La Pupille/07

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 64-78).


CHAPITRE VII.


En quittant la salle à manger, M. Thorpe accompagna ces messieurs dans la salle de billard, et sir Charles conduisit les dames dans le salon de l’est, charmante petite pièce qui avait été garnie de gravures et de livres à l’usage des dames.

« Quelle charmante chambre ! s’écria miss Wilkyns en y entrant ; ce papier chinois fond blanc fait ressortir les oiseaux et les fleurs et rend cette pièce vraiment délicieuse.

— Oh ! regardez par la fenêtre, et vous verrez quelque chose d’autrement beau que le salon, s’écria Florence, sans se rappeler le peu de succès qu’avaient obtenu ses admirations auprès de ses élégantes cousines ; et encore cette charmante vue est loin de celle des bois que j’ai parcourus ce matin. Ah ! c’est bien le cas de vous dire avec le poète : « Ah ! comment pouvez-vous refuser et espérer d’être pardonnée ? »

— Il y a des choses, je crois, miss Heathcote, répondit miss Elfreda en étouffant d’orgueil et de dépit, que des demoiselles comme mes sœurs et moi devons laisser à d’autres afin de ne pas perdre l’estime du monde, et courir de rochers en buissons est une de ces choses ; je vous prierai donc de nous excuser, si mes sœurs et moi nous ne faisons pas votre partie. »

Florence rougit et alla se blottir derrière sa belle-mère. Son sourire disparut, et une pâleur mate s’étant répandue sur son visage, sir Charles devina bien qu’elle souffrait de l’humiliation qu’elle venait d’essuyer.

Sir Charles s’assit alors près de la table et fit regarder des gravures à mistress Heathcote, tout en causant avec les trois demoiselles galloises. En entendant sa cousine reparler de la chute d’eau, miss Martin craignant qu’on ne se décidât à y aller, s’était retirée dans sa chambre.

Nancy était occupée à faire le lit. Sophie lui demanda pardon de venir ainsi la déranger ; mais elle lui dit que ces dames allaient sortir, et que, comme elle n’aimait pas à salir toutes ses affaires pour que les domestiques fussent obligés de les nettoyer ensuite, elle préférait rester à la maison toute seule.

« Puisque vous êtes là, Nancy, seriez-vous assez gentille pour me mener voir un peu les appartements ? et puis, il doit y avoir des portraits de famille dans la maison, et j’aime tant à regarder des peintures.

— Oh ! oui, miss, il y en a beaucoup, moins pourtant qu’à Temple ; mais dans la chambre de monsieur il y en a de très-beaux.

— Oh ! si vous aviez le temps de me mener chez mon oncle pendant qu’il est au billard, cela me ferait bien plaisir, Nancy.

— Je le veux bien, miss, mais c’est à l’autre bout de la maison. »

Sophie suivit son guide, et après avoir traversé le château, qui était très-vaste et très-élégamment meublé, ils arrivèrent enfin à destination.

L’appartement de M. Thorpe était très-spacieux ; le lit était comme perdu au milieu de cette grande chambre, et, quoiqu’il y eût une quantité d’armoires et de meubles, la pièce paraissait presque nue et vide.

Des tableaux pendaient le long des murs. Sophie s’arrêta devant tous, et les regarda attentivement ; puis elle dit :

« Y a-t-il là un portrait que mon oncle préfère ?

— Oh ! sans doute ; il y a celui de son fils, que voilà, mademoiselle, car il aimait beaucoup ce pauvre jeune homme. Du reste, il n’a jamais perdu l’espérance de le revoir, et c’est en prévision de ce retour qu’il a fait laisser la maison toute prête pour le recevoir.

— Mais je croyais qu’il avait perdu tout espoir ? murmura Sophie avec une certaine anxiété.

— Depuis quelques jours seulement il a reçu une lettre confirmant la triste nouvelle. C’est même pour choisir son héritier qu’il a fait venir ainsi toute sa famille, du moins à ce que dit mistress Barnes, ma tante, qui est très-bien informée. »

Sophie respira, sourit et regarda le portrait de son cousin.

« C’est étonnant comme vous ressemblez à ce pauvre jeune homme, miss, reprit Nancy, si ce n’est que vos boucles ne sont pas disposées tout à fait comme les siennes, et que vous n’avez pas ce grand col de chemise rabattu avec lequel il est représenté. On dit que son costume est espagnol, mais la ressemblance est étonnante.

— Vraiment ! trouvez-vous tant de ressemblance entre nous ?

— Tenez, miss, je vais vous donner une glace, vous pourrez ainsi juger par vous-même.

— Ne dites à personne que je suis venue ici, Nancy ; cela paraîtrait étrange, tandis que c’est fort naturel.

— Je n’en parlerai pas, miss. Tenez, regardez-vous devant le portrait. »

Sophie voyait fort bien la ressemblance, car un sourire de triomphe passa devant ses yeux ; mais elle garda la glace et continua à examiner le portrait en jetant à la dérobée un coup d’œil sur sa propre image.

« Eh bien ! mademoiselle, ne trouvez-vous pas que. ce portrait pourrait passer pour le vôtre ?

— Non, je ne vois rien de semblable, Nancy, répondit Sophie avec une distraction affectée ; mais, retirons-nous, dit-elle… Je rentre dans ma chambre, et je vous remercie de votre complaisance. »

En entrant chez elle, Sophie ferma la porte ; puis, saisissant son peigne, elle s’étudia à disposer ses cheveux comme ceux du portrait. Elle ôta ensuite sa robe et passa une camisole dont elle rabattit le col autour de son cou un peu découvert.

« C’est extraordinaire, murmura-t-elle en se regardant dans la glace. Allons, si je ne sais pas profiter de cette ressemblance, je mérite de mourir sur le grabat d’une mendiante. »

Après s’être bien examinée, elle se rhabilla et descendit au salon, où elle espérait bien être seule, afin de se livrer aux pensées qui l’assaillaient.

Elle y trouva toutes ces dames occupées à de petits ouvrages, et sir Charles au milieu d’elles et faisant la lecture. À l’arrivée de Sophie, le lecteur s’arrêta un moment ; mais, comme il remarqua que les dames désiraient savoir la suite de la scène, il ne ferma pas le livre, et attendit pour continuer que miss Martin se fût assise. Il avait compté sans les miss Wilkyns, qui commençaient à parler tant et tant, qu’il lui fallut se décider à en rester là de sa lecture.

« Je suis si heureuse de vous voir Sophie ! Je suis ravie, et si vous saviez quel livre charmant et quel aimable lecteur ! disait miss Elfreda avec volubilité.

— Ah ! vous avez bien perdu, Sophie, en nous quittant, reprenait miss Eldruda.

— Venez là près de moi, chère petite cousine, » continuait la jolie Winifred.

Mistress Heathcote avait beau réclamer le silence, il était impossible à ces demoiselles de se taire. Florence ne disait rien ; elle souffrait encore et ne pouvait parler.

« Quel malheur de rester à la maison par ce beau temps ! s’écria tout à coup sir Temple. Réellement, mesdames, êtes-vous bien décidées à ne pas sortir ? »

Miss Elfreda regarda sa jolie robe de soie mauve, miss Eldruda sa fraîche toilette olive clair, et miss Winifred sa jupe et son corsage vert pâle.

« On peut très-bien faire atteler, reprit sir Charles, qui tenait à faire oublier à Florence le chagrin qu’on lui avait fait ; celles de vous qui n’aimeront pas à marcher iront en voiture.

— Nous n’avons rien à opposer à cela, répondit miss Wilkyns ; mais, s’il y a un siège extérieur, je vous préviens que je préfère l’extérieur de la voiture : avec mon manteau fourré je ne crains pas le froid.

— Je ne vous y engage pas, reprit vivement sir Charles ; par ce froid intense, toutes les fourrures du monde n’empêcheraient pas le bout de votre nez d’être rouge.

— Vous avez raison, je ne sortirai pas du tout, » répondit-elle avec colère ; car son nez depuis deux ans avait pris une teinte rouge qui la désolait, et sir Charles venait par ces paroles de la blesser au cœur.

Hélas ! combien sir Charles se repentit de sa vivacité ! car s’il n’avait pas prononcé ce mot, le nez, on aurait emballé les trois miss et leur amie dans la voiture, tandis qu’il aurait accompagné Florence et sa charmante belle-mère à la cascade que sa jeune amie désirait tant voir.

Cependant la voiture fut attelée ; mistress Heathcote, les deux jeunes miss Wilkyns et miss Martin y prirent place, miss Elfreda les accompagna jusqu’au vestibule et se retira dans sa chambre, de sorte que Florence et sir Charles furent laissés seuls.

La jeune fille n’avait jamais pensé à l’amour ; elle ignorait la coquetterie, et elle était toujours restée plus enfant que son âge ne le comportait : aussi ne s’effraya-t-elle pas en se retrouvant en tête-à-tête avec le baronnet. « Eh bien, allons à pied à la cascade, » allait-elle dire étourdiment, quand l’air froid et embarrassé de sir Charles l’arrêta et lui fit supposer qu’il était vexé de ce tête-à-tête et qu’il préférait rester avec les messieurs.

Aussi s’écria-t-elle immédiatement et en se levant pour sortir : « Il faut que j’aille chez Algernon ; il doit me croire perdue !

— Je pense qu’il est au billard, miss Heathcote ; je vais y aller et vous l’envoyer, si vous le désirez.

— Merci, sir, » répondit Florence ; puis se rappelant les conseils du matin, elle ajouta : « Charles, » si doucement et en rougissant si gracieusement, que le jeune homme s’aperçut en tressaillant que son nom ne lui avait jamais paru si joli ni si bien dit.

Dès qu’il fut sorti, Florence, regretta de l’avoir prié de dire à son frère de venir la rejoindre au salon : car le soleil dorait les allées sablées et les arbres effeuillés du jardin, et elle brûlait du désir de sortir ; enfin, espérant que son frère l’apercevrait par la fenêtre vitrée, elle s’élança dans le jardin sans chapeau ni manteau.

Une des fenêtres du billard donnait sur ce coin du jardin, et, après une longue partie avec M. Spencer et le major, M. Thorpe s’était un instant appuyé contre les vitres.

« Dites donc, major, s’écria-t-il, voilà votre fille qui court dans le jardin, sans chapeau et sans châle ; ne craignez-vous pas qu’elle ne prenne froid ? »

En entendant cela, tout le monde s’approcha de la fenêtre.

« Oh ! non, je ne crains rien pour elle, répondit le major en envoyant un sourire à sa fille. Elle est forte comme un homme et n’a jamais été malade. Aussi la laissons-nous faire tout ce qu’elle veut.

— Ne craignez-vous pas qu’elle ne prenne des manières par trop masculines ? reprit M. Spencer en soulevant légèrement les épaules.

— J’espère qu’il n’en sera rien, reprit vivement M. Thorpe ; je préférerais une femme langoureuse à une femme qui aurait des manières masculines ; je n’hésite pas à le dire, car c’est bien mon opinion.

— Puis-je aller auprès d’elle, papa ? dit Algernon au major.

— Allez le demander à votre mère, enfant, et couvrez-vous bien. »

Algernon sortit sur-le-champ.

« Il est malheureux, major, s’écria M. Spencer, que votre fils ne puisse pas changer de sexe avec sa sœur ; cela serait bien désirable.

— Je ne désire aucun changement en Florence, monsieur, car elle est bonne et belle, et, quant à sa robuste santé, je ne voudrais pas la lui retirer même au profit de son frère.

— Et vous avez bien raison, reprit M. Thorpe qui examinait la grâce charmante et les mouvements délicats de sa ravissante nièce. Que Dieu la bénisse, cette délicieuse créature, et la conserve toujours aussi belle, aussi heureuse et aussi bien portante qu’en ce moment ! Je voulais simplement dire, continua-t-il, que je déteste les femmes cavalières et que je les préfère faibles et maladives.

— Ah ! grand dieu, oui ! s’écria M. Spencer avec vivacité ; je ne sais pas vraiment ce qui est le plus affreux d’une fille semblable à un garçon, ou d’un garçon semblable à une fille. »

Sir Charles lui lança un tel regard méprisant, que l’élégant M. Spencer lui tourna le dos et recommença à jouer.

Algernon avait rejoint sa sœur, et tous deux promptement équipés marchaient vivement vers la cascade.

« J’aimerais à te voir devenir l’ami du voisin de notre oncle Thorpe, mon cher Algernon ; je n’ai jamais vu un homme plus aimable.

— Comment se nomme-t-il ? demanda Algernon

— Sir Charles Temple. Je ne sais si je fais mal, mais je le trouve cent fois préférable à tous nos parents ici réunis.

— J’espère que ce n’est pas un crime de le préférer à nos parents, Flora, car dans ce cas je serais le plus grand criminel qui fût sur terre. Je les hais tous, et miss Sophie par-dessus tout ; et, comme il serait bien inutile qu’une branche de cette abominable famille fût aimable et bonne, je crois que nous sommes tous deux aussi détestables que nos cousins et nos cousines.

— Si cela est, il faut le supporter. Algernon, laissons-les tous de côté ; mais quant à sir Charles, parle-lui, tu n’as jamais vu un homme aussi charmant ; et puis il lit si bien à haute voix ! Ah ! que c’est beau, Algernon, de pouvoir faire revivre ainsi les héros des poètes ! Ah ! j’aime mieux entendre lire ainsi que chanter le mieux du monde.

— Eh bien ! moi, je préfère t’entendre chanter, et n’aime lire que pour moi.

— Enfin chacun son goût. Mais où donc peut être cette cataracte ? Je ne vois rien qui l’annonce, et nous sommes déjà bien loin. Mais quel est ce bruit étrange ? Allons de ce côté, Algernon. Ce doit être ce que nous cherchons. »

En effet, après quelques pas, ils arrivèrent devant une masse de pierres et de troncs d’arbres, et ils virent la chute qui rebondissait trois fois de la hauteur de trente ou quarante pieds et s’engouffrait sous une arcade sombre. Florence et son frère, qui n’avaient jamais rien vu de pareil, furent émerveillés de cette cascade qui était cependant assez ordinaire, et Florence s’écriait avec transport : « Ah ! Algernon, que je suis heureuse d’avoir vu cela avec toi ! que c’est beau ! que c’est grand ! quelle puissance ! que c’est donc beau, la nature ! Ah ! je suis bien heureuse !

— Florence, si je vis, je verrai le Niagara, répondit Algernon avec solennité. Imagine-toi ceci centuplé ! Que cela doit être superbe !

— Fou ! penser au Niagara en ce moment ! Ceci ne suffit-il pas ? Ah ! combien je suis reconnaissante à sir Charles, qui m’a indiqué cette merveille ! sans lui, je serais partie sans la voir. As-tu vu comme ces demoiselles me trouvaient extravagante de vouloir venir ici ?

— Folles ! idiotes ! brutes ! s’écria le jeune homme. Oh ! comme je les méprise ! Et ces sots collégiens ! Ma parole, Flora, si notre petit frère Stephen, qui n’a que sept ans, parlait comme eux, je le croirais idiot ! Ceux-ci le deviendront ! Et eux, pauvres animaux, ils osent se moquer de ma mère ! Je ne m’en irai pas sans avoir vengé notre mère, Flora, j’en réponds.

— Dieu le défend, Algernon ! Mais comment pouvons-nous parler de ces choses pénibles devant ce site enchanteur ? Allons, il faut partir, car tu pourrais prendre froid, et maman nous gronderait. »

En rentrant, ils virent la voiture à la porte et se rendirent avec toute la société dans la salle à manger, où le goûter était servi.

Après que chacun eut un peu satisfait son appétit, la conversation devint à peu près générale. On parla peu de la promenade en voiture ; mais Sophie, choisissant le moment où personne ne pouvait l’entendre, s’approcha de M. Thorpe et murmura en le regardant tendrement :

« Cette promenade m’a ravie, mon oncle ; quel bonheur pour moi, qui n’avais jamais éprouvé pareil plaisir !

— Chère petite fille ! la vie commence à peine pour vous, mais elle peut devenir très-heureuse, Sophie, » répondit le vieillard d’un ton sérieux.

La conversation n’était cependant pas fort animée. M. Wilkyns se taisait et buvait ; le major Heathcote se bornait à parler de temps en temps. M. Spencer demandait les moyens de se procurer un journal ; ses fils dévoraient. Algernon, assis tout contre sa mère, faisait des remarques mordantes sur tous et sur chacun, et Florence ne disait rien, jusqu’à ce que miss Wilkyns, après avoir fait faire le tour de la table à son verre, pour trinquer à l’anglaise, le lui tendit en disant à haute voix :

« Comment avez-vous disposé de votre après-midi, miss Heathcote ? Je ne vous ai plus retrouvée quand je suis descendue au salon.

— J’ai été à la cascade, répondit Florence en rougissant un peu.

— Y avez-vous été seule, ma chère enfant ? reprit l’impertinente Elfreda en regardant Florence et sir Charles simultanément.

— Oh ! non, pas seule ! J’avais quelqu’un avec moi.

— Vous aimez à vous promener dans les bois en tête-à-tête, ma chère ?

— Oui, répondit Florence.

— Et j’espère bien que c’était un jeune homme qui vous accompagnait ?

— Oui, » répondit miss Heathcote en commençant à sourire.

Les demoiselles Wilkyns se regardaient en riant, et lançaient des regards perçants à sir Charles.

« Mais, mon enfant, vous avez l’air d’une demoiselle errante, reprit M. Thorpe avec un ton de reproche. Il aurait été beaucoup mieux que vous allassiez vous promener avec votre mère, au lieu de courir en tête-à-tête avec des jeunes gens ; ce n’est pas convenable.

— Pas convenable ! » reprit Algernon avec surprise ; mais tout à coup sa physionomie devint sérieuse : il regarda les deux collégiens qui, entre les huîtres et le pâté, riaient gaiement en chuchotant et en désignant Florence et sir Charles.

Algernon se leva vivement et, venant se placer entre les deux frères, il leur dit brusquement en leur mettant la main sur l’épaule :

« De quoi riez-vous ? je vous prie.

— Nous, nous ? dit Bentinck.

— Nous, nous ? reprit Montagu.

— Oui ! et qui peut vous faire rire quand notre oncle Thorpe parle à ma sœur ?

— Je ne crois pas avoir ri, reprit Bentinck en regardant son père.

— Je suis sûr de ne pas avoir ri, continua Montagu qui, se levant tout à coup, sortit en disant à son frère : Viens, Bentinck, faire des glissades.

— Vous êtes sorti avec votre sœur ? demanda sir Charles, qui avait écouté cette scène avec émotion et désirait lui voir prendre un heureux dénoûment.

— Oui, monsieur, répondit Algernon en jetant un regard victorieux sur toute la compagnie. Et je n’avais jamais rien vu d’aussi beau.

— J’aurais aimé d’y aller avec vous, reprit sir Charles ; c’est une de mes promenades favorites.

— Nous irons ensemble, sir Temple, répondit miss Wilkyns gracieusement ; vous n’avez rien à faire qu’à satisfaire nos caprices.

— Mais auparavant, mesdames, il faudra demander la permission à votre oncle, afin qu’il ne vous traite pas de demoiselles errantes, reprit sir Charles en souriant de l’embarras de M. Thorpe.

— Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire, Temple, » s’écria vivement le vieux gentilhomme ; puis, se tournant vers Florence, il ajouta : « C’est donc avec votre frère que vous êtes sortie, ma chère enfant ?

— Oui, monsieur, et je vous assure, ma mère, qu’il n’a pas eu froid, » ajouta vivement Florence.

Sentant qu’il avait été un peu dur, M. Thorpe reprit avec cordialité et en s’adressant à Algernon, qui avait gardé un petit air mécontent :

« Je vous ai promis de vous faire voir ma bibliothèque, mon enfant ; eh bien ! allons-y, et que ceux qui aiment les livres nous suivent. »

Toute la société, acceptant l’invitation, suivit M. Thorpe, excepté les deux collégiens qui, malgré un regard mécontent de leur père, s’éclipsèrent pendant le trajet. La bibliothèque formait une aile rajoutée au château. La pièce était de toute hauteur et recevait le jour d’en haut ; les murs étaient entièrement couverts de compartiments en bois foncé remplis de livres, et un magnifique Velasquès ornait le dessus de la cheminée.

En entrant dans ce sanctuaire, il n’y eut qu’un cri d’admiration, tant le goût de l’ameublement et la magnificence de la collection émerveillèrent les invités de M. Thorpe, et miss Wilkyns s’écria, pour justifier le silence obstiné de son père : « Voyez donc papa ! il est stupéfié ! »

Les trois misses Wilkyns tournaient et regardaient autour d’elles en souriant, comme si elles comprenaient ce qu’elles voyaient. Le major Heathcote et sa femme déclaraient qu’ils n’avaient jamais vu une aussi belle chambre, M. Spencer faisait compliment à M. Thorpe, et Sophie murmurait à l’oreille de son oncle :

« Je suis encore tout éblouie ! Ah ! ce voyage près de vous restera toujours gravé dans mon cœur ! »

Quant à Florence et à Algernon, ils formaient un délicieux tableau, appuyés qu’ils étaient l’un sur l’autre et dévorant les rayons des yeux. Sir Charles les admirait et ne pouvait détourner ses regards charmés.

« Quelle créature intolérable que cette Florence ! disait miss Elfreda à sa sœur Eldruda. Est-elle affectée ! Que sera-ce donc dans quelques années ? Je n’ai jamais vu une fille aussi coquette. Comme elle pose, parce qu’elle voit que sir Charles la regarde ! Elle est vraiment tout à fait détestable. »

Le jour commençait à tomber. M. Spencer descendit au salon et s’installa devant une table, avec des bougies à côté de lui, pour lire son courrier ; M. Wilkyns alla dormir près du feu dans le petit salon ; M. Heathcote disparut jusqu’à l’heure du dîner ; les trois héritières Wilkyns se retirèrent dans la chambre de miss Elfreda, où elles firent un feu brillant. M. Thorpe alla aussi se reposer dans sa bergère, et mistress Heathcote, Florence et Sophie, commencèrent à travailler dans le salon, mais assez loin de M. Spencer pour ne pas le troubler dans la lecture de ses papiers.

Pendant ce temps Algernon avait rejoint sir Charles, et lui avait demandé timidement s’il pensait que M. Thorpe l’autorisât à faire sortir quelques livres de la bibliothèque.

« Tous, les uns après les autres, mon cher Algernon, répondit sir Charles ; et, comme je connais bien leur place, venez avec moi, je vous donnerai celui que vous désirerez. »

Après avoir choisi Milton, son auteur favori, Algernon alla retrouver sa sœur et sa mère avec sir Charles, et s’écria en entrant :

« Je suis bien heureux d’avoir vu la cascade aujourd’hui, Flora, car maintenant il est probable que je sortirai peu.

— Oh ! que tu es heureux de pouvoir lire le Paradis perdu ! s’écria Florence ; quand tu l’auras fini, je demanderai à mon oncle Thorpe la permission de le lire aussi.

— Certes, miss Heathcote, il en sera ravi, dit sir Charles ; mais, prévoyant votre désir de lire Milton, j’ai descendu ce volume de ses petits poèmes, et je vais, si cela vous plaît, vous les lire à haute voix. »

Algernon alla se placer auprès de M. Spencer, pour profiter de sa table et de ses bougies, et fut bientôt plongé dans sa lecture. Charles posa sa chaise entre celles de Florence et de sa mère, et commença sa lecture à voix basse, mais avec une expression saisissante.

Florence ne parlait pas, et paraissait absorbée : la voix de sir Charles rendait la poésie si douce et si passionnée !

La cloche qui annonçait l’heure de la toilette sonna sans qu’Algernon, sa sœur et sir Charles l’entendissent ; mais M. Spencer se leva et sortit, miss Martin en fit autant. M. Heathcote prévint deux fois sa fille, qui l’entendit à peine et se laissa emmener comme un enfant sans savoir ce qu’elle faisait.

Cependant la jeune fille n’était plus la même que le matin. Elle se sentait tout émue et ne se rendait déjà plus compte de ses sentiments ; quant à sir Charles, en montant s’habiller, il comprit parfaitement qu’il était amoureux et qu’il était trop tard pour combattre cette passion ; mais, habitué depuis longtemps à se priver de presque tout ce qu’il désirait, il se dit :

« Puisque je ne puis empêcher cet amour, je le supporterai. Mais je ne crois pas plus pouvoir épouser cette enfant que l’emporter au ciel dans mes bras. »

Florence suivait machinalement sa belle-mère, et, arrivée à sa chambre, elle ne se serait pas rappelé ce qu’elle y venait faire, si elle n’y avait trouvé une femme de chambre toute prête pour l’habiller.

Pour Algernon, il quitta le salon avec tout le monde en tenant son livre à la main ; puis, arrivé dans sa chambre, il s’assit devant le feu et continua sa lecture jusqu’à ce que Jem fût venu le prévenir que tout le monde était à table.

Alors il descendit dans la salle à manger, et les deux collégiens se firent remarquer l’un à l’autre qu’il n’avait rien changé à sa toilette depuis le matin, et que le rustre, comme ils l’appelaient, n’avait pas même brossé ses cheveux pour le dîner.