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La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/11

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La Première lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 5-41).
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IV.

ÉVACUATION DE L’ALLEMAGNE. — BATAILLE DE DETTINGUE.



I.

Si la reprise de la guerre était accueillie à Vienne, par Marie-Thérèse, et à Versailles, autour de Louis XV, avec une satisfaction à peu près pareille, bien que partant de sentimens très divers, il était une autre capitale et un autre souverain qui en éprouvèrent une impression tout opposée. À Berlin, chez Frédéric, la nouvelle qu’une armée puissante, commandée par un roi en personne, s’approchait des frontières de l’empire avec le dessein de peser sur les destinées de l’Allemagne causa une déception bientôt suivie d’une violente colère. Cette intervention, qui ne devait pas être inattendue, mais qui avait tardé si longtemps qu’on avait fini par n’y plus croire, dérangeait, en effet, tous les calculs de l’astucieux conquérant de la Silésie. En se retirant de la lutte, Frédéric s’était flatté de laisser aux prises deux adversaires de taille à peu près égale qui épuiseraient mutuellement leurs forces, tandis qu’il réparerait lui-même les siennes dans le repos. Spectateur et juge des coups, il attendrait l’heure où il lui conviendrait de reparaître de nouveau comme le médiateur nécessaire et l’arbitre des conditions de la paix. Tout avait d’abord semblé répondre à ses espérances. Ménagé par la France, qui craignait de le pousser à bout, adulé par l’Angleterre, qui se flattait de l’entraîner à sa suite, traité par l’Autriche vaincue avec une déférence qui, précisément parce qu’elle était froide et contrainte, n’attestait que mieux sa victoire, assiégé de supplications par l’empereur, qui le conjurait de lui venir en aide, il savourait, le sourire sur les lèvres, toutes les jouissances de l’orgueil satisfait. Aux instances qui lui étaient faites par les parties adverses pour l’attirer dans leurs rangs il répondait tantôt par des promesses évasives, tantôt par des refus hautains, le tout assaisonné de propos insultans, avec cette intempérance de langue qu’il n’avait jamais su contenir et que le succès mettait plus que jamais à l’aise. Si les généraux français n’étaient à ses yeux que des imbéciles servis par des poltrons, les négociateurs anglais, à leur tour, étaient des fous furieux et des brouillons ivres. Ces aménités étaient répandues par lui à droite et à gauche, avec une impartiale largesse, dans la certitude que, ni de part ni d’autre, l’injure, si elle était ressentie, ne serait vengée. Le comble fut mis à sa présomption lorsque, après avoir refusé obstinément à l’Angleterre de l’aider dans ses vues agressives, il n’en obtint pas moins, vers la fin de 1742, de cette puissance un traité d’alliance défensive et de garantie réciproque qui lui assurait l’intégrité de ses états (ses nouvelles conquêtes comprises) sous la seule condition de protéger lui-même au besoin la neutralité du Hanovre. C’était un traité à peu près semblable dans la forme à celui qui avait été conclu avec la France, dix-huit mois auparavant, et dont les dispositions ostensibles ne contenaient aussi que des stipulations défensives ; et comme celles-là subsistaient encore, au moins sur le papier, Frédéric, en réalité, pouvait croire que, si la guerre s’envenimait entre l’Angleterre et la France, il se trouverait garanti indifféremment par l’un des combattans contre l’autre[1].

Ce contentement égoïste avait pourtant déjà fait place à un certain malaise quand il avait appris successivement l’issue malheureuse de la tentative de Maillebois, la capitulation de Prague, puis la situation gênée de l’armée française en Bavière, qui pouvait d’un jour à l’autre amener sa retraite. L’idée que Marie-Thérèse, victorieuse sans son concours, dictant la paix sans son intermédiaire, se trouverait par là libre de se livrer sans contrainte à tous ses rêves de ressentiment et de revanche, lui parut singulièrement déplaisante. Comme il avait joué tout le monde, il ne se dissimulait pas qu’il était exposé à voir aussi à un jour donné tout le monde ligué contre lui. La Silésie était limitrophe de la Bohême, et beaucoup de ses nouveaux sujets gardaient un vieil attachement pour l’héritière de leurs anciens souverains. Si, après une paix conclue avec la France, une armée autrichienne, faisant appel à cette sympathie persistante des populations, franchissait par surprise la limite qui séparait les deux provinces, — exactement comme il avait fait lui-même deux ans auparavant, — ce n’était ni la France, épuisée et trahie, ni l’Angleterre, railleuse et mécontente, qui lui viendraient en aide. Son inquiétude s’accrut encore lorsque, parmi les conditions de paix possible exigées par Marie-Thérèse, il entendit mentionner l’appel du grand-duc à la succession impériale. De tous les résultats de la dernière guerre, le plus avantageux peut-être à ses yeux, celui auquel il attachait presque autant de prix qu’à l’extension de ses frontières, c’était l’avènement à l’empire d’un prince sans force et sans valeur personnelles, qu’il se flattait de tenir toujours à sa discrétion. « L’empire confié à Charles VII, avait-il dit dans un document curieux que j’ai déjà cité, s’attachera à la Prusse ; j’aurai l’autorité de l’empire, et l’électeur de Bavière l’embarras. » Un prince protestant ne pouvait désirer mieux dans les idées du temps que de tenir ainsi l’empereur en laisse et en tutelle. Mais ce calcul menaçait d’être complètement bouleversé par le retour au pouvoir du souverain de l’antique maison à laquelle l’Allemagne avait obéi si longtemps et dont le joug n’aurait acquis que plus de force par la tentative impuissante qu’on aurait faite pour le secouer. Dans cet état d’esprit, déjà alarmé, l’apparition d’une armée anglaise sur les frontières de l’Allemagne, qui exaltait les espérances de Marie-Thérèse, devait causer à son vainqueur, devenu son allié, mais toujours au fond son rival, une véritable perplexité.

Quelle que fût l’inquiétude du monarque prussien, l’arrogance ne lui ayant jusque-là que trop bien réussi, il crut pouvoir encore sortir de peine en prenant avec tout le monde, même avec le roi d’Angleterre son oncle, le ton haut et menaçant. Il manda chez lui l’ambassadeur britannique, le froid et tranquille Écossais Hyndford, que le lecteur connaît : « Mylord, lui dit-il, je vous ai fait venir pour vous parler de la situation présente de l’empereur et de l’empire, dont je suis moi-même un des membres principaux. La nouvelle de l’arrivée de troupes si nombreuses, dont la plus grande partie est étrangère, me rend nécessaire de connaître les intentions du roi votre maître. Nombre de princes et d’états de l’empire sollicitent ma protection et me demandent d’arrêter cette invasion armée qui amènerait chez eux les malheurs de la guerre et ne peut manquer de causer leur ruine. Je ne puis supporter que le chef de l’empire, que j’ai contribué plus que personne à faire élire, soit chassé de ses domaines héréditaires et peut-être contraint à déposer la couronne impériale ou à consentir à l’élection d’un roi des Romains… Que veut donc le roi votre maître ? S’il ne veut qu’attaquer la France, en Flandre, en Lorraine ou sur tout autre point du territoire français, je n’ai rien à y voir ; mais c’est mon devoir, étant le prince le plus considérable de l’empire, d’empêcher tout nouveau désordre en Allemagne. Ne vaudrait-il pas mieux pour le roi d’Angleterre, qui, comme électeur de Hanovre, a pris part au choix de l’empereur, d’essayer de détacher ce prince de la France que de le forcer de recourir à l’appui de l’étranger ? Et, après tout, ajouta-t-il, s’il faut dégainer, il vaut mieux aujourd’hui que demain. » Puis il s’arrêta en regardant Hyndford en face pour juger de l’effet de sa menace.

Par malheur, il avait affaire à un homme qui le connaissait bien, l’avait vu à l’œuvre et lisait dans ses regards le calcul qui se cachait sous cette feinte colère. Hyndford reçut sans en être étourdi ce déluge de paroles. « Je pris la liberté de lui répondre, écrit ce ministre à Carteret, que, quoique je ne fusse pas suffisamment informé de la destination de nos troupes, Sa Majesté ne pouvait être ni surprise ni offensée que des auxiliaires de la reine de Hongrie prissent le parti le plus utile au service de leur alliée ; que les alliés de la reine étaient bien forcés d’aller chercher ses ennemis là où ils se trouvaient ; que c’étaient les Français qui avaient donné le premier exemple d’entrer dans l’empire, où ils sont encore à l’heure qu’il est en grand nombre et commettent les plus grands excès ; s’ils n’y étaient pas, on ne serait pas obligé de les y venir trouver, et les auxiliaires de la reine ont bien autant de droits d’entrer dans l’empire que les auxiliaires de l’empereur. Et qui donc, lui ai-je demandé, a appelé les Français dans l’empire ? — C’est moi, dit le roi, mais je ne l’ai fait qu’avec l’assentiment et sur la demande de la plus grande partie de l’empire. » Puis il reprit encore : « Écoutez, mylord, je ne me soucie pas de ce qui arrive aux Français, mais je ne puis souffrir que l’empereur soit ruiné ou détrône. Je me charge de faire faire la paix à l’empereur, et ensuite les Français s’en iront comme ils pourront. Mais l’empereur n’a plus de quoi vivre, et c’est ce que je ne puis tolérer. — Je reconnais, lui dis-je, que Votre Majesté a choisi un empereur qui lui est commode et ne lui causera jamais de désagrément. » Ceci le fit rire. « C’est un choix aussi convenable, dit-il, aux princes d’Allemagne qu’à moi-même. — Oui, repris-je, s’ils étaient tous aussi puissans que Votre Majesté. » Et l’entretien finit là-dessus d’assez bonne humeur[2]. »

Mais Hyndford n’était pas homme à s’en tenir là, et, quoique peu effrayé des menaces au fond desquelles il voyait clair, il tint pourtant à en avoir le cœur net : « Aussi, continue-t-il, le soir, au lever de la reine mère, je pris à part le comte Podewils, et, feignant d’être bien en colère pour tirer de lui tout ce que je pourrais, je me plaignis du tour inattendu que le roi avait donné à sa conversation… et des expressions inconvenantes dont il s’était servi, et j’ajoutai : « Sa Majesté prussienne s’y prend de bonne heure pour donner des lois à l’empire, mais la nation britannique n’est pas d’humeur à se laisser dicter par d’autres ce qu’elle a à faire. » Ce ministre a paru très troublé, m’a dit qu’il verrait le roi ce matin, et qu’ensuite il serait mieux en mesure de m’entretenir. — Et le lendemain, reprend Hyndford, je ne manquai pas de me placer le matin sur le passage de Podewils, comme il sortait du cabinet du roi. Il me dit que la première chose que le roi lui avait demandée, c’était s’il m’avait vu depuis ma dernière audience. Le comte lui répondit affirmativement et ajouta que je lui avais paru très surpris de la conversation de Sa Majesté et que je le lui avais dit. Le comte lui a répété quelques-unes des expressions que je lui avais rapportées, entre autres celle-ci : « Mieux vaut dégainer aujourd’hui que demain. » Le roi a essayé de nier ce propos et d’autres encore. « Il est bien vrai, a-t-il dit, que nous étions un peu échauffés l’un et l’autre, mais enfin nous avons fini par rire de bon cœur, et nous nous sommes séparés bons amis. »

Puis, baissant la voix, Podewils pria en grâce Hyndford de se tenir l’esprit en repos, l’assurant que le roi, d’après ses conseils, travaillait déjà à un plan de pacification qui pourrait satisfaire l’empereur sans rien coûter à la reine de Hongrie. « Mais surtout, ajouta-t-il, ne parlez de rien ni au comte Richecourt (l’envoyé de Marie-Thérèse) ni encore moins au marquis de Valori… » Hyndford se croyait donc en droit de conclure sa dépêche par ces mots : « J’ai cru devoir rapporter tous ces détails, passer même sous silence quelques autres gasconnades du roi de Prusse, qui viennent plutôt, j’en suis sûr, de l’impétuosité de son tempérament que d’aucune résolution sérieuse de mettre à exécution ce dont il menace. Je le crois aussi effrayé que qui que ce soit de dégainer, et il ne se sert de ce mot que parce que, sachant l’effet que la menace ferait sur lui-même, il imagine qu’elle en produira autant sur les autres[3]. »

C’était pourtant trop tôt chanter victoire, et le bon, le pacifique Podewils, quoi qu’il en dît, n’était nullement sûr d’avoir encore ramené son maître à des sentimens plus calmes. Il dut en douter surtout si, comme il est à croire, il reçut lui-même à bout portant, en réponse à ses conseils de modération, quelque algarade de la nature de celle-ci, que nous trouvons consignée tout au long dans les publications prussiennes : « Mais vous n’envisagez donc pas quelles sont les conséquences de la marche des Anglais en Allemagne ! Ils iront en Souabe, attireront à eux tous les princes de l’empire et les forceront de joindre leurs troupes aux anglaises ; ils forceront aussi les Français de sortir de l’empire ; ils donneront la loi à l’Allemagne, feront le grand-duc roi des Romains et se moqueront ensuite de toutes les déclarations qu’ils nous ont faites. Et ce sera votre faute que tout cela, parce que vous avez une prédilection inconcevable pour ces infâmes Anglais et que vous croyez que je serai perdu si je me fais valoir et que je fais sentir au roi d’Angleterre que je n’approuve pas sa conduite, et que je suis d’humeur à m’y opposer… Ne voilà-t-il pas encore ma poule mouillée[4] ! »

Effectivement, soit qu’il ne pût dominer son impatience, soit qu’il n’eût pas désespéré d’agir par intimidation, Frédéric essaya de revenir à la charge avec Hyndford, cette fois en lui portant un coup droit qui visait au cœur du roi d’Angleterre. Il faut laisser encore ici Hyndford lui-même rendre compte de ce nouvel et étrange incident. — « Je vous écris, dit-il à Carteret, au retour d’un bal masqué où j’avais pensé que j’aurais une occasion de découvrir quelque chose de plus des sentimens de Sa Majesté prussienne. Je ne me trompais pas, car après souper et après avoir pris, je crois, une dose passable de vin, le roi m’a pris à part et m’a dit : « Mylord, j’entends dire que les troupes anglaises sont en marche vers le Rhin, et si c’est vrai, je vous dis clairement qu’elles auront affaire à moi. Car, encore un coup, je ne veux pas souffrir que ces troupes étrangères entrent dans l’empire pour en troubler le repos… Si elles passent le Rhin, je serai obligé de m’y opposer et les princes de l’empire feront de même… Si votre maître fait la guerre à l’empereur, je le prie de se souvenir que le Hanovre est à une petite distance de chez moi, et que j’y peux entrer quand il me plaira. Avez-vous rendu compte à votre cour de la conversation de l’autre jour ? — Je lui dis que j’en avais rapporté la plus grande partie et que je transmettrais aussi ce que Sa Majesté voulait bien me dire. — Et combien de temps faudra-t-il pour que ce rapport arrive en Angleterre ? — Sire, mon courrier partira demain à quatre heures du matin, en même temps qu’il emportera les ratifications du traité d’alliance défensive, conclu par vous avec le roi mon maître. — En tout, ajoute Hyndford, le roi de Prusse est comme un fou dès qu’il parle de l’empereur. »

Ce fut encore le pauvre Podewils qui reçut le contre-coup de ces folies. Dès qu’Hyndford, qui ne manqua pas de l’aller trouver, lui eut conté ce nouveau débat, le comte, haussant les épaules et levant les yeux au ciel avec un air de surprise et de compassion, s’écria : « Je voudrais pour l’amour de Dieu que le roi cessât de parler d’affaires publiques avec les ministres étrangers, ou qu’il se chargeât de les conduire à lui seul, tant j’en suis malade. Et quand vous a-t-il parlé ? Est-ce avant ou après souper ? — Après, lui dis-je. — Il faut donc qu’il ait été pris de vin. » Je lui répondis que les menaces que font les rois quand ils ont le vin en tête portent souvent leurs conséquences quand ils sont dégrisés, et qu’un ministre moins froid que moi aurait pris ce langage pour une déclaration de guerre… « Mon cher lord, me dit le comte, vous savez que nous disons tant de choses que nous ne faisons pas, et si vous rapportez cette saillie à votre cour, présentez-la, de grâce, sous le meilleur jour possible. » Je lui répondis que le temps était venu de ne rien cacher, et que d’ailleurs son maître m’avait enjoint de tout porter à la connaissance de ma cour et paraissait attendre impatiemment sa réponse. « Il est certain, dit le comte, que le roi mon maître est effrayé de voir l’empire devenir le théâtre de la guerre. Mais quant à attaquer le Hanovre, je vous jure qu’il n’y a jamais songé. — Monsieur, lui répondis-je, ni vous, ni personne ne sait ce que le roi de Prusse fera ou ne fera pas ; il ne consulte personne et ne suit aucun conseil. Mais il répondra de toutes les folies qu’il ferait. Quoique le roi mon maître soit un plus jeune électeur que celui de Brandebourg, souvenez-vous qu’il est pourtant un beaucoup plus grand roi,.. et que si on en vient aux mains, la question sera de savoir qui des deux a la plus longue épée et la plus grosse bourse. Faites l’usage que vous voudrez de ce que j’ai l’honneur de vous dire[5]. » Ce ferme langage fit enfin son effet, et, les fumées du vin une fois dissipées, Frédéric se mit tout simplement à l’œuvre, non pour diriger contre le Hanovre une opération militaire, mais pour rédiger et faire parvenir à Londres d’une part, et à Francfort de l’autre, deux plans de nature beaucoup moins aventureuse. L’un et l’autre étaient conçus dans la pensée d’éloigner le péril qu’il redoutait, sans recourir, du moins en son propre nom et à ses propres risques, au hasard d’une guerre nouvelle. L’un de ces projets (celui qui fut soumis au cabinet anglais), consistait à offrir à l’empereur une extension de territoire aux dépens, non de l’Autriche, mais d’un certain nombre des petits états de l’Allemagne. Quelques principautés ecclésiastiques, comme les évêchés de Salzbourg et de Passau, pourraient être sécularisées, quelques villes libres, comme Ulm, Ratisbonne et Augsbourg, privées de leur indépendance et réduites à leurs franchises municipales. On formerait ainsi de ces petites fractions réunies un lot honnête qui viendrait grossir le patrimoine de la Bavière, sans exiger de Marie-Thérèse de nouveaux sacrifices.

L’autre plan, plus simple en apparence, était pourtant d’une exécution plus difficile. Il s’agissait de pousser Charles VII, menacé dans sa sécurité personnelle, à faire un appel solennel à la diète germanique pour la sommer de défendre le chef de l’empire par des mesures efficaces. A cet effet, les contingens impériaux des diverses puissances seraient convoqués et formeraient une armée qui, sous le nom d’armée d’observation et de neutralité, serait chargée de protéger contre l’invasion étrangère l’intégrité du sol germanique. Frédéric espérait que la crainte seule d’avoir affaire à tout l’empire arrêterait les velléités belliqueuses de l’Angleterre. En tout cas, les contingens prussiens étant certainement les plus nombreux, les seuls aguerris, les seuls en état de répondre à l’appel, leur chef serait naturellement placé à la tête de toutes les forces fédérales. Ce ne serait plus alors le roi de Prusse qui aurait à combattre pour sa cause personnelle, mais le prince le plus considérable de l’empire qui veillerait au salut de la patrie commune, et, sous ce costume ou ce masque nouveau, on ne pourrait lui reprocher de violer les engagemens pacifiques si récemment pris à Breslau. On peut croire que cette perspective, sans qu’il désirât précisément la voir réalisée, ne lui déplaisait pourtant pas. Il lui souriait assez de se voir, en imagination, placé en quelque sorte sur les marches du trône impérial, figurant comme le bras armé du grand corps dont Charles VII n’eût plus été que le chef nominal. Merveilleux instinct du génie ! des caprices même, de l’agitation tumultueuse et désordonnée de ce grand esprit, naissait une pensée dont il ne soupçonnait peut-être pas lui-même la portée vraiment prophétique : il faisait de la Prusse le rempart et le bouclier de l’unité germanique, en attendant qu’elle pût en être l’incarnation.

Seulement, les deux plans mis en avant, le même jour, par Frédéric, se contrariaient directement l’un l’autre, car c’était, il faut bien le dire, une étrange manière d’entrer en campagne pour défendre l’empire que de commencer par sacrifier d’un trait de plume, dans la personne des princes évêques et des citoyens des villes impériales, les moins puissans, mais non les moins intéressans de ses membres. Cette manière cavalière de disposer du bien d’autrui pour solder un compte embarrassant, cet abus de la force contre les petits et les faibles, rappelaient trop les habitudes et les procédés d’esprit de l’envahisseur de la Silésie, pour qu’on fût tenté de lui confier le rôle de protecteur et de champion du droit. Aussi, dès que le soi-disant projet prussien de pacification fut connu, ce fut d’un bout de l’empire à l’autre un cri de réprobation universel. Par extraordinaire même, les diverses communions religieuses qui se partageaient l’Allemagne et se surveillaient ordinairement avec jalousie se trouvèrent ce jour-là d’accord ; car, tandis que les catholiques prenaient fait et cause pour leurs évêques, la plupart des villes libres, étant protestantes, firent appel pour se défendre aux sympathies de leurs coreligionnaires. Entre l’Autriche et l’Angleterre ce fut à qui s’empresserait d’exploiter ces pieux sentimens. Marie-Thérèse jeta feu et flammes pour les droits de l’église violés ; Carteret disait en raillant au ministre de Prusse à Londres : « Qu’on fasse des évêques ce qu’on voudra, mais deux princes protestans comme George et Frédéric peuvent-ils sacrifier ceux qui ont souffert pour l’évangile ? » Et le ministre impérial ayant paru un instant ouvrir l’oreille à une proposition où il trouvait l’avantage de son maître, Charles VII fut obligé de le désavouer avec éclat, pour ne pas être accusé de fouler aux pieds, tout à la fois, les canons ecclésiastiques et les, constitutions de l’empire[6].

On peut juger par là de l’accueil qui attendait l’autre proposition prussienne, lorsque l’empereur, s’en faisant l’organe, vint demander à la diète germanique, réunie à Francfort, de pourvoir par des mesures militaires à la sécurité de l’empire. Il fut tout de suite aisé de voir que la partie était perdue d’avance, et que, dans une assemblée très timide de sa nature, le moyen d’obtenir un acte de vigueur n’était pas d’avoir commencé par inquiéter chacun, petit et grand, sur le sort qu’on lui réservait dans la liquidation finale et les périls personnels qu’il pouvait courir.

En premier lieu, sur les neuf voix qui formaient le collège des princes électeurs, deux, celles du Hanovre et de la Saxe, étant désormais assurées à l’Autriche, la majorité dépendait exclusivement des trois archevêques. Ceux-là, en suivant la fortune pour se rapprocher de Marie-Thérèse, obéissaient à leurs tendances naturelles. Le seul qui hésitât encore était l’archevêque de Cologne, moins en raison de sa qualité de prince de Bavière et de frère de l’empereur, que par suite de l’ascendant qu’avait su prendre sur lui, on l’a vu, l’aimable ministre de France, le comte de Sade. Mais cette fois, en présence du scandale causé par l’atteinte que Frédéric avait portée aux droits des principautés ecclésiastiques, de Sade lui-même dut se reconnaître impuissant, et l’électeur se déclara prêt à aller combattre de sa personne, à la diète, tout plan qui serait l’œuvre d’un prince aussi suspect que le roi de Prusse. Tout ce que le plaisant diplomate put obtenir, ce fut de retarder ce départ en organisant une représentation théâtrale où le prélat lui-même dut prendre un rôle, en compagnie d’une dame qui prétendait à lui plaire. La pièce choisie n’était autre que Zaïre, la nature du sujet faisant oublier le nom de l’auteur. La fête devait d’abord avoir lieu pendant les jours gras, et de Sade écrivait à sa cour : « Nous voilà en sûreté pour le carnaval, mais nous nous brouillerons en carême. Pour Dieu, tirez-moi d’ici ! » Il réussit pourtant à prolonger jusqu’à Pâques, l’électeur s’étant laissé persuader que Zaïre était une pièce assez édifiante pour qu’on pût la jouer même en temps de pénitence. Mais une fois la semaine sainte passée, rien ne put plus le retenir, et de Sade, désespérant de son crédit, au lieu de l’accompagner à Francfort, demanda lui-même un congé pour retourner en France.

Plus nombreux et plus divisés que le collège des électeurs, les deux autres, celui des princes et celui des villes, n’étaient guère, au fond, mieux disposés. Seulement, il n’entrait pas dans les habitudes de la diète de refuser directement ce qu’on lui demandait. Éluder, ajourner, se perdre dans des longueurs interminables et dans des détails infinis de procédure, ce mode de résistance passive convenait mieux à son tempérament. La haute assemblée ne se fit pas faute, cette fois, de l’employer. Convoquée au milieu de mars, elle n’avait pas encore commencé à délibérer quand la mort de l’archevêque de Mayence, qui la présidait, fournit un prétexte tout naturel pour interrompre les séances. On ne les reprit qu’après un délai d’un mois, lorsque la vacance du siège eut été remplie par un choix cette fois très ouvertement pris parmi les, serviteurs les plus dévoués de l’Autriche. Alors seulement, après une délibération longue et pénible où les envoyés de la Prusse se déclarèrent presque seuls pour les partis de vigueur, on aboutit à un conclusum très confus, exprimant des vœux stériles pour le rétablissement de la paix et invoquant la médiation des puissances maritimes, c’est-à-dire de l’Angleterre et de la Hollande. Au moment où les armées de ces deux états se massaient sur les frontières d’Allemagne, une telle décision, si elle ne les autorisait pas expressément à les franchir, n’était pas faite non plus pour les décourager[7].

Cette triste défaillance était la suite naturelle du défaut d’élasticité et d’énergie qui paralysait tous les rouages de la vieille machine impériale ; mais il n’est pas douteux que la méfiance inspirée par la politique cauteleuse et capricieuse de Frédéric contribuait encore plus que toute autre cause à un résultat si contraire à ses vues. Personne ne s’était soucié de remettre entre ses mains des forces dont on ne pouvait ni prévoir ni deviner l’usage qu’il comptait faire. Ce sentiment de réserve était si général, tellement répandu dans les partis les plus opposés, chacun croyait avoir tant de sujets de se plaindre dans le passé, tant de motifs de se mettre en garde pour l’avenir, que cette sympathie sur un point unique établissait entre les adversaires les plus déclarés des rapprochemens inattendus. C’est ainsi que Hyndford et Valori s’étaient empressés d’écrire, chacun de leur côté, dans des termes qui ne dicteraient guère, qu’il n’y avait rien à attendre de bon d’une armée soi-disant de neutralité dont le roi de Prusse aurait le commandement. « On dit, écrivait Valori, qu’il a offert 30,000 hommes pour cette prétendue armée d’observation. Si cette offre avait lieu et qu’elle fût acceptée, ne pensez-vous pas, monseigneur, que ces 30,000 hommes seraient fort à charge à quelque parti qu’ils soient portés, et peut-être d’une médiocre utilité pour la cause qu’ils sembleraient embrasser ? .. En tout cas, s’il fait marcher des troupes, ce sera dans le cas où il pourra les faire vivre aux dépens d’autrui. » Hyndford était naturellement plus défiant encore : « Personne ne croira, disait-il à Podewils, à votre neutralité : le plus grand prince d’Europe ne peut pas arrêter la fama clamosa, quand sa conduite a donné lieu à tous les soupçons. Si la diète assemble une armée et si on y voit seulement l’uniforme bleu d’un soldat prussien, toute l’Europe regardera ce fait comme la violation manifeste de votre traité avec la reine de Hongrie[8]. » Insensiblement même, cet accord dans la manière de juger le caractère de l’homme auquel ils avaient affaire amenait entre les deux diplomates, malgré l’inimitié de leurs cours, une sorte d’entente presque affectueuse qui s’exprimait même, parfois, par des épanchemens mutuels. Se rencontrant chaque matin à la porte du cabinet royal, ou le soir dans les salons de la reine ou des princesses, ils prenaient plaisir à se raconter l’un à l’autre les tours d’adresse par lesquels Frédéric essayait de les tromper, et en confrontant les confidences qu’on leur avait faites à l’oreille, à percer à jour le double jeu dont on les croyait dupes. C’est le plaisir que se donna Hyndford en particulier, au lendemain des scènes de violences que j’ai racontées, et il en rend compte à sa cour dans un récit piquant dont les dépêches correspondantes de Valori viennent de leur côté confirmer l’exactitude.

On a vu, en effet, de quel ton de sublime indifférence Frédéric s’était exprimé sur le sort qu’il réservait à l’armée française, si l’Angleterre consentait à entrer dans ses vues pour satisfaire l’empereur ; on a pu juger également avec quel soin charitable il cherchait à dériver, sur le territoire français, l’orage qui menaçait les provinces allemandes : « Faites la paix, avait-il dit, et les Français s’en iront comme ils pourront. » Et encore : « Si vous attaquez la France en Flandre ou en Lorraine, libre à vous, je n’ai rien à y voir. » Naturellement (et Hyndford devait s’en douter), ce n’était pas de même sorte qu’il parlait au ministre de France. Au contraire, tant que la paix, qui devait être son œuvre, n’était pas conclue, tant que l’Angleterre restait menaçante, il lui convenait que les troupes françaises demeurassent de pied ferme en Bavière pour tenir au moins en échec une partie des forces autrichiennes. Aussi n’était-il pas de jour où il n’engageât Valori à presser le cabinet français d’envoyer des renforts à son armée d’Allemagne et des instructions vigoureuses au maréchal de Broglie. Reproches amers sur la mollesse des soldats, plaisanteries piquantes sur l’incapacité des généraux, indication au besoin de mesures stratégiques à prendre dans une prochaine campagne, il mettait tout en œuvre pour piquer d’honneur l’ambassadeur et stimuler par lui l’ardeur défaillante de son gouvernement. « Mais agissez donc, disait-il sans cesse, messieurs les Français ; vous ne faites rien, vos généraux ont vraiment une nouvelle manière de faire la guerre. » Il allait même, au besoin, jusqu’à reprocher l’excès de modération de la France dans ses rapports avec les princes allemands. « Je les connais, disait-il, ils n’agissent que par la crainte. Que ne vous emparez-vous tout de suite, par exemple, de Trêves et de Mayence ! je crierais comme les autres, mais au fond je m’en moquerais et j’en serais bien aise. » Que serait-il arrivé si, après avoir suivi ces conseils aventureux, la France s’était trouvée le lendemain isolée en face de la réconciliation subite, opérée par lui-même, de toute l’Allemagne et de l’Angleterre ? C’est ce dont il ne prenait probablement pas la peine de s’occuper[9].

Mais Valori, que tant d’expériences avaient mis sur ses gardes, doutait un peu de la sincérité de ce beau zèle, et toujours inquiet de ce que pouvaient se dire dans de longues et vives conversations lord Hyndford et Frédéric, il crut pouvoir user de la camaraderie amicale qui s’était établie par le fait entre son collègue et lui pour tâcher d’en savoir un peu plus long. « Il est venu droit à moi, raconte Hyndford, après le dîner, et m’a dit : « Mylord, je vais vous faire une question à laquelle je ne sais pas si vous voudrez répondre. Je vous prie de ne pas trouver ma curiosité trop inconvenante… Vous pourrez ne me rien dire ou faire la réponse qu’il vous plaira. » — Je dis au marquis que je ne serais jamais embarrassé de lui répondre, parce qu’il était trop bien élevé pour me faire une question déplacée. Il m’exprima alors le désir de savoir si le roi mon maître avait prié le roi de Prusse d’offrir sa médiation entre l’empereur et la reine de Hongrie. Je lui répondis négativement sans hésiter. Mais, mon cher marquis, ajoutai-je, puisque vous m’avez mis sur le sujet du roi de Prusse, si vous voulez me donner votre parole d’honneur de ne jamais révéler ce que je vais vous dire, je vous dirai quelque chose qui vous surprendra. Il mit sa main dans la mienne et me fit la promesse que je lui demandais de la manière la plus solennelle. Je lui dis alors : « Je ne sais si la bonne opinion que vous avez du roi de Prusse et les protestations d’amitié qu’il fait à votre cour vous permettront de croire qu’au même moment, il essaie avec insistance de persuader au roi mon maître d’attaquer la France sur son territoire au lieu de marcher en Allemagne. » L’étonnement du marquis passa alors toute expression. Après s’être tu quelques instans : « Est-il possible, s’écria-t-il, qu’un prince soit si perfide ? Mais puisqu’il en est ainsi, la France n’a plus qu’à penser à elle-même et à planter là l’empereur, dont vous ferez ce qui vous plaira. — Je vous l’avais bien dit, put ajouter Hyndford, quelques jours après, cet homme est exécrable[10]. »

Si juste que pût paraître l’épithète, c’était pourtant toujours un homme à ménager. Aussi, remis de sa première émotion, Valori rendait compte de la confidence dans des termes un peu plus modérés. « Lord Hyndford, dit-il, m’a confié sous le plus grand secret, et sur ma promesse la plus formelle de ne jamais le compromettre, que le roi de Prusse avait fait proposer à l’Angleterre de porter tous ses efforts contre la Lorraine, au lieu d’envoyer une armée en Allemagne, et ajouté qu’il nous verrait attaquer de ce côté-là avec plaisir. Pour vous dire ce que je pense de cette confidence qui a été faite par ce ministre (à la suite de quelques réflexions sur le caractère du roi de Prusse et sur le peu de fond qu’il y a à faire sur lui et après qu’il m’avait dit qu’il avait horreur de cette duplicité) je pense qu’il a un peu chargé le tableau[11]. »

Il fallait bien le penser, en effet, ou du moins faire semblant afin de garder son sang-froid et de ne pas éclater de rire ou de colère quand Frédéric, à quelque temps de là, vint apporter au même Valori, du plus grand sérieux du monde, ses félicitations les plus chaleureuses sur le parti que prenait le cabinet français d’envoyer une armée vers le Rhin en même temps que des renforts à l’armée de Bavière. Cette fois, d’ailleurs, par extraordinaire, ces complimens étaient de bonne foi, car, repoussé dans sa double tentative, n’ayant réussi ni à désarmer l’Angleterre ni à faire armer l’empire, Frédéric, avec plus de sagesse que de fierté, se résignait à retirer ses menaces et à attendre paisiblement les bras croisés ce qu’allait décider dans cette lutte nouvelle le sort des combats. Dès lors, il lui importait que les Français, dont il faisait encore la veille si bon marché, retrouvassent par un retour de la roue de la fortune l’avantage dont il avait lui-même tant contribué à les priver. Leur victoire, au moins pour un temps, lui redevenait nécessaire pour éloigner de l’Allemagne l’invasion anglaise et rétablir l’équilibre dans le jeu des forces dont il voulait tenir la balance.

C’est le sentiment qu’il témoigna à Valori avec cette effusion de cordialité apparente qui accompagnait toujours chez lui les manifestations de l’intérêt personnel. « Hier, à la comédie, écrit Valori au roi, Podewils est venu à moi et m’a dit en propres termes que le roi son maître avait bu de bien bon cœur à la santé de Votre Majesté, sur l’avis certain des résolutions qu’elle avait prises pour soutenir par les plus grands moyens la cause de l’empereur… Ce prince vint peu de temps après, et à la grande inquiétude de lord Hyndford, du comte de Richecourt, et autres ministres étrangers,.. il me tira à part et me dit mot pour mot ce que je vais rapporter à Votre Majesté : « Mon ami, j’ai bu de bien bon cœur à la santé du roi votre maître. Ma foi, vive Louis XV ! J’y reboirai encore ce soir : je vous charge de le lui mander. Faites bien et vous serez content de moi. J’attends que vous donnerez sur les oreilles à mon oncle d’Angleterre ; pour lors vous me devrez bien quelques excuses. — Je voudrais bien, sire, lui répondis-je, être dans le cas de les faire dans ce moment ici même à Votre Majesté. — Oh ! répondit-il, j’aime trop ce prince pour ne pas lui souhaiter, à quelque prix que ce soit, toute sorte de succès[12]. »

Mais Valori ajoutait un peu tristement quelques jours après : « L’annonce de notre armée sur le Rhin produit l’effet contraire à ce qu’on aurait pu désirer. Podewils me dit que, puisque le roi envoyait une armée capable de s’opposer aux entreprises des Anglais, c’était suffisant et le roi son maître n’avait plus de parti à prendre[13]. »

Ainsi finissait, par un acte de résignation tardive, cette suite de scènes orageuses, qui n’étaient de nature à grandir le héros de l’Allemagne ni dans l’estime des spectateurs, ni même dans la sienne propre, car il en rend compte dans ses Mémoires avec plus de sincérité dans l’aveu de ses sentimens que d’exactitude dans l’exposé des faits. Les menaces impuissantes qu’il avait adressées à l’Angleterre ne sont plus dans ce récit que des représentations raisonnées et des supplications patriotiques. « Ce projet, dit-il (celui de l’invasion des Anglais en Allemagne) ne pouvait pas me convenir… parce que la maison d’Autriche y gagnait par là une entière supériorité sur l’empereur ; .. ce qui me faisait perdre en partie l’influence que j’avais dans les affaires de l’empire, et qu’il y avait beaucoup à craindre que la reine de Hongrie et le roi d’Angleterre, aveuglés par leurs succès, ne s’oubliassent au point de détrôner l’empereur. Je crus qu’il ne me serait pas impossible de suspendre ce projet par des représentations, en me servant de tous les argumens que peut fournir à un prince allemand, bon patriote, l’amour de la liberté de sa patrie : je conjurais le roi d’Angleterre de ne point transporter, sans des raisons très importantes, le théâtre de la guerre en Allemagne, et d’altérer les lois fondamentales de l’empire, par lesquelles il est défendu aux membres du corps germanique de faire entrer des troupes étrangères sur le territoire de l’empire sous quelque prétexte que ce pût être sans le consentement de la diète. Dans le fond, mes affaires ne me permettaient pas alors d’opposer la force à la force ; la chose elle-même n’importait pas une rupture. J’avais indisposé la France ; si je me brouillais avec les Anglais, je perdais les seuls alliés que j’avais et j’entrais dans une guerre dont le sujet m’était étranger en quelque manière. Je me contentai d’un mauvais accord par lequel le roi d’Angleterre s’engageait de ne rien entreprendre contre la dignité de l’empereur ni contre son patrimoine. Carteret, qui cachait sous le langage d’un honnête homme les vices d’un fourbe, ne fit aucune difficulté de tout promettre et les circonstances où je me trouvais m’obligeaient à feindre de tout croire[14]. »


II

Le plan de campagne du maréchal de Noailles, agréé par Louis XV et par son conseil, consistait, comme je l’ai dit, à se porter entre le Rhin et le Mein, pour arrêter l’armée dite pragmatique au passage et l’empêcher de pénétrer dans le Haut-Palatinat. Le but était de venir en aide à l’armée française, encore campée en Bavière, et qui, sans ce secours, courait risque de se trouver complètement cernée entre les Anglais tombant sur ses derrières, le prince Lobkowitz la prenant en flanc du côté de la Bohême, et le prince Charles de Lorraine arrivant d’Autriche pour l’attaquer en tête. Mais quel devait être, dans l’ensemble des opérations, le rôle assigné à l’armée de Bavière elle-même ? Quelle part devait-elle y prendre ? Quelles instructions devaient être adressées au maréchal de Broglie qui la commandait ? C’était une question très délicate laissée encore incertaine et, par des motifs de divers ordres, très difficile à résoudre.

Il fallait tenir compte d’abord de l’état de délabrement et de désarroi dans lequel ces troupes étaient tombées après plusieurs mois passés, par une saison très rigoureuse, dans un pays ruiné et dans des campemens détestables. Sur ce point, de la part des chefs comme des soldats, c’était un gémissement universel. Dès le 28 janvier, le maréchal de Broglie, écrivant au nouveau ministre de la guerre, le comte d’Argenson, lui faisait de cet état de misère la peinture la plus lamentable, tandis qu’il estimait toutes les forces ennemies auxquelles il avait affaire à plus de 60,000 hommes : « Les soixante-sept bataillons de notre armée, disait-il, sur le pied de 400 hommes, qui est le plus fort où ils puissent être, sans y comprendre les traîneurs et les miliciens qui resteront en chemin, ne feront que 26,800 hommes. Les quatre-vingt-onze escadrons de cavalerie et de dragons complets sur le pied de 120 hommes par escadron, feront 10,920 chevaux, ce qui, joint à l’infanterie, feront 37,720 hommes, de sorte que l’armée ennemie se trouve supérieure à la nôtre de 22,780 hommes. » — Et il ajoutait : « Les maladies augmentent tous les jours ; on ne peut pas soigner les malades comme ils devraient l’être, faute d’établissemens, d’hôpitaux : la gelée qui a redoublé depuis quelques jours nous empêche de retirer aucunes subsistances par les rivières ; cela est bien triste, et l’on ne peut savoir quand cela finira. » — « Ce n’est pas ma faute, écrivait-il à la même date à l’empereur qui s’impatientait, si on m’a remis des armées énervées et manquant de tout : je ne sais pas crier misère et mon caractère a toujours été de trouver des remèdes aux difficultés qui se sont présentées sur mon chemin, mais il n’y a que Dieu qui puisse faire l’impossible. » Et le conseiller intime du maréchal, celui qu’il appelait son bras droit, et qui n’était pas d’un tempérament facile à décourager, le comte de Saxe, écrivait aussi sur un ton de mélancolie tout pareil : « Je suis ici (au confluent de l’Isar et du Danube), en vedette avec onze bataillons, dont je ne puis, en vérité, mettre sous les armes que 1,500 hommes ; le reste est à l’hôpital. Cela n’est pas récréatif[15]. »

Mais l’état matériel, quelque triste qu’il fût, n’était rien auprès de l’état moral. Le sentiment que j’ai dépeint, le dégoût et l’horreur pour l’Allemagne et les Allemands, était général, croissant, et répandu dans tous les rangs. C’était une armée entière atteinte de nostalgie à un degré aigu et fiévreux. Personne ne se gênait pour exprimer tout haut ce mécontentement, d’autant plus qu’on ne craignait pas par là de déplaire aux gens en crédit à Versailles, encore moins au général en chef. Celui-ci, en effet, on le savait, s’était prononcé, dès le commencement de la guerre, contre les expéditions lointaines et ne pouvait s’abstenir de constater en toute occasion, pour dégager sa responsabilité, que les événemens ne faisaient que justifier ses prévisions. Il se serait tu, d’ailleurs, que dans son état-major et dans son entourage de famille le plus intime on n’eût point observé la même discrétion. La maréchale, entre autres, qui restait toujours à poste fixe à Strasbourg, à l’affût des nouvelles, et pour être plus à portée d’accourir auprès de son mari et de ses enfans à la moindre alerte, ne pouvait cacher son désir impatient de voir rappeler en France les objets de sa tendresse conjugale et maternelle. C’est ce que lui reprochait sur son ton de causticité habituelle l’abbé, son beau-frère, qui voyait les choses avec plus de sang-froid. Cet habile homme calculait que si l’armée de Bavière rentrait en France pour être fondue dans celle du Rhin, le maréchal n’ayant que peu de chance d’être appelé au commandement des troupes réunies, cette jonction pourrait être le signal de sa retraite ; mais il constatait lui-même avec regret combien des conseils prudens avaient de peine à se faire écouter. « Vous m’avez écrit trente lettres, écrivait-il à la maréchale, par lesquelles vous voulez qu’on ramène l’armée de Bavière en France ; il n’a pas passé un chat à Strasbourg à qui vous n’ayez parlé sur ce ton… Dispensez-vous de dire votre avis sur une matière sur laquelle on ne vous consulte pas. Lamothe (sans doute quelque aide-de-camp du maréchal, en passage à Versailles), est votre héros parce qu’il a épousé vos sentimens et qu’il les débite en dépit du bon sens et de la raison… Lamothe est attaché à mon frère et en parle fort bien ; mais il est fou et de la dernière imprudence, et il lui arrivera tape-chut pour tenir ici successivement les mêmes discours qu’il vous a tenus. Je fais ce que je peux pour le faire taire, il n’en parle que plus fort et en même temps ne veut plus servir qu’en Flandres, comme tous les autres… Au nom de Dieu, soyez discrète, mandez-moi ce que vous voudrez, mais taisez-vous avec le public et les passans… J’ai écrit à mon frère que, quoique ce fût votre avis et celui de toute l’armée de revenir en France, je le priais de ne point se laisser aller au dégoût, et qu’il devait au roi obéissance. Du reste, le roi va régner, il a bien débuté ; c’est la moitié de la chose que de bien commencer[16]. »

Ne suivant qu’à regret et à moitié les avis de son frère, le maréchal s’était pourtant borné à demander qu’on l’autorisât à rester tout l’hiver strictement sur la défensive. Campé autour de Straubing, en avant de Munich, entre l’Isar, l’Inn et le Danube, il ne voulait faire que les opérations nécessaires pour maintenir sa gauche en communication avec la citadelle d’Égra et ravitailler régulièrement cette place, dernier point occupé par les armées françaises en Bohême. Cette réserve prudente, pleinement justifiée d’ailleurs par les habitudes militaires du temps, ne pouvait qu’être approuvée à Versailles. Mais il s’en fallait bien qu’elle rencontrât le même assentiment à Francfort auprès de l’empereur, qui, n’ayant pas de cesse qu’il n’eût recouvré l’intégrité de son électoral, aurait voulu à toute force qu’une pointe fût poussée sur-le-champ pour reconquérir la ville de Passau et quelques autres dépendances de la Bavière encore détenues par les Autrichiens. Il offrait pour cette entreprise le concours de ses troupes impériales, dont il portait le chiffre à 35,000 hommes, tous payés d’ailleurs par des subsides français. Le maréchal s’y refusait, n’ayant aucune confiance (il le disait tout haut) dans cet effectif imaginaire, pas plus que dans le talent du général Seckendorf, qui en avait le commandement. « Il n’y a pas là plus de 15,000 hommes à mettre en campagne, disait-il, et encore ne valent-ils pas mieux que nos milices. » De là une discussion engagée entre le maréchal et l’empereur, qui se poursuivit pendant tout l’hiver sur un ton d’aigreur croissant et qui était parvenue à une véritable exaspération, quand on apprit d’une manière tout à fait certaine la marche des Anglais en Allemagne et les dispositions prises par le maréchal de Noailles pour se porter à leur rencontre.

Nouveau et encore plus grave sujet de dissentiment entre Bavarois et Français : l’empereur soutint que c’était le cas de se montrer audacieux en agissant pour empêcher les Autrichiens de faire leur jonction avec les Anglais. Broglie pensait, au contraire, que la réserve était plus commandée que jamais puisque, si les Français étaient vainqueurs sur le Rhin, ils seraient libres de reprendre l’offensive sur le Danube avec toutes leurs forces réunies et la confiance inspirée par le succès : au contraire, si la fortune ne les secondait pas, il importait à l’armée de Bavière de ne pas s’être coupé d’avance la retraite en s’enfonçant trop avant en Allemagne. Mais c’était justement cette dernière pensée, évidemment dominante dans son esprit, ce soin de se ménager des communications libres pour opérer au besoin sa retraite vers la France, qui lui était amèrement reprochée par l’empereur et tout son entourage. « Après tout, disait-on, victorieuse ou vaincue, la France ne songe qu’à nous laisser là, et M. de Broglie plus que tout autre n’est occupé qu’à préparer cet abandon. »

A plusieurs reprises, l’empereur, monté au plus haut degré d’irritation, porta ses plaintes à Versailles par des lettres directement adressées à Louis XV, et, à force d’insistance, il obtint une demi-satisfaction. « Ne trouvez-vous pas, disait le comte d’Argenson au maréchal, le 5 avril (dans un langage assez singulier pour un ministre), qu’il est temps d’agir un peu davantage pour ranimer la valeur des troupes et détruire l’opinion où les ennemis paraissent être que nous ne pouvons et ne voulons rien entreprendre ? Faites vos réflexions, monsieur, sur ce que j’ai l’honneur de vous demander. Sa Majesté ne vous prescrit rien, mais elle attend de votre zèle et de votre courage des entreprises en quelque façon au-dessus de vos forces[17]. » On engageait aussi le maréchal à traiter avec plus d’égards le commandant des troupes impériales et à ne pas refuser toujours de s’entendre avec lui. Satisfait de ces instructions pourtant assez vagues, Charles VII témoigna le plus vif contentement à Blondel, le résident français à Francfort. « Voilà parler, dit-il ; je vois bien que le roi veut agir vigoureusement et que M. le cardinal est mort. C’est lui qui ne faisait qu’hésiter et voulait nous abandonner. Mais requiescat in pace, nunc agamus ; » et, afin de ne pas laisser languir cette reprise de vigueur, il se décida à venir de sa personne à Munich pour se placer lui-même à la tête de ses troupes et marcher à la délivrance de son patrimoine.

Mais il avait compté sans la résolution obstinée du maréchal, qui, aux conseils mollement donnés par son ministre, se borna à répondre : « Il n’y a sorte de politesse et d’égards que je n’aie pour M. de Seckendorf tant que le service du roi n’y est pas intéressé, mais je suis ferme comme un rocher quand je vois que les propositions qu’il me fait ne tendent pas à ce but… A moins que le roi ne m’ordonne de condescendre à tout ce qu’il me demandera, je crois qu’il est de mon devoir de ne pas me rendre à ses vues, quand, après les avoir bien examinées, je trouve qu’elles ne tendent nullement au bien du service. » Ce fut contre ce rocher d’une volonté inébranlable que vinrent se briser toutes les objurgations de l’empereur. Si ce prince s’était flatté d’agir par sa présence et son éloquence plus efficacement que son général, il ne tarda pas à voir qu’il s’était trompé. Jamais il ne put décider le maréchal à faire sortir ses troupes de leur immobilité. Il est vrai qu’ils n’étaient pas placés tous deux au même point de vue. Ce que l’empereur demandait comme un pas en avant pour refouler les Autrichiens eût été pour le maréchal, dont les regards étaient toujours fixés sur la route de France, un pas en arrière qui l’éloignait d’un retour désiré et peut-être nécessaire.

Une entrevue très orageuse eut lieu entre eux aux environs de Munich, et l’empereur, après avoir épuisé les raisonnemens et les prières, essaya en désespoir de cause de faire usage d’autorité. Il déploya la patente royale qui, au début de la guerre, l’avait investi du commandement nominal de toutes les forces françaises. « J’ai d’autres ordres plus récens, répondit le maréchal sans sourciller. — Reprenez donc ce papier, répliqua l’empereur en froissant violemment le parchemin, je n’en ai que faire, puisqu’il ne sert de rien. » Quelques jours après, craignant de s’être emporté trop loin, il fit demander un nouvel entretien dans un rendez-vous qu’il fixa lui-même et où il se rendit de sa personne. Il obtint pour toute réponse que le maréchal, rentré dans son quartier-général, ne pouvait plus le quitter parce qu’il se trouvait gravement indisposé[18].

Du moment où, à tort ou à raison, le maréchal de Broglie refusait de bouger, les troupes impériales n’avaient qu’une chose à faire, c’était de se grouper, autour des troupes françaises sur la même ligne de défense, afin d’arrêter par leur masse imposante tout mouvement agressif de l’Autriche. C’est à quoi l’empereur ne put se résoudre ; il laissa en avant de Braunau, de l’autre côté de l’Inn, un corps avancé confié au général Minutzi, qui était censé couvrir la ville et qui, en réalité, restait exposé, sans forces suffisantes, au premier choc de l’armée du prince Charles de Lorraine. Cette imprudence ne tarda pas à porter ses fruits. Dès le commencement de mai, le prince Charles s’étant porté en avant, Minutzi fut culbuté, mis en déroute et fait prisonnier pendant que ses soldats rentraient en fugitifs dans la ville de Braunau. Cette place forte, qu’on avait eu tant de peine à garder l’hiver précédent, se trouva alors bloquée et (ses défenseurs, presque tous Bavarois, ayant perdu courage) elle se rendit au bout de très peu de jours. L’empereur, épouvanté autant qu’irrité, quitta Munich précipitamment pour se réfugier à Augsbourg. Ce fut, comme on peut le bien penser, un nouveau et interminable sujet de récriminations réciproques, les Bavarois se plaignant d’avoir été abandonnés, tandis que Broglie se félicitait de ne pas s’être laissé compromettre par leur témérité étourdie.

La question se présentait alors d’une façon tout à fait pressante. Le flot des Autrichiens débordant en Bavière, il fallait ou céder devant eux ou se mettre en mesure de leur tenir tête. Ce fut la situation que Broglie dut exposer au cabinet français après avoir été obligé de faire déjà un mouvement rétrograde pour se concentrer et se mettre provisoirement en sûreté sur le Haut-Danube, autour de la ville d’Ingolstadt. Un renfort d’environ vingt mille hommes, dix bataillons et douze escadrons, lui était promis depuis plusieurs mois et il en demandait plus que jamais l’envoi, n’ayant pas, disait-il, plus de trois cents hommes à mettre en ligne dans les bataillons qui lui restaient. Mais, en sollicitant ce secours, il laissait clairement entendre qu’il le verrait arriver sans beaucoup de satisfaction ni de confiance. Une autre idée était née dans son esprit et, bien qu’il ne fît que l’insinuer sous une forme dubitative et sans y insister, on pouvait y voir sans peine l’expression de son véritable désir. « Je ne sais, écrivait-il, si vous approuverez une idée qui m’a passé par la tête, qui serait, sans perdre de temps, de marcher avec cette armée, les douze bataillons et les dix escadrons que M. le maréchal de Noailles m’envoie pour le joindre, de marcher tout de suite avec ces deux armées rassemblées à mylord Stairs. Outre que je crois que nous serions supérieurs en force, il est bien différent de donner une bataille proche de soi ou de la donner à cent cinquante lieues. Je doute que les Autrichiens puissent y arriver avant nous. Voilà un canevas : il est aisé de broder dessus, si Sa Majesté approuve cette idée[19]. » Je n’ose braver le ridicule d’émettre une opinion sur une opération stratégique quelconque, principalement quand elle se rapporte à des faits aussi éloignés et dont il est si difficile d’apprécier toutes les circonstances ; mais je ne puis m’empêcher de penser que l’idée émise par le maréchal de Broglie ne manquait pas de hardiesse et que, si elle eût été aussi vigoureusement exécutée qu’elle était audacieusement conçue, le succès, et même un succès éclatant, aurait pu la couronner. Il était certain, en effet, que sur le terrain ingrat et épuisé de la Bavière, avec des troupes démoralisées, fussent-elles accrues par quelques renforts, on ne pouvait se promettre de sérieux, encore moins de brillans avantages. Ces renforts d’ailleurs, on ne pouvait les emprunter qu’à l’armée du maréchal de Noailles, et c’était atténuer d’autant les forces dont devait disposer ce général au moment de l’action décisive qui ne devait pas tarder à être engagée avec l’armée anglaise. Ne valait-il pas mieux évacuer la Bavière d’un seul coup, sans regarder en arrière et sans perdre en combats stériles un homme ni un canon, pour marcher droit comme à un rendez-vous au champ de bataille où l’Angleterre attendrait la France ? Toutes les forces françaises réunies pouvaient se promettre une victoire à peu près certaine, dont Broglie et Noailles, se tenant par la main, auraient partagé l’honneur, et qui aurait rendu à la fortune et au renom de la France leur prestige perdu. On serait à temps ensuite soit de se retourner en vainqueur contre Marie-Thérèse, soit de lui dicter les conditions de la paix. Après tout, l’important n’était pas un pouce de terre de plus ou de moins gardé en Allemagne, c’était de se mettre de nouveau en mesure d’y faire la loi et d’y parler en maître. Il faut ajouter qu’en ouvrant à ses soldats abattus cette perspective nouvelle qui les rapprochait de leur patrie, Broglie pouvait se flatter de ranimer leur ardeur et en quelque sorte de leur rafraîchir le sang. Et quand on songe qu’il avait auprès de lui, dans son intimité, le seul grand homme de guerre qui ait servi la France pendant cette première moitié du XVIIIe siècle, il est difficile de ne pas supposer que ce projet d’une audace heureuse lui avait été soufflé à l’oreille par son inspirateur habituel. On croit, en effet, y reconnaître la main et le génie du comte de Saxe[20].

Seulement il ne fallait pas se dissimuler que si l’opération pouvait être justifiée par l’événement, l’effet moral, au premier moment et avant le résultat obtenu, devait être fâcheux. Comme dans toute partie hardiment jouée quitte ou double, il y aurait un moment d’angoisse et d’incertitude. La retraite, tant qu’on ne saurait pas où elle tendait, aurait aux yeux de spectateurs déjà malveillans l’apparence d’une fuite. L’empereur, obligé de se retirer en hâte dans les bagages de l’armée française, allait pousser des cris de désespoir et peut-être se jeter à l’aveugle dans les bras toujours ouverts de l’Angleterre. Nul ne savait non plus ce que ferait ou penserait Frédéric quand il se verrait laissé seul en tête-à-tête en Allemagne avec Marie-Thérèse. C’était donc une résolution des plus graves, à peser par des considérations autant politiques que militaires, de celles, en un mot, qu’il n’appartient pas à un général de prendre de son chef, mais qu’un souverain digne de ce nom a seul le droit de lui commander.

C’était le cas de voir si Louis XV était ce souverain-là : il voulait bien et on espérait bien qu’il allait l’être ; mais, en ce genre, ni les vœux, ni les espérances ne suffisent. Quand les nouvelles des désastres de Bavière et les dépêches du maréchal de Broglie lui arrivèrent, elles le trouvèrent non pas encore dégoûté, mais étourdi du poids des affaires. Sa bonne volonté durait toujours, bien que quelques connaisseurs crussent déjà remarquer chez lui des traces visibles de distraction et d’ennui, surtout pendant les longues séances du conseil. Mais, en réalité, pour un souverain novice, la situation devenait singulièrement critique. D’une part, en effet, le maréchal de Noailles ne se décidait qu’à regret à envoyer en Bavière une partie de ses meilleures troupes ; il écrivait lettre sur lettre pour demander qu’on l’en dispensât et quand, enfin, il dut s’exécuter, les corps dont il se sépara, convaincus qu’on les envoyait périr dans une terre maudite, se mirent en rumeur et donnèrent des signes d’indiscipline. Un régiment même (celui qu’on appelait le régiment des vaisseaux) entra un moment en pleine rébellion. D’un autre côté, le ministre impérial, à Paris, le prince de Grimberghe, assiégeait rois, ministres et courtisans de ses récriminations contre le maréchal de Broglie, qu’il accusait ouvertement de trahison, et il annonçait hautement que, si son maître n’était pas mieux traité, il quitterait la partie et ferait sa paix à lui seul. Entre ces pressions opposées le pauvre roi perdait le sens : a La Bavière me tourne la tête, » écrivait-il avec désespoir, et, à cet aveu, déjà naïf, il ajoutait cette confession plus sincère encore : « Je ne suis pas plus spirituel que cela ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je fais de mon mieux[21]. » Le nouveau plan du maréchal de Broglie, tombant au milieu de cette confusion, ne fit que l’accroître. Le roi porta les dépêches sur-le-champ au conseil, qui se trouva divisé, ce qui n’est point surprenant, vu la gravité de l’affaire et attendu qu’il l’était déjà sur toutes les autres. Frédéric, dans ses Mémoires, fait de cette petite assemblée un portrait comique à sa manière : il prétend que personne n’y savait son métier, que la guerre y était confiée à un robin, disciple de Cujas et de Bartole, et les finances à un ancien capitaine de dragons, tandis que le ministre des affaires étrangères, Amelot, imitait maladroitement le patelinage du cardinal de Fleury, « comme une fille bossue peut imiter la danse lascive d’un premier sujet d’opéra[22]. » Des caricatures ne sont pas des portraits. La suite devait faire voir que d’Argenson n’était pas un ministre de la guerre incapable, ni Orry un financier sans habileté. Mais la vérité est que la direction manquait à ce conseil sans tête, où l’on sentait (chose à laquelle on se serait difficilement attendu) le vide laissé par la disparition de Fleury. Si l’action du vieillard était débile, au moins elle était unique, et son extrême jalousie du pouvoir avait l’avantage d’en concentrer l’exercice. Après lui, l’unité avait disparu sans que la vigueur eût rien gagné : c’était, dit ici plus justement Frédéric, un « gouvernement mixte qui naviguait sans boussole sur une mer orageuse et n’avait pour système que l’impulsion des vents. » Cette fois, l’orage étant fort et naissant précisément de la contrariété des vents, les opinions se partagèrent aussi et se combattirent, et tout fait croire qu’il y eut, sur la décision à prendre, une de ces discussions qui devenaient parfois si violentes et si bruyantes, que, suivant un témoin oculaire, on n’aurait pas entendu Dieu tonner[23].

Le résultat fut que la majorité étant indécise, on prit un système mixte qui, voulant ménager toutes les chances, réunit, comme c’est l’ordinaire des compromis, tous les inconvéniens sans aucun des avantages des deux partis en balance. Ordre fut donné à Broglie de tenir bon à Ingolstadt tant qu’il pourrait et de reprendre, s’il le pouvait, l’offensive en refoulant de nouveau les Autrichiens. Mais la dépêche qui lui portait cette instruction prévoyait elle-même le cas où il lui serait impossible de l’exécuter ; et dans cette hypothèse, aussi admise d’avance, elle indiquait ce qu’il y aurait à faire pour réaliser le plan tout contraire qu’avait proposé le maréchal : — « Dans le cas, disait la dépêche, où vous seriez obligé de quitter le Danube soit pour ramener l’armée à Straubing, soit pour aller joindre celle du maréchal de Noailles et opérer ensemble, comme vous le proposez, il y aurait des mesures et des précautions à prendre sur lesquelles j’adresse un mémoire détaillé à M. de Vanolles (le chef de l’intendance) qui vous en rendra compte pour recevoir vos ordres sur ce qu’il contient. J’en envoie une copie au maréchal de Noailles par rapport aux arrangemens qu’il y aurait à prendre de sa part si la marche de votre armée était déterminée sur Wimpfen. »

La pièce ainsi rédigée, de manière à mettre les opinions contraires en regard dans une espèce d’équilibre, chacun, comme on peut penser, à l’issue du conseil, ne se fit pas faute de la commenter à sa manière. Le ministre de l’empereur, le prince de Grimberghe, qui attendait à la porte pour savoir le résultat de la délibération, écrivit le soir même à Belle-Isle, avec qui il était resté en correspondance. — « Je m’aperçus au sortir de chez le roi que les ministres étaient fort affectés et, comme je sollicitais d’eux des réponses qu’ils m’avaient promises pour que je les envoyasse par un courrier de l’empereur, j’en ai arrêté quelques-uns par les discours desquels je reconnus que l’air du bureau était que, tout bien considéré, rien ne pouvait se faire aujourd’hui de plus utile pour les affaires de l’empereur que d’ordonner au maréchal de Broglie de se rapprocher incessamment du Rhin avec son armée et faire la droite du maréchal de Noailles… Je répondis qu’il n’y avait que le maréchal de Broglie dont le louable projet avait toujours été de revenir triomphant à la tête de son armée, ou bien quelqu’un de ses fidèles partisans qui pût penser de la sorte pour achever de le combler de gloire par une si belle fuite[24]. »

Broglie, en recevant ces instructions ambiguës, lut sans peine à travers les lignes et comprit qu’il avait des amis dans le conseil qui ne lui sauraient pas mauvais gré de désobéir. D’ailleurs, en cas que l’obéissance fût impossible, ne le laissait-on pas libre d’y manquer ? Or, pour lui, l’impossibilité était démontrée d’avance et la preuve n’était plus à faire. Son parti fut donc pris tout de suite de commencer son mouvement de retraite en suivant la ligne la plus courte pour rejoindre les bords du Rhin, où il espérait encore trouver le maréchal de Noailles, avant sa rencontre avec les Anglais. Le 19 juin, il se mit en marche, et le 22, parvenu à Donawerth, à deux étapes en arrière d’Ingolstadt, il écrivait à d’Argenson : « Si d’ici à deux ou trois jours, vous ne m’envoyez pas de courrier, je partirai avec l’armée pour joindre le maréchal de Noailles. » Il faisait part en même temps de sa résolution à l’empereur et au maréchal de Noailles[25].

Les trois jours marqués comme délai d’attente furent employés par le maréchal à faire tous les préparatifs de sa marche vers le Rhin, opération dans laquelle il était puissamment secondé par le zèle, l’entrain, presque le ravissement de son armée, qui brûlait d’arriver à temps pour prendre part à de nouveaux combats. Le 26, à la dernière heure, au moment où le signal du départ allait être donné, arriva une nouvelle dépêche de Paris, apportée par un courrier, qui était parti le 22. Celle-là était, s’il est possible, encore plus incohérente et plus étrange que la première ; car elle maintenait toujours, d’une part, l’injonction de tenir bon à Ingolstadt si on le pouvait, et, de l’autre l’autorisation de rentrer en France si le séjour de la Bavière devenait impraticable. On prévoyait même qu’il faudrait finir par là, seulement le plus tard possible. La seule chose qui était interdite au maréchal de Broglie, c’était celle qui lui tenait au cœur, à savoir la tentative d’aller joindre le maréchal de Noailles pour se battre avec lui contre les Anglais.

Il faut citer quelques lignes du texte pour comprendre ce que Broglie dut ressentir à cette lecture. « Sa Majesté, lui disait-on, n’exige pas de vous l’impossible… Dans le cas où tout autre parti que celui de la retraite vous paraîtrait impraticable, Sa Majesté se repose sur vous de la route que vous croirez devoir prendre pour votre retour sur le Rhin. Sa Majesté ne croit pourtant pas devoir adopter l’idée que vous aviez d’aller joindre le maréchal de Noailles pour combattre ensemble les alliés de la reine de Hongrie sur le Mein ; il est persuadé que ce maréchal (ici quelques mots dont le déchiffrement est illisible) n’a besoin quant à présent d’aucun secours pour entreprendre sur eux (les Anglais), quand il en trouvera l’occasion, comme il n’y manquera pas. » Ainsi on lui permettait tout, même la fuite, mais on lui interdisait le seul moyen d’enlever à sa retraite le caractère d’une honteuse déroute ; on l’autorisait à ramener en France des convois de blessés et de fugitifs, mais non une armée marchant au combat. C’était évidemment le ministre de l’empereur, qui, revenant à la charge, avait arraché du cabinet ce dernier acte de timidité et d’indécision et imprimé cette dernière oscillation à la balance[26].

Nul doute, cependant, qu’il fallait obéir. La loi du devoir militaire est absolue : l’histoire, pas plus qu’aucun autre tribunal, n’a le droit d’en absoudre la violation. Mais s’il est permis, en ce genre comme en tout autre, de plaider les circonstances atténuantes devant la postérité, celui-là sans doute a le droit de les invoquer qui, chargé du sort d’une grande armée, au lieu de la laisser languir dans le dénûment et l’inaction et de la vouer d’avance à une déroute fatale, a préféré la conduire, au risque de sa vie et de sa fortune, là où on pouvait encore combattre et vaincre. Broglie, d’ailleurs, en prenant le parti de ne tenir aucun compte de cet ordre arrivé in extremis, ne paraît pas avoir éprouvé le moindre scrupule. « Le courrier que vous m’avez envoyé, monsieur, écrit-il à d’Argenson, votre courrier du 22, est arrivé aujourd’hui à midi, et m’a remis la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Vous devez être instruit, par ma précédente, des raisons du parti que j’ai été obligé de prendre de partir d’Ingolstadt pour venir ici, et qui m’obligent aujourd’hui de partir de Donawerth avec l’armée pour aller à Wimpfen. La première de toutes est de n’avoir pas de pain pour l’armée pour plus de quinze jours, à laquelle il n’y a pas de remède ni, je crois, de réponse à faire… Si j’étais resté à Ingolstadt, il y a tout lieu de croire que le prince Charles aurait remonté le Danube pour me couper les communications avec l’Alsace, et même avec M. le maréchal de Noailles. Mais, grâces à Dieu, je n’ai pas donné dans ce torquet… J’ai trop éprouvé, à Prague, ce que c’est que la perte de la communication avec la France pour y retomber une seconde fois, et je ne l’aurais pas fait sans une perte inévitable pour l’armée du roi… J’aurais bien des raisons à vous ajouter, mais les deux que je viens de vous alléguer sont plus que suffisantes, et il n’y a personne qui connaît le local qui puisse en disconvenir… Je ne songe uniquement qu’à ce qui est du bien du service et nullement à ma propre gloire, me conduisant en cela comme un bon sujet et un bon citoyen doit le faire[27]. »

Un envoyé de l’empereur, le comte de Piosaque, arrivant tout alarmé et porteur d’une lettre pressante, ne réussit pas davantage à ébranler sa résolution. « Je ne puis croire, disait l’empereur, que ce soit l’intention du roi que non-seulement on sacrifie mes droits, mais qu’on abandonne mes états à la discrétion des ennemis… Je vous laisse faire des réflexions sur les suites affreuses qu’aurait cet abandonnement et la séparation de mon armée, car, comme empereur, je ne puis porter moi-même le feu de la guerre dans l’empire dont je suis le chef… Je ne puis trop vous répéter que je vous rendrais responsable au roi des suites que pourrait avoir un pareil sacrifice. C’est un parti dont je ne vous crois pas capable. — Sire, répondit le maréchal, M. le comte de Piosaque m’a remis la lettre que Votre Majesté m’a fait l’honneur de m’écrire le 24 de ce mois. Je n’aurais jamais songé à ramener l’armée du roi en France si je ne m’y trouvais forcé par un manque total de subsistances auquel il est impossible de remédier dans le moment présent… Quelque courage qu’on ait, il faut, pour pouvoir s’en servir, que la nourriture ne manque pas à l’homme… Il faut absolument que je rejoigne M. le maréchal de Noailles pour y trouver des magasins et où l’armée puisse être utile à l’avantage de la cause commune… Si Votre Majesté pouvait connaître combien je suis pénétré de tous les malheurs qui lui arrivent, y participant après elle plus que personne, elle me plaindrait assurément[28]. »

Que fallait-il pour que l’acte, à coup sûr très irrégulier, du maréchal de Broglie fût transformé en une de ces fautes heureuses que le succès justifie ? Tout simplement que le maréchal de Noailles, averti de sa venue, prît le parti de l’attendre, ou qu’un délai de quelques jours dans la marche des Anglais eût retardé leur rencontre avec l’armée française. Par malheur, précisément parce qu’aucun concert n’avait été établi entre les deux maréchaux, leurs mouvemens se croisèrent au lieu de se seconder : Broglie quittait Donawerth le 26, et, le 27, Noailles livrait et perdait à Dettingue une bataille longtemps disputée, qu’un secours opportun aurait pu aisément transformer en victoire.

C’est ce qui résulte assez clairement du récit même de cette bataille, tel qu’il nous est fait par les écrivains des deux camps. Il en ressort jusqu’à l’évidence que le moindre changement dans la proportion des forces matérielles pouvait décider du sort de la journée. Car, sous le rapport moral, il s’en faut bien que les deux armées qui se rencontrèrent ce jour-là eussent rien à se reprocher ou à s’envier l’une à l’autre. L’indécision, l’incohérence dans le commandement, la discorde entre généraux, la mollesse ou l’indiscipline des soldats n’étaient nullement des faiblesses ou des vices particuliers à l’armée française. Celle des alliés en avait sa bonne part, à peu près égale, sinon supérieure. Les troupes anglaises en particulier, comme c’est assez l’habitude de nos voisins d’outre-Manche au début de toutes les guerres, étaient aussi mal équipées, aussi mal disciplinées que mal conduites. Pour commencer, on avait eu la plus grande peine à les décider à monter sur les bâtimens qui devaient les conduire de l’autre côté de la mer, un embarquement et une navigation étant alors pour des insulaires une beaucoup plus grande affaire qu’aujourd’hui. Un régiment entier de highlanders écossais se mit en révolte, au moment de partir, et retourna dans ses montagnes au son de la cornemuse, en disant tout haut qu’on les avait fait venir pour défendre la patrie, mais non pour aller au-delà de l’océan chercher querelle à des gens qu’ils ne connaissaient pas. Le ministre Carteret, d’ailleurs, mettait lui-même très peu d’empressement à hâter le départ, espérant toujours que quelque incident diplomatique le dispenserait de cette mesure périlleuse, laissant même parfois entendre, en confidence, qu’il ne songeait qu’à satisfaire le parlement par une démonstration apparente. Puis, une fois débarqué sur le continent, la jonction du corps anglais avec les Flamands amenés par le duc d’Aremberg, les Hessois auxiliaires et les Hanovriens fut lente et difficile, le tempérament emporté de lord Stairs s’accordant mal avec le caractère plus calme du général autrichien. Enfin quand le roi George lui-même vint au camp accompagné de son ministre, plus d’un débat s’éleva entre le général qui voulait marcher en avant, à tout hasard et à tout rompre, et le ministre qui se flattait encore qu’on pourrait ajourner une rencontre sanglante, ou que le maréchal de Noailles viendrait offrir la bataille à l’entrée même du territoire allemand et dispenserait les troupes anglaises de s’y enfoncer trop avant[29].

L’une et l’autre espérance furent trompées : Noailles, avait bien eu la pensée un instant de se porter sur le cours inférieur du Rhin, en s’emparant (suivant le conseil peut-être perfide donné par Frédéric à Valori) des petites souverainetés ecclésiastiques et de la ville impériale de Francfort ; mais il recula sagement devant la pensée du soulèvement que pouvait susciter en Allemagne la violation de ces territoires indépendans. Il vint se poster sur la frontière du Haut-Palatinat entre le Mein et le Neckar, s’étendant sur la rive droite d’une de ces rivières et la rive gauche de l’autre, barrant ainsi la communication avec la Bavière. Il eut même quelque mérite à garder cette attitude prudente, qui suivant l’opinion défavorable alors répandue en Allemagne au sujet des armées françaises, lui était imputée à timidité et lui attirait des reproches assez amers de la part des spectateurs les plus bienveillans ; mais, comme il ne bougeait pas de cette ligne défensive, il fallut bien que l’armée anglaise vînt l’y chercher. Lord Stairs le fit avec autant de maladresse que d’imprudence ; il s’avança au-delà de Francfort, sur la droite du Mein, et vint camper entre les petites villes de Dettingue et d’Aschaffenbourg, dans une plaine étroite où il n’avait pu parvenir qu’en traversant des gorges assez resserrées. C’était une sorte de camp retranché dont il croyait avec raison qu’il serait impossible de le débusquer par la force. Le calcul eût été juste si son adversaire eût fait la faute de venir l’y attaquer ; mais Noailles, (évitant toujours de prendre aucune initiative, se borna à couper à l’armée anglaise toutes les subsistances qui pouvaient lui venir du cours supérieur du Mein et de la Franconie. Au bout de quelques jours, lord Stairs s’aperçut que, s’il était difficile de le chasser de son enclos, il était également malaisé pour lui d’y vivre avec les convois insuffisans et mal organisés qui lui arrivaient péniblement des bords du Rhin par le couloir étroit qu’il avait traversé lui-même. Se trouvant dans la gêne, il songea à se dégager en faisant un mouvement rétrograde du côté de la ville de Hanau. C’était le moment qu’attendait Noailles. Bien que manœuvrant toujours sur la rive gauche du Mein, il s’était rapproché assez de cette rivière pour avoir pu jeter en amont d’Aschaffenbourg et en aval de Dettingue des ponts qui lui permettaient de passer à volonté sur la droite. De plus, il avait rangé sur la rive gauche elle-même des batteries dont la portée dépassait beaucoup la largeur du cours d’eau et pouvait atteindre aisément l’armée qui manœuvrait sur l’autre rive. Il plaça à la tête des ponts qui débouchaient du côté de Dettingue son neveu, le duc de Gramont, avec trois brigades d’infanterie, les gardes-françaises et la maison du roi. Lui-même, avec le reste de l’armée, demeura en arrière d’Aschaffenbourg ; son plan était de s’emparer de cette localité aussitôt que les Anglais l’auraient quittée pour commencer leur marche rétrograde et de se mettre à leur suite en les pressant sur leurs derrières. En même temps, les batteries postées au-delà du Mein, commençant leur feu, devaient les prendre en flanc. Enfin, en arrivant en face de Dettingue, ils auraient trouvé le duc de Gramont et son monde qui, traversant le Mein, leur auraient présenté un front menaçant. Pris ainsi de trois côtés, en arrière, en avant et sur leur gauche, il ne serait resté aux Anglo-Autrichiens d’autres ressources que de capituler, l’étroit passage qui restait ouvert sur la droite ne leur permettant pas de se retirer assez vite pour éviter une poursuite victorieuse. « Ce plan, dit Frédéric, était digne d’un grand capitaine. » Louis XV, moins bon juge, en pensait de même quand le comte de Noailles, envoyé en courrier par son cousin le maréchal, vint le soumettre à son approbation. « Je pense, écrivait-il, que vous préviendrez les ennemis aux défilés ou que vous ne les y laisserez pas passer impunément, désirant autant que le comte de Noailles que vous puissiez frotter d’importance ces messieurs Anglo-Autrichiens ; vous voyez que je me conforme aux mots nouveaux quand ils me paraissent bons[30]. »

Tout sembla d’abord marcher à souhait : dans la nuit du 26 au 27, les ennemis ayant évacué Aschaffenbourg pour se diriger sur Hanau, Noailles fit aussi passer le Mein à son corps d’armée, qui s’y établit. Puis, courant lui-même au poste où il avait laissé le duc de Gramont, il présida de sa personne au passage de ses troupes, qui s’emparèrent tout aussi heureusement du village de Dettingue. L’Anglais était ainsi pris au filet : il n’y avait qu’à le laisser avancer pour qu’il se trouvât à la fois cerné et criblé en tête, en flanc et en queue, de manière à ne pouvoir ni avancer, ni se maintenir plus de quelques heures. Du point élevé où s’était placé Noailles, il voyait déjà les batteries postées, au-delà du Mein porter le désordre dans les rangs ennemis qui passaient sous leur feu. Tout à coup, à sa grande surprise, il aperçut les troupes, qu’il avait laissées à Dettingue opérant un mouvement offensif qu’il n’avait pas commandé et débouchant dans la plaine où les Anglo-Autrichiens avançaient péniblement. Vainement se porta-t-il lui-même à toute bride pour arrêter une manœuvre qui dérangeait tous ses calculs, il était trop tard. C’était le jeune duc de Gramont, qui, au lieu de se contenter du rôle qui lui était assigné et croyant la journée gagnée, voulait s’en attribuer tout le mérite par un coup d’éclat. A l’instant, tout changea de face : l’artillerie du Mein dut cesser son feu, ne sachant plus sur qui porteraient ses coups lancés au hasard dans une mêlée où amis et ennemis étaient confondus. Puis, dans l’engagement qui suivit, les troupes de Gramont, si inopinément compromises et parmi lesquelles figuraient beaucoup de milices et de recrues, ne se trouvèrent nullement de force avec le gros de l’armée qu’elles venaient braver et se troublèrent quand cette infériorité fut trop visible. L’infanterie anglaise, au contraire, retrouvant l’avantage, qui, de tout temps lui a appartenu, résista, dit Noailles lui-même, comme une muraille d’airain. Pendant que Noailles allait chercher les troupes qu’il avait laissées en arrière à Asehaffenbourg et avant qu’il eût eu le temps de les amener à la rescousse, la débandade se mit dans les rangs français. La maison du roi, seule, tint bon, mais les gardes-françaises elles-mêmes lâchèrent pied, et beaucoup, prenant la fuite au hasard, se jetèrent dans le Mein pour passer à la nage.

Au même moment, à la vérité, une aventure assez ridicule arrivait au roi d’Angleterre : depuis le matin, il chevauchait à la tête de sa troupe, armé d’un énorme pistolet à sa ceinture, et, de plus, d’une épée de bataille d’une prodigieuse longueur, qu’il tirait de temps à autre en disant : « Sus au roi de France ! il est mon ennemi ; vous allez voir comme je le combats. » Pendant qu’il se livrait à ses vanteries, son cheval, effrayé de la canonnade, le jeta à terre et il se vit entouré d’un gros de cavaliers français qui allaient l’emmener prisonnier s’il n’eût été secouru à temps. L’action se prolongea ainsi, avec ces alternatives de succès et de revers partiels, toute la journée : elle fut très sanglante et coûta surtout la vie à beaucoup d’officiers du premier rang, qui s’efforçaient de maintenir ou de ramener leur troupe ébranlée. Les héritiers des noms les plus illustres de France, Harcourt, Gontaut, Rochechouart, Sabran, figurèrent parmi les morts et les blessés, et, dans le nombre, on remarquait le jeune comte de Boufflers, âgé de dix ans et demi, qui tomba frappé d’un boulet et supporta, avant de mourir, l’amputation d’une jambe avec un courage plus que viril. Du côté des Anglais, le duc de Cumberland, frère du roi, fut emmené grièvement blessé du champ de bataille. Au tomber du jour, Noailles mit un terme au combat en faisant repasser toutes ses troupes sur la gauche du Mein[31].

Était-ce vraiment là une défaite ? On pouvait raisonnablement en douter. Car si le terrain restait à l’ennemi, et si George se vantait d’avoir pu souper sur le champ de bataille, il n’en fut pas moins très pressé de le quitter, craignant de retomber de nouveau dans le piège dont il était sorti par miracle ; de sorte qu’on eut le spectacle singulier d’un vainqueur qui battait en retraite, tandis que le vaincu rentrait paisiblement dans ses positions et même reprenait le lendemain possession de celles que son adversaire avait évacuées. Le roi d’Angleterre avait même si grande hâte de se trouver hors de toute atteinte qu’il donna l’ordre de laisser les blessés et les malades en arrière, et lord Stairs les recommanda par une lettre pressante à la générosité du maréchal de Noailles. Après tout, Noailles pouvait se dire que son but était atteint, puisque l’armée pragmatique n’avait pas pénétré dans la Bavière, dont il était chargé de leur interdire l’entrée. Aussi, dans son premier bulletin envoyé à Paris le lendemain (bien que ne déguisant nullement la vérité, puisqu’il parlait avec une juste sévérité de la mollesse de ses troupes, principalement des gardes-françaises), il ne se plaignait que du demi-succès de la journée. Des lettres privées, arrivées en même temps, parlaient presque d’une victoire, et on illumina dans quelques quartiers de Paris.

Mais tout dut changer de face naturellement aux yeux de Noailles lui-même quand l’évacuation de la Bavière par le maréchal de Broglie lui fut connue et que, par là, disparaissait le seul résultat qu’il pût se flatter d’avoir obtenu. La seconde nouvelle suivit de près la première, la complétant et la commentant d’une manière déplorable. C’était le désastre : les avantages partiels dont Noailles s’était prévalu dans sa première dépêche ne parurent plus alors qu’une atténuation calculée de la vérité, dont on imputa la faute, soit au maréchal, qui n’avait pas tout avoué, soit au gouvernement, qui n’avait pas voulu dire tout ce qu’il savait. Chose singulière et qui fait voir à quel degré était portée l’impopularité de la guerre d’Allemagne, on fut généralement plus sévère pour Noailles à moitié vainqueur dans l’accomplissement de ses instructions que pour la retraite de Broglie opérée en violation des siennes. Tandis qu’on admirait l’opération qui ramenait les troupes de Bavière, qu’on croyait perdues, saines et sauves sur le Rhin, on ne tarissait pas en plaisanteries sur l’imprudence du duc de Gramont et la lâcheté de ses soldats ; les gardes-françaises, sauvées à la nage, n’étaient plus appelées que les canards du Mein, et la journée tout entière reçut le sobriquet de bataille des bâtons rompus, parce qu’on supposait que le duc de Gramont et le duc d’Harcourt, qui le secondait, n’avaient songé par leur manœuvre irréfléchie qu’à gagner le bâton de maréchal. Plusieurs demandaient même sérieusement que les ducs fussent traduits devant un conseil de guerre ; et Noailles, pour avoir défendu ses parens, fut accusé d’avoir écouté avec faiblesse la voix du sang[32].

En revanche, si Paris lui fut sévère, il trouva à qui parler à Francfort, où il se rendit dans les jours qui suivirent la bataille. L’empereur y était déjà arrivé en fugitif, au comble de l’irritation comme de l’épouvante. Avant de quitter Augsbourg, il avait laissé au maréchal Seckendorf l’ordre d’obtenir à tout prix une suspension d’armes en promettant la neutralité absolue des troupes impériales. L’impératrice, les ministres, toute la cour se répandaient en imprécations contre le maréchal de Broglie d’abord, puis contre la France : c’était à qui voulait courir se jeter aux pieds du roi George et se mettre à sa merci. Ces menaces et ces malédictions étaient, à la vérité, de temps à autre interrompues par des supplications faites sur un tout autre ton, à l’effet d’obtenir quelques subsides dont le besoin était urgent. Non-seulement les troupes, mais même le service le plus intime et tout le personnel de la maison de l’empereur n’étaient pas payés ; ses domestiques ne recevaient pas leurs gages, et les fournisseurs de sa table se plaignaient tout haut d’être obligés de le nourrir à crédit. Quand Noailles arriva, il se jeta dans ses bras tout en larmes en le remerciant d’avoir, au moins lui, tenté quelque chose en sa faveur. Noailles employa, pour étancher ses pleurs et relever son courage, toutes les ressources de l’éloquence persuasive dont il était doué et qui parut d’autant plus flatteuse aux oreilles du prince qu’elle différait davantage du régime rude et hautain auquel le maréchal de Broglie l’avait accoutumé, « Sire, lui disait Noailles en le suppliant de ne pas se laisser abattre, croyez-en la parole d’un vieux militaire qui s’est trouvé dans un grand nombre d’événemens et dans toute sorte d’épreuves. J’ai vu la France dans un temps où le succès accompagnait ses armées et je l’ai vue dans les temps de revers… J’ai vu deux fois le roi catholique forcé de sortir de sa capitale et deux fois son rival s’y faire reconnaître pour roi : la constance et la sagesse ont enfin triomphé ; il a chassé l’ennemi et il est demeuré maître de son état… Au surplus, c’est dans l’adversité et dans les revers que les grandes âmes se font connaître ; celle de Votre Majesté est de ce nombre. » Une lettre de change de 40,000 écus, que Noailles ne craignit pas de souscrire sous sa responsabilité personnelle ajoutait naturellement quelque poids à ces généreuses exhortations[33].

Après ces excitations données à son courage et ce soulagement à ses besoins pressans, il y avait encore une autre manière presque aussi efficace de calmer le pauvre souverain, c’était de satisfaire ses ressentimens en obtenant qu’un châtiment exemplaire fût infligé au maréchal de Broglie. C’est à quoi Noailles lui-même, très mécontent du collègue qui, en essayant de le secourir, n’avait fait que le compromettre, ne demandait pas mieux que de s’employer, « On ne pourra persuader à personne, écrivit-il avec vivacité au roi, que M. le maréchal de Broglie soit revenu sans les ordres de Votre Majesté, et on ne pourra le faire croire à l’Europe entière pas plus qu’à vos propres sujets si Votre Majesté ne donne des marques publiques et visibles de son mécontentement, qui prouvent qu’elle n’a aucune part à une démarche qui est sans exemple et qui peut devenir funeste dans ses conséquences. »

Il demanda donc non-seulement qu’on enlevât à Broglie son gouvernement de l’Alsace, mais qu’on l’éloignât de la cour et que l’on comprît dans sa disgrâce l’abbé de Broglie, qui était soupçonné (bien à tort, nous l’avons vu) de l’avoir encouragé. Il eut satisfaction, mais ce ne fut pas sans peine, car tous ceux qui avaient tremblé pour leurs parens savaient gré à Broglie de les avoir tirés de cette Allemagne détestée ; et les ministres (y compris celui de la guerre) n’étaient pas fâchés d’avoir, à quelque prix que ce fût, la libre disposition d’une armée qu’ils avaient presque désespéré de revoir. Bref, coûte que coûte, on était débarrassé de l’Allemagne. Aussi Louis XV, en chargeant Noailles d’annoncer à l’empereur les dispositions sévères prises pour le contenter, croyait-il devoir s’excuser d’y avoir mis dans la forme quelques ménagemens. — « Vos désirs sont prévenus sur le maréchal de Broglie, lui écrivait-il ; les ordres sont partis pour qu’il vous remette le commandement de son armée, et qu’il se rende à Strasbourg, où il recevra de nouveaux ordres. Ces nouveaux ordres doivent être partis pour qu’il quitte l’Alsace et qu’il vienne à Chambray (la terre du maréchal) sans passer à Paris ni à la cour. Il est vrai que je n’ai pas voulu lui faire cette dernière signification par mon ministre de la guerre, mais je la lui ai fait faire par le contrôleur général son ami, qui, par parenthèse, l’abandonne entièrement dans cette occasion-ci. Cela lui sera plus doux, mais aura pourtant toujours le même effet de marquer mon mécontentement tant envers la nation française qu’envers l’empereur. L’abbé a pris son parti tout seul ; il y a dix-huit jours qu’il s’est exilé lui-même à son abbaye[34]. »

Mais, presque le même jour, le ministre des affaires étrangères Amelot écrivait à un de ses ambassadeurs : « Il est difficile de pouvoir juger de si loin si le maréchal de Broglie pouvait différer de prendre une pareille résolution, mais outre toutes les raisons qu’il donne pour justifier sa conduite, il y en avait peut-être encore d’autres qu’il ignorait et qui ne font pas regretter qu’il ait quitté un pays où l’armée du roi pouvait courir les plus grands dangers. J’ai su depuis que, pendant que M. de Seckendorf excitait M. de Broglie à tenir ferme, il négociait un traité de neutralité entre la reine de Hongrie et l’électeur palatin[35]. » L’exil du maréchal de Broglie dans sa terre de Chambray, écrit un chroniqueur du temps, révolta tout le monde ; des gens sans passion en parlent différemment. »

Avec de pareilles dispositions, il est à croire que la disgrâce du maréchal n’eût été ni bien longue ni bien sévère, mais tant de fatigues et d’émotions avaient brisé le corps du vieux guerrier, et à peine arrivé dans son nouveau duché de Broglie, il fut frappé d’un coup d’apoplexie qui le mit pour jamais hors de service. Il ne fit plus que languir et devait mourir deux ans plus tard, léguant à l’aîné de ses fils, qui ne l’avait pas quitté dans ses épreuves, avec l’héritage de ses talens militaires, celui de ses rudes et implacables inimitiés contre ses rivaux. Noailles, du reste, ne put pas longtemps se faire auprès de l’empereur un mérite de l’avoir vengé ; car, dès le mois de juillet, il était obligé lui-même de lui annoncer qu’il devait donner à ses troupes l’ordre d’un nouveau mouvement de retraite et les ramener au-delà du Rhin pour défendre les frontières françaises menacées. C’était le prince Charles qui, ne trouvant plus rien devant lui en Bavière, s’avançait à grandes marches vers l’Alsace. Force était bien d’aller lui tenir tête et de joindre cette fois pour un effort commun et concerté les deux seules armées qui fussent conservées à la France, celle qui venait d’être engagée à Dettingue et celle que Broglie avait ramenée de Bavière. D’ailleurs, une fois que l’empereur posait les armes et se renfermait dans la neutralité, les Français, qui n’avaient jamais été que ses auxiliaires, n’avaient plus de prétexte pour rester en Allemagne. Quelque légitime et même nécessaire que fût cette retraite et quelques ménagemens que Noailles mît à l’apprendre à l’empereur, le malheureux prince, en se voyant cette fois tout à fait délaissé, eut un nouvel accès de désespoir. « Je suis extrêmement sensible, écrivait-il à Noailles, dans une lettre tout entière de sa propre main, de ce que le roi est touché de la situation où je me trouve, et réponds sur ceci, à peu près ce que la connétable aimée et estimée de Louis XIV (Marie Mancini) a répondu à ce prince lorsqu’elle se vit abandonnée : « Vous êtes roi, vous m’aimez et je pars, » disait-elle. Je dirai à mon tour : « Vous êtes roi, vous êtes touché de mon sort, vous êtes le roi le plus puissant de mes alliés et vous m’abandonnez, et je perds par cet abandon tout ce que je puis perdre… Ma situation est la plus affreuse que jamais on aura vue dans l’histoire…Malgré tout, ajoutait-il pourtant en terminant, le roi peut être assuré que mon cœur ne changera jamais de sentimens et que les mouvemens de la proximité du sang, aussi bien que de l’amitié, ne seront jamais étouffés… Vous pouvez, si vous le voulez, présenter ceci au roi pourvu que personne d’autre ne le voie[36]. » — Si le roi vit la lettre, je ne sais ce qu’il en pensa, peut-être tout simplement que, de quelque façon qu’on se délivrât d’un allié qui coûtait si cher, le bénéfice surpasserait encore la perte.

Presque le même jour où la désolation était ainsi portée à son comble à Francfort, on triomphait à Vienne. C’est à Lintz que Marie-Thérèse, venue pour surveiller de près elle-même les opérations de son beau-frère Charles en Bavière, avait appris la journée de Dettingue. Elle se hâta d’en faire compliment, par des billets de sa propre main, au roi George, dans son camp, et à son adorateur Robinson, dans son ambassade. Puis elle s’embarqua pour descendre le Danube et regagner sa capitale. « Le 4 de ce mois, écrit Robinson, la reine est rentrée à Vienne par le fleuve ; malgré tant de succès remportés pendant son absence, aucun cérémonial n’était prescrit pour son entrée ; mais l’élan des cœurs et les acclamations spontanées en ont fait un véritable triomphe. La cour avait l’ordre d’attendre Sa Majesté au palais où elle devait être reçue en gala, mais, dès le matin, toute la population désertant la ville, se porta d’elle-même à sa rencontre, en remontant les bords du fleuve jusqu’à une distance de deux milles allemands. « Quand l’embarcation parut en vue des murs de Vienne, la reine se fit voir sur l’avant, qui était élégamment décoré, et un immense applaudissement l’accueillit. Après avoir mis pied à terre au milieu d’une foule qui baisait ses pieds, ses mains et le bord de ses vêtemens, elle se dirigea vers le palais, où l’attendait, sur le péristyle, sa mère l’impératrice douairière, entourée de ses jeunes enfans. » Du haut d’une fenêtre ouverte, le jeune archiduc Joseph, encore dans les bras d’une gouvernante, lui faisait un signe caressant de la main en agitant un petit étendard.

Avant de se retirer dans ses appartemens, la reine s’arrêta dans la salle qui précédait sa chambre, et s’adressant à haute voix à l’assistance, elle remercia le ciel de ses faveurs pour la maison d’Autriche, et après Dieu le roi d’Angleterre. Ce jour et les suivans, toute la ville resta en liesse. — « Vous ne sauriez croire, écrivait le chargé d’allaires Vincent, à quel point cette nouvelle a porté l’arrogance des gens de ce pays-ci : j’y suis regardé comme le dernier des hommes et j’y mourrai de chagrin et de misère. Le peuple assemblé dans les rues fait un bruit épouvantable et menace en criant de massacrer tous les Français qui sont ici[37]. »

Mais l’orgueilleuse souveraine avait parlé trop haut, et les échos de sa voix portés à Berlin allaient arracher, par un réveil soudain, le plus redoutable des ennemis de l’Autriche à son inquiet et égoïste isolement. Quand Thérèse était portée sur le pavois, Frédéric ne pouvait plus dormir en paix.


Duc DE BROGLIE.

  1. Droysén, t. II, p. 17,18, 35, 36. — Pol. Corr., t. II, p. 260 et passim, 294, 295 et passim.
  2. Hyndford à Carteret, 17 décembre 1742. (Record Office.) — Cette conversation et celles qui vont suivre sont antérieures, je dois en convenir, à plusieurs faits que je viens de relater : l’entrée du maréchal de Noailles au conseil, le couronnement de Marie-Thérèse à Prague, etc. Mon excuse pour ce déplacement est que, dans les situations qui se prolongent sans changement et où les questions renaissent à plusieurs reprises sans recevoir de solution immédiate, il serait impossible, sans tomber dans la confusion et sans revenir à tout instant sur ses pas, de suivre l’ordre chronologique tout à fait rigoureux. La résolution du roi d’Angleterre de diriger ses troupes sur l’Allemagne fut annoncée bruyamment dès la fin de l’année 1742, puis. suspendue par divers motifs, enfin exécutée au printemps de 1743. A chaque fois, elle excita chez Frédéric la même irritation. C’est au moment de la première menace que se rapportent ces entretiens caractéristiques qui révèlent si bien le fond du cœur du souverain prussien.
  3. Hyndford à Carteret, 18 décembre 1742. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)
  4. Pol. Corr., t. II, p. 327.
  5. Hyndford à Carteret, 17-20 décembre 1742. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)
  6. Pol. Corr., t. II, p. 355. — Podewils au roi de Prusse.
  7. Droysen, t. II, p. 36-44, 55-57, 60-62, 71-73, — Pol..Corr., t. II, p. 302, 313, 320, 324, 327, 329, 332, 339, 351, 360, 361. — D’Arneth, t. II, p. 207, 210. — Hyndford à Carteret, 16 février 1743. — Carteret à Hyndford, 1er mars 1743. (Correspondance de Prusse. Record Office.) — Carteret à Robinson, 13 mars 1743. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — Rescrit impérial du 6 mars 1743. (Correspondance de Bavière, Ministère des affaires étrangères.) — Blondel à Amelot, 14, 15 mars, 1er avril, 18 mai 1743. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.) — Bussy à Amelot, mars 1743. (Correspondance d’Angleterre. Ministère des affaires étrangères, ) — De Sade à Amelot, 21 janvier 1743. (Correspondance de Cologne.)
  8. Valori à Amelot, 21, 29 janvier 1743. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.) — Hyndford à Carteret, 12 février 1743. (Correspondance de Prusse. Record Office.)
  9. Valori à Amelot, 11, 15 décembre 1742, 19 février, 19, 22 mars 1743. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  10. Hyndford à Carteret, 1er février 1743. (Correspondance de Prusse. Record Office.)
  11. Valori à Amelot, 8 janvier 1743. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  12. Valori au roi, 9, 19 mars 1743. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  13. Valori au roi, 9,19, 30 mars. (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)
  14. Histoire de mon temps, chap. VIII. — Nous citons ici le premier texte de cet ouvrage, écrit par Frédéric en 1746, et qui fut remanié par lui depuis lors en 1775. Dans ce premier travail, Frédéric parlait de lui-même à la première personne au lieu d’employer la troisième comme il fit dans le second, en suivant l’exemple de César dans ses Commentaires. Plusieurs passages cités, notamment celui qui est ici, ont été considérablement modifiés en passant d’un texte à l’autre.
  15. Le maréchal de Broglie au comte d’Argenson, 28 janvier 1743. (Ministère de la guerre.) — C. Rousset, le Maréchal de Noailles, introduction, p. XI. — Le maréchal de Broglie à Charles VII, 27 décembre 1742. (Bibliothèque nationale. Fonds de nouvelles acquisitions.)
  16. L’abbé de Broglie à la maréchale. (Papiers de famille, passim.)
  17. Le comte d’Argenson au maréchal de Broglie, 5 avril 1743. (Ministère de la guerre.)
  18. Carlyle, t. III, p, 653. — Mémoires de Luynes, t. V, p. 26.
  19. Le maréchal de Broglie au comte d’Argenson, 7 juin 1743. (Ministère de la guerre.)
  20. Dans une lettre de Maurice de Saxe a son père le roi Auguste, écrite le 13 juin, on voit que, s’il n’avait pas suggéré le plan du maréchal, au moins il le connaissait et n’y avait pas fait d’opposition. « Je crois, dit-il, que nous pourrions bien recevoir l’ordre de nous rapprocher de M. de Noailles et d’évacuer la Bavière. Notre cavalerie est complète et nos bataillons sont à trois cents. Les Français désirent plus que les ennemis être hors de ce pays. Je me lasse enfin de voir des cadavres épars et privés de sépulture. » (Maurice, comte de Saxe, par M. de Vitzthum. Leipzig, 1867, p. 471.)
  21. Le roi au maréchal de Noailles, 4 juin 4743. — Rousset, t. I, p. 97. — Plusieurs mémoires existant au ministère de la guerre attestent la résistance que mit le maréchal de Noailles à envoyer le renfort réclamé par le maréchal de Broglie. — Chambrier au roi de Prusse, 17 juin 1743. (Correspondance interceptée. Ministère des affaires étrangères.)
  22. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. III. La comparaison d’Amelot avec une danseuse a disparu du texte définitif. — D’Argenson, Journal, t. IV, p. 164. — Chambrier affirme qu’Amelot ne cessait d’être du parti du maréchal de Broglie, tandis que les lettres de Tencin font voir que le cardinal lui était très opposé.
  23. Le comte d’Argenson au maréchal de Broglie, 13 juin 1743. (Ministère de la guerre.) — Camille Rousset, Correspondance de Noailles, t. I, p. 97.
  24. Le prince de Grimberghe à Belle-Isle, 22 juin 1743. (Correspondance de Bavière. Ministère des affaires étrangères.) — (Mémoires du duc de Luynes, t. V, p. 23.)
  25. Le maréchal de Broglie au comte d’Argenson, 23 juin 1743. (Ministère de la guerre.)
  26. Le comte d’Argenson au maréchal de Broglie, 23 juin 1743. (Ministère des affaires étrangères. Correspondance de Bavière.)
  27. Le maréchal de Broglie au comte d’Argenson, 26 juin 1713. (Ministère de la guerre.) — Rousset, t. I, p. 53.
  28. L’empereur au maréchal de Broglie. — Le maréchal à l’empereur, 24 et 25 juin 1743. (Ministère de la guerre.)
  29. Bussy à Amelot, 31 mai 1743. (Correspondance d’Angleterre. Ministère des affaires étrangères.)
  30. Le roi au maréchal de Noailles, 22 juin 1743. — Rousset, t. I, p. 109.
  31. Voir le détail de cette journée dans la dépêche du maréchal de Noailles au roi du 28 juin 1743 (Ministère de la guerre), et dans le récit fait par M. Camille Rousset, t. I, introduction, p. 60, 66. Voir aussi Frédéric, Histoire de mon temps, et Voltaire, Siècle de Louis XIV. — L’incident relatif au roi d’Angleterre est tiré des dépêches de Valori, 13 juillet 1743, à qui le roi de Prusse l’avait raconté en plaisantant durement sur le compte de son oncle.
  32. Mme de Tencin au duc de Richelieu, 11 juillet 1743. — Chambrier au roi de Prusse, 8 juillet 1743. (Ministère des affaires étrangères.)
  33. Noailles à l’empereur, 2 mai 1747. (Bibliothèque nationale. Fonds de nouvelles acquisitions.) — Blondel, résident à Francfort et Lautrec, ambassadeur auprès de l’empereur, juillet 1743, passim. (Correspondance d’Allemagne et de Bavière. Ministère des affaires étrangères.)
  34. Le roi au maréchal de Noailles, 13 juillet 1743. — Rousset, t. I, p. 161.
  35. Amelot à l’évêque de Rennes, ambassadeur en Espagne, 7 juillet 1743. (Correspondance d’Espagne. Ministère des affaires étrangères.) — Revue rétrospective, t. V, p. 443. — Chambrier au roi de Prusse, 8 juillet 1743. — Frédéric, dans ses Mémoires, prétend que le maréchal de Broglie donna un bal à sa rentrée à Strasbourg. Il n’y a pas le moindre fondement à cette assertion.
  36. L’empereur au maréchal de Noailles, 24 juillet 1743. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.)
  37. Robinson à Carteret, 6 Juillet 1743. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — Vincent à Amelot, 3 et 6 juillet. (Correspondance de Vienne. Ministère des affaires étrangères.) — D’Arneth, t. II.