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La Prison du Mid-Lothian/Chapitre 03

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La Prison du Mid-Lothian ou La jeune caméronienne
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 26p. 38-45).


CHAPITRE III.

L’EXÉCUTION.


Et toi, eau-de-vie, grande divinité qui domines sur cette ville (quand nous sommes à demi ivres), prépare-toi à nous délivrer de ces noirs coquins de la garde urbaine.
Fergusson.


Le capitaine John Porteous, nom mémorable dans l’histoire d’Édimbourg, aussi bien que dans les registres de la justice criminelle, était fils d’un habitant d’Édimbourg, qui s’efforça de lui apprendre son métier de tailleur ; mais le jeune homme avait un goût prononcé pour la dissipation, et finit par s’engager dans le corps écossais qui fut long-temps au service des États de Hollande, et qu’on appelait le corps scoto-hollandais. Il y apprit la discipline militaire, et étant revenu à Édimbourg, après avoir mené une vie oisive et vagabonde, les magistrats le chargèrent en 1715, année si féconde en troubles, de discipliner la garde de la ville, dont il fut ensuite nommé capitaine. Il ne dut ce grade qu’à ses connaissances militaires et à son caractère résolu et déterminé ; car il passait pour un homme de mauvaise conduite, pour un fils dénaturé, pour un mari brutal. Toutefois il rendait de grands services dans sa place, et sa rudesse autant que sa sévérité le rendirent l’effroi des tapageurs et de tous les perturbateurs de la paix publique.

La troupe qu’il commandait, forte d’environ cent vingt hommes, est, ou plutôt était divisée en trois compagnies. Elle était armée, vêtue et organisée comme un corps régulier, et composée en grande partie de vieux soldats qui s’y enrôlaient parce qu’il leur était permis de travailler de quelque métier quand ils n’étaient pas de service. Ils étaient chargés de maintenir l’ordre, de réprimer le tumulte et le vol dans les rues, enfin de faire une police armée et de surveiller dans toutes les occasions où l’on pouvait craindre quelque trouble ou quelque émeute[1]. Le pauvre Fergusson, que son inconduite mit souvent en rapport de plus d’une manière désagréable avec ces gardiens de la tranquillité publique, et qui parle d’eux si souvent qu’on pourrait l’appeler leur poète officiel, donne à ses lecteurs cet avis ; dont sa propre expérience sans doute lui avait fait sentir l’importance :

Gens qui revenez de la foire,
Évitez l’escouade noire ;
De tels sauvages nulle part
Ne sauraient frapper le regard.

Dans le fait, les hommes de cette garde, tous anciens militaires, encore assez vigoureux pour un tel service, et pour la plupart montagnards, n’étaient disposés, ni par leur naissance, ni par leur éducation, ni par leurs premières habitudes, à endurer patiemment les insultes de la populace et la pétulance insolente des écoliers débauchés ou des vauriens de toute espèce avec lesquels leurs fonctions les mettaient en contact. On peut ajouter que le caractère de ces vieux soldats était aigri par les outrages dont la populace les accablait en toute occasion, et il aurait eu souvent besoin d’être adouci par les paroles du poète que nous avons déjà cité :

Soldats, pour l’amour de vous-mêmes,
Pour l’amour de l’Écosse au gâteaux succulents,
Ne soyez point si durs envers tous ces enfants ;
Redoutez de longs anathèmes ;
Que la hache du Lochaber[2],
Que le fusil aux lugubres emblèmes,
Épargnent un sang aussi cher !

Les jours de fêtes particulièrement, une escarmouche avec ces vétérans était un divertissement favori pour la populace d’Édimbourg. Bien des gens qui liront peut-être ces pages, se rappelleront avoir vu de ces scènes auxquelles nous faisons allusion. Mais ce corps vénérable peut être regardé maintenant comme n’existant plus. Il a disparu graduellement comme les cent chevaliers du roi Lear. Les magistrats à mesure qu’ils se succédèrent, tels entre autres Gonerille et Regane, en diminuèrent successivement le nombre, après s’être fait cette question : « Qu’avons-nous besoin d’une garde de cent vingt hommes ? Qu’avons-nous besoin de quatre-vingts ? Qu’avons-nous besoin de cinquante ? » Enfin on en est presque venu à dire : « Qu’avons-nous besoin d’un seul ? » Cependant on peut voir encore çà et là le spectre d’un montagnard, à la barbe et aux cheveux gris, le visage couvert de cicatrices, courbé par l’âge, la tête couverte d’un chapeau relevé à l’ancienne mode, bordé d’un ruban blanc au lieu d’un galon d’argent ; il porte un justaucorps, une veste et une paire de culottes d’un rouge sale ; sa main flétrie est armée d’une arme ancienne appelée hache de Lochaber, espèce de hallebarde à long manche, dont le fer est en forme de hache d’un côté et de crampon de l’autre[3]. Un tel spectre se traîne encore, si l’on ne m’a pas trompé, autour de la statue de Charles II, sur la place du Parlement : comme si la statue d’un Stuart était le dernier refuge de tout souvenir de nos anciennes mœurs. Un ou deux autres aussi apparaissent, dit-on, autour de la porte du corps-de-garde qu’ils occupèrent dans les Luckenbooths ; lorsque leur ancien asile de High-Street eût été détruit[4]. Mais le sort des manuscrits confiés à des amis et à des exécuteurs testamentaires est si incertain, que des récits contenant ces fragiles souvenirs de l’antique garde d’Édimbourg, qui avec son vaillant et refrogné caporal John Dhu (le plus terrible visage de soldat que j’aie jamais vu de ma vie), était dans mon enfance tour à tour un sujet de terreur et de dérision pour la pétulante population de l’école Haute, ne verront peut-être le jour que lorsqu’on aura tout-à-fait perdu le souvenir de cette institution. Ils serviront alors d’illustrations aux caricatures de Kay, qui a conservé les traits de quelques-uns de ces héros. À une époque précédente, quand les complots des jacobites excitaient de perpétuelles alarmes, les magistrats d’Édimbourg déployèrent un grand zèle pour maintenir ce corps, quoique composé de la manière que nous l’avons dit, sur un pied plus respectable que lorsque, ce qui arriva dans la suite, leur plus dangereux service fut d’en venir aux mains avec la populace, aux anniversaires de la naissance du roi. Aussi excitaient-ils plutôt la haine que le mépris.

Le capitaine John Porteous attachait la plus grande importance à l’honneur du corps qu’il commandait. Il fut vivement irrité de l’affront fait par Wilson à ses soldats en favorisant l’évasion de son camarade, et il s’exprimait avec beaucoup de feu sur ce sujet. Mais sa fureur augmenta encore quand il entendit parler d’un complot formé pour sauver Wilson lui-même du gibet, et il s’emporta en menaces et en imprécations que, pour son malheur, on ne se rappela que trop dans la suite. En effet, si la résolution et l’activité de Porteous le rendaient, sous un rapport, très-propre à commander une garde destinée à étouffer les agitations populaires, sous un autre il semblait peu propre à remplir une fonction aussi délicate, à cause de son caractère acerbe et impétueux, toujours prêt à en venir aux coups et à la violence ; il était aussi trop disposé à regarder la populace (qui manquait rarement de l’accueillir, lui et les siens, avec quelques marques de haine) comme une troupe d’ennemis déclarés sur lesquels il était naturel et juste qu’il cherchât à se venger. Toutefois, comme il était le plus actif et le plus dévoué des capitaines de la garde de la ville, ce fut à lui que les magistrats confièrent le commandement des soldats désignés pour maintenir l’ordre pendant l’exécution de Wilson. On lui donna donc la mission de garder le gibet et l’échafaud avec toute la force disponible, c’est-à-dire avec environ quatre-vingts hommes.

Mais les magistrats prirent encore d’autres précautions qui blessèrent vivement l’amour-propre de Porteous : ils requirent l’assistance d’un bataillon d’infanterie régulière, non pour surveiller l’exécution, mais pour occuper la principale rue de la ville, afin d’intimider la populace, si elle voulait commettre quelque désordre, en déployant une force qui ne permettrait aucune résistance. Il peut nous paraître ridicule, à nous qui voyons cette ancienne garde urbaine tout-à-fait détruite, que son commandant se montrât aussi jaloux de l’honneur de ce corps ; cependant il en fut ainsi. Le capitaine Porteous se trouva très-humilié qu’on fît entrer dans la ville des fusiliers gallois, pour les placer dans une rue où nul autre tambour que les siens n’avait droit de battre sans l’ordre exprès ou la permission des magistrats. Comme il ne pouvait faire tomber sa mauvaise humeur sur ceux-ci, sa colère s’en accrut, ainsi que son désir de se venger du malheureux Wilson et de ses partisans. Ces mouvements intérieurs de jalousie et de rage opérèrent dans ses traits et tout son extérieur un changement manifeste pour tous ceux qui le virent dans la fatale matinée du jour de l’exécution. L’extérieur de Porteous prévenait en sa faveur ; il était de moyenne taille, vigoureux, bien fait ; il avait la tournure militaire, et cependant l’air assez agréable ; il était brun, légèrement marqué de petite vérole ; son œil était plutôt doux que méchant et farouche. Mais ce jour-là on l’eut cru agité par quelque mauvais génie. Sa démarche était irrégulière, sa voix sombre et saccadée, sa figure pâle, ses yeux étincelants et hagards, ses discours sans suite, et tout son extérieur en désordre ; beaucoup de gens trouvèrent qu’il avait l’air fey, expression écossaise qui désigne un homme entraîné vers sa destinée par la force d’une nécessité irrésistible.

Sa conduite fut atroce, il faut l’avouer, si les préventions qu’on a conservées contre sa mémoire n’ont rien exagéré. Quand Wilson lui eut été livré par le gardien de la prison pour être conduit au lieu de l’exécution, Porteous ne se contenta pas des précautions ordinaires pour prévenir l’évasion du criminel ; il lui fit mettre les fers aux mains. Cette mesure pouvait être justifiée par le caractère et la force corporelle du condamné, ainsi que par le bruit généralement répandu qu’on tenterait de le sauver ; mais les menottes dont on se servit s’étant trouvées trop étroites pour les poignets d’un homme de la stature de Wilson, Porteous déploya toute la force de ses mains pour les fermer, et fit ainsi souffrir au malheureux la plus cruelle torture. Wilson se récria contre cette barbarie, et se plaignit que la souffrance qu’il éprouvait l’empêchait de se livrer aux méditations convenables à sa malheureuse situation.

« C’est bon, c’est bon, répondit le capitaine : vos souffrances ne dureront pas long-temps. — Vous êtes bien cruel, reprit Wilson ; vous ne savez pas si vous n’aurez pas bientôt à demander pour vous-même la pitié que vous refusez à votre semblable. Puisse Dieu vous le pardonner ! »

Ces paroles, qu’on se rappela et qu’on répéta dans la suite, furent les seules qu’échangèrent Porteous et son prisonnier ; mais lorsqu’elles se furent répandues parmi le peuple, elles augmentèrent beaucoup l’intérêt qu’on prenait à Wilson, et accrurent d’autant l’indignation générale contre Porteous, qui, par sa rigueur et sa violence dans l’exercice de ses impopulaires fonctions, s’était déjà attiré, quelquefois à juste titre, souvent aussi par l’effet des préventions, la haine générale.

Quand cette pénible marche fut achevée, et que Wilson fut arrivée près de l’échafaud, dans Grass-Market, aucun signe ne vint révéler qu’on dût faire quelque tentative en sa faveur, ni justifier les précautions qu’on avait prises. La multitude, en général, contempla cette exécution avec plus d’intérêt qu’à l’ordinaire, et l’on put voir sur la physionomie de beaucoup de spectateurs cette sombre expression de mécontentement qui devait s’emparer des anciens caméroniens à la vue du supplice de leurs frères, exécutés sur la même place en glorifiant le Covenant. Pourtant il n’y eut aucune tentative de soulèvement ; Wilson lui-même paraissait résigné à franchir l’espace qui sépare le temps de l’éternité. Les prières et les cérémonies religieuses usitées ne furent pas plus tôt achevées, qu’il subit son sort, et la sentence reçut sa pleine exécution.

Il était suspendu au gibet depuis un espace de temps assez long pour ne plus donner aucun signe de vie, lorsque tout à coup une grande agitation se manifesta dans la foule, comme si elle avait reçu une subite impulsion. Une grêle de pierre tomba sur Porteous et ses soldats ; quelques-uns furent blessés, et la multitude les serra de près avec de grands cris, des huées et des imprécations. Un jeune homme portant un bonnet de matelot qui lui couvrait à moitié le visage, s’élança sur l’échafaud et coupa la corde qui soutenait le criminel ; d’autres s’approchèrent et voulurent enlever le corps, soit pour l’enterrer d’une manière convenable, soit pour essayer de le rappeler à la vie. Cette espèce de rébellion contre son autorité jeta Porteous dans une telle fureur, qu’il oublia que la sentence ayant reçu une complète exécution, son devoir était non pas d’en venir aux mains avec une multitude égarée, mais de se retirer avec sa troupe le plus promptement possible ; il sauta à bas de l’échafaud, saisit le mousquet d’un de ses soldats, leur ordonna de faire feu, et, comme plusieurs témoins oculaires s’accordèrent à l’affirmer, leur donnant lui-même l’exemple, déchargea son arme et tua un homme sur la place. Quelques soldats obéirent à son ordre ; six ou sept personnes furent tuées, et un grand nombre d’autres plus ou moins dangereusement blessées.

Après cet acte de violence, le capitaine se retira avec sa troupe vers le corps-de-garde dans High-Street ; mais la populace, loin d’être intimidée, poursuivit les soldats en les accablant de malédictions et leur lançant des pierres. Serrés de trop près, les soldats qui fermaient la marche se retournèrent et firent une nouvelle décharge qui eut pour résultat de disperser la foule. Il n’est pas certain que Porteous ait commandé ce nouvel acte de violence ; mais l’odieux de tout ce qui se fit dans cette fatale journée retomba sur lui et sur lui seul. Rentré au corps-de-garde, il congédia ses soldats, et vint faire son rapport aux magistrats sur ces malheureux événements.

Porteous avait eu le temps de réfléchir sur sa conduite, et l’accueil qu’il reçut des magistrats le rendit encore plus inquiet sur les moyens de se justifier. Il nia qu’il eût ordonné de faire feu ; il nia qu’il eût tiré lui-même ; il fit même examiner son fusil, et on le trouva encore chargé : des trois cartouches qu’il avait mises le matin dans sa giberne, deux y étaient encore ; on passa un mouchoir blanc dans le canon, et il en sortit sans être noirci. Mais on répondit à ces preuves que si Porteous ne s’était pas servi de son arme, il avait pris celle d’un soldat. Parmi le grand nombre de personnes tuées ou blessées, il s’en trouva quelques-unes d’un rang assez élevé ; car un sentiment d’humanité ayant porté quelques soldats à tirer par-dessus les têtes de la populace rassemblée autour de l’échafaud, plusieurs personnes placées aux fenêtres d’où elles contemplaient de loin ce triste spectacle, avaient été atteintes. L’indignation était générale et s’exprimait hautement ; et avant que les esprits eussent eu le temps de se calmer, le procès du capitaine Porteous fut commencé devant la haute cour de justice.

Après de longs et sérieux débats, le jury se trouva chargé d’une tâche difficile. De nombreux témoins, et parmi eux des hommes fort respectables, déposaient positivement que l’accusé avait commandé le feu et avait fait feu lui-même ; quelques-uns même l’avaient vu tirer sur un homme qu’il avait abattu ; d’autres, quoique bien placés pour voir tout ce qui s’était passé, n’avaient point entendu Porteous ordonner de faire feu, ne l’avaient point vu tirer lui-même, et assuraient au contraire que le premier coup de fusil avait été tiré par un soldat placé près de lui. Une partie de sa défense roulait aussi sur l’agitation de la populace, que les témoins, selon leurs sentiments, leurs prédilections, ou le plus ou moins de facilité qu’ils avaient eu d’observer, représentaient sous un jour différent : quelques uns la peignaient comme une sédition redoutable ; d’autres n’y avaient vu qu’un désordre fort peu grave, comme il en arrive en pareilles occasions, où les exécuteurs et ceux qui sont chargés de les protéger sont toujours exposés à quelques attaques. Le verdict des jurés prouve comment ils apprécièrent ces diverses dépositions : il déclare que John Porteous avait tiré sur le peuple assemblé pour voir l’exécution ; qu’il avait ordonné une décharge, par suite de laquelle plusieurs personnes furent tuées ou blessées ; mais que l’accusé et sa troupe avaient été provoqués par les pierres que la populace lançait contre eux. D’après ce verdict, les lords de la cour prononcèrent une sentence de mort contre John Porteous, le condamnant à être pendu, en la manière ordinaire, sur la place des exécutions, le vendredi 8 septembre 1736, et tous ses biens-meubles furent confisquées au profit du roi, conformément aux lois écossaises en cas de meurtre volontaire.



  1. Le lord-maire était commandant né et colonel de ce corps, qui pouvait être porté à trois cents hommes si les circonstances l’exigeaient. Nul autre tambour que le leur ne pouvait battre dans High-Street, entre les Luckenboths et le Netherbow, petites boutiques adossées à l’église Saint-Gilles.
  2. Contrée occidentale de l’Écosse. a. m.
  3. Ce crampon servait à escalader les portes ; on saisissait par son moyen le faîte de la porte, puis on s’élevait au-dessus à l’aide du manche de la hallebarde.
  4. Cet ancien corps est aujourd’hui entièrement dissous. Leur dernière marche, pour aller remplir leurs fonctions à la foire de Hallow, eut quelque chose de triste. Dans de meilleurs jours, leurs tambours et leurs fifres faisaient entendre en de pareilles occasions, l’air animé du Jockey à la foire ; mais cette dernière fois des vétérans consternés s’avancèrent lentement au son lugubre de ce chant funèbre : Le dernier jour a lui sur la bruyère.