarche des historiens slaves. « Les Voloques (Gaulois ou Valaques) attaquèrent les Slaves qui demeuraient près du Danube, et les expulsèrent. Quelques-uns de ceux-ci s’établirent près de la Vistule et furent appelés Lekhs. Une partie des Lekhs se nommait Polaniens, d’autres Loutitches, d’autres Mazoviens et Poméraniens. C’est d’eux que vinrent aussi les Slaves qui habitent le long du Dnieper. Quelques-uns conservèrent le nom de Polaniens, d’autres prirent celui de Drevliens, parce qu’ils restaient dans les forêts (drevo). Enfin les Slaves qui s’établirent près du lac Ilmen conservèrent leur propre dénomination, et y élevèrent une ville qu’ils appelèrent Novogorod[2]. »

Rien ne permet de conjecturer qu’il y eût vers le VIe siècle de notre ère des différences de race et de langage entre ces Slaves. Tout autorise au contraire à croire que leur unité originelle se maintint jusque vers 862, alors que des Normands, les Varègues-Russes ou Ruthènes[3], commencèrent à s’établir dans la partie orientale de la Slavie, à laquelle ils laissèrent le nom de leur tribu. Nestor, qui écrivait deux siècles et demi après les premières invasions des Normands-Varègues, dit : « On sait que la langue ruthène et la langue slavonne ne sont qu’une même langue, que ce nom de Ruthènes nous a été donné par les Varègues, et qu’auparavant nous n’étions connus que sous le nom de Slaves. Les Polaniens qui se trouvaient parmi les Slaves n’avaient pas non plus d’autre langue. Le nom de Polaniens qu’on leur donnait, venait des champs (pola) qu’ils cultivaient et parce qu’ils habitaient la plaine ; mais ils étaient d’origine slave, et n’avaient pas d’autre langue que le slavon[4]. »

L’invasion des Normands-Varègues changea l’état politique du monde slave. Quelques mots suffiront pour préciser la situation de l’Europe orientale après cette invasion. Vers le Xe siècle de notre ère, les versans septentrionaux des Carpathes et la vallée de la Vistule sont déjà occupés par le royaume de Pologne, sous la dynastie nationale des Piast. La vallée du Dniester en fait partie jusqu’en 981. Si nous tournons les regards vers l’est, nous voyons que, dans la vallée du Dnieper comme sur les bords de la Vistule, habite une population essentiellement slave, celle de la Ruthénie. Cette population s’étend aussi très loin vers le nord, où Novogorod est son siège principal. Des villes riches et commerçantes, Kiev, Tchernigov, Smolensk, Polotsk et surtout Novogorod, y brillent d’un vif éclat ; mais cette partie de la Slavie est depuis un siècle exposée aux invasions successives des Normands-Varègues, venus par la Baltique. Les descendans de Rurik, leur chef, ont fondé une foule de principautés, continuellement partagées entre les enfans de leurs princes, et coexistant du reste avec quelques puissantes républiques dont ces princes sont seulement les chefs militaires. Celui de ces chefs qui réside à Kiev est considéré comme le grand prince : il représente, sans beaucoup d’autorité réelle, l’unité de ce monde fractionné, sans cesse agité plutôt que troublé, et qui ne manquait certainement pas de vitalité et de liberté. Telle était alors la Ruthénie.

À l’est et au nord de la Ruthénie, notamment dans les vallées du Volga et de ses affluens, s’étend un monde tout à fait différent du monde polonais et ruthénien, et qui n’a rien de slave : c’est le monde tchoude ou étrange, comme disaient les Slaves, le monde des races finnoises et ouraliennes, où dominent tour à tour des conquérans appartenant à la race tartare, mongole ou turque. Ces dominations, toujours changeantes, s’étendent jusqu’au sud de la Ruthénie, et lui bouchent l’accès de la Mer-Noire. La chronique de Nestor et les ouvrages de Karamsine, de Soloviev, de Lelewel, de Pogodine, de Duchinski, établissent de la manière la plus certaine que toute cette contrée, notamment la vallée du Volga, était habitée, au Xe siècle, par des peuples étrangers à la race slave. Ce fait capital n’est pas contesté.

Or il y avait dans ce monde finnois et ouralien des villes importantes, comme Rostov, Mourom, Souzdal, qui étaient en relation de commerce avec la Ruthénie et principalement avec Novogorod. Des princes varègues y avaient étendu leur domination, de sorte qu’ils régnaient en même temps sur des Slaves et sur des Finnois. L’un de ces descendans de Rurik, George Dolgorouki ou Longue-Main, régnait à Souzdal, dans la partie du pays finnois qui était séparée de la Ruthénie par la grande forêt de Mourom. Ce pays d’au-delà des bois, cette za-lésie, fut le berceau et est demeuré le centre matériel comme le foyer moral de l’état qui est devenu par la suite l’empire russe. George Dolgorouki, se rendant, vers 1147, à Souzdal, chez son fils André, s’arrêta pendant le voyage dans un hameau, sur les bords d’une petite rivière appelée la Moskva. Charmé de la beauté du site, qui est en effet un des plus pittoresques de la contrée, le prince voulut y établir sa demeure. Le seigneur de cette terre (il s’appelait Koutchko) ayant refusé de céder sa propriété, George Dolgorouki le fit saisir et noyer dans un étang. Il fit ensuite entourer de palissades un monticule sur lequel fut bâti depuis le Kremlin, et jeta les fondemens d’une ville qu’il appela Moskva, nom qui n’a rien de slave, non plus que ceux de Mourom, de Souzdal, etc. Telle fut l’origine de « cette goutte d’eau devenue océan, » suivant une expression de M. Pogodine. Karamsine rappelle avec une orgueilleuse émotion qu’une autre ville aussi a été fondée sur un cadavre, et que cette ville s’appelle Rome !… Moscou devint capitale en 1328. Elle a conservé un caractère semi-asiatique qui frappe profondément le voyageur européen, si préparé qu’il se croie à une semblable impression. Aucun de ceux qui, du haut de l’une des collines environnantes, ont vu resplendir tout à coup la riche et populeuse cité, avec ses mille dômes aux formes étranges et aux couleurs variées, n’oubliera le sentiment d’admiration, d’étonnement dont il a été saisi à ce spectacle inattendu. Il n’a rien sous les yeux qui ressemble à l’Europe : il se sent transporté entre la Chine et Byzance par une sorte d’hallucination qui n’est cependant qu’une vue exacte de la réalité, et qui, par cela même, ne manque ni de charme ni de grandeur.

À partir du règne de George Dolgorouki, les princes de la région finnoise manifestèrent une hostilité systématique et acharnée contre la Ruthénie, et principalement contre les villes dont les habitudes libérales leur étaient devenues antipathiques. Ils n’eurent plus d’autre idée que de fonder un état à part, de créer une unité nouvelle, selon l’expression de Karamsine et du prince Troubetzkoï, et de subjuguer la Ruthénie. C’est ainsi que les Normands de l’Occident, après s’être établis en Angleterre, essayèrent de conquérir la France, d’où ils étaient venus. En 1169, André Bogoloubski, fils de Dolgorouki, à la tête d’une bande nombreuse de Souzdaliens et de Rostoviens, vint mettre le siége devant Kiev. L’historien de la Ruthénie, Lelewel, trace en quelques lignes un tableau animé de cette cité, qui joue un si grand rôle dans l’histoire et dans l’imagination des Slaves. « Quelle ville slave, dit-il, pouvait alors se comparer à Kiev ? Cette magnifique cité comptait depuis longtemps quatre cents églises. Bâtie sur une hauteur, elle descendait, par une pente douce, jusqu’au bord du Dnieper et s’étendait au loin le long de ce fleuve. C’est dans ce faubourg qu’étaient établis les riches magasins des marchandises que l’on faisait venir par terre et par eau ; mais ce qu’il y avait de plus remarquable se trouvait dans la haute ville, où, sans compter les monastères et une multitude de chapelles, on voyait les églises de Saint-Michel-Archange, de Saint-Basile, de la Naissance de la Sainte-Vierge et, plus magnifique que toutes les autres, l’église métropolitaine de Sainte-Sophie, qui renfermait le tombeau de Yaroslav le Grand. Tout ce que l’art byzantin put imaginer de plus beau servit à orner ces édifices. Dans la plus haute partie de la ville, en forme de forteresse, s’élevait le Petchersk avec ses catacombes, où se trouvaient des centaines de corps parfaitement conservés. Le pieux pèlerin visitait avec un respect religieux ces antiques monumens, et jamais une main sacrilège n’avait osé toucher aux riches trésors qu’ils renfermaient. Cette magnifique cité, placée au cœur de la Ruthénie, comptant cent cinquante mille habitans, chef-lieu de tant de villes et de duchés, respectée par tous les princes qui s’en étaient successivement emparés, devint enfin la proie de l’avidité et de la haine profonde d’André Bogoloubski. Ce fils indigne de la Ruthénie, après avoir conquis en 1169, non sans une grande effusion de sang, la sainte cité, la livra pendant trois jours au pillage et à la licence de ses bandes indisciplinées[5]. » Les églises et les monastères furent dévastés. Tout fut enlevé, jusqu’aux images, aux livres, aux habits des prêtres et aux ornemens d’église.

Le même sort menaça la puissante Novogorod. L’historien russe Karamsine fait ressortir pour quelle raison la résistance y fut plus vigoureuse. « Les Kioviens, dit-il, accoutumés depuis longtemps à changer de maîtres, à sacrifier les vaincus aux vainqueurs, n’avaient combattu que pour l’honneur de leurs princes tandis que les Novogorodiens allaient verser leur sang pour la défense de leurs droits et des institutions établies par leurs ancêtres. Ils jurèrent tous de mourir pour la liberté. L’archevêque Jean, accompagné de tout le clergé, prit l’image de la sainte Vierge et la porta sur les fortifications extérieures. Aux cris des combattans se mêlait le chant oies hymnes. Le peuple priait en versant des larmes et s’écriait : Seigneur, ayez pitié de nous. Les Novogorodiens remportèrent la plus brillante victoire, et comme ils attribuaient leurs succès à une intercession miraculeuse, ils instituèrent en l’honneur de la sainte Vierge une fête qui dut être célébrée solennellement tous les ans le 27 novembre. Les vainqueurs passèrent au fil de l’épée une foule de soldats et firent tant de prisonniers que, selon la chronique de Novogorod, on donnait dix Souzdaliens pour un grivna (petite pièce de monnaie). »

La politique des princes de la contrée finnoise modifiait complètement l’ancien droit public de l’Europe orientale, où auparavant les princes se battaient et se dépossédaient sans que la population des villes y prît une part fort active et eût beaucoup à en souffrir. L’église voulut résister à ces innovations, mais elle s’y brisa. Lorsque les princes rencontraient une résistance quelconque chez les évêques, ils les accusaient d’hérésie et les chassaient. Il est important de noter que c’est à cette époque que firent leur première apparition ces sectes religieuses qui ont encore aujourd’hui une si grande importance en Russie. Ce fut, comme l’autocratie, un produit de l’esprit finnois. Bien que la Ruthénie fût tout entière de rite grec et en grande partie séparée de Rome, les sectes dont il s’agit n’ont pas réussi à prendre racine sur ce sol slave. Ainsi il est bien positif que, même avant l’invasion des Tartares, il s’était formé au nord-est du monde slave une unité nouvelle dans des conditions religieuses, politiques et sociales différentes de celles où se trouvaient la Ruthénie et la Pologne.

II.

Les grandes invasions des Tartares et des Mongols suivirent d’assez près la consolidation et les premières tentatives d’expansion du duché de Souzdal, de ce nouvel état oriental habité par des Finnois que nous appellerons désormais la Moscovie. En 1224, les Tartares remportèrent, près de la rivière de Kalka en Ukraine, une grande victoire sur les princes ruthéniens qui s’étaient réunis pour combattre l’invasion. Il est à remarquer que les princes de la Moscovie refusèrent de s’associer à cette première croisade de la chrétienté orientale contre la barbarie asiatique. En 1237, les Tartares envahissaient la Moscovie, où ils devaient rester deux siècles. En 1239, ils prenaient Kiev. En 1240, ils inondaient la Pologne et la Hongrie ; mais après le grand combat de Lignitza, en Silésie, ils rétrogradèrent et ne firent dans ces deux pays que de courtes apparitions, tandis que leur domination continuait en Ruthénie et s’appesantissait principalement sur la Moscovie. La horde tartare ne dépossédait pas les princes régnans ; elle envoyait auprès d’eux des baskaks pour la collection des impôts. Ces baskaks étaient les vrais rois du pays et les représentans de cet esprit tartare qui étouffe toute indépendance, toute civilisation et toute poésie.

Qu’advint-il alors de la Moscovie ? Arrivé à cette époque, l’historien Lelewel s’écrie : « C’est un pays à part, n’ayant rien de commun avec l’histoire que nous racontons, et c’est pourquoi nous ne nous occuperons plus de cette excroissance anormale ! » M. Soloviev, qui est Russe et professeur d’histoire à l’université de Moscou, constate que ce n’est pas l’invasion tartare qui sépara la Moscovie des Ruthéniens, puisque cette séparation existait déjà. Nous en avons indiqué la cause, et en effet, si la Moscovie dès l’origine n’eût été finnoise, c’est-à-dire asiatique, l’on ne s’expliquerait pas que la domination tartare s’y fût si promptement et si complètement acclimatée, tandis qu’elle ne devait ni s’installer ni laisser aucune trace de son passage dans la Ruthénie, dont la population est slave. Ce ne sont pas les Polonais qui ont imaginé cette différence pour les besoins de leur cause. Le sujet est assez grave pour que l’on expose ici ce qu’en dit Karamsine, l’historien officiel de la cour de Saint-Pétersbourg. Il n’y a d’ailleurs rien d’aussi précis, rien d’aussi caractéristique dans les écrits hostiles à la Russie.

« Les envoyés de la horde représentant la personne du khan faisaient ce qu’ils voulaient en Russie (Moscovie). Les marchands, même les vagabonds mongols, nous traitaient comme de vils esclaves. Quelle en dut être la conséquence ? La dégradation morale des hommes. Oubliant la fierté nationale, nous apprîmes les basses finesses, les ruses de l’esclavage qui sont la force des faibles ; en trompant les Tartares, nous nous trompions encore plus les uns les autres ; en nous rachetant au poids de l’or de l’oppression des barbares, nous devînmes beaucoup plus avides et beaucoup moins sensibles aux offenses, à la honte, exposés que nous étions aux violences des tyrans étrangers. Depuis le temps de Basile Yaroslavitch jusqu’à celui d’Ivan Kalita, notre patrie ressembla plutôt à une noire forêt qu’à un état ; la force paraissait être le droit… Et quand cette terrible anarchie commença de disparaître,… il fallut recourir à une sévérité inconnue aux anciens Russes… Le joug des Tartares introduisit les peines corporelles… Il se peut que le caractère actuel de la nation offre encore des taches qui lui ont été imprimées par la barbarie des vainqueurs.

«… Si, après deux siècles d’un tel esclavage, nous n’avons pas perdu tout sentiment moral, tout amour de la vertu, de la patrie, rendons-en grâces à la religion.

« La constitution intérieure de l’état se trouva changée ; tout ce qui était fondé sur d’antiques droits civils ou politiques s’éteignit. Après avoir rampé dans la horde, nos princes s’en retournaient chez eux comme des maîtres terribles, car ils commandaient au nom d’un suzerain absolu. Ce qui n’avait pu se faire du temps de Yaroslav le Grand, ni de celui d’André et de Vsevolod III, fut accompli du temps des Mongols sans difficulté et sans bruit. À Vladimir ni nulle part, excepté à Novogorod et à Pskov, ne retentit plus le son de la cloche du Vetché, cette manifestation de la souveraineté populaire, manifestation souvent tumultueuse, mais chère aux descendans des Slavo-Russes. Ce droit des anciennes villes n’était plus connu des villes nouvelles, comme Moscou et Tver, qui devinrent importantes pendant la domination des Tartares. »


L’ouvrage du prince Troubetzkoï, la Russie-Rouge, est spécialement consacré à combattre les idées des Polonais sur la Ruthénie. L’auteur n’est guère moins explicite que Karamsine sur l’influence de la domination tartare en Moscovie :


« Le clergé russe (moscovite), protégé par les Tartares et devenu malheureusement leur auxiliaire pendant cette triste époque, ne sut prêcher à sa patrie opprimée que la soumission à un pouvoir établi par la violence, oubliant complètement les préceptes de l’indépendance et du patriotisme. Subissant l’influence de leurs oppresseurs, les Russes (Moscovites) perdirent les vertus généreuses de leurs ancêtres. La Russie (Moscovie), oubliée par les nations, qui de plus en plus marchaient dans la voie de la civilisation, se trouvait assimilée à ces barbares que leurs chefs conduisaient comme des troupeaux. Devenant aussi tartare elle-même, sans caractère et sans vigueur, notre malheureuse patrie arrivait à subir la tyrannie de Groznoï (Ivan le Terrible). Sombre époque, où la Russie, complètement dénationalisée, allait s’endormant de plus en plus dans une léthargie asiatique dont elle fut réveillée par le génie de Pierre le Grandi Alors la nationalité russe se porta dans les forêts du nord, où, se retrempant dans la création d’une unité nouvelle, celle de Moscou, elle se renforça et finit par reconquérir l’indépendance….. Mais cette Russie nouvelle n’était plus l’ancienne Russie slave ; malgré elle, elle avait subi l’action de la domination tartare, et son organisation même, plus forte, plus compacte, se rapproche davantage des habitudes et des mœurs asiatiques[6]. »


Est-il nécessaire de faire remarquer que Karamsine comme le prince Troubetzkoï sont à côté de la vérité en attribuant à la seule influence des Tartares une situation morale qui tenait à la nature même de la population de la Moscovie, et dont les traits principaux s’étaient déjà révélés d’une manière éclatante dans l’histoire de l’Europe orientale depuis le règne d’André Bogoloubski ? Lorsque ces historiens parlent d’une Russie idéale que l’invasion du XIIIe siècle aurait métamorphosée, c’est à la Ruthénie que cette peinture s’applique et non à la Moscovie.

Les Tartares n’ont pas exercé d’influence morale sur les destinées de la Ruthénie. Il n’y avait dans ce pays slave aucun élément que le génie des envahisseurs pût s’assimiler. Il pouvait y avoir juxtaposition des deux races, soumission de l’une à l’autre, destruction de l’une par l’autre, mais jamais rien d’analogue à ce qu’on appelle en chimie une combinaison : l’affinité n’existait pas. À l’époque de l’invasion, la partie méridionale de la Ruthénie était réunie sous un seul gouvernement : c’était le duché de Halitch, d’où la Galicie a tiré son nom. Cet état comprenait la région orientale de la Galicie que l’on appelle la Ruthénie-Rouge, la Volhynie, la Podolie et une partie de l’Ukraine. Il était bien tributaire des Tartares, et Daniel, le plus puissant de ses princes, fut obligé de se rendre à l’appel du chef de la horde ; mais la Ruthénie méridionale ne recevait plus de baskaks. Les ducs de Halitch n’avaient pas d’ailleurs de rapports avec les ducs de Moscovie ; par leurs relations fréquentes avec la Pologne et la Hongrie, ils gravitaient plutôt vers l’Occident. Leurs sujets avaient de la sympathie pour la Pologne, où ils trouvaient déjà une vie politique très développée. Le prince Troubetzkoï indique lui-même la différence qui existait alors entre la Moscovie et la Ruthénie, différence qui subsista jusqu’en 1772 : « Au moment où la Russie du nord (la Moscovie) se constituait en monarchie absolue et prenait des allures orientales, l’ancienne organisation sociale russe (ruthénienne) existait en Galicie et en Volhynie dans toute sa plénitude, et le pouvoir souverain y était tempéré par un conseil de voïvodes et de boyards, parmi lesquels figuraient aussi des membres du clergé. »

Tout concourt ainsi à démontrer ce fait important, c’est que l’origine finnoise de la population moscovite et sa longue cohabitation avec les Tartares ont laissé subsister jusqu’à présent des différences radicales entre les Ruthéniens et les Moscovites. Le baron de Haxthausen, dans ses Études sur la Russie, divise les peuples de l’empire russe en agriculteurs et en nomades. Or ceux que cet agronome prussien range parmi les nomades industriels sont précisément ceux que nous désignons ici sous le nom de Moscovites, tandis qu’il place les Ruthéniens parmi les agriculteurs sédentaires. Il faut aussi remarquer que l’organisation communale, on pourrait presque dire communiste, de la propriété, telle qu’elle existe en Moscovie, n’a jamais été connue des Ruthéniens, qui, comme tous les peuples occidentaux, sont fortement attachés à l’idée de la propriété individuelle.

Comment se fait-il que, malgré ces différences de toute sorte, l’on ait réussi à laisser planer une certaine confusion entre la Moscovie et la Ruthénie ? C’est par le procédé qui consiste à confondre l’histoire des dynasties avec celle des pays. Des princes normands-varègues ont régné autrefois dans la Ruthénie, des princes normands-varègues ont régné autrefois dans la Moscovie : l’on en conclut que ces deux pays ne font qu’un. Cependant une même famille princière peut régner sur des pays très différens, comme l’histoire en fournit de nombreux exemples. Si l’on s’avisait d’appliquer à l’Occident le procédé du prince Troubetzkoï et de M. V. Porochine, il arriverait que les Espagnols, les Napolitains et même les Parmesans, qui ont eu des princes de la maison de Bourbon, devraient faire commencer l’histoire de leur pays à l’entrée de Henri IV à Paris. L’assimilation ne serait complète que si l’on en concluait que le souverain de l’Espagne ou de l’Italie doit régner sur la France. L’on devrait admettre également que la France a le droit de s’emparer de l’Allemagne ou l’Allemagne de la France (on peut choisir) parce que la dynastie de Charlemagne a régné sur les deux pays ! Il faut bien remarquer d’ailleurs que les Normands-Varègues ont cessé de régner dans la Ruthénie en 1319 et dans la Moscovie en 1597, qu’à cette époque ces deux pays étaient complètement séparés l’un de l’autre, et le sont restés jusqu’en 1772. On a voulu encore, pour confondre les deux pays en un seul, arguer d’une prétendue identité de nom ; mais la reine de la Grande-Bretagne a-t-elle des droits sur la Bretagne française ? De tels argumens ne méritent pas qu’on s’y arrête, et il est temps de reprendre l’exposé des faits.


III

L’invasion tartare a préparé la grandeur de la Moscovie : il nous faut parler maintenant de l’expansion lithuanienne, qui a été le prélude de la grandeur de la Pologne. Les bords de la Baltique étaient habités, depuis une époque inconnue, par une race d’origine indœuropéenne, différente du monde slave, mais complètement étrangère au monde finnois. Cette race est connue sous les noms de race lette, lettoune ou lithuanienne. Jusqu’au commencement du XIIIe siècle, les Lithuaniens avaient lutté sans beaucoup de succès contre deux ordres de chevalerie allemande qui s’étaient établis dans ce qu’on appelle aujourd’hui la Prusse orientale et la Livonie ; mais les chevaliers teutoniques et les porte-glaives avaient bien vite oublié leur mission religieuse. Selon l’énergique et très juste expression de Miçkiewicz, les ordres chevaleresques étaient devenus des ordres soldatesques. Ces Allemands avaient même été condamnés par l’église parce que, négligeant absolument de convertir les païens qu’ils avaient soumis, ils ne s’occupaient qu’à s’agrandir aux dépens des Polonais et des Ruthéniens. Ils donnèrent plus tard la mesure de leur moralité politique et religieuse lorsque, sous le grand-maître Albert de Brandebourg, ils se firent protestans, non par conviction, mais pour séculariser à leur profit un état qui ne leur appartenait pas, étant bien d’église. Telle fut l’origine de la Prusse, qui resta vassale de la Pologne jusqu’en 1667.

Toujours est-il qu’au XIIIe siècle les Lithuaniens, ayant réagi contre ces rapaces voisins, qui n’avaient de religieux que le nom, s’élancèrent, encore païens, à la conquête de la Ruthénie. Ce mouvement commença en 1235. Les Lithuaniens prirent successivement Vitebsk, Smolensk, Tchernigov, la Volhynie, la Crimée, de sorte que vers 1319, sous le règne de Gedimin, le grand-duché de Lithuanie s’étendait sans interruption de la Mer-Baltique à la Mer-Noire. Il avait absorbé toute la Ruthénie, à l’exception des républiques du nord et du duché de Halitch, à qui il n’avait pris que la Volhynie. Les Lithuaniens étaient si peu nombreux que l’on ne pourrait se rendre compte de cette brillante et rapide expansion, si l’on ne savait que les Ruthéniens s’unirent à leurs envahisseurs pour échapper au joug des Tartares.

Ainsi, au commencement du XIVe siècle, les contrées dont nous nous occupons étaient partagées entre cinq dominations : à l’ouest, le royaume de Pologne ; au sud, le duché plus ou moins indépendant de Halitch ; au nord-est, la Moscovie, encore sous le joug direct de la horde tartare. Enfin entre la Pologne, le duché de Halitch et la Moscovie il y avait les républiques indépendantes de Novogorod et de Pskov et le grand-duché de Lithuanie.

La conquête lithuanienne avait eu un résultat bien différent de celui de la conquête tartare. Pendant que la Moscovie se tartarisait, la Lithuanie au contraire était presque complètement absorbée par la Ruthénie :

Ruthenia capta ferum victorem cepit.


Les Lithuaniens adoptèrent le dialecte de la Ruthénie-Blanche, qui devint la langue du gouvernement, de l’aristocratie et du peuple des villes, si bien que la langue de ces singuliers conquérans ne fut plus parlée que par des paysans de la Lithuanie proprement dite et de la Samogitie. Du reste, les princes lithuaniens demeurèrent païens jusqu’en 1386, tandis que la religion chrétienne avait fait de grands progrès dans l’est et au nord. Le christianisme avait d’abord été peu répandu dans la Moscovie, où, au commencement du XIIIe siècle, il n’y avait qu’un seul évêché, tandis qu’il y en avait treize pour la Ruthénie ; mais, vers l’époque à peu près où nous sommes arrivés, les habitans finnois de la Moscovie étaient généralement devenus chrétiens.

Il existe de nombreux exemples de la facilité avec laquelle les peuples de l’Asie peuvent échanger leur ancien idiome contre un idiome nouveau, et cette faculté était déjà constatée par Strabon. Sous l’influence du clergé, des princes de la famille de Rurik, des Ruthéniens qui s’y étaient établis, il se forma dans la Moscovie une nouvelle langue slave, qui est devenue le moscovite, appelé aussi grand-russe. Il y eut dès lors trois langues slaves dans cette partie de l’Europe : aux deux extrémités, le polonais et le moscovite, entre lesquels le ruthénien, avec ses dialectes, forme une langue intermédiaire. Tel était, après les conquêtes des Tartares et des Lithuaniens, l’état de ces pays, où les Moscovites et les Polonais allaient bientôt se trouver en contact.

Nous avons souvent parlé du duché de Halitch. Il comprenait, on le sait, la Ruthénie-Rouge, la Volhynie, la Podolie et une partie de l’Ukraine. Rien n’est plus compliqué et n’a donné lieu à plus de débats que l’histoire des relations de cet état avec le reste de la Ruthénie, avec la Pologne, avec la Hongrie et avec la Lithuanie. En voici les principaux traits, qui se rapportent plus spécialement à la partie orientale de la Galicie et à la Volhynie, que nous désignerons sous le nom géographique de Ruthénie méridionale. La Ruthénie méridionale faisait partie de la Pologne de temps immémorial. En 981, Vladimir, un prince normand-varègue, la sépare de la Pologne. Il la prend aux « Lekhs, » dit Nestor, c’est-à-dire aux Polonais. En 1018, le roi de Pologne, Boleslas le Grand, là reprend. Les princes normands-varègues la ressaisissent en 1085 et la gardent jusqu’en 1319. Les écrivains russes prétendent que, durant cette dernière période, le duché de Halitch fut un état parfaitement indépendant. Les historiens polonais soutiennent au contraire que ce duché était sous la suzeraineté de la Pologne, et ils citent textuellement des actes de vasselage dont il est difficile de contester l’autorité. Il faut mentionner aussi qu’en 1195 Leszek le Blanc, roi de Pologne, reçu aux acclamations des habitans, refusa de régner directement sur la Ruthénie-Rouge. C’est du moins le récit polonais, contesté par les écrivains russes, qui reconnaissent seulement que Leszek en disposa alors à son gré. Ce qui est certain, c’est que cette partie de la Ruthénie ne relevait aucunement de la Moscovie.

Au commencement du XIVe siècle, la branche de la dynastie des Rurikovitch, régnante à Halitch, s’étant éteinte, ce duché fut divisé. En 1319, tandis qu’un prince polonais de la Mazovie, Boleslas, montait sur le trône de son beau-père à Halitch, le Lithuanien Lubart prit la Volhynie, dont il héritait du chef de sa femme. En 1340, à la mort de Boleslas, Casimir le Grand incorpora, à titre d’héritage, le reste du duché de Halitch à la Pologne. Marie, fille de Léon II, dernier duc normand de Halitch, avait épousé Troïden, duc d’une partie de la Pologne appelée Mazovie. Ils avaient eu des fils, dont les uns furent ducs de Mazovie, et dont les droits passèrent par échange à Casimir le Grand. Un autre fils de Marie et de Troïden est ce Boleslas, qui mourut sans enfans sur le trône de Halitch, et dont Casimir héritait comme parent et comme succédant aux droits des ducs de Mazovie.

Ce n’est pas à ce seul titre toutefois que la Ruthénie-Rouge fut réunie à la Pologne : les Ruthéniens étaient venus eux-mêmes demander à Casimir cette union. Dans le conseil des Polonais, il y avait des seigneurs qui y étaient opposés. Le roi fut d’un avis différent, et il présenta, entre autres raisons, la nécessité de s’unir pour repousser les Turcs, déjà menaçans, car cette idée de défendre la chrétienté contre la domination asiatique a été, si l’on peut s’exprimer ainsi, le dogme générateur de la patrie polonaise. « Nous vous invitons, dit Casimir aux seigneurs ruthéniens, à rentrer dans le sein de cette patrie dont vous avez été séparés par la domination de vos princes (normands-varègues), et à laquelle vous vous êtes empressés de revenir dès que vous êtes redevenus libres. Par là, vous avez prouvé que vous êtes les enfans d’une même famille. Puisse le ciel bénir cette sainte union ! » Ce discours est extrait, par le traducteur de Lelewel, d’une histoire de la ville de Leopol, écrite il y a plus de deux cents ans, alors que nul ne prévoyait les questions qui nous occupent ici, et n’aurait été disposé à les envisager du même point de vue. Le fait de l’union volontaire de la Ruthénie-Rouge avec la Pologne est contesté par les Russes, mais faiblement. Ainsi le prince Troubetzkoï reconnaît que Casimir était soutenu par une grande partie des boyards ruthéniens.

Nous n’entrerons pas dans le détail des démêlés, des guerres et des traités qui se succédèrent entre la Lithuanie et la Pologne au sujet de la possession des différentes parties du duché de Halitch. Un grand événement se produisit, qui ne devait pas tarder à enlever à ces débats tout intérêt politique. En 1386, le trône de Pologne échoit par héritage à une jeune fille nommée Hedwige, de la maison française d’Anjou. La profonde impression que la destinée d’Hedwige dut provoquer chez les Polonais du XIVe siècle a trouvé un écho dans l’âme du poète Miçkiewicz racontant l’histoire des sociétés slaves, à ses auditeurs du Collège de France. « Hedwige, dit-il, était une enfant de quatorze ans, d’une beauté merveilleuse, et dont on admirait la piété et la vertu… Les états pensaient à lui choisir un mari. Elle était fiancée à un duc allemand, jeune, beau et vaillant. Jagellon, grand-duc de Lithuanie, ayant entendu parler de cette merveille, envoya une ambassade pour demander sa main. La princesse fut effrayée de cette proposition. On lui représentait ces ducs de Lithuanie païens comme des espèces de sauvages. D’ailleurs celui-ci était déjà âgé. Hedwige lutta pendant longtemps contre la noblesse, contre tous ses conseillers. Le clergé lui fit observer qu’en acceptant la main de ce duc, elle gagnerait à la chrétienté des pays immenses, que ce potentat, le seul, le plus terrible des païens qui fût resté dans le nord, en se soumettant à l’église, entraînerait avec lui tout le pays, qu’enfin la Pologne gagnerait non-seulement des territoires, mais qu’elle pourrait revoir des milliers de ses enfans, faits autrefois prisonniers par les païens et gardés dans les forêts impénétrables de la Lithuanie. La reine, vaincue par ces remontrances, accepta la main de Jagellon, qui la rendit heureuse. C’est l’événement le plus important et le plus décisif de l’histoire du Nord. »

L’union de 1386 ne fut d’abord que personnelle ; mais l’impulsion était donnée. En 1413 eut lieu l’assemblée d’Horodlo, où il fut décidé d’un commun accord que les diètes des deux pays se réuniraient. La noblesse lithuanienne obtint alors les libertés dont jouissait celle de Pologne. L’enthousiasme alla jusqu’à une sorte d’union mystique entre les familles, qui prirent les mêmes armoiries. « Nous, prélats, barons, nobles et magnats du royaume de Pologne ; tous en général et chacun en particulier, nous signifions que nous avons joint et réuni nos maisons, nos généalogies, nos races, nos armoiries, nos bijoux héraldiques, avec les nobles et boyards de la terre de Lithuanie, et, par la teneur des présentes lettres, nous les confondons, nous les unissons et les confirmons, pour reposer ensemble sous les ailes de la charité : ut sub umbra alarum caritatis quiescamus !  » Enfin en 1569 les ordres des deux pays, réunis à Lublin, signèrent l’acte d’une union complète. La Pologne et le grand-duché de Lithuanie ne formèrent dès lors qu’un seul état sous le gouvernement d’un même roi, élu en Pologne par les suffrages communs des Polonais et des Lithuaniens, couronné et sacré à Cracovie, sans aucun signe annonçant la qualité distincte de grand-duc. Il n’y eut plus qu’une diète commune à Varsovie. Cet état de choses durait encore au moment du partage de la Pologne.

Sous le nom de Lithuaniens, l’on doit entendre aussi les Ruthéniens faisant partie du grand-duché, et l’on ne peut pas dire que les Lithuaniens aient entraîné de force dans cette union les Ruthéniens. L’on sait déjà que les Lithuaniens s’étaient en grande partie ruthénisés eux-mêmes. En second lieu, il est avéré que c’est par des boyards ruthéniens, notamment les Ostrogski et les Czartoryski, que toute cette affaire d’union fut conduite. Ce ne fut pas du reste le seul exemple d’agrégation opérée par l’attrait qu’inspirait la Pologne en raison de la douceur de son gouvernement et de la liberté qui y régnait. Nous avons déjà vu qu’en 1340 la Ruthénie-Rouge s’était adjointe librement à la Pologne. En 1454, la Prusse s’était unie dans les mêmes conditions, et ce fut bientôt le tour de la Livonie, qui, pour échapper au joug d’Ivan le Terrible, se donna à la Pologne en 1561. Cela nous amène naturellement à parler des conquêtes de la Moscovie, et à les comparer aux pacifiques extensions de la Pologne.

Il faut considérer comme un événement des plus décisifs, au point de vue dont on s’occupe ici, le refus des Moscovites d’adhérer à l’union des deux églises proclamée en 1439 au concile de Florence, qui est considéré en Occident comme le huitième œcuménique. Tout le monde sait qu’à l’appel du pape Eugène IV l’empereur grec Jean Paléologue s’était rendu en Italie, accompagné du patriarche de Constantinople nommé Joseph, des délégués des autres patriarches et d’un grand nombre de prélats. Isidore, métropolitain de Kiev, y vint accompagné de deux cents nobles ruthéniens, et prit la part la plus active aux délibérations qui eurent pour résultat la proclamation de l’union de l’église grecque avec l’église latine.

L’union fut généralement acceptée dans la Ruthénie, où neuf évêchés adhérèrent à l’acte de Florence, et elle y fut renouvelée solennellement en 1595. Cependant Isidore, à son retour du concile, s’était rendu à Moscou. Après l’office divin, célébré dans l’église de Notre-Dame, au Kremlin, un diacre lut publiquement l’acte du huitième concile ; mais le tsar Basile s’opposa, séance tenante, à ce qu’il fût accepté, et il contraignit Isidore à comparaître devant un conseil de boyards et d’évêques que le souverain présida lui-même. Le métropolitain de Kiev fut condamné et enfermé dans un couvent d’où il réussit à s’échapper. Le héros religieux de la Ruthénie fut envoyé bientôt comme légat du pape à Constantinople, qui était déjà assiégée par les Turcs. Le jour où les infidèles donnèrent l’assaut à la capitale de l’empire grec, Isidore dirigea la défense militaire à la porte de Saint-Démétrius. Il fut fait prisonnier, vendu comme esclave, et eut une seconde fois le bonheur de s’échapper dans la confusion qui suivit le sac de la place. Cependant, par suite de l’adoption de l’union dans la plus grande partie de la Ruthénie, l’église moscovite fut définitivement séparée de celle de Kiev en 1448. À partir de cette époque, la Ruthénie polonaise et lithuanienne entra de plus en plus en communion religieuse et intellectuelle avec l’Occident catholique. D’un autre côté, la Moscovie resserrait ses liens avec la Grèce, où l’union n’avait pas eu plus de succès ; mais il y avait une telle incompatibilité entre l’esprit de la Ruthénie et celui de la Moscovie, que même les Ruthéniens qui n’adoptèrent pas l’union religieuse avec Rome, et il y en eut beaucoup, restèrent disposés à se fondre politiquement dans l’unité polonaise. C’est ainsi que les Ostrogski, qui n’avaient pas cessé d’être schismatiques, furent les plus ardens promoteurs de l’union de Lublin.

C’est sous l’influence de cette situation religieuse que la Moscovie poursuivit son travail d’agrandissement politique. Ivan III est considéré avec raison comme le véritable fondateur de la grandeur de la Moscovie. Il avait épousé en 1472 Sophie, fille du dernier empereur de Constantinople. Sur ses instances, il refusa en 1480 de payer le tribut aux Tartares, et il eut la gloire d’affranchir la Moscovie de leur domination, affaiblie du reste par les divisions de la horde. Il prit le titre de tsar ou empereur, comme pour succéder à celui de Constantinople ; il adopta l’aigle à deux têtes et se regarda dès lors comme le défenseur de l’église grecque. Cet idéal byzantin ne fut pas sans influence sur les destinées de la Moscovie. « Il en résulta, dit M. V. Porochine, de grands changemens dans l’état politique et social de la Russie. » Mais ce qui nous intéresse le plus ici, c’est l’attitude que prit Ivan III dans ses rapports avec la Ruthénie.

Depuis la tentative inutile faite par André Bogoloubski en 1170 contre Novogorod la Grande après le sac de Kiev, la puissante république avait toujours vu s’accroître sa prospérité ; elle comptait deux cent mille habitans et elle avait réussi, comme la république de Pskov, à se maintenir indépendante des Tartares, des Lithuaniens et des Moscovites. Son archevêque relevait bien de celui de Moscou, mais l’église de Novogorod avait tenté à plusieurs reprises de s’affranchir de cette dépendance en acceptant l’union avec l’église romaine. L’on trouve à ce sujet de curieux détails dans un ouvrage récemment publié à Vienne par le savant M. Miklosich et M. Müller[7]. En 1470, la ville de Novogorod ayant, suivant l’usage, élu son archevêque, une ambassade se rendit à Moscou pour obtenir sa confirmation et assister à son sacre. Ivan III, dans l’audience qu’il donna aux ambassadeurs, déclara qu’il était très satisfait de leur république, et il ajouta qu’il la considérait comme son héritage. Ces paroles excitèrent la plus grande agitation à Novogorod, où il s’était formé depuis quelque temps un parti qui se proposait de rechercher la protection du roi de Pologne pour ne pas tomber sous la domination moscovite. On fit sonner la cloche des comices, et le peuple se rassembla. Les chefs de l’agitation était un moine nommé Pimine et une femme, Marfa, veuve du dernier posadnik de la république. L’assemblée décida qu’il fallait demander la protection du roi de Pologne. Des ambassadeurs furent envoyés à Casimir, qui accepta la proposition. Les impôts furent levés en son nom, et la Pologne régna ainsi à Novogorod en 1471. Malheureusement le royaume polonais était alors en guerre avec la Hongrie, et ne put donner aucun secours à la république lorsqu’elle fut attaquée par Ivan III. L’issue de la guerre ne fut pas favorable aux Novogorodiens. Toutefois, grâce à la médiation du clergé, le tsar accepta la soumission à de la ville, confirma ses libertés, lui imposa un tribut et s’en alla, mais pour revenir bientôt. En effet, Novogorod, en 1477, avait de nouveau manifesté quelques velléités d’indépendance et de recours à la protection de la Pologne ; Ivan III y envoya un de ses boyards qui, en annonçant les prétentions de son maître, excita l’indignation du peuple et fut mis à mort. L’année suivante, 1478, Ivan III entra dans la ville avec une armée, y établit un régime de terreur, supprima l’ancienne organisation républicaine, et fit enlever la cloche de la liberté, qui fut envoyée à Moscou. En 1481, il fit transporter dans ses états huit mille Novogorodiens, qu’il remplaça par des Moscovites. Ce fut la première conquête importante de la Moscovie sur la Ruthénie, et là fut donné l’un des premiers exemples de la transportation en masse des habitans à l’effet de moscoviser un pays conquis. Dès lors, l’asservissement de Novogorod fut définitif. Pour arriver à l’abaissement où elle est tombée aujourd’hui, il ne restait plus à cette malheureuse ville qu’à subir les rigueurs d’Ivan le Terrible, qui tua environ soixante mille Novogorodiens. Ainsi à quatre siècles d’intervalle les princes de la Moscovie ruinèrent les deux grandes cités de la Ruthénie, Kiev, la cité religieuse, et Novogorod, la république libre et commerçante. En 1479, la ville de Pskov reconnut aussi la suzeraineté d’Ivan III ; en 1485, ce tsar prit le duché de Tver ; en 1494, il saisit Breansk, Tchernigov, etc. ; les ducs de la Séverie s’étaient soumis à lui volontairement. Tels furent les agrandissemens opérés par Ivan III, qui mit la Moscovie en contact avec la Pologne. L’état des possessions réciproques fut confirmé par un traité conclu en 1509 entre les Polonais et les Moscovites. Par cet acte, Basile, successeur d’Ivan III, s’engageait à ne jamais revendiquer de la Pologne ni Kiev, ni Smolensk, ni aucune autre possession lithuanienne.

Un an après, Basile consomma la ruine de la ville de Pskov. D’après le récit de Karamsine, il fit partir pour la Moscovie trois cents familles, qu’il remplaça par d’autres, tirées des dix villes de la province de Moscou. Il fit évacuer quinze cents maisons et les distribua avec des terres à ses boyards et à ses fonctionnaires ; enfin il partit en triomphe pour sa capitale, où arriva bientôt la grosse cloche du conseil national de la ville vaincue. Ce système, appliqué avec suite et dans toute sa rigueur, changea par la force le pays ruthénien de Pskov, comme celui de Novogorod, en pays moscovites. La langue ruthénienne finit par en disparaître à peu près complètement, ou du moins par y devenir un simple dialecte du moscovite. Le Russe Karamsine, empruntant son inspiration aux chroniques du temps, apprécie ces événemens en une tirade pleine d’émotion. « C’est ainsi que s’éclipsa la gloire de Pskov, prise non par des infidèles, mais par des chrétiens, ses frères. O cité naguère puissante, tu n’es plus aujourd’hui qu’une solitude ! Un aigle à plusieurs têtes et aux griffes acérées s’est abattu sur toi ; il a arraché de ton sein trois cèdres du Liban ; il t’a ravi ta beauté, tes richesses, tes citoyens. Enfin il a traîné nos frères et nos sœurs dans des contrées lointaines où jamais ne vécurent ni leurs pères, ni leurs aïeux, ni aucun de leurs ancêtres. » En 1563, Ivan IV compléta l’asservissement des villes du nord de la Ruthénie en prenant d’assaut la ville de Polotsk.

Ces divers agrandissemens de la puissance des tsars eurent pour conséquence nécessaire que la Pologne entra avec la Moscovie dans une série de guerres dont le but principal était la possession de Smolensk et de Tchernigov. En 1634, il fut conclu à Polanov un nouveau traité de paix perpétuelle dont le résultat fut de laisser à la Pologne une grande partie des villes prises par les deux Ivan et par Basile, Polotsk, Smolensk, Tchernigov, Pultava, etc. Tout le pays ruthénien sur les deux rives du Dnieper restait à la Pologne, et la Moscovie s’engageait à ne pas les réclamer ; mais la Pologne fut entraînée peu de temps après dans des luttes intérieures et extérieures qui lui firent perdre les limites de 1634. Par la paix d’Oliva, conclue avec la Suède en 1660, la Livonie fut détachée. En 1667, la Pologne reconnut l’indépendance de la Prusse ducale, sécularisée et protestante ; mais le coup le plus terrible lui fut porté par les Cosaques de l’Ukraine. Ce pays était arrivé à se désaffectionner de la Pologne ; et il en résulta des guerres sanglantes. Les Cosaques avaient été complètement battus par le roi Jean-Casimir, dont le cœur est déposé dans l’église de Saint-Germain-des-Prés à Paris. Ils invoquèrent alors l’assistance du tsar de Moscovie, ce qui amena la guerre entre les deux pays voisins. Une trêve fut conclue à Andruszow en 1667, par laquelle la Pologne cédait temporairement à la Moscovie Smolensk, la Séverie et Tchernigov, l’Ukraine de la rive gauche du Dnieper, plus la ville de Kiev, située sur la rive droite. La Dwina au nord et le Dnieper au sud formèrent la frontière. Cette trêve, prolongée en 1678, fut convertie en un traité définitif en, 1686 par Jean Sobieski, qui espérait, à l’aide de ces concessions, entraîner la Moscovie contre les Turcs : il céda, comme il le dit lui-même dans l’une de ses lettres, en faveur de la chrétienté, in favorem christianitatis.

Cependant l’Ukraine ou, comme l’on dit souvent, la Petite-Russie s’était livrée au tsar sous la condition expresse de conserver l’organisation indépendante à elle octroyée par Étienne Batory, roi de Pologne. L’auteur même de l’union avec la Moscovie put s’en repentir sur son lit de mort, car les conditions n’en furent pas remplies. Un écrivain russe nous expliquera les causes de l’incompatibilité d’humeur qui se manifesta entre les Cosaques et leurs nouveaux maîtres. « À cause, dit le prince Troubetzkoï, des allures orientales et des principes arbitraires de la nouvelle monarchie russe (moscovite), cette union ne répondit pas aux besoins de la Petite-Russie, habituée à la liberté dont elle avait joui pendant son existence nationale, » c’est-à-dire sous la suzeraineté de la Pologne. Non-seulement les Cosaques ont dû renoncer à leurs libertés, mais le cabinet de Saint-Pétersbourg, craignant leur esprit d’indépendance et un retour de sympathie pour la Pologne après la grande déception qu’ils éprouvaient, en a transporté vers 1775 la plus grande partie sur le Kouban, où ils portent aujourd’hui le nom de Cosaques de la Mer-Noire. Ceux qui ont pu échapper se sont réfugiés en Turquie, dans la Dpbrudja, où ils sont encore.

Les limites arrêtées en 1667 sont restées les mêmes jusqu’au premier partage de la Pologne, c’est-à-dire pendant cent cinq ans, sans protestation de la part de la Moscovie. Non-seulement le cabinet de Saint-Pétersbourg n’a élevé jusqu’à cette époque aucune réclamation contre l’incorporation déjà quatre fois séculaire d’une grande partie de la Ruthénie à la Pologne ; mais lorsque les Polonais reconnurent en 1764 à Catherine II le titre de tsarine de toutes les Russies, l’impératrice renouvela l’engagement, déjà pris en 1634 par le tsar Basile, de ne pas se prévaloir de ce titre contre les droits du roi de Pologne. « Nous avons, dit Catherine II, envoyé à la sérénissime république de Pologne et au grand-duché de Lithuanie des ministres avec nos ordres et notre assentiment, pour exposer et expliquer notre véritable et sincère pensée touchant l’usage que nous entendons faire du titre d’impératrice de toutes les Russies, auxquelles volontés nos ministres ont satisfait par la déclaration suivante :


« Il est notoire que le traité de paix conclu en 1686 entré la Russie et la sérénissime république de Pologne renferme une énumération exacte des pays, des provinces et des contrées qui sont et seront dans la possession des deux parties contractantes, et qu’il ne saurait y avoir ni doute ni contestation a cet égard ; mais l’on redoute souvent ce qui n’est pas à redouter, et c’est ainsi que l’on a cru voir un danger dans ce titre : impératrice de toutes les Russies. Afin que tous connaissent et voient l’esprit d’équité et les dispositions bienveillantes de l’impératrice de toutes les Russies envers la sérénissime république de Pologne et le grand-duché de Lithuanie, nous déclarons, en réponse à la réclamation qui nous a été adressée, que sa majesté impériale, en prenant le titre d’impératrice de toutes les Russies, n’entend s’arroger aucun droit, soit pour elle, soit pour ses successeurs, soit pour son empire, sur les pays et les terres qui, sous le nom de Russie, appartiennent à la Pologne et au grand-duché de Lithuanie. Reconnaissant leur domination, elle offre plutôt à la sérénissime république de Pologne une garantie ou conservation de ses droits, de ses privilèges, aussi bien que des pays et terres qui lui reviennent de droit ou qu’elle possède actuellement, et elle promet de la soutenir et de la protéger contre quiconque tenterait de la troubler[8]. »


C’est huit ans après cette déclaration qu’avait lieu le premier partage, et en 1795 la Russie s’était incorporé tout le territoire que l’on appelle aujourd’hui les anciennes provinces ; mais la cour de Saint-Pétersbourg n’est arrivée que progressivement et à une époque très récente à prétendre que ces provinces n’appartenaient pas légitimement à la Pologne, et qu’elles avaient été reprises comme une ancienne possession de la Russie. Si l’empereur Alexandre Ier avait eu cette idée, on ne s’expliquerait pas sa correspondance avec le prince Oginski, avec Kosciusko et avec le prince Adam Czartoryski. Oginski avait envoyé à l’empereur un projet d’oukase dont le premier article portait la réunion, sous une même administration séparée, des gouvernemens de Grodno, Wilna, Minsk, Witebsk, Mohilew, Kiev, de Podolie et de Wolhynie, avec une adresse d’adhésion de la noblesse de Wilna. « Je vous envoie, répondit Alexandre le 8 décembre 1811, une réponse à la lettre que vous m’avez écrite au nom de la noblesse de Wilna. Au lieu de la signer en français, j’ai pensé qu’elle serait plus à sa place si elle était écrite en polonais. Je vous prie donc de vous donner la peine de la traduire et me l’envoyer tout de suite pour que je la signe. » Oginski ayant adressé alors à l’empereur un programme de réunion des anciennes provinces au grand-duché de Varsovie et à la Galicie, Alexandre Ier répondit le 15 décembre 1815 : « Le rétablissement de la Pologne tel que vous me le proposez n’est nullement contraire aux intérêts de la Russie. Ce n’est point une aliénation des provinces conquises. J’y trouve au contraire une barrière puissante pour l’empire, en attachant aux intérêts de la Russie des millions d’habitans qui ne peuvent encore oublier leur existence indépendante. » Ne résulte-t-il pas de ces lettres que le fils de Catherine II pensait, comme sa mère et comme nous, que les anciennes provinces sont polonaises, que la Russie les a réellement conquises, et qu’elles étaient indépendantes quand elles faisaient partie de la Pologne, tandis qu’elles avaient cessé de l’être en 1795 ?

Dans une lettre adressée à l’empereur, le célèbre Kosciusko lui demande de se proclamer roi de Pologne, et il promet à cette condition de rejoindre ses concitoyens pour servir sa patrie. Alexandre Ier lui répond de Paris, le 3 mars 1814 : « Vos vœux les plus chers seront accomplis. Avec l’aide du Tout-Puissant, j’espère réaliser la régénération de la brave et respectable nation à laquelle vous appartenez. » La Revue a tout récemment fait connaître la correspondance plus complète du même souverain avec le prince Adam Czartoryski[9], et nous ne pouvons que nous référer à l’étude dont ces remarquables confidences ont été l’objet. Alexandre Ier promettait au prince Adam, comme à Oginski, comme à Kosciusko, le rétablissement de sa patrie en échange du concours de ses compatriotes contre Napoléon Ier. Or la patrie des Oginski, des Czartoryski, de Kosciusko, c’est la Lithuanie ou la Ruthénie, et non pas le royaume, que la Russie, il ne faut pas l’oublier, n’a pas possédé avant 1815, et qu’elle ne pouvait par conséquent pas offrir en 1811, en 1812, en 1813 et en 1814.

Les pourparlers qui ont précédé le traité de Vienne montrent encore que l’empereur de Russie considérait bien les anciennes provinces comme faisant légitimement partie de la Pologne. Les intentions d’Alexandre étaient connues : tout en laissant attribuer le duché de Posen à la Prusse et la Galicie à l’Autriche, il voulait réunir sous son sceptre tout le reste de la Pologne de 1772 en un état séparé. Pour des raisons qu’il serait trop long et inutile de rappeler ici, lord Castlereagh combattit le projet de l’empereur, qu’il considérait comme menaçant pour la sécurité de l’Autriche et de la Prusse, principalement au point de vue militaire, dont l’Europe était très préoccupée à cette époque. Une correspondance directe, qui avait surtout trait au rétablissement de la Pologne, s’était engagée entre l’empereur et le ministre anglais, qui, connaissant les scrupules de son auguste correspondant, s’appliquait à lui démontrer que cette mesure n’était pas « nécessaire d’après les principes du devoir moral, afin d’amener une juste amélioration dans le gouvernement des sujets polonais de sa majesté impériale et du peuple du duché de Varsovie. » Mais l’empereur persiste. « La pureté de mes intentions me rend fort, écrivait-il le 30 octobre 1814 ; si je tiens à l’ordre de choses que je voudrais établir en Pologne, c’est parce que j’ai dans ma conscience l’intime conviction que ce serait agir en faveur de l’intérêt général, plus encore que par mon intérêt personnel. Cette politique morale, quelque nuance que vous cherchiez à lui donner, trouverait peut-être des appréciateurs chez les nations où tout ce qui est désintéressé et bienveillant est accueilli. » Serait-ce une politique morale si ces territoires à réunir au duché de Varsovie pour former une monarchie polonaise séparée avaient été, au jugement de l’empereur Alexandre, des provinces vraiment russes temporairement usurpées par la Pologne ? Le mémoire joint à cette lettre contient encore un passage qui mérite d’être cité : « Concluons de plus que la nationalité qui doit revenir aux Polonais n’est pas dangereuse, mais au contraire que ce serait le moyen le plus sûr de calmer l’inquiétude qu’on leur reproche et de concilier tous les intérêts. L’empereur a cette conviction, et le temps et les événemens prouveront qu’elle était fondée. »

Cependant le congrès se réunit. Une circulaire de lord Castlereagh du 12 janvier 1815 indique dans les termes les plus irréfutables que les décisions des plénipotentiaires seront applicables aux anciennes provinces. « Il est d’une haute importance d’établir la tranquillité publique dans toute l’étendue du territoire qui composait anciennement le royaume de Pologne sur quelques bases solides et libérales, qui soient conformes à l’intérêt général, et d’y introduire, quelle que soit d’ailleurs la différence des institutions politiques qui s’y trouvent actuellement établies, un système d’administration dont les formes soient à la fois conciliantes et en rapport avec le génie de ce peuple. » Les plénipotentiaires russes adhèrent à cette note anglaise le 19 janvier 1815. Pour voir clairement que le congrès de Vienne a entendu appliquer aux anciennes provinces le bénéfice des dispositions prises par l’Europe, il est indispensable de se référer aux traités particuliers dont l’acte général reproduit presque les termes. Si l’on s’en rapporte au préambule du traité austro-russe du 3 mai 1815, l’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse ont « également à cœur de s’entendre amicalement sur les mesures les plus propres à consolider le bien-être des Polonais dans les nouveaux rapports où ils se trouvent placés par les changemens amenés dans le sort du duché de Varsovie, et veulent en en même temps étendre les effets de ces dispositions bienveillantes aux provinces et districts qui composaient l’ancien royaume de Pologne, moyennant des arrangement libéraux autant que les circonstances l’ont rendu possible, et par le développement des rapports les plus avantageux au commerce réciproque des habitans. » Ce préambule et les articles des deux traités séparés sont le commentaire obligé des articles 1er et 14 de l’acte général de Vienne. Après avoir établi que le duché de Varsovie sera lié à l’empire de Russie par sa constitution, l’article 1er de l’acte général ajoute :


« Sa majesté impériale se réserve de donner à cet état, jouissant d’une administration distincte, l’extension intérieure qu’elle jugera convenable.

« Les Polonais sujets respectifs de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse obtiendront une représentation et des institutions nationales, réglées d’après le mode d’existence politique que chacun des gouvernemens auxquels ils appartiennent jugera utile et convenable de leur accorder. »


Ainsi le congrès de Vienne divise les territoires de l’ancienne Pologne en deux catégories : 1° le duché de Varsovie, qui sera un état jouissant d’une administration distincte ; 2° les anciennes provinces acquises par la Russie de 1772 à 1795, plus le duché de Posen et la Galicie, qui ne formeront pas des états séparés, mais qui auront des représentations et des institutions nationales.

L’empereur de Russie s’était réservé d’étendre aux anciennes provinces la situation spéciale du duché de Varsovie. Ce n’était pas là une phrase vide de sens. On a vu que l’Angleterre s’était faite l’interprète, à ce sujet, des alarmes de la Prusse et de l’Autriche. Qu’Alexandre ait eu ou non sérieusement cette intention, il ne pouvait la mettre en avant qu’après s’y être fait autoriser par l’Europe. Il ne l’a pas réalisée, il est vrai, mais il en a beaucoup parlé. En ouvrant la première diète de Varsovie, le 27 mars 1818, Alexandre Ier disait aux Polonais : « Les résultats de vos travaux dans cette première assemblée m’apprendront ce que la patrie doit attendre à l’avenir de votre dévouement pour elle comme de vos bons sentimens pour moi, et si, fidèle à mes résolutions, je puis étendre ce que j’ai déjà fait pour vous. » L’empereur disait à la clôture de cette même session : « Polonais, je tiens à l’accomplissement de mes intentions ; elles vous sont connues ! » En 1820, Alexandre Ier disait en ouvrant la deuxième diète : « Encore quelques pas dirigés par la sagesse et la modération, marqués par la confiance et la droiture, et vous toucherez au but de vos espérances et des miennes. » Il serait d’ailleurs injuste de ne pas reconnaître qu’Alexandre Ier a fait quelque chose pour les anciennes provinces et pour préparer peut-être leur annexion au royaume. Ainsi, il avait réuni entre les mains de son frère Constantin le commandement des armées de ces deux territoires. Il avait, dès le début de son règne, confié au prince Czartoryski et au comte Czaçki l’organisation de l’instruction publique en Lithuanie et en Ruthénie. S’il avait considéré ces provinces comme russes, y aurait-il fait diriger l’enseignement par des patriotes polonais ?

La non-réunion des anciennes provinces a été l’un des principaux griefs de la Pologne contre la Russie en 1830, et ce grief fut exprimé formellement dans le manifeste du 30 décembre de la même année. On sait comment la Russie répondit à ces protestations. Sous le règne de l’empereur Nicolas Ier, les anciennes provinces commencent à être qualifiées d’après l’étrange système de quelques écrivains russes. Pour Catherine II en 1764, c’étaient des provinces appartenant légitimement à la Pologne ; pour Alexandre Ier, c’étaient des provinces conquises par la force ; aujourd’hui ce sont des provinces récupérées (vozvrastchennyé) ou occidentales (zapadnyé). Ce qui est plus sérieux, c’est que ces nouvelles appellations coïncidaient avec des mesures de rigueur qui avaient pour objet de dénationaliser la Lithuanie et la Ruthénie. Nous nous écarterions de notre sujet en nous étendant ici sur l’introduction forcée de la langue grand-russe, dans l’enseignement et dans l’administration, sur la suppression des universités polonaises, sur l’abolition du statut lithuanien remplacé par le code russe, sur la persécution de la communion grecque unie, sur la transportation de milliers de familles polonaises au Caucase. Il doit suffire de renvoyer aux documens officiels, publiés dans un recueil connu du monde politique, la collection du comte d’Angeberg, et constater que ces graves mesures n’ont pas atteint le but qu’on s’en proposait, puisqu’en ce moment encore le sang coule en Ruthénie et en Lithuanie pour la même cause qui avait soulevé ces mêmes pays en 1812 et en 1831.


IV.

Maintenant nous sommes parfaitement en mesure de décider à quel titre ce que l’on appelle aujourd’hui les anciennes provinces faisait partie de la Pologne en 1772. Nous ne voudrions plus, avant de conclure, que faire remarquer combien il importait, dans cette question, de ne pas laisser de côté certains travaux littéraires, sous peine de ne se faire qu’une idée très incomplète de cette grave discussion. En effet, si l’on ne consulte que les actes diplomatiques, notamment le traité de 1634 et la déclaration de Catherine II, il ne saurait, suivant l’expression même des plénipotentiaires russes de 1764, y avoir ni doute ni discussion sur la légitimité de la possession des anciennes provinces par la Pologne. Au contraire, si l’on donne créance aux exposés historiques et aux théories politiques des écrivains russes, l’on serait amené à une conclusion fort irrespectueusement, mais formellement contraire à la déclaration de leur souveraine. Faut-il ajouter foi à Catherine II ou aux écrivains russes ? Il est d’autant plus nécessaire de se le demander qu’en adoptant l’un ou l’autre parti, l’on arrive nécessairement à des conclusions tout à fait différentes. En effet, si l’on se décide pour la déclaration de 1764, il est incontestable que la Russie actuelle détient des contrées qui faisaient alors partie légitimement de la Pologne ; par conséquent la réprobation que la conscience publique inflige depuis quatre-vingt-dix ans aux partages de 1772-1795 s’applique au possesseur de la Ruthénie et de la Lithuanie aussi bien qu’à celui du royaume proprement dit et aux détenteurs de la Galicie et du duché de Posen. Quelle différence, si l’on se place au point de vue des écrivains russes ! Non-seulement, dans ce cas, les anciennes provinces n’auraient pas été usurpées sur la Pologne, mais l’on est inévitablement amené à reconnaître que, seule parmi les puissances qui détiennent des portions de la Pologne de 1772, la Russie n’aurait pas concouru à l’œuvre fatale des trois premiers partages ! En effet, en s’emparant de la Ruthénie et de la Lithuanie, le cabinet de Saint-Pétersbourg n’aurait fait que rentrer dans ses anciennes possessions. Quant au royaume, ce n’est pas à la Russie, mais à la Prusse et à l’Autriche qu’il a été adjugé en 1795. Napoléon Ier le leur avait enlevé, et la Russie en 1815 l’a reçu de l’Europe sans l’avoir pris directement aux Polonais. Ce n’est pas tout. La moitié de la Galicie a fait partie jusqu’en 1340 du duché de Halitch, et par conséquent elle devrait appartenir à la Russie au même titre que la Volhynie et la Podolie. Ce n’est pas nous qui avons imaginé cette revendication ; c’est la conclusion de l’ouvrage du prince Troubetzkoï, « Les droits de l’Autriche à la possession de la Galicie, dit cet écrivain, ne sont ni historiques ni géographiques… Si c’était un devoir pour l’Autriche de profiter de la faiblesse de la Pologne, actuellement n’en est-ce pas un pour la Russie d’en agir de même vis-à-vis d’une obligée ingrate et d’une alliée infidèle ? » Or, en combinant les vues historiques des écrivains russes avec les deux nouveaux devoirs à introduire dans la morale publique, le devoir de la vengeance et le devoir de profiter de la faiblesse de ses voisins, l’on arrive par une voie très peu chrétienne, mais très logique, à conclure que la Russie n’a jamais pris part aux partages, et qu’elle est obligée de soustraire à la domination des Allemands le reste de la Pologne, non pas, comme on pourrait le croire, pour l’affranchir, mais pour se l’approprier. Les aperçus historiques que nous avons présentés, en citant le plus souvent les écrivains russes, nous permettent heureusement de trouver ailleurs les élémens d’une réponse à la question qui fait l’objet de ce travail.

Si le droit de conquête, quand il réunit certaines conditions, peut devenir la source d’une acquisition légale, la possession qui résulte de l’accession volontaire constitue un titre peut-être plus solide, mais assurément plus légitime et, comme on dit dans le langage du droit, plus favorable. Or que résulte-t-il de tous les faits qu’on vient de passer en revue ? La partie de la Ruthénie polonaise qui n’avait pas fait partie de la Lithuanie s’est réunie volontairement à la Pologne en 1340, c’est-à-dire il y a cinq cent vingt-trois ans. La Lithuanie, avec ses annexes, s’est réunie elle-même à la Pologne en 1386, c’est-à-dire il y a quatre cent soixante-dix-sept ans. Quel est l’état de l’Europe qui peut offrir des titres aussi respectables et aussi anciens ? Ce n’est assurément pas la Russie.

Quant à la nature de la possession, elle présente vraiment les meilleurs caractères pour constituer la légitimité. L’on a vu d’abord qu’elle est plusieurs fois séculaire. Elle remonte par conséquent à une époque où la Moscovie, encore sous le joug des Tartares, n’avait rien conquis sur la Ruthénie. En second lieu, cette possession a été formellement reconnue à l’extérieur ; nous rappellerons seulement les reconnaissances russes déjà citées de 1509, de 1634 et de 1764. Enfin, à l’intérieur, non-seulement cette possession n’était pas contestée, mais elle a été acceptée avec enthousiasme, et la force seule a pu la faire cesser. L’union entre la Pologne et la Ruthénie présente ce caractère particulier qu’elle a servi successivement à la régénération des deux pays. La Ruthénie, on le sait maintenant, avait voulu s’unir à la Pologne parce qu’elle s’y sentait attirée par l’action d’une vie morale bien supérieure. Elle n’a pas été trompée dans son espoir. Aucun lien de sujétion, aucune infériorité morale ne marquait de différence entre le boyard ruthénien et le noble polonais. Tous les deux prenaient part au même titre et dans la même proportion à la vie politique, au libre règlement des affaires du palatinat, comme à la discussion des grands intérêts de l’état. Dans les vallées du Dniester et du Dnieper comme sur les bords de la Vistule, la liberté individuelle était non-seulement garantie par les lois, mais scrupuleusement respectée dans la pratique. Cela n’explique-t-il pas pourquoi la Lithuanie et la Ruthénie sont entrées au XIVe siècle dans la communion morale et intellectuelle de l’Occident, et pourquoi elles y sont restées ? En un mot, la Pologne n’a rien gardé pour elle seule : elle a tout partagé avec la Lithuanie et avec la Ruthénie. On peut dire sans exagération, et dans le sens le plus élevé, le plus mystique même, que la Pologne s’est donnée elle-même ; l’on peut ajouter qu’elle n’y a rien perdu et qu’elle y a beaucoup gagné.

C’est en effet de ses anciennes provinces qu’est venue pour la Pologne l’esprit régénérateur en politique et en littérature après le long engourdissement du règne des princes saxons et la prostration qui a suivi les partages. Il semble que la Lithuanie et la Ruthénie aient voulu alors rendre à la Pologne en patriotisme et en poésie les bienfaits qu’elles en avaient reçus depuis l’union. Tout le monde se rappelle les efforts des patriotes de ces pays, dont Kosciusko est la figure la plus éclatante et la plus pure. Presque tous les écrivains qui ont donné une vie nouvelle à la littérature polonaise sont Lithuaniens ou Ruthéniens, comme Adam Miçkiewicz, Zaleski, Slowazki, Malczewski, Goszczynski, etc. Les poèmes de Zaleski ne sont pas seulement, on ne saurait trop le redire, des monumens impérissables dans la littérature polonaise, mais ce sont des productions essentiellement et avant tout ukrainiennes. C’est Zaleski, c’est Malczewski, l’auteur de Maria, c’est Goszczynski dans le Château de Kaniow, qui ont trouvé et exprimer la poésie propre à l’Ukraine, non pas seulement la poésie de toutes les classes de la société, mais la poésie du territoire, de la nature ukrainienne. L’on ne citera pas un écrivain russe qui ait trouvé de tels accens pour poétiser et animer cette terre slave, d’un aspect saisissant, et qui est restée indéfinissable jusqu’au moment où les poètes de la Ruthénie polonaise en ont trouvé et consacré l’expression. Il y a eu un tel échange et une telle communauté de vie morale entre la Pologne et les anciennes provinces, qu’il est impossible de reconnaître aujourd’hui si c’est la Pologne proprement dite, ou la Lithuanie, ou la Ruthénie qui a le plus apporté à la patrie commune.

Aussi l’on devra constater sans le moindre étonnement que les meilleurs Polonais de la Pologne sont presque tous originaires de la Lithuanie ou de la Ruthénie. Les Radziwill, les Sapieha, les Paç, sont Lithuaniens ; les Czartoryski, les Wisnowieçki, les Ostrogski, les Potoçki, les Zolkiewski, les Sobieski, sont des familles de boyards ruthéniens, la plupart descendans de Rurik ou de Gedimin. L’on peut voir maintenant combien nous avons eu saison d’employer le nom de Ruthéniens au début même de cette étude. Si nous nous servions du mot Russes avec le sens que les écrivains comme le prince Troubetzkoï et M. Porochine y attachent, nous serions obligé de dire ici que Sobieski est un Russe, que Kosciusko est un Russe. Il y a dans le monde quelques savans qui comprendraient que cette appellation n’est pas synonyme de Moscovite, mais ce serait un contre-sens en français : nous continuerons donc à dire les Ruthéniens, et ce sera maintenant en parfaite connaissance de cause.

Ajoutons que les anciennes provinces ont toujours marché de concert avec la Pologne depuis le démembrement comme auparavant. C’est dans la Ruthénie qu’éclata la confédération de Bar, à qui la France envoya le général Dumouriez. En 1812, un rapport de la diète du duché de Varsovie s’exprimait ainsi : « Ces frontières tracées d’une main spoliatrice, ces barrières élevées par la défiance, ces gardes dont elle a hérissé toutes ces avenues, toutes ces marques enfin des noirs pressentimens qui accompagnent l’usurpation, n’ont pu altérer cette communauté d’origine, ni rompre les liens du sang, qui établissent entre un peuple de frères un amour et une confiance réciproques. Oui, malgré une trop longue séparation, ils sont restés nos frères, les habitans de la Lithuanie, de la Ruthénie-Blanche, de l’Ukraine, de la Podolie, de la Volhynie ; ils sont Polonais comme nous, et ils ont, comme nous, le droit de l’être. La patrie, comme une tendre mère, tient toujours ses bras ouverts à tous ses enfans, et chaque membre a toujours le droit de se rattacher à la famille dont il fut arraché. » À la suite de cet appel, il se forme un acte général de confédération pour toute la Pologne. Les Lithuaniens s’étaient réunis à Wilna le 14 juillet, et un discours prononcé à cette occasion par Joseph Sierakowski débutait en ces termes : « Le sang lithuanien qui, depuis quatre siècles, coule dans nos veines uni au sang polonais, des alternatives toujours communes de gloire, de prospérités, de catastrophes, forment entre la Lithuanie et la Pologne des liens plus étroits et plus sacrés que ceux des fédérations ordinaires. Ces liens si intimes sont devenus pour ainsi dire nécessaires à notre existence. Aussi avons-nous vu, dans toutes les vicissitude du sort commun de notre patrie, des rives de l’Oder jusqu’au-delà du Dnieper, depuis le Dniester jusqu’au-delà de la Dwina, les cris du désespoir frapper à la fois toutes les oreilles, et la voix de l’espérance pénétrer en même temps dans tous les cœurs et ranimer tous les courages. Et à quelle époque cette unanimité de sentimens fut-elle plus remarquable qu’à celle où, au mépris des lois divines et humaines, au mépris de la raison même, fut consommé l’outrage du dernier déchirement de notre patrie ? » Le même jour, les Lithuaniens adhèrent à la confédération générale.


Wilna, 14 juillet 1812.

« Nous, commission du gouvernement provisoire du grand-duché de Lithuanie, administration du département de Wilna, nous les ecclésiastiques du rite latin, grec-uni et de toutes les autres confessions, l’université, la magistrature de justice, maréchal, sous-préfet, avec les citoyens propriétaires, président de la ville avec la municipalité, toutes les corporations de la ville, citoyens et habitans du grand-duché de Lithuanie, aujourd’hui présens dans cette ville, nous nous sommes rassemblés dans l’église cathédrale de Wilna, sous la présidence de leurs excellences MM. les sénateurs et de MM. les nonces à la diète de Varsovie, députés de la confédération générale de la Pologne auprès de sa majesté l’empereur et roi, et après avoir entendu la lecture de l’acte de la confédération générale, qui indique pour base de cette vertueuse entreprise de réunir dans le même corps politique les états partagés du royaume de Pologne et du grand-duché de Lithuanie, et de rendre à notre patrie, d’assurer son existence, sa force et sa prospérité au prix de nos fortunes et de notre sang, nous accédons à la confédération générale de Varsovie en soussignant cet acte de notre adhésion fraternelle de nos propres mains, dans la maison de Dieu, dont nous invoquons la miséricorde et la protection. »


En 1830, la Pologne s’étant soulevée pour ne pas marcher contre la France et pour rappeler la Russie au respect des engagemens de 1815, les anciennes provinces portèrent une remarquable ardeur dans ce mouvement. Charles Rozycki partait alors de la Volhynie, et avec une petite armée ruthénienne, à travers tous les corps russes, il arrivait sous les murs de Varsovie, pour défendre la patrie commune, comme du fond de la Lorraine Jeanne d’Arc était accourue à la délivrance de la ville d’Orléans, assiégée par les Anglais. En eût-il été de même, si la Ruthénie méridionale ne se fût alors sentie polonaise, comme l’ancienne Lotharingie s’était sentie française au XVe siècle ?

Si les anciennes provinces ne sont pas polonaises, pourquoi donc y prie-t-on pour les victimes de Varsovie ? Pourquoi la Russie y a-t-elle ordonné le séquestre et l’état de siège ? On l’a dit avec beaucoup de sens : le gouvernement russe a lui-même indiqué par ces actes quelles sont les vraies limites de la Pologne, c’est-à-dire des contrées qui ont voulu il y a cinq cents ans, qui veulent encore être polonaises. Ce qui prouve le mieux que la libre volonté est le principe et la base de la nationalité polonaise, et que l’esprit de conquête, c’est-à-dire de contrainte, est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’esprit polonais, c’est ce qui est arrivé au XVIIe siècle pour les Cosaques d’au-delà du Dnieper. Comme ils s’étaient désaffectionnés, ils ne se trouvaient plus dans les conditions normales de cette nationalité, et ils ont cessé d’en faire partie. S’il n’avait tenu compte instinctivement de cette loi constituante, il est permis de croire que le grand Sobieski, malgré son désir de combattre les Turcs, n’aurait pas, au faîte de la puissance et sans y être contraint, ratifié en 1686 les trêves d’Andruzsow. Le libérateur de Vienne a dû se dire en lui-même que les Cosaques étaient libres de se séparer comme ils l’avaient été de s’unir, et qu’il n’avait pas le droit de les retenir de force. Du reste, la Pologne s’est inspirée de cet esprit si profondément libéral dans sa conduite envers la Silésie et envers la Prusse : elle les a laissées libres de se séparer d’elle quand elles n’ont plus voulu faire cause commune.

En résumé, — et c’est la conclusion qui nous paraît ressortir d’un examen attentif des ouvrages récemment consacrés aux origines de la Pologne et de la Russie, — il n’est pas exact de dire que les Russes aient repris légitimement aux Polonais en 1772 des provinces que ceux-ci auraient conquises autrefois sur la Russie et possédées injustement ou temporairement. La vérité est que la Pologne n’avait rien pris à la Russie, qu’elle n’a rien acquis par la force, et qu’elle a au contraire possédé légitimement pendant plus de quatre siècles ces anciennes provinces, qui, avant 1772, n’avaient jamais fait partie de l’empire des tsars. Un point reste donc bien acquis à l’histoire politique de l’Europe : c’est que l’état de possession de la Pologne en 1772 était le plus légitime et le plus favorable qu’on puisse imaginer. Nous n’avons voulu rien prouver de plus. La situation douloureuse qui se prolonge depuis cette époque est née le jour où l’on est sorti du droit ; elle ne cessera que lorsqu’on y sera rentré.

V. de Mars.
  1. La Russie-Rouge, par le prince Troubetzkoï, Paris 1860 ; une Nationalité contestée, par M. V. Porochine, Paris 1862.
  2. Tome Ier de la traduction française de Nestor, p. 5.
  3. « Russi, quos alio nomme Northmanos vocamus. » Luitprand, Xe siècle.
  4. Page 34, t. Ier.
  5. Lelewel, t. Ier, p. 76.
  6. La Russie-Rouge, p. 116, 117 et 10.
  7. Acta Patriarchatus Constantinopolitani MCCCXV — MCCCCII, e codicibus manuscriptis Bibliothecœ Palatinœ Vindobonensis, 1860-1861.
  8. Bibliothèque des archives diplomatiques. — Pologne, par le comte d’Angeberg, p. 25.
  9. Voyez la livraison du 15 mai dernier.