La Pupille/02

La bibliothèque libre.
La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 15-19).


CHAPITRE II.


Il était impossible que de tels projets de fêtes ne fussent pas à la cuisine comme au salon le sujet de toutes les conversations. En effet, la cuisinière, son aide et le petit décrotteur, bavardaient à qui mieux mieux en se reposant de leur facile besogne, tandis que la femme de charge et sa nièce, réunies dans la chambre de mistress Barnes, prenaient une bonne tasse de thé tout en causant de l’événement prochain.

Comme mistress Barnes était la seule qui connût bien la famille, nous écouterons avec soin ce qu’elle racontait à sa nièce, venue à Thorpe-Combe pour aider à mettre la maison en état de recevoir les visiteurs.

« Vous n’aviez guère que cinq ans, Nancy, quand notre bonne dame est morte ; je ne crois pas que vous puissiez vous la rappeler.

— Non, ma tante, pas du tout, répondit la jeune fille.

— Tant mieux pour vous ! car elle était si bonne que sa perte a causé un profond chagrin à tous ceux qui la connaissaient. Tant qu’elle vécut, tout alla pour le mieux. Leur fils unique se conduisait assez bien ; mais, dès qu’elle fut morte, on apprit qu’il n’était qu’un vaurien et qu’il vivait avec une femme mariée. M. Thorpe, qui avait le cœur brisé de douleur et le caractère aigri par le désespoir, traita M. Cornélius très-durement, c’est vrai, mais pas plus cependant qu’il ne le méritait. Le jeune homme ne voulut pas supporter cette sévérité ; il partit et resta plusieurs mois sans donner de ses nouvelles. Son père, qui était autrefois très-recherché dans le monde, se renferma dans la plus stricte solitude. Enfin il reçut une lettre de son fils ; celui-ci prétendait ne pas oser revenir, et demandait de l’argent pour parcourir le monde. Monsieur en envoya, et pendant plusieurs années il arrivait une lettre tous les six mois ; le vieillard devenait de plus en plus triste, jusqu’à ce qu’un jour il tomba dans un morne désespoir : son fils ne lui écrivait plus, et tout faisait supposer qu’il était mort à l’autre bout du monde. Le pauvre monsieur écrivit dans toutes les villes aux ministres et aux marguilliers, pour savoir si l’un d’eux avait connaissance qu’un jeune homme tel qu’il le dépeignait eût été enterré, et à quelle époque il était mort. On lui envoya un jour un acte de décès très-régulier, avec les détails de la mort de M. Cornélius et de ses dernières années. Vous voyez qu’il n’y avait plus moyen d’espérer le revoir jamais. Quant à son pauvre père, il est, ou je me trompe fort, bien avancé dans sa vie, et, avant que Noël revienne encore une fois, nous aurons, j’en ai peur, changé de maître et probablement de demeure. »

La vieille femme avait bien raison. Pendant quelques années M. Thorpe avait été soutenu par l’espoir de retrouver son fils ; mais, depuis qu’il avait acquis la certitude de sa mort, il se préparait à mourir à son tour tristement et sans affection ; cependant, malgré les chagrins qui l’avaient assailli, son caractère n’était point changé, et il était toujours resté empreint de douceur et d’indulgence.

Sir Charles Temple tint parole, et à cinq heures précises il arrivait à Combe avec un appétit effrayant, et rapportait les alouettes et les lapins promis. Le dîner, quoique servi plat à plat, était excellent. Sir Charles parla chasse et canards sauvages ; puis, après être rentré au salon, et tout en buvant une excellente tasse de café préparé par mistress Barnes ; il s’écria :

« Maintenant, cher monsieur Thorpe, donnez-moi quelques détails, quelques éclaircissements sur les personnages auxquels je vais écrire.

— Votre curiosité ne pourra pas être satisfaite avant leur arrivée : car je connais à peine leurs noms, et, quant aux enfants, je ne sais ni leur sexe ni leur nombre. Cependant je veux bien vous dire ce que j’ai appris sur eux. Je crois vous avoir déjà dit qu’il n’y a pas de Thorpe parmi eux : car je n’ai jamais eu que quatre sœurs, et elles sont mortes depuis longtemps,

— Alors votre famille ne se compose que de leurs enfants ?

— Pas tout à fait, car j’ai encore trois beaux-frères que je dois inviter, quoique je n’aie nulle intention de leur laisser mon bien. La personne qui a épousé ma sœur aînée est M. Wilkyns. Il possède dans le Glamorganshire une petite propriété qui rapporte 1500 guinées par an. Il a, si je me le rappelle, trois filles auxquelles je n’ai pas le désir de léguer quoi que ce soit ; cependant je veux qu’elles viennent.

— Alors ces trois personnes sont mises par vous hors de concours. Cela simplifiera notre tâche. Mais n’avez-vous pas de neveux ?

— Si, ma sœur Marguerite a laissé deux fils ; mais je ne sais ce qu’ils sont devenus ; elle est morte en donnant naissance à son dernier enfant. Son mari est un M. Spencer qui a une belle place au Trésor et qui vit à Londres. Mary, ma seconde sœur, épousa un officier, le major Heathcote, et le suivit aux Indes où elle mourut. Elle laissait une masse d’enfants dont la plupart sont morts ; son mari se remaria presque immédiatement, et a maintenant dix fois plus d’enfants, quoiqu’il soit, dit-on, assez pauvre. Jane, ma plus jeune sœur, fit un sot mariage avec un jeune ministre nommé Martin. Elle se maria contre la volonté des deux familles, et mourut dans la misère ; son mari la suivit de près, et tout ce qu’il reste de cette alliance stupide est un enfant, fille ou garçon, qui a été adopté par le major Heathcote. Maintenant, mon cher Charles, vous en savez autant que moi sur toutes ces personnes ; je m’accuse de les avoir trop négligées, mais j’ai été bien malheureux, mon ami : c’est là mon excuse, et, quoique je désire que tous ces enfants aient mieux tourné que mon pauvre fils, je ne me sens pas le moindre désir de les voir ni de les aimer.

— Vous allez en combler un de bienfaits sans qu’il ait rien fait pour le mériter, répondit sir Charles ; eh bien ! il est fort heureux que vous les ayez tenus éloignés : car, depuis la mort de votre fils, vous auriez pu voir parmi eux une lutte de perfections factices et une anxiété qui vous auraient été pénibles. Je dois avouer que je me sens de la sympathie pour la famille Heathcote. Le père doit être un bon garçon pour s’être chargé d’un nouvel enfant, en ayant déjà lui-même une si grande quantité.

— Oui, cela parle en sa faveur. J’ai complétement oublié comment il est, je ne l’ai vu que le jour de son mariage, et je me rappelle qu’il était fort beau. Voici le brouillon de ma lettre, Charles ; voulez-vous le recopier trois fois ? »

Sir Charles prit le papier et murmura en le lisant :

« C’est clair et concis, mon ami, et cela ne me donnera pas grand’peine.

— Pensiez-vous donc, mon cher Charles, que j’allais leur envoyer un récit détaillé de ma position et de mes affaires ? Relisez-moi ceci à haute voix, je vous prie : je verrai si j’en suis satisfait. »

Sir Charles lut ce qui suit :

« M. Thorpe, de Combe, Herefordshire, prie M… de venir passer la quinzaine de Noël avec lui à sa maison de Combe, son désir étant de revoir ses parents avant de quitter ce monde.

« M. Thorpe désirerait que M… arrivât à Combe vers cinq heures, pour dîner à six, le 23 du mois prochain. »

« Ceci est très-suffisant, Charles, et n’exprime que ce que je désire leur dire, reprit le vieux gentleman après un moment de réflexion. Allez à mon bureau, vous y trouverez ce qu’il faut, plumes, encre, papier et cire. Tout est préparé. »

Dès que les trois lettres furent écrites, Jem les porta à la poste, et les deux amis se remirent à causer de différentes choses. Le jeune baronnet aimait à entendre les récifs de son vieil ami, qui possédait une mémoire des plus rares, aussi instructive et aussi variée qu’une bibliothèque bien montée.