La Question d’Orient/02

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La Question d’Orient
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 1224-1259).
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LA


CONFERENCE DE VIENNE


ET


LA QUESTION D'ORIENT.





I. - Documens français relatifs aux affaires d'Orient, Paris 1854.
II. - Correspondence respecting the rights and privilèges of the Latin and Greek Churches in Turkey, presented to both Houses of Parliament by command of Heir Majesty, Londres 1854.





Dans l’exposé que nous avons présenté, il y a quinze jours, des négociations relatives aux affaires d’Orient, il est plusieurs points sur lesquels nous avions cru pouvoir nous dispenser d’insister. Il nous avait paru suffisant de montrer dans un aperçu général la marche de la question et de mettre en vive lumière la position que les actes successifs de la Russie ont faite à la France et à l’Angleterre. Nous avions donc laissé dans l’ombre la longue série de négociations conduites par la France, l’Angleterre, l’Autriche et la Prusse depuis le moment où, le prince Menchikof ayant échoué, M. de Nesselrode envoya à la Porte son ultimatum, si promptement suivi de l’invasion des principautés, jusqu’à l’avortement définitif de toutes les tentatives de conciliation à la suite de l’incendie de Sinope. Ce travail de la diplomatie avait été frappé de stérilité par l’obstination du tsar, et il nous semblait inutile d’en surcharger une narration déjà longue, mais un acte récent de l’empereur Nicolas, sa dernière réponse au chef du gouvernement français et le mémorandum du 2 mars de M. de Nesselrode nous font aujourd’hui un devoir de remplir cette lacune.

Le gouvernement russe prétend, dans ces nouveaux appels adressés en réalité à L’opinion publique européenne, que pour peu que les puissances eussent voulu sérieusement la paix, elles auraient obtenu de la Porte l’acceptation pure et simple de la note de Vienne, ou se seraient ralliées aux propositions faites par lui à Olmütz. Cette assertion est malheureusement, comme presque toutes celles de la Russie, entièrement contraire à la vérité. Puisque l’empereur Nicolas fait de la note de Vienne et des propositions d’Olmütz l’épreuve de la sincérité des intentions pacifiques des puissances, puisqu’il veut resserrer dans ces deux épisodes du travail de la diplomatie la responsabilité de la guerre qui va éclater, il faut revenir sur ces deux points importans et mettre la conscience publique en état de se prononcer. C’est ce que nous allons faire, en produisant comme dans notre précédent travail les pièces du procès. On va voir pourquoi la note de Vienne a échoué, et qui est responsable de cet avortement. On va voir pourquoi les propositions d’Olmütz ne purent point être acceptées. Cette étude complétera l’histoire des négociations et des causes de la guerre. Elle aura, dans les circonstances actuelles, un autre intérêt. La question la plus épineuse, la plus grave du moment est de savoir quelle position prendront l’Autriche et la Prusse dans la lutte qui commence. En exposant le rôle qu’elles ont joué dans les négociations, nous allons montrer jusqu’à quel point l’attitude qu’elles ont prise et gardée dans ces transactions les engage pour l’avenir.

Après le départ de Constantinople du prince Menchikof et l’ultimatum de M. de Nesselrode, il y eut, comme nous l’avons dit, une sorte d’émulation parmi les puissances pour chercher un expédient qui prévint les conséquences de la rupture diplomatique entre la Porte et la Russie. La pensée d’une conférence entre les puissances signataires du traité de 1841 vint simultanément à tous les cabinets. M. Drouyn de Lhuys le 12 juin 1853, lord Clarendon le 15, Firent à ce sujet des ouvertures à l’Autriche. Le comte de Buol recommanda l’ajournement de ce projet. « La Russie et la Turquie, disait-il, n’avaient pas encore à ce moment déclaré leur décision définitive. Une conférence serait prématurée. Les puissances auraient l’air de concerter une opposition à la Russie et de vouloir lui dicter des conditions. Il ne fallait pas donner ce prétexte aux ombrages de l’empereur Nicolas, tant que, par des représentations et des conseils donnés à Saint-Pétersbourg et à Constantinople, on pouvait conserver un faible espoir d’amener la Russie et la Porte à un arrangement direct[1]. » On se rendit à cet avis de l’Autriche, qui avait naturellement le principal rôle dans l’œuvre de conciliation que l’on poursuivait. Le cabinet autrichien agit auprès de la Russie et de la Porte dans le sens qu’il avait indiqué. Nous allons bientôt expliquer la nature des conseils qu’il offrit au gouvernement turc. Quant à la Russie, ce que M. de Buol lui demandait avec instance, c’était de suspendre la menace de l’ultimatum de M. de Nesselrode, l’invasion des principautés ; Le général Giulay, envoyé par l’empereur d’Autriche pour assister aux manœuvres de Saint-Pétersbourg, quoique n’ayant aucun caractère politique, était chargé de saisir toutes les occasions qui s’offriraient à lui d’exprimer à l’empereur Nicolas les vues de l’Autriche sur ce point[2].

Toutes les têtes diplomatiques de l’Europe étaient donc en travail. La Russie elle-même, quoiqu’elle se gardât de faire aucune avance apparente, quoique, pour nous servir du mot familier, elle voulût voir venir, participait au fond à l’impatience générale. « Les amis de la Russie étaient bien lents, au gré de M. de Nesselrode, à proposer un plan d’accommodement ! » L’ambassadeur anglais lui demandait, au commencement de juillet, si, après toutes les publications belliqueuses du gouvernement russe, il pouvait continuer à s’occuper d’une solution amicale : — « Cherchez toujours, » répliquait M. de Nesselrode[3]. La Russie avait même son projet de solution, ce fut le premier dont il fut question. Elle n’osa pas le proposer elle-même, elle essaya de le produire dans le monde en l’attribuant à notre ambassadeur à Vienne. M. de Bourqueney avait eu un long entretien avec M. de Meyendorf ; à la suite de cette conversation, l’ambassadeur russe prêta à son honorable interlocuteur un plan qui vola bientôt de Vienne à Saint-Pétersbourg, de Saint-Pétersbourg à Paris et à Londres, sous le nom de plan de M. de Bourqueney. M. de Nesselrode en entretint sir Hamilton Seymour ; M. de Kisséleff vint en parler à M. Drouyn de Lhuys. Voici en quoi ce plan consistait : la Porte aurait accepté la note du prince Menchikof, un ministre turc aurait été chargé par le sultan de la porter à Saint-Pétersbourg ; mais il aurait été entendu que l’empereur de Russie ferait à cette note une réponse où il expliquerait d’une façon satisfaisante pour l’indépendance du sultan le sens et la portée du protectorat qui lui serait conféré par la note. M. Drouyn de Lhuys répondit à M. de Kissélef que la France ne recommanderait point, à la Porte le plan qu’on lui envoyait de Saint-Pétersbourg sous le nom de M. de Bourqueney, et qui imposait l’acceptation de la note Menchikof ; mais si le cabinet russe voulait soumettre à la considération des puissances la réponse que, suivant ce plan, il devait faire au sultan, si cette réponse contenait des assurances satisfaisantes sur la pensée de la Russie, si en même temps les stipulations en étaient aussi obligatoires pour la Russie que celles de la note Mencliikof devaient l’être pour la Porte, la France, après s’être préalablement entendue à ce sujet avec l’Angleterre et l’Autriche, serait prête à conseiller à la Porte cette solution. — Soit que la Russie ne voulût point se soumettre à ces conditions équitables, soit que son attention fût détournée par les autres combinaisons qui furent présentées, il ne fut plus question de ce plan. Il est inutile de dire que M. de Bourqueney en avait désavoué la paternité dans les termes les plus positifs[4].

M. de Buol, nous l’avons dit, en même temps qu’il essayait de retenir la Russie sur la frontière des principautés, avait essayé d’agir à Constantinople. Il ignorait encore si la Turquie ferait à l’ultimatum de M. de Nessolrode une réponse négative. Dans cette dernière hypothèse, il écrivit à l’internonce, M. de Bruck, qu’il faudrait « que Rechid-Pacha examinât encore une fois le projet, de note du prince Menchikof, et le comparât avec celui que la Sublime-Porte avait rédigé dans l’intention de l’adresser au prince avant son départ. » Il engageait Rechid-Pacha à poser les termes de ces deux notes, à en préciser les différences essentielles, ou à voir si ces différences n’étaient pas seulement dans les mots. Enfin, « pour le cas, disait-il à M. de Bruck, où M. le ministre serait disposé à proposer quelques changemens dans la note russe que la Porte croirait pouvoir accepter et que l’on pourrait espérer de voir accepter à Saint-Pétersbourg, votre excellence est autorisée à recevoir ces propositions et à nous les communiquer pour y appuyer notre médiation ultérieure, et pour préparer un accueil favorable à l’ambassadeur que la Sublime-Porte a l’intention d’envoyer à Saint-Pétersbourg. » Cette ouverture fut communiquée Le 22 juin aux trois ambassadeurs à Constantinople, qui s’y joignirent, et fut recommandée à la Porte le 24, au nom des quatre puissances, par un mémorandum[5]. On proposait à la Turquie de faire une fusion (c’est le mot même du mémorandum) entre la note russe et la note turque. Pour en finir avec cette démarche, disons tout de suite qu’elle fut bien accueillie par les ministres turcs et par le sultan, que Rechid s’occupa de cette fusion des deux notes, mais que ce travail demeura sans résultat à Constantinople, car l’invasion des principautés vint appeler sur des actes plus pressons l’attention de Rechid-Pacha.

Ici, pour faire comprendre et la nature de l’expédient de M. de Buol et le point de départ des efforts ultérieurs de la conférence de Vienne, nous devons mettre sous les yeux de nos lecteurs la note du prince Menchikof et la note de Rechid-Pacha. Voici le projet de note que le prince Menchikof, avant de quitter Constantinople, et M. de Nesselrode, dans son ultimatum, avaient voulu faire souscrire à la Porte. Pour ramener l’attention du lecteur sur le point précis du débat, nous soulignons dans ce document toutes les expressions qui tendaient à lier la Porte vis-à-vis de la Russie dans le sens du protectorat des Grecs :


« La Sublime Porte, après l’examen le plus attentif et le plus sérieux des demandes qui forment l’objet de la mission extraordinaire confiée à l’ambassadeur de Russie prince Menchikof, et après avoir soumis le résultat de cet examen à sa majesté le sultan, se fait un devoir empressé de notifier par la présente à son altesse l’ambassadeur la décision impériale émanée à ce sujet par un iradé suprême en date du - - (dates musulmane et chrétienne).

« Sa majesté, voulant donner à son auguste allié et ami l’empereur de Russie un nouveau témoignage de son amitié la plus sincère et de son désir intime de consolider les anciennes relations de bon voisinage et de parfaite entente qui existent entre les deux états, plaçant en même temps une entière confiance dans les intentions constamment bienveillantes de sa majesté impériale pour le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman, a daigné apprécier et prendre en sérieuse considération les représentations franches et cordiales dont l’ambassadeur de Russie s’est rendu l’organe en faveur du culte orthodoxe gréco-russe professé par son auguste allié ainsi que par la majorité de leurs sujets respectifs.

« Le soussigné a reçu en conséquence l’ordre de donner par la présente note l’assurance la plus solennelle au gouvernement de Russie, que représente auprès de sa majesté le sultan son altesse le prince Menchikof, sur la sollicitude invariable et les sentimens généreux et tolérans qui animent sa majesté le sultan pour la sécurité et la prospérité dans ses états du clergé, des églises et des établissemens religieux du culte chrétien d’Orient.

« Afin de rendre ces assurances plus explicites, préciser d’une manière formelle les objets principaux de cette haute sollicitude, corroborer par des éclaircissemens supplémentaires, que nécessite la marche du temps, le sens des articles qui, dans les traités antérieurs conclus entre les deux puissances, ont trait aux questions religieuses, et prévenir enfin à jamais toute nuance de malentendu et de désaccord à ce sujet entre les deux gouvernemens, le soussigné est autorisé par sa majesté le sultan à faire les déclarations suivantes :

« 1° Le culte orthodoxe d’Orient, son clergé, ses églises et ses possessions, ainsi que ses établissemens religieux, jouiront dans l’avenir sans aucune atteinte, sous l’égide de sa majesté le sultan, des privilèges et immunités qui leur sont assurés ab antiquo, ou qui leur ont été accordés à différentes reprises par la faveur impériale, et, dans un principe de haute équité, participeront aux arantages accordés aux autres rites chrétiens ainsi qu’aux légations étrangères accréditées près la Sublime-Porte par convention ou disposition particulière.

« 2° Sa majesté le sultan ayant jugé nécessaire et équitable de corroborer et d’expliquer son firman souverain revêtu du hatti-houmayoun le 15 de la lune de rebiul-akhir 1268 (10 février 1882), par son firman souverain du - -, et d’ordonner en sus par un autre firman en date du - - la réparation de la coupole, du temple du Saint-Sépulcre, ces deux firmans seront textuellement exécutés et fidèlement observés, pour maintenir à jamais le statu quo actuel des sanctuaires possédés par les Grecs exclusivement ou en commun avec d’autres cultes.

« Il est entendu que cette promesse s’étend étalement au maintien de tous les droits et immunités dont jouissent ab antiquo l’église orthodoxe et son clergé tant dans la ville de Jérusalem qu’au dehors, sans préjudice aucun pour les autres communautés chrétiennes.

« 3° Pour le cas où la cour impériale de Russie en ferait la demande, il sera assigné une localité convenable, dans la ville de Jérusalem ou dans les environs, pour la construction d’une église consacrée à la célébration du service divin par les ecclésiastiques russes, et d’un hospice pour les pèlerins indigens ou malades, lesquelles fondations seront sous la surveillance spéciale du consulat-général de Russie en Syrie et en Palestine.

« 4° On donnera les firmans et les ordres nécessaires à qui de droit et aux patriarches grecs pour l’exécution de ces décisions souveraines, et on s’entendra ultérieurement sur la régularisation des points de détail qui n’auront pas trouvé place tant dans les firmans concernant les lieux-saints de Jérusalem que dans la présente notification.

« Le soussigné, etc.[6]. »


Il saute aux yeux que les formules du préambule de la note russe ont pour but de faire du maintien des privilèges du culte orthodoxe l’objet d’un engagement formel et solennel de la Porte envers la Russie, et par conséquent de consacrer au profit de cette dernière un droit de surveillance, de représentation et d’intervention, c’est-à-dire un véritable protectorat. On doit remarquer aussi l’article 1er de cette déclaration, qui avait pour but d’étendre aux Grecs sujets du sultan les avantages que le sultan pourrait accorder aux autres rits chrétiens, c’est-à-dire à des chrétiens non sujets de la Porte. Au lieu de cette déclaration que la Porte avait refusé de signer, Rechid-Pacha avait préparé un projet de note qu’il allait soumettre au prince Menchikof, lorsque celui-ci le devança en annonçant la rupture des relations diplomatiques. C’est à ce projet de note, qui par conséquent n’avait point été remis à la Russie, que M. de Buol faisait allusion. Nous allons le reproduire. On observera que Rechid-Pacha y évitait avec soin toute expression qui y aurait attaché le sens d’une obligation contractuelle. La Porte y parlait en vertu de sa pleine autorité ; au lieu de s’engager vis-à-vis de l’empereur de Russie, elle se bornait à lui annoncer poliment les garanties qu’elle venait de sa propre initiative d’accorder aux Grecs ; quant à l’extension aux Grecs des privilèges qui seraient accordés à d’autres rits, Rechid-Pacha circonscrivait et définissait sa promesse : il n’était question que de privilèges spirituels et de privilèges accordés aux autres sujets chrétiens du sultan.


« Dans les communications écrites et verbales de son excellence le prince Menchikof, le gouvernement a vu avec un profond regret des expressions qui ont trait aux doutes et au manque de confiance que la Sublime-Porte aurait conçus relativement aux intentions de sa majesté l’empereur de Russie.

« Mais comme la confiance et la sécurité de sa majesté le sultan envers sa majesté l’empereur, son auguste allié et son voisin, sont infinies, et que les qualités éminentes et lis sentimens équitables de sa majesté l’empereur ont atteint un degré d’évidence qu’on a eu l’habitude d’apprécier grandement, je me fais un honneur de déclarer que la plus chère espérance de mon auguste maître le sultan est de raffermir et de consolider constamment les relations qui existent heureusement entre les deux augustes cours.

« Quant aux privilèges religieux des moines de l’église grecque, il est de l’honneur du gouvernement de la Sublime-Porte de faire observer à tout jamais et de préserver de toute atteinte, soit présentement, soit dans l’avenir, la jouissance des privilèges spirituels qui ont été accordés par les augustes aïeux de sa majesté, et qui sont maintenus et continués par elle.

« Et dans le cas où, à l’avenir, des privilèges spirituels, de quelque nature, qu’ils soient, seraient accordés à ses autres sujets chrétiens, il résulte nécessairement des sentimens de sollicitude que la Porte professe pour ses sujets, qu’elle n’en privera pas non plus les moines grecs. Le gouvernement a vu d’ailleurs avec un vif regret que cette constante intention de la Sublime-Porte ait pu être mise en doute.

« Au reste, comme le firman impérial qui vient d’être donné au patriarche grec, et qui contient la confirmation de leurs privilèges spirituels, devra être regardé comme une nouvelle preuve de ces nobles sentimens, et comme en outre la proclamation de ce firman, qui donne toute sécurité, devra faire disparaître à tout jamais toute crainte à l’égard du rite qui est la religion de sa majesté l’empereur, je suis heureux d’être chargé du devoir de faire la présente notification

« Quant à la garantie que, dans l’avenir, il ne sera rien changé aux lieux de visitation à Jérusalem, la Sublime-Porte promet officiellement qu’il ne sera apporté aucun changement sans que les gouvernemens de France et de Russie n’en soient informés ; une note officielle a été remise dans ce sens à l’ambassade de France.

« Sa majesté ayant daigné accorder la construction d’une église et d’un hôpital pour les Russes à Jérusalem, le gouvernement de la Sublime-Porte est prêt et disposé à signer, à la suite de conférences, un acte solennel, tant pour ce dernier article que pour les privilèges spéciaux des religieux russes.

« J’ai reçu par iradé de sa hautesse l’ordre de vous communiquer cette décision, et je saisis cette occasion de vous réitérer, etc.

« RECHID. »


Voilà les deux documens que, dans la pensée de M. de Buol, il s’agissait de fondre ensemble. Pour peu qu’on les ait lus avec réflexion, on a dû s’apercevoir que cette fusion n’était point aisée. Le langage diplomatique, à travers ses formules d’étiquette, ses tours et ses nuances, prend quelquefois des airs de subtilité qui déroutent les esprits inattentifs ; mais l’on conviendra qu’il y avait autre chose qu’une différence de mots entre les deux documens que nous venons de reproduire. Le premier surtout, si on le commente par les demandes de traité secret et de sened qui l’avaient précédé, était un engagement manifeste contracté par la Perte envers la Russie ; le second n’était évidemment qu’une notification amicale. Pourtant le gouvernement français tenta cette fusion. Le 27 juin, le comte Walewski communiqua à lord Clarendon le projet de note suivant, comme pouvant être substitué, en les combinant, à la note du prince Menchikof et à celle de Rechid-Pacha.


« Le départ de M. le prince Menchikof, dans des circonstances qui auraient pu jeter des doutes, heureusement mal fondés, sur le caractère amical et confiant des relations que sa majesté le sultan a à cœur d’entretenir et de resserrer avec son auguste allié et voisin sa majesté l’empereur de Russie, a profondément peiné la Sublime-Porte. Elle s’est donc occupée soigneusement de rechercher les moyens d’effacer les traces d’un si regrettable malentendu, et un iradé suprême, en date de - -, lui ayant fait connaître la décision Impériale, elle se félicite de pouvoir la communiquer à son excellence l’ambassadeur de Russie (ou à son excellence M. le comte de Nesselrode).

« Si à toute époque les empereurs de Russie ont témoigné leur active sollicitude pour le maintien des immunités et privilèges de l’église orthodoxe grecque dans l’empire ottoman, les sultans ne se sont jamais refusés à les consacrer de nouveau par des actes solennels qui attestaient leur ancienne et constante bienveillance à l’égard de leurs sujets chrétiens.

« Sa majesté le sultan Abdul-Medjid aujourd’hui régnant, animé des mêmes dispositions et voulant donner à sa majesté l’empereur de Russie un témoignage personnel de son amitié la plus sincère et de son désir intime de consolider les anciennes relations de bon voisinage et de parfaite, entente qui existent entre les deux états, n’a écouté que sa confiance infinie dans les qualités éminentes de son auguste ami et allié, et a daigné prendre en sérieuse considération les représentations dont son excellence M. le prince Menchikof s’est rendu l’organe auprès d’elle.

« Le soussigné a reçu en conséquence l’ordre de déclarer par la présente que le gouvernement de sa majesté le sultan regarde qu’il est de son honneur de faire observer à tout jamais et de préserver de toute atteinte, soit présentement, soit dans l’avenir, la jouissance des privilèges spirituels qui ont été accordés par les augustes aïeux de sa majesté à l’église orthodoxe d’Orient, et qui sont maintenus et confirmés par elle, et en outre, à faire participer, dans un esprit de haute équité, le rit grec aux avantages concédés aux autres rits chrétiens par convention ou disposition particulière.

« Au reste, comme le firman impérial qui vient d’être donné au patriarche et au clergé grecs, et qui contient la confirmation de leurs privilèges spirituels, devra être regardé comme une nouvelle preuve de ces nobles sentimens, et comme en outre, la proclamation de ce firman qui donne toute sécurité devra faire disparaître à jamais toute crainte à l’égard du rit qui est la religion de sa majesté l’empereur, je suis heureux d’être chargé du devoir de faire la présente notification.

« Quant à la garantie qu’à l’avenir il ne sera rien changé aux lieux de visitation de Jérusalem, elle résulte du firman revêtu du hatti-houmayoun de 15 de la lune de rebiul-akhir 1268 (février 1852), expliqué et corroboré par les firmans des - -, et l’intention formelle de sa majesté le sultan est de faire exécuter sans aucune altération ses décisions souveraines.

« La Sublime-Porte en outre promet officiellement qu’il ne sera apporté aucune modification à l’état des choses, sans que les gouvernemens de France et de Russie en soient préalablement informés. La même notification sera faite à l’ambassadeur de sa majesté l’empereur des Français.

« Pour le cas où la cour impériale de Russie en ferait demande, il sera assigné une localité convenable, dans la ville de Jérusalem ou dans les environs, pour la construction d’une église consacrée à la célébration du service divin par des ecclésiastiques russes, et d’un hospice pour les pèlerins indigens ou malades de la même nation.

« La Sublime-Porte s’engage dès à présent à souscrire à cet égard un acte solennel qui placerait ces fondations pieuses sous la surveillance spéciale du consulat-général de Russie en Syrie et en Palestine.

« Le soussigné, etc. »


Outre ce projet de note rédigé par le cabinet français, il y avait d’autres combinaisons dont nous n’avons point à nous occuper, car il n’y fut pas donné suite, telles qu’un projet de convention soumis par lord Clarendon (9 juillet) à la Porte et aux puissances, un plan d’arrangement suggéré spontanément par sir Hamilton Seymour (8 juillet) à M. de Nesselrode, etc. L’avantage resta au projet français. Dès le 16 juillet, le comte Walewski informait lord Clarendon que M. de Nesselrode avait approuvé la note française, qui lui avait été montrée confidentiellement par M. de Castelbajac[7]. Le comte de Buol, assuré des dispositions de la Russie en faveur du projet français, le prit pour base. Il l’envoya à M. de Bruck en le recommandant à l’adoption de la Porte[8]. Puis, se défiant des difficultés et des lenteurs qui paralysaient les négociations à Constantinople, il se décida à terminer l’affaire à Vienne.

En conséquence, le 24 juillet, M. de Buol convoqua chez lui les ambassadeurs de France, d’Angleterre et de Prusse, M. de Bourqueney, lord Westmorland et M. de Canitz. Ne voyant pas aboutir, leur dit-il, les propositions que l’internonce d’Autriche, secondé par les représentons des autres puissances, avait faites à la Porte, il réunissait les ambassadeurs, afin d’aviser ensemble à l’adoption de quelque proposition qui pût être soumise à la Porte sous la sanction des quatre puissances. Les ambassadeurs ayant approuvé ce dessein, M. de Buol ajouta que la note proposée par M. Drouyn de Lhuys lui paraissait être la base la plus convenable. Cette opinion fut également partagée par les ambassadeurs, et, en attendant qu’ils pussent recevoir à ce sujet les ordres de leurs gouvernemens, M. de Buol se chargea de rédiger, d’après ; le projet français, la note à laquelle la conférence donnerait son autorité collective[9].

Les gouvernemens s’empressèrent d’autoriser par dépêches télégraphiques leurs ambassadeurs à prendre part à la conférence. M. de Buol fit trois amendemens au projet de note français. D’abord il en remplaça le préambule par une phrase mieux adaptée au tour que les affaires avaient pris depuis l’époque de la rédaction primitive. Ensuite il fit une intercalation dans le paragraphe commençant par ces mots : « Le soussigné a reçu en conséquence l’ordre de déclarer par la présente que le gouvernement de sa majesté le sultan regarde qu’il est de son honneur, etc. » Avec l’amendement de M. de Buol, la phrase continua ainsi : « Le gouvernement de sa majesté le sultan, fidèle à la lettre et à l’esprit des stipulations des traités de Kainardji et Andrinople relatives à la protection du culte chrétien, regarde, etc. » Enfin, dans le paragraphe relatif aux lieux-saints, la phrase : — « La Sublime-Porte en outre promet officiellement qu’il ne sera apporté aucune modification à l’état des choses sans que les gouvernemens de France et de Russie en soient préalablement informés, » - se terminait ainsi dans la rédaction de M. de Buol : « Sans entente préalable avec les gouvernemens de France et de Russie, et sans préjudice aucun pour les différentes communautés chrétiennes. » Ces modifications furent approuvées par les divers gouvernemens. Cependant, pour rendre la note plus acceptable à la Porte et sur la proposition du gouvernement anglais, on modifia encore la phrase importante où M. de Buol avait rappelé les traités de Kainardji et d’Andrinople, qui reçut cette forme définitive : « Le soussigné a reçu l’ordre de déclarer… que sa majesté le sultan restera fidèle (aux traités) et que sa majesté regarde, etc. » L’intention de cette nuance était de rompre le lien qui, dans la construction de M. de Buol, semblait faire dépendre l’observation des garanties promises par le sultan au culte grec des stipulations du traité de Kainardji. Le nœud de la question était dans cet arrangement de mots, puisque c’était du traité de Kainardji que la Russie voulait tirer son droit au protectorat, et que la Porte en refusant le protectorat niait cette interprétation du traité. Après ces diverses modifications, le projet de note arrêté le 31 juillet par la conférence de Vienne[10], eut la forme suivante (nous n’en citons que la partie importante ; le reste fut la simple reproduction de la note française, calquée elle-même, pour les points secondaires, sur la note de Rechid-Pacha) :


« Sa majesté le sultan n’ayant rien de plus à cœur que de rétablir entre elle et sa majesté l’empereur de Russie les relations de bon voisinage et de parfaite entente qui ont été malheureusement altérées par de récentes et pénibles complications, a pris soigneusement à tache de rechercher les moyens d’effacer les traces de ces différends, et un iradé suprême en date de - - lui ayant fait connaître la décision impériale, elle se félicite de pouvoir la communiquer à son excellence l’ambassadeur de Russie (ou à son excellence M. le comte de Nesselrode).

« Si à toute époque les empereurs de Russie ont témoigné leur active, sollicitude pour le maintien des immunités et privilèges de l’église orthodoxe grecque dans l’empire ottoman, les sultans ne se sont jamais refusés à les consacrer de nouveau par des actes solennels qui attestaient leur ancienne et constante bienveillance à l’égard de leurs sujets chrétiens.

« Sa majesté le sultan Abdul-Medjid aujourd’hui régnant, animé des mêmes dispositions et voulant donnera sa majesté l’empereur de Russie un témoignage personnel de son amitié la plus sincère et de son désir intime de consolider les anciennes relations de bon voisinage et de parfaite entente qui existent entre les deux états, n’a écouté que sa confiance infinie dans les qualités éminentes de son auguste ami et allié, et a daigné prendre en sérieuse considération les représentations dont son excellence M. le prince Menchikof s’est rendu l’organe auprès d’elle.

« Le soussigné a reçu en conséquence l’ordre de déclarer par la présente que le gouvernement de sa majesté le sultan restera fidèle à la lettre et à l’esprit des stipulations des traités de Kainardji et Andrinople relatives à la protection du culte chrétien, et que sa majesté regarde qu’il est de son honneur de faire observer à tout jamais et de préserver de toute atteinte, soit présentement, soit dans l’avenir, la jouissance des privilèges spirituels qui ont été accordés par les augustes aïeux de sa majesté à l’église orthodoxe d’Orient, et qui sont maintenus et confirmés par elle, et en outre à faire participer, dans un esprit de haute équité, le rit grec aux avantages concédés aux autres rits chrétiens par convention ou disposition particulière. »

Nous venons de montrer comment on parvint à rédiger la note de Vienne. Les puissances, et notamment la France et l’Angleterre, désiraient-elles sincèrement le succès de cette note ? Voulaient-elles sérieusement, pour nous servir du mot de l’empereur de Russie, ramener la paix au moyen de cet expédient ? L’on va en juger.

Nous citerons d’abord un incident qui se produisit pendant que la conférence de Vienne discutait encore les modifications apportées au projet de note français, et qui ne permet point de douter de l’intérêt, je ne dis pas assez, de la sollicitude anxieuse avec laquelle les gouvernemens secondaient l’œuvre de la conférence.

Au moment où M. de Buol réunissait la conférence, voici ce qui se passait à Constantinople. L’invasion des principautés, accomplie par les Russes le 3 juillet, avait naturellement produit chez les Turcs une grande exaltation. La population de Constantinople fermentait. Le vieux parti turc (et en face de l’agression russe ce parti devenait toute la nation) demandait la guerre immédiate. Le ministère s’était reconstitué après une crise. Il était maintenant unanime dans la résolution de résister jusqu’au bout aux demandes de la Russie. « J’ai laissé les ministres, écrivait lord Stratford, avec l’impression qu’il y aura bientôt plus à redouter leur témérité que leur timidité[11] ; » Les représentans des quatre puissances à Constantinople, ignorant, à cause de la distance, ce qui se passait à Vienne, travaillèrent activement à sauver cette situation périlleuse. On avait décidé le gouvernement turc à ne point regarder comme un cas de guerre le passage du Pruth ; mais on ne pouvait l’empêcher de protester contre la violation de son territoire. Les ambassadeurs en communication continuelle avec Rechid-Pacha cherchèrent du moins à adoucir la protestation inévitable et à prendre dans cet acte même un point de départ possible pour de nouvelles négociations. Ils s’arrêtèrent donc à cette combinaison : Rechid-Pacha joindrait à sa protestation, très modérée elle-même, une lettre adressée au comte de Nesselrode, et qui exprimerait les intentions toujours pacifiques de la Porte. « Je me plais à espérer, y disait Rechid-Pacha, que votre excellence, dans son équité, voudra bien reconnaître que la Sublime-Porte a évité (dans la protestation) tout ce qui aurait pu rendre les circonstances actuelles plus fâcheuses, tandis qu’elle y réitère les assurances les plus formelles que sa majesté impériale le sultan, même à présent, ne se désiste en rien de son désir amical et parfaitement sincère, non-seulement de remplir tous ses engagemens envers les Russes, mais en outre de leur donner telle preuve de ses dispositions cordiales qui soit compatible avec les droits sacrés de la souveraineté et avec l’honneur et les intérêts fondamentaux de son empire. » La protestation et la lettre de Rechid-Pacha, datées du 20 juillet, étaient accompagnées d’un projet de note, daté du 23 juillet, qui paraissait au gouvernement turc et aux quatre ambassadeurs de nature à répondre au désir de la Russie par rapport à la question des privilèges religieux. Ainsi, à un fait de guerre contre lequel elle ne pouvait s’abstenir de protester, la Porte répondait par une nouvelle ouverture de paix. Les ambassadeurs des quatre puissances se chargèrent d’envoyer ces documens, sous cachet volant, à leurs collègues de Vienne, avec des lettres identiques adressées aux ambassadeurs en Russie. À Vienne, on devait prier le cabinet autrichien de transmettre ces pièces au gouvernement russe, et l’on comptait les faire appuyer auprès de celui-ci par les ambassadeurs à Saint-Pétersbourg. Telle était la combinaison préparée à Constantinople avant que la conférence de Vienne se fût réunie[12]. Elle arriva à Vienne pendant les délibérations de la conférence.

Les gouvernemens de France et d’Angleterre avaient tant à cœur le succès de la note de Vienne, qu’ils furent visiblement contrariés de ce qui s’était fait à Constantinople. Cette protestation de Rechid-Pacha leur parut un accident malencontreux en un pareil moment. « Les nouvelles de Constantinople, écrivait à ce sujet lord Cowley, n’ont pas fait une impression favorable sur l’empereur et sur M. Drouyn de Lhuys[13]. » M. Drouyn de Lhuys le 29 juillet, lord Clarendon le 30, écrivirent par le télégraphe à M. de Bourqueney et à lord Westmorland de suspendre l’envoi des dépêches de Constantinople à Saint-Pétersbourg. Avant que les ordres fussent arrivés à Vienne, le comte de Buol avait déjà déclaré à la conférence qu’il ne se chargeait pas de transmettre les notes de Rechid-Pacha à Saint-Pétersbourg, une protestation ne lui paraissant pas de nature à avancer les affaires de la paix du côté de la Russie[14] ; quant à la nouvelle note de Rechid-Pacha relative aux privilèges religieux des Grecs, en la communiquant aux ambassadeurs à Constantinople, le ministre turc avait dit : « Je déclare officiellement que la Porte est décidée à ne point aller au-delà des termes d’une note strictement conformes à ce projet, tout autre arrangement lui paraissant une atteinte aux droits sacrés de sa souveraineté et de son indépendance[15]. » Cette déclaration n’empêcha pas le comte de Buol de mettre de côté la note de Rechid-Pacha et de s’en tenir à la note amendée par la conférence. « Je ne considère pas, dit-il a ses collègues, la déclaration de Rechid-Pacha aux ambassadeurs comme applicable à la note que je propose, car cette note protège aussi efficacement l’honneur et les intérêts de la Porte que celle de Rechid-Pacha[16]. » Ainsi la combinaison de Constantinople fut considérée comme non avenue, tant la France et l’Angleterre, aussi bien que l’Autriche, redoutaient tout ce qui pourrait non-seulement empêcher, mais retarder le succès de la note de Vienne.

Le projet de Rechid-Pacha étant écarté de la sorte, la note de Vienne fut lue pour la dernière fois et définitivement adoptée dans la séance de la conférence du 31 juillet. Elle fut expédiée à Constantinople le 1er août par un colonel autrichien également porteur d’une lettre autographe de l’empereur François-Joseph au sultan.

La Russie se hâta de donner son acceptation. Elle la fit connaître dès le 3 août par le télégraphe. Le 6, M. de Nesselrode envoya l’adhésion officielle de son gouvernement dans une note adressée à M. de Meyendorf, et dont voici les passages principaux :


« Vous connaissez, monsieur le baron, le désir très-sincère de la part de notre auguste maître de faire cesser, autant que cela peut dépendre de lui, les anxiétés que l’on éprouve en Europe, avec quelque exagération peut-être, à l’occasion de notre différend actuel avec la Turquie. Sa majesté vous charge en conséquence, monsieur le baron, de déclarer au ministère de l’empereur François-Joseph, ainsi qu’à vos collègues de France, d’Angleterre et de Prusse, que pour notre part nous acceptons tel quel le dernier projet de note formulé à Vienne, et qu’un ambassadeur du sultan porteur de ce document serait reçu à Saint-Pétersbourg sans aucune difficulté et avec tous les égards d’usage.

« Je crois superflu de faire observer ici à votre excellence qu’en accueillant, comme nous le faisons, par esprit de conciliation, l’expédient concerté à Vienne de la note dont il s’agit, et l’envoi d’une ambassade turque, nous entendons bien ne plus avoir à examiner ou à discuter de nouvelles modifications et de nouveaux projets élaborés à Constantinople sous les inspirations belliqueuses qui paraissent dominer à cette heure le sultan et la plupart de ses ministres, et que, dans le cas où le gouvernement ottoman rejetterait encore ce dernier projet d’arrangement, nous ne nous considérerions plus comme liés par le consentement que nous y donnons aujourd’hui.

« Si l’Europe a besoin, comme on ne cesse de nous le dire, de voir se terminer la crise qui menace l’Orient, c’est à Constantinople que doivent s’adresser à l’avenir les bienveillans et pacifiques efforts des grandes puissances, que nous secondons de notre côté par tous les sacrifices compatibles avec la dignité de la Russie et la justice de la cause dont elle a du prendre en mains la défense[17]. »


Ainsi s’exprimait l’adhésion de la Russie. On remarquera le ton de hauteur du ministre russe. En acceptant une base d’arrangement, il avait l’air de faire une grande grâce aux anxiétés de l’Europe, et il lui dictait la conduite qu’elle avait à tenir à Constantinople. On va voir que l’Europe n’avait pas besoin de cet avertissement altier pour presser la Porte d’accepter la note de Vienne. Nous ne connaissons point le langage que tinrent à Rechid-Pacha M. de Lacour et M. de Bruck ; mais, par les dépêches publiées de lord Stratford, nous pouvons juger de la vivacité des instances qui furent faites auprès de la Porte.

On avait appris le 11 août à Constantinople l’acceptation de la Russie. Le lendemain matin de bonne heure, lord Stratford, qui venait de recevoir des dépêches pressantes de lord Clarendon, se rendit auprès de Rechid-Pacha. Il appela son attention sur le prix que l’Angleterre, la France, l’Autriche et la Prusse attachaient au consentement de la Porte ; il lui représenta les nombreux et puissans intérêts qui devaient engager le gouvernement turc à satisfaire au vœu de ses alliés et à prendre sans délai un parti. Rechid-Pacha écouta lord Stratford très gracieusement, mais lui présenta des objections sur trois phrases du projet de note. Nous expliquerons bientôt ces objections, qui furent la base des modifications turques ; du reste il assura lord Stratford qu’il allait soumettre la question au conseil, et qu’il ferait une prompte réponse aux représentans des quatre puissances[18]. En effet, le lendemain le conseil fut appelé à discuter la note de Vienne. Tous les ministres, au nombre de dix-sept, y assistaient ainsi que le cheik-ul-islam. La majorité du conseil se prononça pour le rejet de la note, même amendée. Rechid-Pacha fit observer cependant que le projet de la conférence était fondé en partie sur la note qu’il avait lui-même préparée pour le prince Menchikof ; le conseil s’ajourna pour prendre le temps de comparer les deux textes[19]. Lord Stratford ne se découragea point ; il lui sembla que la Porte pourrait accepter la note en se réservant d’interpréter en sa faveur les passages qui soulevaient ses objections, et en soumettant cette interprétation à l’assentiment des puissances alliées qui garantiraient ainsi le sens de la note de Vienne. Le 15, tandis que le conseil était assemblé, lord Stratford fit communiquer cette idée par l’un de ses drogmans à Rechid-Pacha. La proposition n’eut pas de succès auprès des ministres turcs. Lord Stratford essaya du moins d’obtenir de la Porte une acceptation quelconque de la note en principe, de telle sorte que les puissances pussent reprendre la discussion sur les points douteux[20]. Ce fut le parti auquel s’arrêta le gouvernement turc ; il proposa trois modifications à la note de Vienne, et dans un mémorandum très habile et très mesuré, Rechid-Pacha expliqua et justifia auprès des puissances le sens et l’objet de ces modifications. Cette décision fut votée à l’unanimité dans un conseil de soixante membres ; elle n’était que l’écho très affaibli du sentiment public à Constantinople[21].

Avant de dire l’impression produite sur les gouvernemens européens par l’acceptation conditionnelle de la Porte, nous allons essayer de préciser le sens des modifications demandées par le gouvernement turc.

Depuis l’origine de cette question, depuis que le prince Menchikof avait demandé à la Porte un engagement qui conférât explicitement à la Russie le protectorat religieux des Grecs, il y avait un point acquis, c’est qu’aux yeux des quatre puissances demeurées alliées de la Turquie, une pareille prétention était incompatible avec l’indépendance et la souveraineté du sultan. Le refus de la Porte avait été approuvé par les quatre puissances ; aucune d’elles ne pouvait avoir par conséquent la pensée de proposer à la signature de la Porte un acte qui de près ou de loin pût aboutir pratiquement au résultat poursuivi par le prince Menchikof. En cherchant des expédiens et en élaborant le projet de Vienne, les puissances n’avaient pu avoir qu’un seul but : satisfaire l’amour-propre mal engagé de l’empereur de Russie par une notification qui de la part de la Porte n’eût été qu’un acte de déférence envers la Russie, mais qui ne devait entraîner aucun démembrement de la souveraineté du sultan dans ses rapports avec ses sujets grecs. Que les termes de cet acte fussent disposés de manière à ne point heurter les prétentions contradictoires des deux états en lutte, la Turquie et la Russie, qu’ils fussent combinés avec assez d’art pour effacer en quelque sorte la question périlleuse que le prince Menchikof avait soulevée, qu’on y laissât même une certaine obscurité qui permit à chacune des deux parties de se croire après la note dans la même situation qu’avant, c’était tout ce qui suffisait à l’assoupissement de la querelle et à la paix.

Il faut pourtant reconnaître que la Porte avait plus que la Russie le droit de peser les termes qu’on lui proposait, et qu’elle était mieux placée que les quatre puissances pour en mesurer la portée. En premier lieu, c’était elle et elle seule que ces termes devaient engager. En second lieu, la subtilité avec laquelle la Russie avait déduit de ses anciens traités, du traité de Kainardji, par exemple, qui ne parlait en général que de la protection promise par le sultan à tous ses sujets chrétiens, un droit d’intervention et de protection dans les affaires des Grecs, — cet art subtil et envahissant devait rendre la Turquie circonspecte et défiante sur les mots qu’elle emploierait en traitant avec la Russie. Enfin, après les prétentions énormes émises par le prince Menchikof, il était bien naturel qu’elle prît garde que l’esprit des exigences russes ne se glissât dans l’acte qu’on lui proposait.

Or, qu’on se rappelle quel avait été l’objet pratique des prétentions de prince Menchikof, et sur quelles bases il avait appuyé ses prétentions. L’objet, c’était le protectorat des Grecs, et la Russie le réclamait en vertu de deux prétendus droits : l’un de ces droits, moral en quelque sorte, elle le tirait de la sollicitude qu’elle aurait portée en tout temps aux intérêts religieux des Grecs, si bien qu’à l’en croire, on eût dit que c’était à elle que les Grecs étaient redevables de leurs immunités et de leurs privilèges ; le second, dont elle s’efforçait de faire un droit positif, elle rempruntait au traité de Kainardji : l’esprit de ce traité, suivant elle, lui donnait à la protection des Grecs un droit que le prince Menchikof avait eu pour mission de préciser, d’étendre et de réglementer sous une forme nouvelle.

Eh bien ! dans trois passages de la note de Vienne, la Porte craignit de voir ce qu’on pourrait appeler les instrumens et l’objet des prétentions russes. Dans le premier, il était dit : « Si à toute époque les empereurs de Russie ont témoigné leur active sollicitude pour le maintien des immunités et privilèges de l’église grecque orthodoxe dans l’empire ottoman, les sultans ne se sont jamais refuses à les consacrer de nouveau par des actes solennels. » Il y avait dans cette sorte de parallèle entre les empereurs de Russie et les sultans quelque chose qui effarouchait les ministres turcs. Cette rédaction ne semblait-elle pas reconnaître aux Russes une part dans l’initiative des mesures qui ont établi les privilèges religieux des Grecs ? La sollicitude des empereurs de Russie ne s’était manifestée que depuis cent ans ; depuis quatre siècles, l’église grecque avait reçu des sultans ses immunités. La Porte croyait donc exprimer plus fidèlement la vérité sur le passé et mieux fixer ses sûretés pour l’avenir en corrigeant ainsi la phrase : « Si à toute époque les empereurs de Russie ont témoigné leur active sollicitude pour le culte et l’église orthodoxe grecque, les sultans n’ont jamais cessé de veiller au maintien des immunités et privilèges qu’ils ont spontanément accordés à diverses reprises à ce culte et à cette église dans l’empire ottoman et de les consacrer, etc. » Le second point qui arrêtait la Porte était le passage relatif au traité de Kainardji. « Le soussigné, disait la note de Vienne, a reçu l’ordre de déclarer que le sultan restera fidèle à la lettre et à l’esprit des stipulations des traités de Kainardji et d’Andrinope relatives à la protection du culte chrétien, et que sa majesté regarde comme étant de son honneur de faire observer à tout jamais et de préserver de toute atteinte, soit dans le présent, soit dans l’avenir, la jouissance des privilèges spirituels, etc. » Que voulait dire cette mention de la lettre et de l’esprit du traité de Kainardji ? Ce traité existe, c’est un fait, disaient les Turcs ; il a des dispositions précises qui seront observées ; mais pourquoi le rapprocher des assurances données par le sultan en faveur du maintien des privilèges des Grecs ? Ce rapprochement ne permettra-t-il pas à la Russie d’établir une corrélation entre ce traité et le maintien de ces privilèges, qui ne saurait dépendre en droit que de la libre volonté du sultan. Pour éviter cette confusion et cette extension possible du traité de Kainardji, la Porte modifiait ainsi la phrase : « Le soussigné a reçu l’ordre de déclarer que… le sultan restera fidèle aux stipulations du traité de Kainardji, confirmé par celui d’Andrinople, relatives à la protection par la Sublime-Porte de la religion chrétienne. » Le traité de Kainardji était défini par là conformément à ses stipulations réelles ; puis le tour de la phrase changeait, » et il est en outre chargé de faire connaître que sa majesté, etc. » Toute connexité amphibologique était ainsi rompue entre le traité de Kainardji et les privilèges du culte orthodoxe. Le troisième point qui paraissait inacceptable était le passage où le sultan aurait promis « de faire participer, dans un esprit de haute équité, le rit grec aux avantages concédés aux autres rits chrétiens par convention ou disposition particulière. » Ici l’attention de la conférence de Vienne avait été évidemment surprise. Les mots de convention ou disposition, particulière étaient bien vagues. L’Autriche a trois traités avec la Turquie : celui de Carlowitz (1 699), celui de Belgrade (1739), celui de Sistova (1791), qui lui assurent le patronage des catholiques dans les états du sultan, sans distinction de sujets ou non sujets de la Porte. Ce patronage, lorsqu’il n’est applicable qu’à quelques milliers d’individus sujets du sultan, a en pratique peu d’inconvéniens ; mais en vertu du dernier passage de la note de Vienne, l’empereur de Russie aurait pu réclamer pour les Grecs le patronage conféré par traité à l’Autriche pour les catholiques, et à la faveur de cette assimilation, le protectorat de douze millions de sujets du sultan eût passé d’emblée aux mains du tsar. Rechid-Pacha demandait donc que la phrase fût rectifiée ainsi : « Faire participer dans un esprit de haute équité le rit grec aux avantages octroyés, ou qui seront octroyés aux autres communautés chrétiennes sujettes ottomanes. »

Que le lecteur nous pardonne de retenir si longtemps son attention sur ces chicanes de mots et ces arides constructions de phrases ; mais puisque la Russie a traîné pendant des mois la diplomatie européenne dans ces subtilités bysantines, et puisqu’elle a fait sortir la guerre de ces embûches de langage, il faut bien la suivre dans les broussailles, pour se rendre compte avec une exactitude consciencieuse des péripéties de la question d’Orient.

L’événement a prouvé la prudence et la justesse des modifications proposées par la Porte à la note de Vienne. On doit se souvenir cependant de la mauvaise impression qu’elles produisirent en Europe. Les gouvernemens et l’opinion avaient cru la question terminée. Les modifications de la Porte parurent inspirées par des motifs presque puérils ; pour des corrections insignifiantes, la Porte allait « retarder une solution réclamée par les intérêts de la Turquie et attendue de L’Europe avec anxiété[22]. » On maugréa de tous côtés, mais il fallut prendre sur-le-champ un parti. Au reçu des modifications, le comte de Buol déclara qu’il les regrettait parce qu’elles étaient inutiles, et qu’elles entraîneraient une perte de temps ; suivant lui, elles portaient sur les mots plus que sur les choses ; il espérait en conséquence, et le ministre russe à Vienne, M. de Meyendorf, le confirmait dans cet espoir, qu’elles seraient acceptées à Saint-Pétersbourg. Il les envoya au ministre autrichien auprès du tsar, le baron de Lebzeltern, en lui recommandant fortement d’en presser l’adoption comme un moyen de mettre fin à ces fâcheuses difficultés, sans qu’il en coûtât rien à la dignité de l’empereur Nicolas[23]. Surpris par cette complication si peu attendue, M. Drouyn de Lhuys écrivit deux dépêches, l’une à M. de Lacour, l’autre à M. de Castelbajac. Dans la première, il exprimait le désappointement avec lequel le gouvernement français avait vu le peu d’attention accordé par les ministres du sultan aux conseils des alliés de la Turquie, et il prescrivait à M. de Lacour d’employer tous les efforts pour obtenir de la Porte qu’elle revint sur sa décision. Dans sa dépêche à notre ministre en Russie, il chargeait M. de Castelbajac d’assurer M. de Nesselrode du déplaisir avec lequel on avait reçu à Paris les dernières nouvelles de Constantinople, et de lui exprimer cependant l’espoir que les modifications demandées par la Porte, n’altérant pas le sens de la note originaire, seraient admises par l’empereur de Russie[24]. Lord Clarendon écrivit dans le même sens à Saint-Pétersbourg et à Constantinople. L’impression produite par les modifications de la Porte fut donc unanime. Au fond, on les jugeait inutiles, on croyait qu’elles n’ajoutaient aucune garantie sérieuse au texte de la note de Vienne ; partant de là, on s’adressait avec d’égales instances à Saint-Pétersbourg et à Constantinople, — à Saint-Pétersbourg, pour que l’empereur acceptât la note avec les modifications turques, puisqu’elles n’y changeaient rien, — à Constantinople, pour que le sultan acceptât la note sans les modifications, puisqu’elles n’ajoutaient rien au sens qu’y avait attaché la conférence de Vienne.

On peut déjà voir à quel point l’empereur Nicolas s’est éloigné de la vérité, en disant que « les puissances, pour peu qu’elles voulussent sérieusement la paix, étaient tenues à réclamer d’emblée l’adoption pure et simple de la note de Vienne, au lieu de permettre à la Porte de modifier ce que nous avions adopté sans changement. » Non-seulement les puissances n’avaient pas autorisé les modifications turques, mais elles avaient demandé en effet à la Porte l’adoption pure et simple de la note de Vienne. Avec quelle insistance et avec quelle droiture d’intentions pacifiques ? Nous allons achever de le montrer en recourant à une des pièces les plus curieuses et les plus importantes, suivant nous, des documens anglais, la dépêche de lord Clarendon à lord Stratford, écrite précisément pour répondre au mémorandum de Rechid-Pacha sur les modifications.

Lord Clarendon commençait par répondre à une plainte de Rechid-Pacha : — Pourquoi la Porte n’avait-elle pas été consultée avant que la conférence n’arrêtât définitivement la note de Vienne ? — Le ministre anglais en donnait cette raison. Lorsque le comte de Buol fit inviter Rechid-Pacha par M. de Bruck, qu’appuyèrent les représentans des trois autres puissances, à faire une fusion de la note du prince Menchikof et de la sienne propre, la Porte avait accepté cette idée, le sultan l’avait sanctionnée, mais il n’y avait pas été donné suite. Les puissances, désireuses de terminer les difficultés sans perte de temps, s’étaient alors chargées elles-mêmes d’un travail dont le gouvernement turc avait approuvé la pensée sans en poursuivre l’exécution. On avait donc pris le projet de note du gouvernement français qui avait été reçu favorablement par M. de Nesselrode, et on en avait tiré la note de Vienne. « Il était inutile d’ajouter que si les gouvernemens anglais et français n’avaient pas cru sauvegardés par cette note les intérêts et le principe pour lesquels ils luttaient depuis le commencement, ils n’auraient pas donné leur assentiment au travail de la conférence. » Après le préambule, lord Clarendon discutait les trois points qui avaient excité les appréhensions de la Porte, soulevé ses objections et inspiré ses modifications.

La première objection de Rechid-Pacba portait sur le paragraphe : « Si à toute époque les empereurs de Russie, etc. » Que les empereurs de Russie, disait lord Clarendon, témoignassent leur sollicitude pour des coreligionnaires placés sous un gouvernement musulman, rien n’était plus naturel ; mais, ajoutait-il, le gouvernement anglais ne peut admettre que l’on puisse induire - de cette sollicitude témoignée dans le passé - que les actes des sultans en faveur de l’église grecque n’ont point été spontanés et volontaires : aucune interprétation de ce passage ne peut fournir à la Russie le droit de requérir du sultan l’accomplissement de ces actes. Il ne s’agit dans cette phrase que de la constatation d’un fait historique. Ce fait peut être vrai ou faux ; mais la Russie n’acquiert aucun droit, la Turquie ne contracte aucun engagement par l’expression de ce fait. Les grandes puissances chrétiennes ont à diverses époques témoigné de leur active sollicitude pour les sujets chrétiens de la Porte, nulle plus souvent et avec plus d’énergie que l’Angleterre. Elles ont agi ainsi pour l’humanité souffrante et la religion outragée, et leurs justes remontrances ont obtenu plus ou moins de succès ; mais jamais le pouvoir qu’avait le sultan de ne pas les écouter n’a été mis en question, et le droit qu’ont les puissances chrétiennes d’intervenir de cette façon peut s’exercer encore sans préjudice pour son indépendance. Le sultan vient de rendre librement des firmans favorables aux Grecs ; qui peut douter que ce ne soit en conséquence de l’intérêt que ses alliés chrétiens portent à ses sujets chrétiens ? Qui peut douter que les souffrances de ces sujets chrétiens ne seront pas allégées encore à la suite des protestations puissantes de l’ambassadeur anglais ? En écoutant de pareilles remontrances, en y conformant ses actes, le sultan acquiert des titres à l’estime et au respect ; mais il ne se dessaisit d’aucun droit, il ne contracte aucun engagement au détriment de sa souveraineté. Tel est le sens de la note de Vienne ; la première modification est donc sans objet.

La seconde objection de Rechid-Pacha portait sur la mention faite dans la note du traité de Kainardji et sur la construction de la phrase qui lui semblait faire découler des stipulations de ce traité la déclaration que le sultan maintiendrait les privilèges de l’église grecque. Lord Clarendon avait déjà remarqué la connexion des deux membres de la phrase dans le premier projet du comte de Buol, et s’était efforcé de la faire disparaître en introduisant entre les deux la disjonctive et, pour parler comme le Mariage de Figaro. Il signalait et expliquait ainsi cette nuance : « La phrase dit que « le gouvernement de sa majesté le sultan restera fidèle à la lettre et à l’esprit des stipulations des traités de Kainardji et d’Andrinople relatives à la protection du culte chrétien. » Sur ce point, pas d’objections, puisque, suivant la déclaration de Rechid-Pacha, « comme personne ne saurait nier que ce traité existe, et qu’il est confirmé par celui d’Andrinople, il est de toute évidence que les dispositions précises en seront fidèlement observées. » Quant à la seconde partie de la phrase, elle ne dépend en aucune façon de la première ; elle en est au contraire disjointe. Elle ne veut pas dire que, comme conséquence des traités, le sultan regardera, etc. ; le mot et a été expressément introduit pour empêcher qu’on ne pût tirer une pareille conséquence. Il faut donc lire ces deux articulations distinctes : d’un côté, « le sultan restera fidèle aux traités, etc. ; » de l’autre, « sa majesté regarde aussi comme étant de son honneur de faire observer… la jouissance des privilèges spirituels qui ont été accordés… à l’église orthodoxe d’Orient. » Il n’y a là par conséquent rien qui puisse fournir à la Russie des motifs de prétendre a un droit de surveillance et d’immixtion. »

Sur la troisième objection, continuait lord Clarendon, les vues du gouvernement anglais étaient précisément celles qu’exprimait Rechid-Pacha dans ce passage de son mémorandum : « On ne saurait douter que le gouvernement impérial n’hésitera pas à faire participer le rit grec non-seulement aux avantages qu’il a de sa propre volonté accordés aux autres communions de la religion chrétienne professée par les communautés ses sujettes, mais aussi à ceux qu’il pourrait leur octroyer à l’avenir. » La conférence de Vienne n’avait pas demandé autre chose. « Il serait tout simplement absurde, ajoutait lord Clarendon, de supposer que l’idée ait pu lui venir d’étendre à plusieurs millions de sujets de la Porte des privilèges religieux accordés à diverses époques aux sujets d’autres puissances résidant sur le territoire ottoman. Le gouvernement anglais n’a jamais craint, et il ne le redoute pas davantage après y avoir de nouveau réfléchi, que ce passage puisse être interprété dans le sens que lui attribue Rechid-Pacha. Il ne peut pas apercevoir entre le passage de la note de Vienne et la modification proposée par la Porte une différence substantielle de nature à donner lieu à des contestations ultérieures. »

Telles étaient les explications affirmatives de l’Angleterre sur les trois points douteux. Lord Clarendon regrettait donc que la Porte n’eût point accepté d’emblée la note de Vienne ; elle n’aurait pas dû hésiter, puisque les modifications turques ne faisaient qu’interpréter la note dans le sens que lui donnaient les quatre puissances ; au fait, si quelque discussion se fût élevée plus tard à ce sujet entre la Porte et la Russie, on en aurait appelé à la garantie de ces puissances. Ce n’était pas seulement le cabinet autrichien qui avait regardé ces modifications comme sans importance et n’ajoutant rien au sens de la note : le ministre russe à Vienne avait exprimé la même opinion ; on pouvait donc raisonnablement espérer que, si la Porte eût signé, la Russie se serait jointe aux quatre puissances pour donner à la note sa véritable interprétation, Enfin, après avoir répondu à d’autres observations de Rechid-Pacha, lord Clarendon terminait cette belle dépêche en chargeant lord Stratford de donner à la Porte des avertissemens sévères. « Si la Porte persévérait dans ses nouvelles exigences, disait-il, elle vérifierait la prédiction de votre excellence, qu’il y aurait bientôt plus à redouter sa témérité que sa timidité ; elle confirmerait l’opinion qui nous arrive de divers côtés, que la Turquie veut la guerre parce qu’elle est convaincue que la France et l’Angleterre seront forcées de se ranger de son côté, que la guerre sera par conséquent favorable au sultan, et lui assurera des garanties qui fortifieront sa puissance chancelante. L’Angleterre et la France ne reculeront devant aucune obligation qui leur sera clairement prescrite par leur honneur et leur devoir, quels que soient les sacrifices qu’elles doivent encourir. Quoiqu’elles n’y soient liées par aucun traité, elles regardent le maintien de l’empire ottoman comme une grande condition de la politique européenne, et elles désirent soutenir la dignité et l’indépendance du sultan ; mais d’autres intérêts que ceux de la Turquie sont commis à leur charge, et avant de les exposer aux dangers et aux maux d’une guerre, c’est leur devoir de veiller à ce qu’aucun effort n’ait été négligé pour la conservation de la paix. C’est donc dans l’esprit le plus amical, et avec une sincère sollicitude pour les meilleurs intérêts de la Turquie, que le gouvernement de sa majesté conseille à la Porte de ne pas se laisser éblouir par les préparatifs militaires qu’elle a faits avec un zèle louable pour sa propre défense, de ne point céder au fanatisme religieux auquel on a fourni de si justes provocations, de ne pas croire que la guerre, dans la situation actuelle de l’empire ottoman, puisse ne point entraîner les conséquences les plus désastreuses. Il lui conseille au contraire d’accepter avec un empressement cordial, au lieu de chercher à l’éluder, un arrangement qui puisse terminer d’une façon honorable et sûre ses malheureux différends avec la Russie[25]. »

On a maintenant la preuve complète de la sincérité et de la vivacité des efforts tentés par la France et par l’Angleterre pour amener la Porte à souscrire à la note de Vienne. Elles ne se contentaient pas de blâmer les objections des ministres turcs et de les presser d’accepter le projet de la conférence, elles mettaient une ardeur singulière à les persuader. Dans cet état de choses, pour peu qu’elle eût voulu sérieusement la paix, qu’avait à faire la Russie ? Elle avait évidemment un avantage incontestable de situation ; elle pouvait repousser les modifications turques, s’en tenir à l’admission pure et simple de la note de Vienne que l’empereur avait posée comme condition de sa propre acceptation, et confier aux quatre puissances le soin de vaincre les répugnances de la Porte, qui n’eût pu résister longtemps aux instances et aux assurances de l’Europe entière. La crise se fut terminée ainsi, et la Russie eût eu devant elle tout l’avenir pour faire produire à la note de Vienne les conséquences que ce document lui paraissait contenir à son profit.

L’empereur de Russie ne voulut pas se contenter du bénéfice de cette situation, qui lui permettait de concilier avec une si rare fortune l’ambition avec la prudence. Il ne lui suffit pas de rejeter les modifications turques ; il voulut signifier à l’Europe le sens qu’il attachait lui-même à la note de Vienne, et faire sortir immédiatement de cette œuvre des cabinets européens toute la portée des demandes du prince Menchikof. M. de Nesselrode fit communiquer à la conférence de Vienne par M. de Meyendorf, à M. Drouyn de Lhuys par M. de Kissélef, à lord Clarendon par M. de Brunnow, son commentaire sur les modifications turques. Nous venons de citer l’opinion détaillée de lord Clarendon sur chacune de ces modifications. Le ministre anglais se doutait peu, tandis qu’il écrivait ses explications pour convaincre la Porte, qu’au même moment M. de Nesselrode était occupé à donner à ces explications logiques et à ces sincères assurances les démentis les plus directs, les plus circonstanciés, les plus catégoriques. Qu’on en juge en comparant à la note de lord Clarendon que nous avons analysée la dépêche de M. de Nesselrode du 7 septembre :


« 1o Dans le projet de Vienne, il est dit : « Si à toute époque les empereurs de Russie tint témoigné leur active sollicitude pour le maintien des immunités et privilèges de l’église orthodoxe grecque dans l’empire ottoman, etc. »

« On modifie ainsi ce passage : « Si à toute époque les empereurs de Russie ont témoigné, leur active sollicitude pour le culte de l’église orthodoxe grecque. »

« Les mots : « Dans l’empire ottoman, » ainsi que ceux : « Le maintien des immunités et privilèges, etc., » ont été éliminés, pour être transposés plus loin et appliqués uniquement aux sultans. Cette omission ôte toute portée, tout sens même à la phrase tronquée, car personne assurément ne conteste aux souverains de la Russie leur active sollicitude pour le culte qu’ils professent eux-mêmes, et qui est celui de leurs sujets. Ce qu’il s’agissait de reconnaître, c’est qu’il y a de tout temps sollicitude active de la part de la Russie pour ses coreligionnaires de la Turquie, comme pour le maintien de leurs immunités religieuses, et que le gouvernement ottoman est disposé à avoir égard à cette sollicitude comme à laisser intactes ces immunités.

« La phrase actuelle devient d’autant plus inacceptable, que par les termes qui suivent, on attribue au sultan plus que de la sollicitude pour le culte orthodoxe. On affirme qu’on n’a jamais cesse de veiller au maintien de ses immunités et privilèges, non plus que de les consacrer par des actes solennels. Or c’est précisément le contraire de ce qu’on affirme qui, ayant eu lieu dans les derniers temps à plus d’une reprise, et notamment dans l’affaire des lieux-saints, nous a obligés d’y porter remède par la demande d’une garantie plus expresse pour l’avenir. Si nous nous prêtons à reconnaître que le gouvernement ottoman n’a jamais cessé de veiller au maintien des privilèges de l’église grecque, que deviennent les plaintes que nous avions formées contre lui ? Nous reconnaissons par là même que nous n’avions pas de griefs légitimes, que la mission du prince Menchikof était sans motif, qu’en un mot la note même qu’on nous a adressée était parfaitement superflue.

« 2° Les suppressions et additions de mots introduits ici avec une affectation marquée ont pour but évident d’invalider le traité de Kainardji, tout en ayant l’air de le confirmer.

« Il était dit dans la rédaction originairement conçue à Vienne que « fidèle à la lettre et à l’esprit des stipulations des traités de Kainardji et d’Andrinople relatives à la protection du culte chrétien, le sultan regarde comme étant de son honneur de préserver de toute atteinte les immunités et privilèges accordés à l’église orthodoxe. » Cette rédaction, qui faisait dériver de l’esprit même du traité, c’est-à-dire du principe général déposé dans l’article 7, le maintien des immunités, était conforme à la doctrine que nous avons soutenue et soutenons ; car, selon nous, la promesse de protéger un culte et ses églises impliqué de nécessité le maintien des immunités dont ils jouissent. Ce sont deux choses inséparables. Cette rédaction primitive concertée à Vienne a subi plus tard à Paris et à Londres une première modification, et si nous n’y avons pas objecté dans le temps, comme nous aurions eu le droit de le faire, ce n’est pas que nous nous soyons mépris sur la portée de ce changement. Nous nous étions bien aperçus de la distinction introduite entre deux points qui sont pour nous indissolublement liés l’un à l’autre ; mais cette distinction était pourtant encore indiquée d’une manière assez délicate pour que nous ayons pu, par esprit de conciliation et désir d’arriver promptement à une solution définitive, accepter telle quelle une rédaction que nous regardions dès lors comme invariable. Ces motifs de déférence ne s’appliquent plus à la nouvelle modification du même passage qui vient d’être faite à Constantinople. La ligne de démarcation entre les deux objets y est beaucoup trop nettement tranchée pour que nous puissions l’accepter sans donner un démenti à tout ce que nous avons dit et écrit. La mention du traité de Kainardji devient superflue, et sa confirmation sans objet, du moment qu’on cesse d’en appliquer le principe général au maintien des immunités religieuses du culte. C’est dans ce but qu’on a supprimé ces deux mots, « la lettre et l’esprit. » On appuie sans nécessité sur le fait que la protection du culte chrétien s’exerce « par la Sublime-Porte, » comme si nous prétendions exercer cette protection nous-mêmes dans les états du sultan ; et comme on néglige en même temps de rappeler qu’aux termes du traité la protection est une promesse faite, un engagement pris par le sultan, on a l’air de jeter un doute sur le droit que nous avons de veiller à la stricte exécution de cette promesse.

« 3° Le changement que l’on propose dans cet endroit de la note autrichienne est surtout inadmissible.

« Le gouvernement ottoman ne s’engagerait à faire participer l’église orthodoxe qu’aux avantages qu’il octroierait à d’autres communautés chrétiennes sujettes de la Porte ; mais si ces communautés, bien que catholiques ou autres n’étaient pas formées d’indigènes rayas, mais de religieux ou laïques étrangers (et tel est le cas de la presque totalité des couvens, hospices, séminaires et évêchés du rit latin en Turquie), et si, disons-nous, le bon plaisir de la Porte était d’accorder à ces établissemens des avantages et privilèges religieux nouveaux, les communautés orthodoxes, en leur qualité de sujettes ottomanes n’auraient pas, d’après les termes que l’on veut introduire dans la note, le droit de réclamer les mêmes faveurs, ni la Russie le droit d’intercéder pour elles.

« L’intention malveillante des ministres de la Porte deviendra plus évidente encore, si nous citons un exemple, une éventualité possible. Supposons le cas très-probable où le patriarche latin de Jérusalem, préconisé en dernier lieu, obtint de la Porte des prérogatives dont le patriarche grec ne jouit pas. Toute réclamation de la part de ce dernier serait rejetée, vu sa qualité de sujet de la Porte.

« La même objection serait faite par le ministère ottoman par rapport aux établissemens catholiques de la Palestine, dans le cas où quelque nouvel avantage ou droit non spécifié dans les derniers firmans vint à leur être accordé par la suite au préjudice des communautés indigènes. »

Il résultait clairement de l’argumentation de M. de Nesselrode que la Russie prétendait s’ingérer dans les rapports du sultan avec ses sujets chrétiens, et veiller elle-même à l’avenir au maintien des droits et immunités de l’église grecque dans l’empire ottoman. En émettant ce jugement, M. Drouyn de Lhuys était pleinement autorisé à dire que « la Russie venait aujourd’hui attribuer au texte primitif des passages modifiés par le divan un sens qui n’était certainement pas celui que la conférence entendait lui donner, et qui justifierait les appréhensions des conseillers du sultan ; qu’en effet, entre l’interprétation que M. le comte de Nesselrode faisait de la note de Vienne et les exigences de la note de M. le prince Menchikof, reconnues exorbitantes par tout le monde, la différence serait insaisissable[26]. »

Mais l’on conviendra que si la conférence de Vienne avait le droit de protester contre le commentaire de M. de Nesselrode, le gouvernement que ce document venait contrecarrer le plus directement était le gouvernement anglais. L’interprétation de M. de Nesselrode faisait plus que contredire, elle baffouait la minutieuse et consciencieuse dissertation que lord Clarendon avait adressée à lord Stratford pour convertir le divan, et le décider à l’adoption pure et simple de la note de Vienne. Lord Clarendon écrivit et envoya à sir Hamilton Seymour, à l’adresse de la Russie, la contrepartie de cette dissertation.

Relativement à la première objection, lord Clarendon disait qu’en faisant allusion à la sollicitude de l’empereur de Russie pour l’église grecque, le seul but de la conférence avait été de rappeler la sympathie naturelle que doit éprouver tout souverain pour la situation dans un pays étranger du culte qu’il professe ; mais jamais elle n’avait entendu affirmer que les immunités en question fussent dues à la sollicitude des empereurs de Russie. La Porte avait donc raison de soutenir qu’un grand nombre de ces privilèges étaient bien antérieurs à l’existence des relations diplomatiques entre la Russie et la Turquie. M. de Nesselrode parlait vaguement de griefs, mais il n’en spécifiait qu’un seul, l’affaire des lieux-saints, auquel il avait été donné une satisfaction régulière. Jamais la Russie n’en avait articulé d’autres, et ce n’était pas à la conférence de tenir compte de torts qui n’étaient point arrivés à sa connaissance. M. de Nesselrode demandait quel aurait été l’objet de la mission du prince Menchikof, si la première modification de la Porte était admise ? Cet objet, les assurances répétées de la Russie l’avaient toujours limité à deux points : règlement de la question des lieux-saints, garantie que ce règlement ne serait plus troublé à l’avenir. Or la question avait été réglée à la satisfaction de toutes les parties, et quant à la garantie, la note de Vienne en contenait une que la Russie ne contestait pas.

La modification relative au traité de Kainardji n’avait point paru justifiée au gouvernement anglais jusqu’à l’objection présentée par M. de Nesselrode. Le gouvernement anglais avait cru que toute connexion avait été enlevée dans la note entre le traité de Kainardji et le maintien des privilèges religieux. La conférence n’avait voulu qu’une chose : l’engagement solennel de la Porte de maintenir ces privilèges. En représentant les immunités et les privilèges religieux comme la conséquence du traité, M. de Nesselrode élevait une prétention insoutenable. Si cette prétention était admise en vertu de l’article 7 du traité, la Russie aurait le droit de veiller au maintien de ces immunités et de ces privilèges, qui sont de telle nature, qu’elle pourrait constamment et à volonté intervenir entre le sultan et ses sujets ; par-là s’établiraient en fait les droits nouveaux, l’extension d’influence, le protectorat enfin dont la Russie désavouait la pensée. Ni la conférence n’avait voulu un pareil résultat, ni le raisonnement le plus subtil ne pouvait le faire sortir du traite de Kainardji. Par le septième article de ce traité, la Porte promet de protéger la religion chrétienne dans l’empire ottoman ; mais par le même article les ministres de Russie sont autorisés à faire des représentations en faveur d’une église nouvellement bâtie et de ses desservans : cette dernière clause eût été complètement inutile, si la diplomatie russe eût reçu du traité le droit de faire des représentations à propos de toutes les affaires religieuses. Si cet article avait le sens que M. de Nesselrode cherchait maintenant à y attacher, et si les deux parties contractantes avaient été d’accord sur ce point, la raison indique qu’une stipulation aussi importante que celle du maintien des privilèges et immunités de l’église grecque n’eût point été omise à la signature du traité.

Quant à la troisième objection de M. de Nesselrode, elle était encore plus en désaccord que les deux autres avec l’intention de la conférence. Non, la conférence n’avait pas pu vouloir que la Porte prit vis-à-vis de la Russie l’engagement d’accorder à l’église grecque tout avantage qu’elle pourrait accorder aux autres dénominations chrétiennes ; elle n’avait pu parler que des avantages accordés aux autres communautés qui seraient, comme les Grecs, sujettes ottomanes. Le chef spirituel des catholiques, en Turquie comme ailleurs, est un souverain étranger, le pape. Supposez qu’il plût au sultan de faire avec le pape un concordat qui conférerait des privilèges aux catholiques romains non sujets de la Porte ; à coup sûr, l’empereur de Russie ne saurait prétendre au droit de réclamer tous les bénéfices de ce concordat pour les Grecs sujets de la Porte, dont le chef spirituel, le patriarche de Constantinople, est également sujet du sultan. Aucune communauté chrétienne composée de sujets du sultan n’aurait évidemment le droit de participer aux avantages et privilèges que le sultan pourrait conférer à des couvens, à des ecclésiastiques, à des laïques russes. Il en était de même pour les Grecs sujets du sultan par rapport aux autres étrangers. Ce que voulait pourtant M. de Nesselrode, c’était que, si le sultan avait autrefois conféré ou voulait octroyer à l’avenir quelque privilège religieux à une communauté non sujette de la Porte, la Russie eût le droit d’exiger que plusieurs millions de Grecs sujets ottomans fussent à l’instant placés sur le pied des étrangers et admis à jouir, par l’intervention de la Russie, de tous les avantages que le sultan, pour des motifs dont il est le seul juge compétent, aurait accordés à ces étrangers. Une pareille prétention paraissait être au gouvernement anglais un manque absolu d’égards pour les sentimens et les intérêts des puissances européennes qui avaient déclaré, en commun avec la Russie, vouloir maintenir l’indépendance de la Turquie, et qui par conséquent ne pouvaient voir avec indifférence la Russie chercher à obtenir subrepticement un protectorat virtuel sur les sujets chrétiens de la Porte[27].

Le rapprochement de ces deux pièces, la dépêche de lord Clarendon à lord Stratford pour décider la Porte à retirer les modifications, et les observations de M. de Nesselrode sur ces modifications, suffit pour faire comprendre que le commentaire Nesselrode tuait la note de Vienne. Les gouvernemens occidentaux, impatiens de la voir accepter par la Turquie, s’étaient portés garans d’une signification de la note favorable à l’indépendance du sultan : voilà que la Russie assignait à ce document un sens diamétralement contraire. Par un pareil éclat, la Russie mettait les puissances dans l’impossibilité de continuer leurs efforts auprès du divan. C’eût été désormais de leur part, au point de vue de leur propre dignité, une conduite ridicule et déshonorante, vis à vis de la Turquie un acte de déloyauté et d’improbité, que de continuer à insister pour l’acceptation pure et simple de la note de Vienne. Lord Clarendon exprima cette conviction définitive dans ses dépêches à lord Westmorland et à sir Hamilton Seymour.

Telle est l’histoire de la note de Vienne, enterrée par M. de Nesselrode. Qu’on nous permette d’apprécier le caractère de cet épisode des négociations, dont nous nous sommes borné jusqu’ici à exposer les minutieux incidens.

La note de Vienne a été, dans la crise ouverte par la mission du prince Menchikof, le moment le plus important et le plus décisif pour la négociation, celui où il a été le plus sérieusement possible, et de la façon la plus honorable pour tous, de conjurer par des moyens pacifiques l’orage qui éclate aujourd’hui. Aussi comprenons-nous sans peine l’anxiété avec laquelle l’empereur Nicolas dans sa lettre, et M. de Nesselrode dans son dernier mémorandum, repoussent et veulent rejeter sur les autres la responsabilité d’avoir fait avorter cette occasion unique d’assoupir les difficultés européennes suscitées par eux. Mais le gouvernement russe est retombé manifestement, à propos de la note de Vienne, dans la même faute qu’il avait commise par la mission du prince Menchikof et le dévoilement intempestif de ses desseins sur la Turquie.

Il y a beaucoup de choses en politique qui sont tolérées dans les faits, et qui soulèvent des contradictions invincibles, si on les expose à la discussion pour tenter de les ériger en droits et en principes. Le cardinal de Retz disait avec autant de bon sens que d’esprit, de ces choses-là, qu’elles ne s’accordent jamais mieux que dans le silence. La situation de la Russie vis-à-vis de la Turquie, « cette influence morale, œuvre des temps et des lieux, » que M. de Nesselrode se plaît tant à rappeler dans ses notes, était pour l’Europe un fait de cette nature. Tant que la Russie se fût contentée du fait seul de cette influence, jamais l’Europe n’eût pensé à la contester, ni même à en contrarier les progrès. Malheureusement l’empereur Nicolas ne s’est plus contenté de cette influence de fait ; il a voulu lui donner une consécration écrite, et la faire entrer dans le droit public européen. De là la mission du prince Menchikof. Si une pareille prétention eût pu réussir, on doit avouer que le moment avait été bien choisi, le prétexte et les chances de succès habilement ménagés. La question des lieux-saints était une question obscure, peu accessible au public européen : elle ne prêtait pas à ces appréciations claires et précises qui frappent l’attention publique, à ces développemens qui séduisent l’imagination et excitent les passions des peuples. Dans cette question, la Russie se donnait pour adversaire la France amortie par une révolution avortée, affamée de repos, et en France un gouvernement attaché à la paix par les nécessités de son installation récente. Elle croyait pouvoir compter sur l’isolement de ce gouvernement nouveau en Europe, sur les défiances qui éloigneraient de lui les grandes alliances politiques. Elle comptait sur la facilité de l’Angleterre, qu’elle caressait, et qui avait assisté avec un déplaisir non dissimulé au rôle joué par la France dans la question des lieux-saints. Sous le couvert de cette question peu intelligible et impopulaire, comme un corollaire inoffensif du règlement de ce litige, elle essaya d’emporter par un coup de surprise le protectorat religieux des Grecs. Quand de pareilles tentatives ne réussissent, pas d’emblée, la prudence commande de ne point s’y obstiner. L’Europe, éveillée en sursaut par l’explosion et l’échec de l’ambassade Menchikof, ne pouvait plus laisser s’accomplir le dessein de l’empereur Nicolas. Elle ne pouvait pas laisser transférer sous ses yeux, par un acte solennel et une stipulation écrite, le protectorat de douze millions de Grecs à la Russie.

Ainsi, par la prétention formulée de l’empereur Nicolas à grossir et à transformer en droit consacré le fait plus ou moins périlleux et contestable, mais toléré, de l’influence russe en Turquie, un antagonisme radical, irréconciliable, était créé entre la Russie d’un côté et l’Europe, représentée notamment par la France et l’Angleterre, de l’autre. Cet antagonisme devait-il aller immédiatement à ses conséquences extrêmes ? Personne alors ne le voulait. Quel moyen y avait-il de le faire disparaître, du moins momentanément ? Un seul, celui que les puissances essayèrent dans la conférence de Vienne.

Si l’on voulait détourner le conflit, se dérober à la guerre, il fallait tâcher de reconduire les choses à cet état vague et indécis où elles flottaient avant l’explosion des exigences russes ; il fallait effacer les prétentions et en même temps les résistances qui venaient de s’accuser si vivement, et qui ne pouvaient demeurer en lumière sans se heurter avec violence et entraîner dans leur choc les intérêts de l’Europe ; il fallait ramener sur le mystère des conditions d’existence de l’empire turc le voile que le prince Menchikof avait brutalement déchiré. La note de Vienne était cet effacement des prétentions rivales, ce voile de nouveau étendu, à l’ombre duquel les choses auraient pu reprendre leur cours sans que la paix du monde fût troublée, ce rétablissement du statu quo, puisque c’est le nom que l’on donne à la trêve rompue aujourd’hui par la Russie, mais que l’Europe a toujours voulu prolonger pour repousser aussi loin que possible dans l’avenir ces problèmes de races, de géographie politique et d’équilibre que recèle la question d’Orient. Ce que l’on peut contester à une pareille politique, c’est peut-être la prévoyance et le courage ; mais on ne saurait assurément lui reprocher de n’avoir point été inspirée par un vif et sincère amour de la paix.

Ajourner la question d’Orient pour conserver la paix, voilà pour le fond des choses l’esprit qui a présidé à la rédaction de la note de Vienne. Mais en travaillant à cet expédient, quelles étaient les dispositions particulières des puissances vis-à-vis de la Russie ? On ne peut évidemment douter de celles de la Prusse et de l’Autriche. Les dispositions de la France et de l’Angleterre n’étaient pas moins conciliantes. Certes ces deux puissances ne se dissimulaient point, que la Russie n’avait aucun titre à exiger de la Turquie une note quelconque. Tous les griefs allégués par la Russie se rapportaient à la question des lieux-saints, et cette question avait été réglée à sa satisfaction. Elle n’avait donc plus rien à réclamer. Cependant l’empereur de Russie avait engagé son amour-propre à obtenir ce qu’il appelait une réparation. La France et l’Angleterre, si elles eussent été animées de l’esprit de défiance et d’hostilité que l’empereur Nicolas leur reproche aujourd’hui, auraient pu s’opposer à une demande qu’il lui était impossible de justifier par aucun fait précis. Au lieu de cela, que firent-elles en coopérant à la note de Vienne ? Elles témoignèrent d’une rare sollicitude et d’une singulière complaisance pour la dignité extérieure de l’empereur Nicolas ; elles lui tendirent elles-mêmes la main pour l’aider à sortir honorablement de la fausse position où il avait fourvoyé sa politique.

L’amour-propre aussi bien que l’ambition de l’empereur de Russie étaient saufs en effet, s’il ne se fût hâté de donner à la note de Vienne une interprétation incompatible avec les intérêts et l’honneur des puissances occidentales. La crise se serait terminée au profit de son prestige. La note de Vienne avait le caractère de satisfaction morale qu’il exigeait de la Porte : elle était de la part du sultan un acte extraordinaire de déférence. Elle mentionnait les firmans que la Porte venait d’accorder au culte orthodoxe, et l’empereur Nicolas eût pu prendre envers les Grecs tout l’avantage des concessions octroyées par ces firmans. Il avait occupé les principautés et constaté par cet acte de puissance, qu’avait souffert l’Europe, la contrainte victorieuse qu’il avait voulu exercer sur la Porte. Sa position vis-à-vis de l’Europe n’eût pas été moins conforme à cette attitude d’ascendant et de prépotence qu’affectionne sa politique ; il aurait eu l’air de lui accorder la paix comme une grâce, tirant ainsi un double profit, pour sa prépondérance et son crédit dans les affaires continentales, des alarmes qu’il aurait calmées après les avoir excitées. La France fût retournée à ses chemins de fer, l’Angleterre à ses expériences économiques. Pendant bien des années encore, elles eussent laissé à la Russie dans l’empire ottoman le fruit de cette entreprise ; car, avec la nature d’esprit et les idées dominantes des deux grands peuples occidentaux, on pouvait être sûr que de longtemps personne parmi eux n’eût osé toucher à cette malheureuse question d’Orient et évoquer les périls auxquels on aurait été si heureux d’avoir échappé une fois.

Telle eût été la position de la Russie, si, sachant modérer son orgueil, elle eût accepté les modifications de la Porte ou permis aux puissances occidentales de travailler et de réussir à faire accepter par le divan la note de Vienne. Pourquoi la Russie ne se contenta-t-elle point d’une solution si avantageuse pour elle ? Pourquoi ralluma-t-elle par l’interprétation de M. de Nesselrode une question que tout le monde en Europe avait tant à cœur d’étouffer ? Nous ne voyons à la téméraire méprise de la politique russe qu’une seule explication.

Évidemment, l’empereur Nicolas et ses conseillers présumèrent trop des dispositions pacifiques de l’Europe occidentale, qu’ils essaient aujourd’hui de mettre en doute, La France, l’Angleterre, se dirent-ils, désirent ardemment la paix : leurs impatiens efforts à Vienne le prouvent surabondamment. Avec la note de Vienne, elles croient toucher à cette paix, et elles sont solidairement engagées avec la Prusse et l’Autriche au succès d’une solution qui est leur œuvre. Si près du but qu’elles pensent atteindre, elles ne se laisseront pas arrêter ou détourner au dernier moment par une insinuation, peut-être inaperçue, qui imprimera pour l’avenir à la note de Vienne le sens de la politique que, dans cette crise, nous avons voulu faire triompher à Constantinople. Ce que le prince Menchikof n’a pu emporter par un coup de surprise, nous l’obtiendrons par un coup d’audace de l’Europe, qui a eu le temps de s’effrayer de la perspective d’une guerre générale, et qui ne cache pas sa joie en pensant qu’elle y a déjà échappé. Insérons par nos commentaires les demandes du prince Menchikof dans la note de Vienne, et nous aurons le protectorat des Grecs, non plus par un simple engagement de la Turquie, mais par une sanction européenne.

Ce n’est que par cet audacieux calcul que l’on peut expliquer l’interprétation donnée par M. de Nesselrode à la note de Vienne. Dans son dernier mémorandum, M. de Nesselrode représente cette manœuvre hardie comme un acte de franchise. Mettre en demeure L’Europe, après deux mois de négociations et de paix espérée, d’accomplir à Constantinople la tâche où n’avait pu réussir le prince Menchikof, c’était, je le veux bien, de la franchise ; mais poussée à ce point d’altier dédain pour ceux à qui elle s’adresse, et à qui l’on prétend imposer la plus humiliante inconsistance, la franchise prend en français un autre nom. Démasquer, après la note de Vienne, les exigences de la mission Menchikof, c’était déchirer soi-même cette note aux mains loyales de la France et de l’Angleterre, lui faisant cela, après avoir commis cette première faute, toujours si lourde en politique, de calquer ses prévisions sur ses désirs, la Russie en commettait une seconde : elle créait à la France et à l’Angleterre une de ces situations qui sont plus fortes que les volontés. La volonté de la France et de l’Angleterre ne pouvait plus rien pour la paix. Pour peu que la Russie y eût tenu sérieusement, n’avons-nous pas le droit de le demander, les eût-elle poussées dans cette impasse ?

Voilà la vérité exacte sur la note de Vienne, et nos lecteurs sont en état de juger eux-mêmes, par la comparaison des pièces, si notre opinion est fondée. Il y a pourtant dans le dernier mémorandum de M. de Nesselrode une assertion étrange. Suivant le chancelier de Russie, la France et l’Angleterre auraient eu un autre motif que les raisons que nous venons d’exposer pour abandonner la note de Vienne après l’interprétation de M. de Nesselrode. La saison était arrivée où les escadres ne pouvaient plus demeurer en sûreté au mouillage de Besika ; il était nécessaire de leur faire passer les Dardanelles. Pour cela, il fallait qu’une déclaration de guerre de la Porte à la Russie eût suspendu l’action du traité des détroits. Pour justifier l’entrée des flottes et la déclaration de guerre, la France et l’Angleterre auraient eu besoin d’un prétexte, d’un tort imaginaire prêté à la Russie. Ce tort, elles l’auraient trouvé dans les observations de M. de Nesselrode sur les modifications turques, et telle aurait été de leur part la cause de l’abandon de la note de Vienne.

On est à même d’apprécier ce qu’il y a d’imaginaire dans cette hypothèse si artificieusement apprêtée. Pour la renverser entièrement, il suffit de rappeler deux faits et deux dates. La déclaration de guerre était-elle nécessaire aux yeux des gouvernemens anglais et français pour légaliser l’entrée des flottes dans les Dardanelles ? Elle l’était si peu, que la guerre a été décidée par le grand conseil turc le 26 septembre, que cette nouvelle n’a été comme à Paris et à Londres que le 3 octobre[28], et que, dès le 23 septembre, les gouvernemens français et anglais avaient autorisé leurs ambassadeurs à mander les flottes à Constantinople. Lord Clarendon avait annoncé cette décision à M. de Brunnow ; celui-ci protesta au nom du traité de 1841, et lord Clarendon lui répondit le 1er octobre. (Il ignorait encore à cette date la déclaration de guerre.) « La Porte, disait-il dans sa lettre à M. de Brunnow, a cessé d’être en paix depuis que le premier soldat russe est entré dans les principautés danubiennes ; depuis ce moment, le sultan a eu le droit d’appeler les escadres dans les détroits, et les gouvernemens ont eu le droit de faire passer les détroits à leurs flottes[29]. » Les gouvernemens n’ont donc pas eu besoin que la Turquie déclarât la guerre pour aviser au mouvement en avant de leurs escadres ; ils n’avaient pas eu besoin de trouver pour ce motif des torts factices à la Russie. L’hypothèse du mémorandum qui assigne à une pareille cause la protestation des puissances maritimes contre l’interprétation de M. de Nesselrode et l’abandon de la note de Vienne n’est qu’un pur roman.

Ainsi a échoué avec la note de Vienne, et par la faute de la Russie, l’effort le plus sérieux qui ait été fait pour la paix par la conférence des quatre puissances sous la présidence de M. de Buol ; nous disons l’effort le plus sérieux, car alors la guerre n’avait pas commencé encore, le repos de l’Europe n’était point livré au hasard des accidens. La France et l’Angleterre n’étaient pas engagées directement contre la Russie. En ce moment-là, avec un peu de modération dans les conseils de la Russie, et la modération, nous l’avons prouvé, eût été une habileté souveraine, — la paix était sauvée.

La conférence de Vienne ne s’est point, il est vrai, laissé décourager ; elle a fait d’autres tentatives : elle a maintenu jusqu’au bout l’identité de vues des quatre grands gouvernemens sur la justice de la cause de la Turquie et sur les torts de la politique russe ; jusqu’au bout aussi, la politique russe a résisté au verdict de ce jury européen. Nous avons longuement raconté la première œuvre de la conférence de Vienne ; nous finirons en rapportant brièvement son dernier acte, accompli il y a peu de jours.

La presse a parlé des contre-propositions qui ont été récemment portées à Vienne par la Russie. Nos informations de Vienne nous permettent d’entrer à ce sujet dans des détails encore ignorés du public. Par la forme et par le fond, ces dernières propositions couronnent dignement les procédés auxquels la Russie nous a habitués depuis un an. Ces propositions furent communiquées à M. de Buol par M. de Meyendorf, sous le nom de « préliminaires de paix. » Dès le premier coup d’œil, M. de Buol les jugea inacceptables ; mais il annonça au ministre russe qu’il les soumettrait à la conférence. À ce mot de conférence, M. de Meyendorf s’écria que la conférence n’existait pas pour lui, et que sa communication s’adressait uniquement au gouvernement autrichien. Malgré cette dénégation hautaine du concert et de l’autorité des quatre puissances réunies dans la même tâche pacifique, M. de Buol apporta le lendemain à la conférence les « préliminaires de paix » de M. de Nesselrode.

À la lecture de ces propositions, les représentans des quatre puissances furent unanimés. Au lieu d’y atténuer ses exigences, la Russie les a exagérées dans cette communication ; au lieu d’une ouverture de conciliation, on dirait plutôt un ultimatum. D’après ces singuliers « préliminaires de paix, » la Russie ne se contenterait plus, de la part de la Turquie, d’une note ou même d’un sened ; elle voudrait un engagement par traité, elle regarderait comme non avenus les actes récens qui placent sous le patronage collectif des puissances les populations chrétiennes de l’empire ottoman ; elle continuerait à revendiquer exclusivement pour elle la protection des Grecs. Enfin elle ne consentirait à l’évacuation des principautés que lorsqu’elle aurait traité avec la Turquie et après que les escadres française et anglaise auraient non-seulement quitté la Mer-Noire, mais repassé les Dardanelles, La conférence de Vienne, dans sa séance du 7 mars l1854, a déclaré ces propositions inadmissibles ; elle a fait plus, elle a motivé son jugement sur une série de considérans péremptoires, et ce protocole du 7 mars, dernier acte de la conférence, a été signé par les représentans des quatre cours. Il n’y a plus maintenant pour chacune des puissances qui viennent de repousser les propositions dérisoires de la Russie qu’à conformer ses actes au jugement auquel elle s’est associée.

Ce devoir sera-t-il rempli par toutes les puissances qui ont apposé leur signature au protocole du 7 mars ? Nous en sommes convaincu pour l’Autriche ; nous ne pouvons malheureusement que l’espérer pour la Prusse. L’Autriche, nous n’en doutons point, joindra son action à la politique de la France et de l’Angleterre ; car l’Autriche, dans toute cette affaire, s’est conduite avec une courageuse droiture : elle a témoigné dans les négociations l’esprit de prévoyance et de fermeté d’un grand gouvernement ; elle en montrera la décision dans la lutte. Nous regrettons de ne pouvoir encore en dire autant de la Prusse. Sans doute la politique de M. de Manteuffel a été jusqu’à présent conforme aux vrais intérêts de la Prusse, inséparables dans cette question des intérêts de l’Occident. Cependant il semble qu’au moment de prendre un parti décisif, le roi de Prusse n’ait pas le courage d’être conséquent avec la politique que son gouvernement a suivie depuis une année. Nous ne savons au juste quelles sont les propositions que le roi de Prusse a fait porter à Paris et à Londres ; seulement ses hésitations actuelles sont connues. Il invoque en faveur de la paix l’humanité, la religion ; mais est-ce à la France et à l’Angleterre qu’il y a lieu d’adresser de pareilles exhortations ? Que le roi de Prusse y réfléchisse : au point où les choses ont été poussées par la Russie, et le dernier acte de la conférence de Vienne ne peut plus laisser espérer aucun retour de sa part, le temps des considérations philosophiques et mystiques est passé ; la philanthropie la plus vraie et la plus sûre chez un souverain, c’est la résolution.

Il y a huit jours, le roi de Prusse a condamné à Vienne, par l’organe de son représentant, la dernière formule que la Russie a donnée, à ses exigences ; si maintenant il hésite à exécuter pour ainsi dire le jugement qu’il a lui-même prononcé, quel démenti ne se donnera-t-il pas à lui-même ! Une pareille indécision est-elle permise à un pays comme la Prusse, qui a si longtemps aspiré à la direction de l’Allemagne ? Nous nous souvenons du temps où le prince Schwarzenberg, ce fier adversaire de la Prusse, disait que sa politique n’était point celle d’une grande puissance, qu’elle n’était que le premier des états de second ordre, et l’empereur de Russie se joignait alors à cette blessante opinion. Il dépend du roi de Prusse de réfuter ou de justifier le mot du prince Schwarzenberg. Enfin, si la Russie veut absolument la guerre, les faiblesses et les inconséquences de la Prusse pourraient seules appeler sur le continent cette lutte que l’union sincère et pratique des quatre puissances circonscrirait si aisément en Orient. Homme et souverain, nous espérons donc encore que le roi de Prusse comprendra la responsabilité qui pèse sur lui, triomphera de ses hésitations, et saura remplir ses devoirs envers l’Allemagne et envers l’Europe.


EUGENE FORCADE.

  1. The earl of Westmorland to the earl or Clarendon, june 21. Corresp, part I, n° 299.
  2. The earl of Westmorland tn the earl of Clarendon, june 30. Corresp., part 1, n° 310.
  3. Sir G. H. Seymour to the earl of Clarendon, july 8, 1853. Corresp., part I, n° 344.
  4. Sir G. H. Seymour to the earl of Clarendon. Corresp., part I, n° 317. – Lord Cowley to the earl of Clarendon. Corresp., part I, n° 315, 320. 339.
  5. Corresp., part I, inclosures 1 and 2 in n° 321.
  6. Corresp., part I, inclosure in n° 210.
  7. The earl of Clarendon to lord Cowley. Corresp., part I, n° 350.
  8. The earl of Clarendon to the earl of Westmorland. Corresp., part I, n° 358.
  9. The earl of Westmorland to the earl of Clarendon. Corresp., part II, n° 21.
  10. The earl of Westmorland le the earl of Clarendon. Corresp., part II, n° 45.
  11. Lord Stratford to the earl of Clarendon, july 16,18. Corresp., part II, n° 11, 15.
  12. Lord Stratford to the earl of Clatendon, july 20, 23. Corr., part II, no 18, 38, 39.
  13. Lord Cowley to the earl of Clarendon, july 29. Corresp., part II, no 25.
  14. The earl of Westmorland to the earl of Clarendon, july 29. Corr., part II, no 40.
  15. Nous croyons devoir reproduire ici ce projet de note de Rechid-Pacha pour mettre le lecteur à même de saisir la portée de la déclaration du ministre turc et de l’assurance de M. de Buol que l’on va lire.
    « Balta Lima, le 23/11 juillet 1853.
    « Connaissant le profond intérêt que sa majesté l’empereur de Russie ainsi que la grande majorité de son peuple prennent à tout ce qui concerne la religion qu’ils professent, et appréciant entièrement les motifs de cet intérêt, j’ai en beaucoup de plaisir en faisant connaîtra à votre excellence les firmans que mon auguste souverain a promulgués vers la fin de chaban de l’année courante. Et pour faire écarter tout le doute, je viens vous assurer de la part de la Sublime-Porte, que se réservant les droits sacrés de souveraineté envois ses propres sujets, il est de l’intention sincère de sa majesté impériale d’assurer à l’église grecque à perpétuité la jouissance des privilèges spirituels qui y sont confirmés, et de lui accorder aussi tels autres privilèges et immunités qu’il plairait à sa majesté d’accorder désormais à tout autre culte quelconque de ses sujets chrétiens.
    « Enfin je n’ai pas le moindre doute que les assurances basées sur les firmans précités, qui ont inspiré de la confiance partout, ne donnent aussi de la satisfaction à la Russie. »
  16. The earl of Westmorland to the earl of Clarendon, july 31. Corresp., part II, n° 45.
  17. Corresp., part II, n° 56.
  18. Lord Stratford to the earl of Clarendon, august 13. Corresp., part II, n° 67.
  19. Lord Stratford to the earl of Clarendon. Corresp., part II, n° 68.
  20. Lord Stratford to the earl of Clarendon, august 18. Corresp, part II, n° 69.
  21. Lord Stratford to the earl of Clarendon, august 20. Corresp., part II, n° 71.
  22. M. Drouyn de Lhuys à M. de Bourqueney. Documens français, n° 21.
  23. The eatl of Westmorland to the earl of Clarendon. August 25, 28. Corresp., part II, n° 65, 77.
  24. Lord Cowley to the earl of Clarendon, september 2. Corresp., part II, n° 80.
  25. The earl of Clarendon to lord Stratford, September 10. Corresp. Part II, n° 88.
  26. M. Drouyn de Lhuys à M. de Bourqueney, 17 sept. 1853.Documens français, n° 21.
  27. The earl of Clarendon to sir H. Seymour, sept. 30. Corresp., part II, n° 117.
  28. Dépêche télégraphique de lord Stratford à lord Clarendon du 26 septembre. Corresp., part II, n° 123.
  29. Lord Clarendon le baron Brunnow. Corresp., part II, n° 118.