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La Réaction païenne/Partie II/Chapitre I

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L’Artisan du livre (p. 111-169).

CHAPITRE PREMIER

LA PAROLE DE VÉRITÉ DE CELSE

I. De Lucien de Samosate à Celse. — II. La réfutation du Λόγος ἀληθής par Origène. — III. Suffit-elle à nous donner une idée complète du pamphlet de Celse ? — IV. Conception que Celse se forme du christianisme. L’appel final qu’il adresse aux chrétiens. Son talent. — V. Que connaissait-il de la doctrine chrétienne ? — VI. Les lacunes et les incertitudes de sa pensée. — VII. Comment Origène juge-t-il son adversaire ? L’accusation d’épicurisme qu’il porte contre lui. — VIII. D’où lui vient son animosité ? — IX. La sensibilité religieuse d’Origène. Quelle idée se fait-il du Christ, de la foi, de la vie chrétienne et de l’avenir du christianisme ? — X. Ses affinités intellectuelles avec Celse. Dépit secret qu’il en éprouve. — XI. Subtilité et vigueur de sa dialectique. — XII. La « philanthropie », en face du pur esprit critique. — XIII. Deux conceptions irréductibles de Dieu et de l’Univers ; deux attitudes opposées à l’égard de l’Empire, voilà ce que décèle ce mémorable débat.

I

On peut dire que, du christianisme, Lucien de Samosate n’a connu que l’écorce. Il a su, en gros, l’origine de la secte ; l’esprit de détachement, de solidarité aussi, dont elle s’inspirait ; les espérances d’outre-tombe où s’alimentait sa foi ; la facile crédulité de ses adeptes. Il n’y a voulu voir, au total, qu’un spécimen assez divertissant des aberrations partout répandues dont se conjouit sa verve sarcastique. D’entrer en discussion, pour les désabuser, avec les rêveurs naïfs que ce chenapan de Peregrinus avait si commodément mystifiés, voilà une initiative dont la pensée reste loin de lui. Il lui suffisait d’amuser d’eux pendant quelques chapitres son public habituel, qu’il ne provoque même pas à les détester.

Or, du vivant même de Lucien, déjà vieilli, un écrivain de formation bien plus solide et d’une tout autre envergure d’esprit allait prendre à parti les fidèles de Jésus, et cela non plus de biais et en un débat épisodique, mais dans tout un opuscule, riche de substance. La philosophie, l’histoire, le bon sens, le témoignage des autres religions et leurs troublantes analogies, le sentiment national, les traditions du passé, étaient conviés tour à tour à déposer contre le christianisme, pour le convaincre d’illogisme, de plagiat, de désertion civique.

Les chrétiens avaient le droit, cette fois encore, de se plaindre qu’on les méconnût. Au moins n’étaient-ils plus traités en adversaires négligeables, indignes d’être tout au long réfutés.

Le Logos Alethès[1] (tel était le titre de l’ouvrage de Celse) offre la première enquête approfondie dont le christianisme ait été l’objet, du côté païen, et les polémistes ultérieurs s’en inspireront sans y ajouter grand chose.

La critique s’est beaucoup occupée de Celse en ces dernières décades. Elle considère à juste titre comme une bonne fortune de pouvoir connaître, grâce aux larges extraits qu’Origène a cités de son pamphlet, la pensée d’un païen instruit, capable d’érudition et de dialectique, sur le christianisme du iie siècle. Que nous ignorions presque tout de sa personnalité ; que nous ne sachions même pas où il écrivait, — à Rome, à Alexandrie, ou dans une autre ville de l’Empire — cela mécontente notre curiosité sans affaiblir l’importance de son témoignage. Dégager le texte de Celse de la réfutation qui l’encadre, en ressaisir la contexture et la suite, voilà à quoi les érudits se sont employés[2]. Nous profiterons de leur labeur, sans permettre que, dans un si passionnant débat, la personnalité d’Origène soit reléguée à l’arrière-plan.

II

Il y avait environ soixante-dix ans que Celse avait lancé sa Parole de Vérité quand, en 248, Origène entreprit, à Césarée de Palestine, d’en donner une réfutation détaillée[3].

C’est sur la prière de son ami Ambroise qu’il s’y décida.

Il avait naguère converti cet Ambroise, qui s’était laissé prendre aux idées du gnostique Valentin, et l’amitié la plus généreuse unissait le disciple à son maître spirituel[4]. Ambroise ranimait constamment le zèle d’Origène et, fort riche, il mettait à sa disposition, spécialement pour ses commentaires de l’Écriture sainte, des équipes de sténographes, de copistes, de calligraphes, qui se relayaient à heure fixe[5]. Méthode commode, qui explique l’énormité de la production littéraire d’Origène, mais qui eut pour rançon ce bavardage exégétique, cette abondance fluide et intarissable, où son talent s’est en partie gâté.

Origène affecte de s’étonner des insistances d’Ambroise. Il le prend de très haut avec Celse[6] : « Plût à Dieu, s’écrie-t-il, que tous les adversaires du christianisme fussent aussi ignorants que lui sur les faits, sur les plus simples données des Écritures ! Leurs attaques contre notre foi perdraient ainsi toute leur force de séduction, même à l’égard des esprits versatiles, même sur ceux qui ne croient que pour un temps[7]. » Il ne veut pas supposer qu’un seul fidèle puisse être ébranlé par un tel ouvrage[8]. Il admet toutefois, par hypothèse, que « dans la masse » des croyants il pourrait s’en trouver qui, s’étant laissé détourner du vrai, y reviendront après avoir lu sa réponse, et c’est ce qui le décide à l’écrire. Il lui échappe même d’avouer que certaines des objections de Celse risquent de blesser les âmes, et qu’il est opportun d’en arracher ces traits empoisonnés[9].

Il explique dans sa Préface la méthode de réfutation à laquelle, après quelques hésitations, il s’est finalement arrêté :

J’avais avancé ma réponse jusqu’à l’endroit où Celse introduit par prosopopée un Juif disputant contre Jésus (= I, 28), lorsqu’il m’a paru bon de mettre cette préface en tête de mon travail… Elle me servira d’excuse auprès de ceux qui remarqueront que j’ai composé le début de ma réfutation dans une idée différente de celle qui domine ce qui suit ce début. Je n’avais d’abord dessein que de noter les points fondamentaux [de son réquisitoire] et les réponses sommaires qu’on y pourrait opposer, sauf à réduire ensuite le tout en un seul corps de discours[10]. Mais le sujet même m’a ultérieurement induit, dans mon désir d’économiser du temps, à me contenter de la riposte que j’avais donnée au commencement et, dans ce qui suit, à discuter avec la précision d’un contrat, autant que faire se pourrait, les accusations de Celse, pour les réfuter.

Il avait donc commencé par relever les articles essentiels de la polémique de Celse, en y joignant chaque fois une brève réfutation ; il comptait organiser ensuite et harmoniser ces discussions partielles, ce qui eût impliqué un travail de composition assez laborieux. Sentant qu’il n’aurait pas le loisir de le parfaire, il s’arrêta finalement à un autre procédé, plus minutieux, mais au fond plus facile et plus conforme à ses habitudes de commentateur : suivre le texte de Celse, en transcrire de larges extraits, le discuter à mesure[11]. C’est à partir du chapitre xxviii de son Ier livre qu’il décida de prendre ce second parti, et il tint à insérer dans une préface son explication sur ce changement de méthode[12].

III

Pouvons-nous, à ce prix, nous former, d’après l’ample apologie d’Origène, une idée complète de l’ouvrage de Celse ?

Les critiques paraissent de plus en plus optimistes sur ce point. K.-J. Neumann estimait que le dixième tout au plus de l’œuvre de Celse se serait perdu et que, pour les trois quarts, nous en pouvons lire le texte original, fidèlement reproduit par Origène[13]. Koetschau, l’éditeur du traité dans le Corpus de Berlin, partage entièrement son avis[14]. Otto Glöckner, dans l’édition du Λόγος Ἀληθὴς qu’il a donnée à la collection de Lietzmann, affirme que nous possédons tout l’essentiel de l’argumentation de Celse[15]. Mme Miura-Stange, une élève de A. von Harnack, va plus loin[16]. Elle se croit autorisée, sur lecture de la réfutation d’Origène, à signaler, du point de vue littéraire, certaines insuffisances de composition chez Celse, et elle juge illusoires les tentatives modernes pour retrouver, dans ce qui reste de la Parole de Vérité, une structure plus ou moins rigoureuse, dont Celse lui-même ne se serait guère soucié.

La loyauté d’Origène n’est pas en cause. Il a promis de suivre son adversaire pas à pas, de ne négliger aucun argument, même frivole[17]. Il a dû faire de son mieux pour tenir sa promesse. Mais il paraît invraisemblable que, dans une discussion de ce genre, il n’ait pas négligé un certain nombre d’objections de second plan qu’il n’aurait pu relever qu’en la surchargeant inutilement. Si scrupuleux qu’il fût, il était bien obligé de faire une apologie lisible, sous peine de manquer son but.

En fait, il a beaucoup élagué[18] ; et j’admire que Mme Miura-Stange se permette de juger la composition même d’un livre qui nous est parvenu dans des conditions aussi spéciales que le livre de Celse. N’allons donc pas nous imaginer que nous ne gagnerions rien à le récupérer dans sa teneur originelle ! Mais enfin, même sous la forme fragmentaire où nous le possédons, il décèle avec une clarté très suffisante l’attitude de Celse à l’égard du christianisme ; et les répliques auxquelles il donne occasion mettent dans tout son jour la pensée d’Origène lui-même.

IV

Les attaques de Celse sont brutales et violentes, avec une affectation de dédain dont Origène ne se résignera pas à supporter l’insolence.

Aux yeux de Celse, le christianisme est une doctrine barbare, absurde, faite pour des gens sans culture — chez qui, d’ailleurs, elle recrute le gros de ses partisans.

Il faut le tenir pour une manifestation, parmi quelques autres, de cette folie mystique qui déferle de l’Orient sur l’Occident, au seul profit des charlatans de carrefour et de ces prédicants fanatiques qui vaticinent éperdument leurs terrifiantes eschatologies[19]. On peut aussi le mettre sur le même plan que les religions de mystères qui, comme celle de Dionysos, glacent d’effroi les néophytes par des spectres frauduleux et de chimériques fantômes[20].

Les chrétiens affectent de se séparer des autres hommes, de mépriser les lois, les mœurs, la culture de la société où ils vivent et la science même[21]. Mais que serait leur croyance, réduite à elle-même et dépouillée des larcins dont ils l’ont étoffée ? Quand on en analyse les concepts fondamentaux, on s’aperçoit qu’ils ont été empruntés pour la plupart à la philosophie grecque, surtout à celle de Platon, avec des déformations et des contresens où se trahit l’insuffisance intellectuelle des maladroits plagiaires.

Par exemple, la « foi » sans réserve que les chrétiens imposent aux leurs ; l’idée que la sagesse des hommes est « folie » devant Dieu ; leur goût d’humilité, de pénitence, leur conception d’un Dieu supra-céleste, d’un royaume de Dieu, d’un monde meilleur réservé à des âmes privilégiées ; l’affirmation qu’il faut supporter avec patience l’injustice, tout cela, c’est du Platon gauchement interprété. La doctrine de la résurrection procède de la vieille théorie — mal comprise — de la migration des âmes. D’autres articles de leur Credo viennent d’Héraclite, des Stoïciens, des Juifs, des mystères de Mithra, des mythes égyptiens de Typhon, d’Horus et d’Osiris. Les Perses et les Cabires leur ont fourni certains éléments, comme leur rêve de sept cieux superposés[22]. Des vestiges de légendes païennes restent discernables au fond de plusieurs de leurs croyances : l’affirmation que le Christ serait né d’une vierge visitée par l’Esprit saint rappelle les fables de Danaé, de Mélanippe, d’Augé et d’Antiope[23] ; l’épisode de la résurrection fait songer à l’histoire d’Aristée de Proconnèse, qui, d’après Pindare et Hérodote, fut ravi par la mort aux yeux des hommes, puis se fit voir en divers points de l’univers, à des intervalles fort éloignés, comme un annonciateur des volontés divines[24] ; l’adoration d’un captif et d’un supplicié a eu son prototype dans le culte rendu par les Gètes à Xamolxis, par les Cililiens à Mopsos[25]etc. Tel récit biblique, comme la destruction de Sodome et de Gomorrhe, est un emprunt à la légende de Phaéton[26], embrasant l’univers pour avoir égaré hors de leur voie les chevaux du soleil ; pareillement Moïse a maladroitement copié, dans son récit de la tour de Babel, l’épisode homérique des fils d’Alous, qui, pour monter à l’assaut du ciel, révèrent d’entasser sur l’Olympe l’Ossa et le Pélion[27].

Celse fait un usage assidu de la méthode comparative pour ravaler les dogmes chrétiens au rang des antiques fictions et des légendes périmées.

Mais, selon lui, l’article fondamental de la doctrine chrétienne, et le plus inacceptable pour une intelligence formée aux disciplines de la raison et de la philosophie, c’est l’idée d’un Dieu s’incarnant pour vivre d’une vie humaine :

Que si certains parmi les chrétiens (sic), ainsi que les Juifs, soutiennent qu’un Dieu ou un fils de Dieu est descendu ou doit descendre sur la terre comme juge des choses terrestres, c’est là, de leurs prétentions, la plus honteuse ; et il n’est pas besoin d’un long discours pour la réfuter. Quel sens peut avoir, pour un Dieu, un voyage comme celui-là ? Serait-ce pour apprendre ce qui se passe chez les hommes ? Mais ne sait-il donc pas tout ? Est-il donc incapable, étant donnée sa puissance divine, de les améliorer sans dépêcher quelqu’un corporellement à cet effet[28] ? Ou faut-il le comparer à un parvenu, jusqu’alors inconnu des foules et impatient de s’exhiber à leurs regards en faisant parade de ses richesses[29] ?… Et si, comme les chrétiens l’affirment, il est venu pour aider les hommes à rentrer dans la droite voie, pourquoi ne s’est-il avisé de ce devoir qu’après les avoir laissés errer durant tant de siècles[30] ?

Objection plus grave encore : une pareille conception implique une sorte de rupture de l’harmonie du Cosmos :

Si Dieu descend en personne vers l’humanité, c’est donc qu’il abandonne la demeure qui est sienne. Il bouleverse du même coup l’univers. Or, que l’on change la moindre parcelle de cet univers, et tout l’ensemble s’en va à la débâcle[31].

Puis le moyen d’imaginer un Dieu renonçant provisoirement aux sublimes privilèges de son état ? Celse évoque ici toute la tradition philosophique :

Λέγω δὲ οὐδὲν καινόν, ἀλλὰ πάλαι δεδογμένα : « Je n’avance rien de nouveau, je dis des choses depuis longtemps démontrées. » Dieu est bon, il est beau, il est heureux ; sa situation est la plus belle et la meilleure. S’il descend vers les hommes, c’est donc qu’il s’assujettit à un changement, et ce changement sera (fatalement) de bon en méchant, de beau en laid, d’heureux en malheureux, de très bon en très mauvais. Qui voudrait d’un changement pareil ? — Au surplus, ce qui est mortel est, par nature, sujet aux vicissitudes, aux transformations. Mais ce qui est immortel reste, par essence, toujours identique à soi-même. Dieu ne saurait donc subir un changement de cette sorte[32].

Quant aux prodiges et aux faits miraculeux que les chrétiens considèrent comme probants, Celse les impute à la magie, pour autant qu’ils sont authentiques.

Et c’est au nom de cette doctrine composite et puérile que les chrétiens attaquent la religion nationale, pièce essentielle de l’État ! Ils savent pourtant les rigueurs que leur a déjà values l’illégalité de leurs réunions occultes. Puisqu’ils ont le nombre[33] et que quelques-uns parmi eux semblent accessibles aux suggestions du bon sens[34], ils feraient bien mieux de prendre conscience des périls de l’heure, de participer sans réserve à la vie collective de la Cité et de se serrer autour du prince :

La raison veut que des deux partis que voici on choisisse l’un ou l’autre.

Si les chrétiens se refusent à s’acquitter des sacrifices habituels et à honorer, ceux qui y président, alors ils ne doivent ni se laisser affranchir, ni se marier, ni élever des enfants, ni remplir aucune autre obligation de la vie commune. Il ne leur reste qu’à s’en aller bien loin d’ici et à ne laisser derrière eux aucune postérité : de cette façon, une engeance pareille sera complètement extirpée de cette terre. — Mais s’ils contractent mariage, s’ils font des enfants, s’ils jouissent des fruits de la terre, s’ils participent aux joies de la vie comme aux maux qui y sont inhérents (tous les hommes ont à en souffrir, la nature le veut ainsi : il faut qu’il y ait des maux, qui ailleurs n’ont point de place), alors ils doivent payer un juste tribut d’honneur à ceux qui veillent sur ces choses-là, s’acquitter des devoirs que la vie impose, jusqu’à ce qu’ils soient affranchis des liens terrestres. Autrement, ils se donneraient les airs d’ingrats, puisqu’il y aurait injustice à jouir, sans aucune contre-partie, des biens dont ils profitent[35].

Voici un appel politique encore plus précis :

Il ne faut pas refuser notre créance à cet Ancien, qui a dit : « Il n’y a qu’un seul roi, celui qu’a établi le fils du rusé Chronos[36]. » Si vous annulez ce principe fondamental, naturellement le prince vous châtiera ; car si tous agissaient comme vous, rien n’empêcherait qu’il restât seul et abandonné ; alors l’univers tomberait aux mains des Barbares les plus dissolus et les plus féroces : il ne serait plus question parmi les hommes ni de votre culte, ni de la véritable sagesse[37].

Et plus loin :

Vous devez donc aider l’Empereur de toutes vos forces, travailler avec lui pour ce qui est juste, combattre pour lui et, en cas de nécessité, faire campagne avec lui et conduire avec lui ses troupes[38]… Vous êtes tenus aussi d’accepter les magistratures dans votre pays, si la sauvegarde des lois et le devoir de piété l’exigent[39].

Au point de vue du sens général du pamphlet, des critiques comme Harnack attachent la plus grande importance à cet appel final. Selon Harnack, ce qui domine les préoccupations de Celse, c’est l’avenir de l’État romain. Celse est religieux, parce que l’État a besoin du support de la religion ; ce qui aigrit ses sentiments à l’égard des chrétiens, c’est surtout leur indifférence pour la chose publique. À le lire entre les lignes, le Discours serait avant tout un ouvrage de caractère politique et une offre de paix fort peu dissimulée : « Ne vous placez plus en marge de l’Empire, et nous essaierons de vous supporter[40]. »

Nul doute, en effet, que la pensée d’offrir un modus vivendi n’ait traversé l’esprit de Celse, et qu’elle ne lui ait été imposée par les réussites déjà surprenantes de la propagande chrétienne. Mais elle ne tient, en somme, dans la Parole de Vérité, qu’une place fort restreinte ; là même où Celse se décide à la formuler, il adoucit à peine le ton dédaigneux qu’il a gardé dans tout l’ouvrage[41]. Le souci d’aménager un concordat avec ses adversaires le préoccupe beaucoup moins, semble-t-il, que la volonté de les dégoûter de leur foi en en soulignant à traits répétés l’absurdité scandaleuse[42].

Il ne manquait d’ailleurs ni de verve, ni de mordant. Qu’on en juge par un ou deux morceaux seulement. Voici le tableau qu’il trace de la propagande chrétienne parmi les esprits débiles ou encore mal formés, les seuls, à son gré, qui puissent s’y laisser séduire :

Nous voyons, dans les maisons des particuliers, des cardeurs, des cordonniers, des foulons, des gens sans aucune espèce d’éducation ni de culture ; ils se gardent bien d’ouvrir la bouche tant que sont là les maîtres, qui ont de l’âge et du jugement ; mais, dès qu’ils peuvent prendre à part des enfants ou quelques femmes aussi dénuées de bon sens qu’eux-mêmes, alors ils se mettent à étaler leurs merveilles… Il ne faut pas écouter le père ni croire ce que disent les précepteurs : c’est à eux qu’on doit obéir. Les autres sont des radoteurs, des cerveaux fêlés, perdus de sots préjugés, et qui ne savent ni concevoir le bien véritable, ni le réaliser : eux seuls, ils ont le secret du bien-vivre ; les enfants, s’ils les croient, seront heureux, et par eux le bonheur viendra dans la maison… — Si, pendant qu’ils parlent de la sorte, survient un des précepteurs, ou quelque personne de poids, ou le père lui-même, les plus circonspects prennent peur et s’égaillent ; mais de plus effrontés ne laissent pas d’exciter les enfants à la révolte. Ils leur chuchotent, par exemple, qu’en présence de leur père ou de leurs maîtres ils ne peuvent ni ne veulent rien leur apprendre de bon, pour ne pas s’exposer à la sottise et à la grossièreté de ces êtres profondément corrompus et enfoncés dans l’abîme du vice, de qui ils auraient à redouter des châtiments ; mais que, s’ils veulent savoir, ils n’ont qu’à laisser là le père et les précepteurs, à venir avec les femmes et leurs camarades de jeux dans l’appartement des femmes, dans l’échoppe du cordonnier ou dans l’atelier du foulon ; c’est là qu’ils recevront la sagesse parfaite ! — Tels sont les propos grâce auxquels ils se font croire[43]

Ailleurs, il ironise sur la prétention judéo-chrétienne à bénéficier d’une exclusive révélation :

Juifs et chrétiens ressemblent à une troupe de chauves-souris, à des fourmis qui sortent de leurs trous, à des grenouilles qui tiennent séance autour d’un marais, à des vers formant assemblée dans un coin de bourbier, qui disputeraient ensemble qui d’entre eux sont les plus grands pécheurs et se diraient les uns aux autres : « Nous sommes ceux à qui Dieu révèle d’avance et prédit tout ; négligeant l’univers et le cours des astres, sans souci de cette vaste terre, c’est pour nous seuls qu’il gouverne, avec nous seuls qu’il communique par ses envoyés ; il ne cesse de nous en expédier et de chercher par quel moyen nous pourrons lui être unis éternellement… Il y a un Dieu, déclarent les vers de terre, mais nous venons immédiatement après lui ; nous avons été créés par Dieu entièrement semblables à lui ; toutes choses nous sont subordonnées : la terre et l’eau, l’air et les étoiles ; c’est pour nous que tout a été fait, et tout est organisé pour nous servir… Puisqu’il y en a parmi nous qui pèchent, Dieu viendra lui-même, ou il enverra son Fils afin de livrer aux flammes les impies, et que nous autres nous jouissions avec lui de la vie éternelle. » Plus supportables seraient ces sottises de la part des vers et des grenouilles que de la part des Juifs et des chrétiens, dans leurs discussions[44] !

V

Au surplus, Celse ne s’était pas contenté d’observer du dehors les méthodes et la tactique du prosélytisme chrétien. Il avait pris contact avec la doctrine elle-même, il prétendait l’avoir approfondie dans tous ses détails et y avoir trouvé ses meilleures armes[45].

Si les chrétiens veulent bien répondre à mes questions — je les leur pose, non pas pour me documenter, car je sais tout, mais parce que j’ai de tous le même souci — tout ira bien. S’ils gardent le silence avec leur défaite habituelle : « Nous ne discuterons pas ! » alors il faudra bien que nous leur fassions voir d’où naissent leurs erreurs[46].

Ce je sais tout, Origène en relève aussitôt l’outrecuidance. Ce qu’il conteste surtout (non sans raison), c’est que Celse ait pénétré fort avant dans l’intelligence du dogme chrétien. Il lui eût été plus difficile de nier que son adversaire ait fait un certain effort — qu’il ne faut pas exagérer — pour s’informer aux sources mêmes de la Révélation.

Celse connaissait quelques parties de l’Ancien Testament (la Genèse sûrement ; peut-être aussi l’Exode, le Deutéronome, quelques-uns des livres prophétiques, quelques morceaux des Psaumes, Jonas et Daniel). Il allègue le Livre d’Hénoch : Origène soupçonne toutefois qu’il ne l’a pas lu directement et qu’il ignore que cet apocryphe ne fait pas partie du « canon » des Églises[47]. — Il connaissait l’Évangile de saint Matthieu, qui paraît avoir attiré surtout son attention, sans doute aussi celui de saint Luc. On a contesté, à tort, je crois, qu’il ait profité de celui de saint Jean[48]. Il ne cite d’ailleurs le nom d’aucun des quatre évangélistes. Origène met en doute qu’il ait lu les Actes des Apôtres[49] : en tout cas, Celse n’en a guère fait état, non plus que des Épîtres de saint Paul[50] (ce dont Origène ne manque pas de s’étonner[51]). — Il n’y a plus personne pour soutenir que Celse ait utilisé dans la première partie de son pamphlet (I, 28 à II) un écrit juif dirigé contre les chrétiens. Il n’avait cependant pas négligé les traditions juives hostiles au Christ[52]. C’est à celles-ci qu’il doit l’histoire du soldat Panthéra[53], de l’adultère duquel Jésus serait né. Sans doute s’en inspire-t-il également, quand il suppose que le Christ aurait été initié aux pratiques de la magie pendant son séjour en Égypte. — Il a jeté aussi un coup d’œil sommaire sur la littérature chrétienne post-apostolique. Il connaît le Dialogue de Jason et de Papiscus[54], peut-être l’Épître de Barnabé[55]. Quant à la littérature apologétique si florissante au iie siècle, il n’y a pas de preuve décisive qu’il s’en soit enquis, en dépit des affirmations de J. Geffcken, de G. Krüger et de O. Stählin. — Il sait la vitalité des sectes, leur pullulement à côté de la « Grande Église » (c’est l’expression même dont il use[56]), les querelles violentes qui mettent aux prises orthodoxes et dissidents[57]. Il insinue que la prétendue unité chrétienne est un leurre et que les chrétiens n’ont de commun que le nom[58]. Les manifestations diverses du mouvement gnostique ne lui ont pas échappé. Dans certains textes que transcrit Origène[59] on perçoit un écho des doctrines docétistes, qui niaient la réalité de l’humanité de Jésus. Celse revient à plusieurs reprises sur les idées de Marcion[60] ; il en tire même, à la grande indignation d’Origène, une image bouffonne, celle du Dieu créateur et du Dieu de Marcion se chamaillant comme dans ces combats où l’on met des cailles aux prises ; puis, affaiblis par le poids des années et déjà presque en enfance, se retirant du champ de bataille où ils laissent à leurs fils le soin de vider leur querelle[61]. Il cite encore les Valentiniens, les Simoniens et plusieurs autres sectes dont Origène avoue que, fort expert en la matière, il ne sait personnellement rien[62]. — Nul doute enfin que Celse n’ait essayé de faire parler les fidèles eux-mêmes, de les amener à définir, dans des conversations privées, leurs propres croyances. Origène se déclare convaincu (et il s’en désole) que plus d’un des griefs mis en avant par Celse lui vient d’esprits simples et sans culture, qui n’ont su lui donner du christianisme qu’une vue chétive, et de la Bible qu’une conception étroite et insuffisante[63].

VI

Quoiqu’il fût fort loin de s’être formé des Écritures et de la vie chrétienne une idée aussi approfondie que celle qu’un Porphyre, un siècle plus tard, saura se composer dans une intention pareillement hostile, Celse était en mesure de tirer de ses renseignements les éléments d’une critique parfois redoutable.

Ce qui ne pouvait manquer toutefois d’en affaiblir quelque peu la portée — et ce qui décèle le plus sûrement pour nous les lacunes et les incertitudes de sa pensée — ce sont, d’une part, ses graves méprises sur l’esprit de la religion chrétienne, d’autre part les contradictions choquantes où son prétendu rationalisme se jette en maint endroit.

Examinons chacun de ces points.

La conception que Celse s’est faite de la personne de Jésus est aussi injurieuse que peu nuancée. Jésus « n’était qu’un homme, un homme tel que la vérité même le manifeste et que la raison le démontre[64] » et c’est sur des jongleries de magicien qu’il avait réussi à fonder son autorité. Les prétendus miracles de ce γόης ne sont pas plus surprenants, à tout prendre, que les tours de passe-passe dont les magiciens d’Égypte donnent, pour quelques oboles, le divertissement. Qui songerait pourtant à leur décerner le titre de « fils de Dieu[65] » ? Les chrétiens croient adorer un être divin, ils adorent un mort[66]. — Ailleurs, Celse traite Jésus de « fanfaron » (ἀλαζών)[67] et de menteur. Il va même jusqu’à contester son intégrité morale[68]. Bien mieux, il assimile le culte rendu à Jésus et les miracles accomplis en son nom au culte d’Antinoüs, le « mignon » d’Hadrien, et aux prodiges attribués à son influence[69] ! — Il marque d’une façon assez vague le rapport de la doctrine chrétienne à son fondateur. On voit mal quel était au juste le contenu de l’enseignement de Jésus : Celse traite des idées chrétiennes sans indiquer qu’il les lui attribue expressément. D’ailleurs, selon lui, les apôtres les auraient partiellement puisées chez Platon : « Quelle vraisemblance, riposte Origène, que Paul, qui fabriquait des tentes, que Pierre, pêcheur de profession, que Jean, qui laissa en place les filets de son père, aient exprimé de si sublimes idées sur Dieu pour avoir mal compris les déclarations de Platon, dans ses lettres[70] ? » — Celse n’a pas un mot de sympathie ou d’admiration pour les martyrs. Logiquement, il aurait dû les estimer. N’avait-il pas écrit : « Si vraiment on honore Dieu et que l’on reçoive l’ordre de commettre une action criminelle contre lui, ou de dire quelque chose de honteux, il ne faut rien écouter, mais endurer toutes les tortures, affronter tous les genres de mort, plutôt que de proférer, de penser même, rien qui soit contraire à la majesté divine[71]. » Or, il conteste expressément que leur sacrifice ait la moindre utilité, et il les assimile à des malfaiteurs « qui doivent en bonne justice subir le châtiment de leurs forfaits[72] ». — La compassion spéciale du christianisme à l’égard du pécheur demeure pour lui une énigme et un scandale :

Quand, oralement ou par écrit, nous invitons les gens qui mènent une vie mauvaise à se convertir, observe Origène[73], que nous les exhortons à changer de sentiments et à améliorer leur âme, alors Celse dénature notre attitude et prétend que nous enseignons que Dieu n’a été envoyé que pour les pécheurs[74]. Il demande : « Pourquoi n’a-t-il pas été envoyé à ceux qui sont exempts de péché ? Est-ce donc un mal que de n’avoir pas commis de péché ? » Voici notre réponse : si, par ceux qui sont « exempts de péché », Celse entend ceux qui ne pèchent plus, alors Jésus, notre Sauveur, a été envoyé pour eux aussi, mais non à titre de médecin. Si, au contraire, il fait allusion à ceux qui n’ont jamais péché — car ses expressions ne sont pas bien claires — nous déclarons qu’il est impossible qu’il y ait un homme qui n’ait jamais péché en ce sens-là, excepté Celui qui parut en la personne de Jésus et « ne commit jamais le péché[75] ».

Enfin, pour combattre « l’anthropocentrisme » chrétien[76], le rôle prépondérant attribué à l’homme dans l’ensemble de la création, Celse se livrait à de longues et paradoxales comparaisons entre l’homme et l’animal, opposant par exemple la cité organisée, policée, des abeilles à la tumultueuse cité humaine ; attribuant aux fourmis le langage et une sorte de piété filiale à l’endroit du « tombeau de leurs ancêtres », aux aigles et aux serpents une intuition thérapeutique qui leur permettrait de repérer à l’usage de leurs petits certains remèdes efficaces, aux oiseaux une sorte d’intimité avec Dieu, dont ils décèlent les volontés par les signes qu’ils fournissent à l’art divinatoire, aux éléphants un respect exceptionnel de la sainteté du serment et de la divinité elle-même[77] !… De tous ces jeux d’esprit, dont la pseudo-science d’un Pline l’Ancien, d’un Plutarque et d’un Élien fournit les éléments, Origène démontre assez habilement l’inanité, soit en signalant les manques de méthode de Celse, soit en opposant aux spontanéités de l’instinct les démarches réfléchies de la raison[78].

Et, d’autre part, il n’est guère d’intelligence moins unifiée que l’intelligence de Celse. C’est dans une atmosphère d’intime contradiction qu’elle opère et qu’elle vit. Il a des déclarations radicales, des questions ironiques, qui impliquent un scepticisme aigu à l’endroit de la religion païenne traditionnelle : « Jamais un dieu, jamais un fils de dieu n’est descendu sur la terre, ni ne peut y descendre[79]. » « Un point à examiner, c’est si jamais mort réellement mort est ressuscité avec le même corps[80]. » On a remarqué la prudence de ses formules, dès qu’il hasarde une affirmation relative aux mythes gréco-romains. Il évite en pareil cas le « je », dont volontiers il se sert dans le domaine proprement philosophique, et il se réfugie derrière les expressions les moins compromettantes qu’il peut trouver. Origène a bien senti les doutes inavoués dont Celse était travaillé, et il note avec quelles précautions rusées celui-ci omet de se prononcer sur le compte des dieux, soit pour conseiller aux autres de les adorer comme tels, soit pour éluder toute profession de foi personnelle[81].

Si Celse est, au fond, détaché des croyances populaires, il a gardé cependant une sorte de religiosité qui se trahit par accès et rejoint en certains cas les superstitions courantes :

Est-il besoin (demande-t-il) de passer en revue toutes les prédictions que, dans les sanctuaires des oracles, ont fait entendre tantôt des prophètes et des prophétesses, tantôt d’autres inspirés, hommes et femmes, de leur voix divine ? toutes les paroles merveilleuses sorties de ces sanctuaires ? toutes les révélations obtenues grâce à l’inspection des victimes, grâce aux présents offerts et par d’autres signes surnaturels ? et les apparitions divines dont certains ont bénéficié ? La vie humaine est toute pleine de pareils exemples. Que de cités bâties, ou délivrées des épidémies et des famines, par suite des prescriptions des oracles ! Que de villes ruinées misérablement pour avoir méprisé ou oublié ces avertissements ! Combien de villes ont décidé la fondation d’une colonie et sont devenues florissantes, pour s’y être conformées ! Combien de princes, combien de simples citoyens ont éprouvé, pour la même raison, la bonne ou la mauvaise fortune ! Que de gens, désolés de n’avoir pas d’enfants, ont obtenu ce qu’ils souhaitaient, échappant à la colère des démons ! Que d’infirmités physiques guéries ! Combien, d’autre part, ont été punis d’un châtiment immédiat pour leur sacrilège irrévérence envers les sanctuaires, les uns atteints sur place de folie, d’autres obligés à l’aveu de leurs forfaits, d’autres contraints au suicide ou frappés de maladies incurables ! Bien mieux : il en est qu’une voix formidable, sortie du fond du temple, a tués sur le coup[82]

Origène s’étonne de voir le langage de Celse, d’ordinaire si froid, prendre parfois des accents presque chaleureux où respire une piété toute platonicienne. Il transcrit des déclarations comme celles-ci :

Il ne faut jamais se détacher de Dieu, ni le jour, ni la nuit, ni en public, ni dans le privé, dans aucune de nos paroles et dans aucun de nos actes… L’âme doit être constamment orientée vers Dieu[83]… Quant à ceux qui espèrent que leur âme ou que leur esprit [quelle que soit la conception qu’ils s’en forment] jouira avec Dieu de la vie éternelle, c’est à eux que je m’adresse. Ils voient juste en estimant qu’à mener une vie bonne au point de vue moral on obtiendra la félicité, tandis que les pervers subiront la torture d’éternels châtiments. De cette croyance, ni eux, ni qui que ce soit, ne doivent jamais s’écarter[84].

Et encore :

Il y a dans l’homme quelque chose de plus élevé que l’élément terrestre. Ceux chez qui l’âme est ce qu’elle doit être se dirigent fermement vers Dieu, qui leur est apparenté, et désirent toujours entendre parler de lui et penser à lui[85].

De ce Dieu, Celse conçoit l’action sur le monde de la même façon que la concevaient la plupart des philosophes de ce temps, par l’intermédiaire des démons, dont chacun a ses attributions et sa sphère d’influence[86]. Ces divinités subalternes peuvent beaucoup pour promouvoir les rois à leur haute dignité et les y maintenir[87]. Elles prédisent aux cités leur avenir, mais c’est surtout le corps humain qui est dans leur dépendance[88]. Elles lui fournissent l’air qu’il respire et le rendent, à leur gré, sain ou malade[89]. Aussi Celse a-t-il peur des démons ; il sait leur avidité de jouissances sensuelles, leur susceptibilité ombrageuse et les représailles qu’ils exercent contre ceux qui se refusent à les honorer[90]. « Il faut leur offrir des sacrifices dans la mesure où cela est utile (ἐφ’ ὅσον συμφέρει), car la raison n’exige pas qu’on le fasse en n’importe quel cas[91]. »

Celse se méfie grandement aussi de la magie. Il ne doute guère de son efficacité nuisible, et c’est d’elle qu’il fait dériver le pouvoir d’exorcisme qu’il serait disposé à reconnaître aux chrétiens, ainsi que les miracles accomplis par le Christ[92]. — Il a un grand respect pour les astres ; il les considère comme « les hérauts les plus manifestes des choses d’en haut », comme « les véritables messagers célestes, annonciateurs de tant de phénomènes naturels[93] », et il s’étonne de l’indifférence chrétienne à l’égard du soleil[94].

Pour un polémiste qui se targue plus d’une fois d’obéir à la seule raison et qui accuse ses adversaires de se dérober à un guide si sûr, il faut avouer que Celse a des complaisances ou des fléchissements dont son rationalisme même aurait dû le mieux protéger. — En un certain sens, il y fait échec aussi par sa tendance à poser indiscrètement comme un fait que chacun doit obéir aux lois de son pays, quelles qu’elles soient. Cette superstition de la légalité n’était pas dans la tradition de la philosophie païenne[95], et Origène a beau jeu pour en démontrer les conséquences inacceptables, le scandaleux défi jeté à la morale éternelle[96].

VII

On ne saurait dire, au surplus, toute la déplaisance, toute l’antipathie que Celse inspire à Origène, en dépit des similitudes intellectuelles qui seront indiquées tout à l’heure.

À l’en croire, Celse a écrit la haine au cœur et sans désir sincère de chercher la vérité. Origène met formellement en doute sa bonne foi, soit dans sa façon d’interpréter les Écritures[97], soit dans son exposé des dogmes chrétiens[98]. Mais ce qui l’irrite surtout, c’est le ton sarcastique de Celse, ses persiflages, ses violences de langage. Il le traite de vil bouffon[99], il le déclare indigne du nom de philosophe[100] pour ses mensonges calculés[101], pour ses injures de femmes du peuple s’invectivant dans les carrefours[102]. — Il voudrait bien faire croire que Celse est un épicurien camouflé, un épicurien qui n’avoue pas, qui déguise ses principes, mais se trahit par échappées. L’insistance avec laquelle il revient sur cette insinuation[103] s’explique si l’on se rappelle l’horreur des chrétiens pour la doctrine, pour le nom même d’Épicure[104], et aussi le discrédit où Épicure était tombé, depuis un siècle ou deux, parmi les penseurs païens eux-mêmes[105], en tant que destructeur de la vie civique et de la vie religieuse. Dirons-nous que sur ce point la bonne foi coutumière d’Origène a subi une légère éclipse[106] ? Il est plus juste de reconnaître que certaines déclarations sceptiques de Celse pouvaient l’incliner à subodorer chez celui-ci des accointances avec l’épicurisme. Eugène de Faye n’a-t-il pas reconnu que Celse « est imbu jusqu’aux moelles de l’esprit d’Épicure[107] » ? Cependant, à mesure qu’Origène étudiait le Λόγος Ἀληθής, des raisons de douter de son impression première durent s’insinuer dans son esprit. Il y entendait un accent de piété, des affirmations réitérées de la sollicitude que Dieu exerce, sinon sur l’homme en particulier (Celse n’admettait pas cette forme spéciale de l’action providentielle), du moins sur l’ensemble du Cosmos[108]. Celse ne célébrait-il pas l’harmonie de l’univers, l’heureux accord des parties avec le tout ? « Ce tout », avait-il écrit, « c’est Dieu qui en a souci et jamais sa Providence ne le néglige[109]. » — Au surplus, le souci que manifestait Celse au sujet des lois de l’État, des destinées de l’Empire, ses exhortations patriotiques à l’adresse des chrétiens, tout cela formait contraste avec l’indifférence bien connue des épicuriens pour la chose publique. — Origène pouvait enfin constater que Celse ne citait explicitement aucune des maximes d’Épicure, alors qu’il se prévalait une quinzaine de fois de textes empruntés au Criton, à l’Apologie de Socrate, au Phédon, au Théétète, au Phèdre, au Timée et aux Lettres de Platon ? Il est bien obligé de constater l’importance de l’inspiration platonicienne dans le livre de Celse : « καὶ γὰρ ἐν πολλοῖς πλατωνίζειν θέλει[110] », remarque-t-il avec une ironie un peu peinée. Dans les quatre derniers livres de son apologie (sauf toutefois V, 3), l’accusation d’épicurisme ne reparaît plus. Sans doute en avait-il senti lui-même, après coup, le peu de vraisemblance.

On trouverait une autre excuse à ses hésitations. Il y avait eu au iie siècle un Celse épicurien, qui avait écrit contre les magiciens — celui-là même à qui Lucien de Samosate avait dédié son Alexandre[111]. Origène connaissait l’ouvrage, ou en avait entendu parler, et il se demandait s’il ne convenait pas d’identifier ce Celse, ami de Lucien, avec le Celse auquel il avait affaire[112]. Perplexité légitime, que les critiques modernes ont eux-mêmes éprouvée[113]. À certains moments, Origène paraît prêt à renoncer à cette hypothèse[114]. Il croit savoir, d’ailleurs, qu’il y a eu deux Celses épicuriens, l’un qui vivait sous Néron, l’autre « sous Hadrien et plus tard encore ». Bref, il n’est pas fixé sur l’identité du pamphlétaire, qu’il ne connaît que par son ouvrage, déjà assez ancien. Mais il ne serait pas fâché de laisser penser que c’était bien lui le Celse, disciple d’Épicure, dont une tradition assez incertaine lui livrait le nom et lui nommait la secte.

VIII

D’où vient donc à Origène cette animosité ?

Il n’était pourtant pas une âme de colère, il n’avait rien d’un Tertullien ou d’un Firmicus Maternus. La tendance irénique est très marquée chez lui[115].

Éprouverait-il le dépit, vite injurieux, du polémiste qui sent que son adversaire le domine intellectuellement et que, sur le terrain de la discussion, il est battu d’avance ? Non : il se considère comme l’égal de Celse, au point de vue de la culture, et il l’est en effet :

La prétendue érudition de Celse — laquelle est bien plutôt minutie brouillonne et bavardage — l’a obligé à entrer dans ces détails [écrit-il après un long débat sur le fameux « diagramme », figure symbolique que Celse attribuait à une secte qu’il ne nommait point[116]]. J’ai voulu montrer à ceux qui liront son ouvrage et ma réponse, que je suis parfaitement au fait des connaissances dont Celse se prévaut pour calomnier les chrétiens. Les chrétiens ne pensent pas à ces choses-là, ils ne les connaissent pas. J’ai voulu, moi, m’en informer et le laisser voir, afin que des imposteurs n’osent plus se vanter d’en savoir plus que nous, dupant ainsi ceux qui se laissent conquérir par le prestige des mots.

Il rappelle ailleurs ses voyages, sa curiosité avide de se satisfaire auprès des gens compétents, ses enquêtes philosophiques, en un mot tout ce zèle scientifique qu’il appelle τὸ φιλομαθὲς ἡμῶν[117]. — Naturellement, il se jugeait autrement informé et outillé que Celse dans les questions scripturaires, dogmatiques, morales même, où celui-ci s’était présomptueusement engagé.

D’autre part, Celse, malgré la « perfidie » et la « haine » dont l’accuse Origène, n’avait tout de même pas réédité certaines calomnies qui couraient dans le populaire et dont tel lettré de son temps n’avait pas dédaigné de s’armer. Origène, qui rappelle ces rumeurs infâmes — meurtre rituel, communions sanglantes, repas s’achevant en accouplements éhontés — en attribue l’origine aux Juifs : mais il ne dit pas que Celse en ait fait état[118]. Le rhéteur Fronton avait eu moins de sens critique et de pudeur que lui.

La vivacité de la réaction d’Origène ne procède donc pas d’un amour-propre blessé, ni d’une infériorité douloureusement ressentie, ni de la révolte d’une honnêteté morale indignement outragée. Elle naît d’abord d’une sensibilité religieuse très susceptible, très ardente, que les procédés et le ton de Celse froissent au plus vif d’elle-même. Elle est suscitée sans doute aussi par d’autres causes plus secrètes, dont Origène a dû ressentir le malaise jusqu’à la souffrance.

Je voudrais essayer de démêler cette double série de motifs.

IX

À étudier l’histoire de l’origénisme, à constater à quel point certaines doctrines d’Origène devaient être pendant des siècles ferment de disputes et pierre de scandale pour les esprits les plus éminents et aussi pour les tempéraments les plus bornés, on l’imaginerait volontiers comme un pur intellectuel promenant sa curiosité, au fond assez détachée, dans le domaine de l’exégèse et du dogme, en y cherchant seulement un appui, ou un abri spécieux, pour ses combinaisons personnelles et ses rêves métaphysiques. Erreur complète ! Les sources vives n’étaient pas taries dans l’âme d’Origène. Il est un chrétien fervent, à qui les objets de sa foi inspirent la confiance, l’enthousiasme, l’amour.

Il y a tout d’abord un argument qui rassure pleinement sa raison : c’est l’argument des prophéties. Certes, il n’est pas le premier à le mettre en valeur : les apologistes du second siècle en avaient déjà tiré grand parti. Mais il admire plus qu’aucun autre l’adaptation des mystérieuses annonces de l’Ancien Testament aux réalités qu’elles ont préfigurées, et il fait grief à Celse de s’être contenté de rejeter en bloc ces correspondances frappantes, au lieu de les discuter dans leur détail pour les déceler inopérantes, s’il croyait pouvoir y réussir.

Au surplus, c’est son cœur même qui appartient tout entier à sa croyance.

À l’égard du Christ, il est personnellement de ces fidèles dont il parle dans un de ses Commentaires « qui tenero erga Iesum tenentur affectu[119] ». Laissons pour l’instant ses spéculations sur le rapport du Christ au Père : elles trahissent, comme on sait, un « subordonnationisme » très marqué[120], encore qu’il maintienne nettement que le Fils est sorti de l’essence du Père. Voyons seulement comment il se représente la personne de Jésus. Il concède à Celse que le Christ était laid (δυσειδής) ; 11 n’admet pas, pour autant, qu’il fût de taille médiocre ou d’une physionomie sans noblesse (ἀγεννής[121]). Mais au point de vue moral, quelle triomphante supériorité ! Jésus a réuni en sa personne, à un degré suréminent, les glorieux privilèges dont les grands hommes ne possèdent d’ordinaire que tel ou tel. Il a eu la sagesse, le don des miracles, une grandeur souveraine, et n’a jamais employé aucun des moyens nuisibles ou violents dont usent les ambitieux de toute catégorie[122]. Il n’avait bénéficié ni d’une naissance illustre, ni d’une culture raffinée : et pourtant il a remué le monde plus que n’a pu le faire un Thémistocle, un Pythagore, un Platon, plus qu’aucun roi et qu’aucun capitaine[123]. Et il a souffert une mort ignominieuse, sans se plaindre, sans dire un mot qui démentît la noblesse de son caractère[124] :

Son silence au milieu des coups et des outrages décèle une fermeté d’âme et une maîtrise de soi supérieure à toutes les belles paroles des Anaxarque, des Épictète, etc. La plainte même qu’on lui reproche : « Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible ; cependant qu’il n’en soit pas comme je veux, mais comme vous voulez », n’est pas d’un homme qui se résigne à l’inévitable, mais qui accepte ce qui lui arrive et se soumet avec respect aux épreuves que la Providence lui envoie[125].

On aurait tort d’attendre d’Origène une piété expansive, passionnée, amoureuse, qui se perde dans la contemplation navrée des souffrances du Christ, de ses humiliations, de son agonie. Ce sont là des manières de sentir qui se sont développées plus tard dans le christianisme ; ou, du moins, l’expression qui leur a été donnée est restée longtemps plus abstraite, plus intellectuelle qu’émue et débordante. On perçoit pourtant une vibration secrète dans les pages où il parle de Jésus.

Naturellement, il a dû s’expliquer, pour répondre à Celse au sujet des divers aspects de la personne du Christ, Logos divin, mais aussi homme de douleurs, d’humiliations et d’angoisses.

Pour lui, Jésus fut un être composite, συνθετόν τι, et multiples sont les rapports sous lesquels il s’est révélé et doit être considéré[126].

Comment aurions-nous été tenus, demandait le Juif de Celse, de regarder comme un Dieu un être qui, au dire de tous, n’accomplissait aucune des œuvres qu’il annonçait ; qui, quand nous l’eûmes convaincu, condamné et que nous voulûmes le châtier, se cacha, chercha à se sauver et fut arrêté dans les conditions les plus humiliantes, trahi par ceux-là mêmes qu’il appelait ses disciples ? Était-il vraiment Dieu ? Alors, il n’aurait pas dû fuir, se laisser emmener chargé de liens et surtout ne pas se voir abandonné, livré par ses compagnons, par ceux qui partageaient tout avec lui et le tenaient pour leur Maître, pour le Sauveur, pour le Fils, le Messager du Dieu suprême !

À quoi Origène répond :

Nous non plus, nous n’admettons pas que ce corps de Jésus qu’apercevaient alors les yeux et qui tombait sous les sens était Dieu. Et que parlé-je de son corps seulement ? Elle n’était pas Dieu non plus, l’âme dont il est dit : « Mon âme est triste jusqu’à la mort » (Matth., 26, 38). Mais Celui qui dit : « Moi, le Seigneur, je suis le Dieu de toute chair » (Jérémie, 39, 27), ou encore : « Il n’y avait point de Dieu avant moi, et il n’y en aura pas après moi » (Isaïe, 43, 60), celui-là, d’après la foi des Juifs, est Dieu lui-même, qui se servait de l’âme et du corps des prophètes comme d’un instrument. De même que, chez les Grecs, celui qui a dit : « Je connais le nombre des grains de sable, la mesure de la mer, je comprends le muet et j’entends celui-là même qui ne parle pas » (cf. Hérodote, I, 47), est tenu pour un Dieu qui parle et est entendu par l’intermédiaire de la Pythie, pareillement nous enseignons que Dieu, le Verbe, le Fils du Dieu tout-puissant est Celui qui a dit dans la personne de Jésus : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie…, je suis la Porte… Je suis le Pain vivant qui est descendu des cieux », et toutes les autres paroles scripturaires de même sorte[127]… Vous ne rencontrerez aucun chrétien, si simple, si peu formé à la culture scientifique qu’il soit, qui ose dire que ce qui est mort sur la croix, c’est la Vie, la Voie, le Pain vivant descendu des cieux ou la Résurrection… Il ne se trouvera parmi nous personne d’assez déraisonnable pour dire : « La Vie est morte », « la Résurrection est morte[128] »…

Origène distingue donc nettement entre les éléments complexes que Jésus associa en sa personne : l’Homme-Jésus ne doit pas être confondu avec le Logos ; si le Christ a souffert dans son âme et dans son corps, c’est que cette âme était humaine, humain ce corps, sans que l’essence de la divinité ait été altérée dans cette union.

En tous cas, sa fonction essentielle fut d’être l’éducateur des volontés, l’illuminateur des esprits.

Pour ce qui est des disciples, à qui Celse imputait un dessein concerté de mentir[129], Origène admire la constance généreuse avec laquelle ils propagèrent la doctrine de Jésus au milieu des préventions les plus hostiles, donnant eux-mêmes l’exemple de ce mépris de la mort dont ils avaient aussi donné le précepte[130]. C’est sur eux que repose tout l’édifice du christianisme[131] ; ils ont mis dans le récit des événements dont ils avaient été les témoins tant de candeur et de bonne foi qu’ils n’ont même pas songé à retrancher de leurs récits miraculeux certaines circonstances qui pouvaient leur faire du tort aux yeux de la masse[132]. Rien de plus éloigné des finesses du bien-dire, rien aussi qui sente moins l’artifice et l’imposture que les Évangiles. Leur force divine est faite de leur simplicité même, où rien n’apparaît des ruses de la sophistique, ni des jeux frivoles de la rhétorique[133].

Origène ne croit pas que la vertu initiale du christianisme se soit affaiblie, ni que l’action de l’Esprit ait amorti son efficacité parmi les nouvelles générations chrétiennes. De cette vitalité, il voit plus d’une preuve. D’abord l’héroïsme des martyrs — insultés, ravalés par Celse. Non qu’il en exagère la multitude. Il déclare même, dans un passage célèbre du livre III, § 8, que Dieu, protecteur des chrétiens, et qui déjoua plus d’une fois les complots fomentés pour les anéantir, a permis, afin d’éveiller dans les cœurs un même dédain de la mort, que « de temps en temps un petit nombre, bien faciles à compter, périssent » (ὀλίγοι κατὰ καιροὺς καὶ σφόδρα εὐαρίθμητοι) ; mais que « toujours il a su préserver d’une destruction totale le peuple chrétien », car « il fallait que fût répandue par toute la terre la doctrine du salut ». Les historiens soucieux de réduire l’importance des persécutions (Dodwell, Voltaire, E. Havet, par exemple) ont été bien aises de rencontrer ce texte et l’ont exploité triomphalement. Ils n’ont pas réfléchi qu’Origène écrit aux environs de l’année 248, avant la persécution de Dèce, avant celle de Valérien, avant celle d’Aurélien, avant celle de Dioclétien, c’est-à-dire avant les plus sanglantes réactions de l’État romain. D’ailleurs, là où Origène est moins préoccupé de signaler la protection spéciale de Dieu sur les chrétiens, il se montre aussi moins optimiste. Il rappelle la contrainte exercée par les juges sur la conscience des chrétiens qui leur sont déférés[134] — car, seuls, les chrétiens sont inquiétés pour leur façon d’adorer Dieu[135] :

Beaucoup de nos coreligionnaires savaient que, s’ils allaient mourir, c’était comme confesseurs du christianisme, et que, s’ils le reniaient, ils seraient relâchés ou récupéreraient leurs biens ; cependant, ils ont fait peu de cas de la vie et, de tout leur cœur, ont préféré mourir pour leur foi[136].

Quant à vous, écrit Celse lui-même, en s’adressant aux chrétiens — et sa remarque vaut pour le dernier tiers du second siècle — s’il en est un parmi vous qui, réduit à se cacher, erre çà et là, on le pourchasse afin de le punir de mort[137].

En dehors même de ces épisodes héroïques, où se hausse l’effort suprême de la foi, Origène considère la vie chrétienne, quand elle est vécue sincèrement et profondément, comme la plus frappante démonstration de la présence permanente de l’Esprit dans l’Église : « Aujourd’hui encore, de faux témoignages poursuivent Jésus-Christ… Il n’élève point la voix, en présence de ces accusations ; mais la vie de ses vrais disciples parle pour lui, elle parle haut et confond l’imposture[138]. » Il y a des chrétiens de stricte observance qui, par amour pour la chasteté, s’abstiennent scrupuleusement de toute satisfaction sexuelle[139] : c’est qu’ils estiment que cet ascétisme total est la meilleure condition pour arriver à l’union avec Dieu[140] et qu’elle est aussi l’une des formes de la piété envers lui[141]. Même chez les chrétiens du type ordinaire, la réforme des mœurs est le signe le plus certain de leur profession. Le christianisme a apporté comme une nouvelle méthode pour guérir les âmes ; à défaut de vérité, comment ose-t-on contester son utilité[142] ? Il accomplit tous les jours dans l’ordre moral des cures merveilleuses, supérieures encore à celles qu’opérait le Maître, pour l’émerveillement de ses disciples, dans l’ordre physique[143].

Si vraiment il n’y a rien de bon ici-bas qui ne vienne de Dieu, c’est donc qu’il venait de Dieu, lui aussi, ce Jésus, ouvrier de perfection. Que l’on compare la vie ancienne des croyants à leur vie nouvelle, et l’on verra tout ce qu’ils ont vaincu en eux de passions impures, de cupidités, d’injustices[144]. Celse se plaint que la propagande chrétienne s’en prenne aux femmes et aux enfants, qu’elle les mette en révolte contre leurs guides naturels :

Eh bien, s’écrie Origène[145], qu’il nous montre le père éclairé, les précepteurs pénétrés de bons principes, auxquels nous cherchions à soustraire les femmes et les enfants ! Qu’il compare ce que ceux-ci apprenaient avant nous à ce que nous leur apprenons, et qu’il démontre que nous leur arrachons du cœur de belles et saines doctrines pour y substituer une autre qui ne les vaut pas ! Il sera bien empêché pour en faire la preuve. La vérité, c’est que nous détournons les femmes de l’impureté, des dissentiments avec leurs maris, de la manie du théâtre et de la danse, du goût de la superstition ; quant aux enfants qui arrivent à la puberté et déjà frissonnent de la fièvre sexuelle, nous les assagissons en leur montrant ce qu’il y a de honteux dans le péché, et aussi en leur mettant sous les yeux la situation à venir de l’âme dépravée, les pénalités qui l’attendent, les châtiments qu’elle devra subir.

Non, Celse n’a pas le droit de railler une foi qui redresse ainsi les volontés et opère de véritables régénérations[146] ; qui apporte « une nouvelle méthode pour guérir les âmes de tant de maux[147] ». Dans chaque âme vraiment chrétienne, un autel est dressé où l’Esprit du Christ trouve son habitacle. Le chrétien sculpte en lui-même une image plus vivante et durable que celles des Phidias et des Polyclète, « puisqu’elle y subsiste aussi longtemps que l’âme raisonnable veut la conserver en soi[148] ».

Naturellement, un niveau moral aussi élevé ne peut se maintenir qu’au prix d’une surveillance fort stricte et d’un contrôle permanent. Le christianisme ne « préfère » pas le pécheur, comme Celse l’en accuse : seulement il sait que c’est souvent dans les âmes les plus souillées que fleurit quelque jour l’humilité rédemptrice[149]. Le pécheur qui se repent est accueilli, quelle qu’ait été sa dépravation antérieure[150]. Mais une règle sévère préside à son admission. Les auditeurs qui se présentent ne sont admis au baptême qu’après une période de surveillance : ils forment une classe à part ; ils sont assujettis à une discipline étroite et à une discrimination attentive[151]. Toute faute grave, tout péché d’impureté surtout, amène l’élimination du coupable, qui n’est accueilli de nouveau qu’après de sévères épreuves et doit renoncer aux dignités ecclésiastiques.

C’est ainsi que les chrétiens conquièrent leur évidente supériorité morale sur le monde au milieu duquel ils vivent[152]. Les Églises, recrutées de la sorte, soutiennent avantageusement la comparaison avec n’importe quel groupement humain. Celse affecte de les traiter comme des officines de révolte, comme des conventicules de furieuses querelles. Qu’on les mette en parallèle avec les assemblées populaires des cités où elles sont établies ! Qu’on compare l’ecclesia d’Athènes, de Corinthe ou d’Alexandrie avec les ecclesiae de ces villes : d’un côté, c’est l’ordre, la méthode, la paix ; de l’autre côté, les troubles, les dissensions[153]. Si l’on restreint cette confrontation au Conseil (βουλή) des communautés chrétiennes, d’une part, et au Conseil des cités, d’autre part, on constate que, même de qualité morale assez ordinaire, les conseillers chrétiens l’emportent nettement sur les hauts magistrats civils[154].

Aussi ces Églises, qui sont les « aires de Dieu », se remplissent-elles « d’innombrables gerbes[155] ». La foi est en pleine croissance et se propage avec un succès qui promet des lendemains encore plus triomphants. Elle a surmonté toutes les résistances qui s’opposaient à sa diffusion :

À son origine, cette doctrine rencontra devant elle, pour contrarier ses progrès, les empereurs de cette époque, les généraux, les préfets, tous ceux en un mot qui possédaient une parcelle d’influence, sans compter les autorités des villes, les soldats, le peuple. Elle a triomphé de tous les obstacles, étant, par sa nature propre, la parole de Dieu, laquelle ne saurait être enchaînée. Elle fut plus forte que tant de puissants adversaires ; elle a conquis la Grèce entière, une grande partie des autres pays et elle a amené à l’adoration du vrai Dieu qu’elle annonçait d’innombrables âmes[156]… En vain, les démons avaient mis en œuvre toutes leurs machinations pour extirper les chrétiens. Les empereurs, le sénat, les puissants, les peuples mêmes, qui ne se rendaient pas compte de l’activité déraisonnable et funeste qu’ils déployaient — les démons eurent beau les attirer tous contre la foi chrétienne et ses confesseurs : la parole divine, plus puissante que tous les obstacles, en tirait comme une force nouvelle pour aller plus avant et récolter une plus abondante moisson spirituelle[157].

Une des raisons qu’allègue Celse de mépriser le christianisme, c’est que les multitudes y affluent[158] : il est demeuré l’homme des groupes clos et des étroites chapelles. Mais il faut qu’il en prenne son parti. La doctrine de Jésus est désormais bien mieux connue dans l’univers que les systèmes des philosophes[159]. Et ce n’est pas seulement les illettrés qu’elle attire, comme Celse voudrait le faire croire. Des riches, des hommes haut placés, des femmes délicates et de noble naissance l’ont embrassée : c’est au point que le métier d’apôtre est devenu, au moins dans les milieux chrétiens, un métier qui expose presque au soupçon de vaine gloire, tant est flatteur l’accueil que tout apôtre y reçoit. Aussi voit-on des propagandistes refuser même les choses indispensables au soutien de la vie.

Dans cette prodigieuse fortune, Origène reconnaît avant tout la nécessaire réalisation des prophéties ; mais il admet que l’unité de l’Empire y a utilement coopéré[160]. Si, au lieu d’un prince unique, il y avait eu quantité de rois, les peuples seraient demeurés comme étrangers les uns aux autres, et le précepte : Allez et enseignez toutes les nations… serait devenu d’une application étrangement difficile. La naissance du Christ sous le règne d’Auguste a coïncidé avec l’époque qui réunit comme en un seul faisceau la plus grande partie des habitants de l’univers. Doctrine de paix, le christianisme avait besoin de la paix pour triompher.

Dès le milieu du iiie siècle, Origène fixe ainsi le thème apologétique sur le rôle providentiel de l’Empire romain, qui prendra aux deux siècles suivants une importance et comme une orchestration encore plus ample[161]. Retenons surtout le ton de certitude et de victoire avec lequel il oppose aux dédains de Celse le fait d’une croissance merveilleuse, dont son espoir prolonge à l’infini les perspectives.

Les derniers chapitres sont significatifs, à ce point de vue. Origène entrevoit les Barbares triomphants se faisant chrétiens à leur tour et le christianisme installant son hégémonie sur les autres cultes détruits[162]. Quelle paix, si tous les sujets de l’Empire ne formaient plus qu’un cœur et qu’une âme ! Cette unité, Celse la considère comme une utopie : Origène croit fermement qu’elle est possible et qu’elle se réalisera quelque jour[163].

X

Cette analyse un peu longue m’a paru nécessaire pour qu’on ne se méprenne pas sur la qualité du sentiment d’Origène à l’égard de la foi qu’il défend.

Origène est un théologien, un homme d’Église, de tendances ascétiques et même rigoristes. Jamais la hardiesse de son exégèse n’a affaibli chez lui la vivacité de ses intimes convictions. Il vécut dans l’attente du martyre. Pendant la persécution de Dèce, il fut emprisonné, torturé, « les pieds dans les ceps au quatrième trou », raconte Eusèbe de Césarée[164]. Il ne céda pas et mourut peu après. La critique de Celse, son ironie perpétuelle, ses façons de traiter le christianisme comme une gageure absurde, comme une miraculeuse réussite de la sottise humaine, tout cela ne pouvait que heurter et scandaliser le croyant qu’il est demeuré jusqu’au bout.

Origène déteste Celse parce qu’il se sent très loin de lui ; il le déteste plus encore peut-être parce qu’il se sent très près de lui et qu’il ne peut méconnaître qu’il est lié à ce pamphlétaire sans pitié par une parenté intellectuelle plus profonde encore que leurs dissentiments de doctrine et de tempérament[165].

Nous touchons là un des côtés les plus délicats de cette controverse et l’un des plus instructifs.

Ces analogies sont assez variées pour qu’il soit inutile d’en grossir le nombre en supposant certains rapports plus contestables. Par exemple, l’esprit aristocratique, sensible chez Celse comme chez Origène, ne me paraît pas de même qualité chez l’un et l’autre. Celse méprise le christianisme parce que celui-ci vise la foule et non pas une élite ; qu’il grossit ses phalanges de quantité de petites gens qui s’en font les plus actifs propagandistes[166]. Ce qui le choque dans le Christ, c’est qu’il était le fils d’un charpentier, que sa mère était obligée de travailler pour vivre, qu’il s’entourait d’hommes du commun et qu’il paracheva son existence médiocre par une mort douloureuse, humiliée, misérable. Il ne trouve en lui rien de prestigieux, rien qui rappelle, même de loin, l’idéal divin ou héroïque. — L’aristocratisme d’Origène est d’une tout autre nature. Il n’est nullement d’ordre « social », mais d’ordre intellectuel. Origène constate comme un fait que la plupart des hommes ne sont pas aptes à la pensée philosophique, soit que les nécessités de la vie les accaparent, soit que l’infirmité de leur intelligence les paralyse[167]. Les chrétiens du modèle courant ne se soucient ni de science, ni de spéculation, ni d’exégèse[168]. Certains seraient même disposés à déclamer contre la culture, contre les lumières et à concéder à l’ignorance, par une fausse interprétation de la doctrine du Christ, une sorte de privilège[169]. À l’égard de ces « simples », toute attitude arrogante ou simplement dédaigneuse serait parfaitement inconvenante. Ils se contentent de la foi et ils ont raison de s’en contenter[170]. Cette foi des ἰδιῶται, Dieu l’accueille avec la même bonté que la piété intelligente et étudiée des esprits cultivés[171] ; d’autant plus que leur vie est souvent plus surveillée et plus pure que celle des privilégiés de la pensée[172]. Ceux-ci ont à leur égard un devoir de prudence et de charité, en évitant ce qui pourrait les inquiéter ou les scandaliser[173]. Ces précautions prises et cette sollicitude une fois assurée, il reste qu’une croyance doctrinale qui repose sur la raison, la sagesse, l’étude approfondie des Écritures — et cela même implique une longue familiarité préalable avec les sciences profanes — a plus de prix, au point de vue absolu, qu’une foi non éclairée, qu’elle pénètre plus avant dans les intentions divines et dans les « mystères » des Livres Saints[174].

Tel est le point de vue d’Origène : il n’a rien de commun avec celui où Celse s’était placé.

Peu de griefs sont d’ailleurs plus désagréables à Origène que l’accusation portée par Celse contre le christianisme de n’être bon que pour les illettrés, de ne viser d’autre conquête que la leur et de faire bon marché de toute « sagesse ». Il admet que certains textes de l’Écriture — surtout le passage de saint Paul, I Cor., I, 26-29 — ont pu induire quelques-uns à mésestimer la science[175]. Mais il y oppose quantité d’autres passages, empruntés soit à l’Ancien, soit au Nouveau Testament, où respire un esprit tout différent et qui restreignent la portée de la déclaration de l’Apôtre[176]. Il applaudit Celse quand celui-ci demande : « Quel mal y a-t-il donc à s’instruire, à n’avoir souci que des meilleures doctrines, à être intelligent et à le paraître ? En quoi cela met-il obstacle à la connaissance de Dieu ? N’est-ce pas là plutôt un progrès, une meilleure condition pour parvenir à la vérité ? — Non, répond Origène[177], la culture véritable n’est pas un mal ; l’instruction est la route qui conduit à la vertu[178]… » « Il n’y a rien de solide au monde, affirme-t-il ailleurs, que la science et la vérité : c’est de la sagesse qu’elles naissent[179]. » Aussi se vante-t-il de procéder φιλαλήθως, « avec amour de la vérité[180] », dans la critique qu’il exerce sur les arguments adverses : « Nous nous efforçons de ne jamais nous froisser d’une observation juste, fût-elle articulée par des hommes étrangers à notre foi, car nous ne voulons pas contredire ce qui est sainement pensé[181]. »

Origène respecte la science ; il a confiance en elle et serait bien fâché de laisser croire qu’il accepte d’être un « mutilé de l’intelligence[182] ».

Bien mieux, Origène et Celse se font tous deux de la science une conception assez analogue. Elle est pour eux vérité ; elle est aussi quelque chose de supérieur, de mystérieux, d’ineffable, une « énigme divine » — le mot est de Celse[183] — qu’il n’est donné qu’à quelques-uns de déchiffrer et dont une tradition secrète, non fixée par l’écriture humaine, perpétue et transmet les données. Selon Celse, ce sont les « sages de l’Antiquité[184] » — spécialement Platon — qui en ont eu d’abord le privilège ; pour Origène, ce sont les prophètes, puis les apôtres, lesquels n’ont écrit qu’une partie des choses qui leur avaient été révélées[185]. L’intuition joue un rôle important dans toute connaissance de cet ordre, et Origène est convaincu, comme Celse, qu’une certaine pureté de cœur est requise de quiconque veut accéder au vrai, sous ses formes les plus hautes[186].

Que Celse ait pour Platon un véritable culte, c’est ce que tout son livre proclame. Sa conception de Dieu est platonicienne, sa conception du monde l’est également : la démonstration a été faite de façon convaincante par M. O. Glöckner[187]. Origène, de son côté, compte Platon parmi les penseurs grecs qui, dit-il en une litote significative, « ne sont en rien méprisables[188] », et il est certainement, à ses yeux, de ceux qui ont « connu Dieu », quelques réserves qu’il ajoute aussitôt en s’inspirant de l’Épître aux Romains[189].

Mme Miura-Stange va jusqu’à prétendre qu’Origène éprouve à l’endroit de Platon plus d’enthousiasme encore que ne lui en inspirent les prophètes, Moïse, Jésus lui-même. C’est beaucoup dire ! Car même sur le compte de Platon, si forte que soit sa complaisance, il formule çà et là d’expresses réserves[190]. Mais qu’elles doivent lui coûter ! Il a peine à tempérer dans la forme l’adhésion chaleureuse que lui imposent les vues de Platon sur le Dieu ineffable et immuable, sur la vraie nature du Souverain Bien, sur la matière primitive, sur le dédain que la volupté mérite, etc. Malgré lui, son admiration éclate[191]. Il est bien obligé de s’apercevoir qu’il pense d’après Platon, exactement comme Celse lui-même, dès qu’il veut définir la dualité de l’âme et du corps, la chute de l’âme dans l’élément corporel, qui est pour elle une prison, et son aspiration à s’en émanciper. Il n’est pas jusqu’à l’image platonicienne des ailes de l’âme, tour à tour perdues et renaissantes, qu’il n’utilise à l’occasion[192].

Certes, Origène a de la sympathie pour le stoïcisme[193]. Il lui emprunte des expressions techniques[194], quelquefois des idées. Il reconnaît l’influence étendue et bienfaisante d’Épictète[195], l’exactitude ordinaire de Chrysippe[196]. Mais la place qu’il fait à la doctrine stoïcienne n’est pas comparable à celle qu’il accorde au platonisme. Les idées stoïciennes sur l’essence corporelle de Dieu[197] et sur le monde nouveau qui doit sortir d’une conflagration universelle[198] le heurtaient trop vivement. Au contraire, Platon, avec son idéalisme irréductible, son mépris du sensible, le ravit ; il prend à l’écouter le même plaisir que Celse lui-même ; et, par scrupule, il essaie quelquefois de racheter cette dilection en supposant gauchement des analogies (bien artificielles) entre le langage de Platon et les données bibliques[199].

Origène se rencontre encore avec Celse sur beaucoup d’autres points. Ils ont quantité de vues similaires. Pourtant Origène se tient sur le qui-vive. Malgré sa modération naturelle, il n’éprouve nul souci d’accommodement ou d’entente avec un adversaire aussi implacable. Mais l’esprit de leur temps les domine l’un et l’autre et façonne leur pensée. Ils ont beau appartenir à deux générations différentes : certains problèmes et certaines solutions s’imposent à leurs esprits, modelés par les mêmes disciplines, riches de la même érudition[200], travaillés des mêmes curiosités[201].

Ils considèrent tous deux, par exemple, le problème du mal, de sa nature, de son origine, comme l’un des plus difficiles qui s’offrent à la pensée réfléchie. Ils cherchent à exonérer Dieu de l’imputation d’être directement l’auteur du mal[202]. Ils ne veulent pas qu’on exagère la somme des maux dont l’humanité pâtit, tel « mal » apparent pouvant avoir son utilité réelle : cette recommandation, qui est de Celse, Origène y souscrit avec un empressement inaccoutumé[203]. Ils sont pourtant amenés l’un et l’autre, dans leur examen de cette question quasi insoluble, à admettre que, d’une façon tout à fait indirecte et détournée, Dieu peut être considéré comme la cause du mal[204]. Là où Origène se sépare nettement de Celse, c’est quand celui-ci suppose, sans y insister, que le mal est inhérent à la matière (ὕλῃ πρόσκειται[205]) : car Origène veut avant tout sauver la liberté humaine et, avec elle, le sentiment de la responsabilité personnelle. — Il n’admet pas davantage la théorie de Celse, d’après laquelle la somme des biens et des maux serait à peu près constante ici-bas[206]. Cet équilibre presque mécanique lui paraît peu compatible avec la notion même de Providence ; il contrarie aussi l’idée personnelle qu’il s’est formée de la bonté divine, laquelle, selon lui, doit détruire totalement le mal, à une heure donnée, pour le salut final de toutes les âmes[207]. — Sur tout le reste, il pense comme Celse.

Celui-ci professe, on l’a vu, une grande vénération pour les astres. Cette dévotion, il la partage avec nombre de ses contemporains. On sait combien était alors répandue la conviction que les astres déterminent les événements d’ici-bas, les caractères et les actions des hommes. Essences ignées comme les divinités sidérales elles-mêmes, les âmes ne devaient-elles pas monter après la mort vers ces éternels foyers pour y trouver à jamais leur habitacle ? — Origène respecte ces spéculations, auxquelles l’autorité de Posidonius avait jadis prêté tant de séduction ; il attribue lui-même aux astres une sorte d’intelligence et de moralité ; il les croit capables de prier. Toutefois, il n’admet pas qu’on les adore[208].

Il s’accorde avec Celse sur l’importance du rôle que jouent les intermédiaires entre Dieu et l’homme. Seulement il réserve aux anges une partie des fonctions dont Celse suppose que les démons ont la charge, celles qui sont utiles et bienfaisantes. « C’est par eux », écrit-il[209] (et l’on remarquera cette façon presque païenne d’animer la nature), « c’est par ces administrateurs, ces gardiens invisibles, préposés aux fruits de la terre, à l’eau qui s’écoule et aux souffles de l’air, que le sol fait pousser les productions dites naturelles, que l’eau jaillit des sources et s’épanche en rivières, que l’air garde sa pureté et vivifie ceux qui le respirent. » — Origène est aussi fortement persuadé que Celse, que la magie n’est pas une science chimérique, comme Aristote et Épicure l’avaient insinué[210]. Oui, une force, une vertu mystérieuse se cache dans certains mots, dans certains noms, dans certaines formules[211]. Il arrive que cette vertu s’exerce pour le bien de l’homme : si les Mages s’acheminèrent vers Bethléem, c’est que troublés, paralysés dans leurs opérations magiques, ils cherchèrent la cause de cette perturbation, observèrent l’étoile et se laissèrent guider par elle[212]. Mais c’est une science dangereuse dont tout bon chrétien se méfie et s’abstient, sauf dans les cas limitativement prévus par l’Écriture sainte[213]. Origène en énumère les inconvénients pratiques et les dangers moraux en des termes que Celse eût certainement avoués[214].

Ces coïncidences dans leurs opinions respectives ne lui font d’ailleurs aucun plaisir ; il ne les souligne pas et se garde d’y insister. C’est au milieu de développements hostiles qu’il les faut chercher. Il est même des cas où ce dépit secret s’avive jusqu’à un véritable désarroi, qui explique peut-être certaines de ses vivacités et de ses colères.

Celse, en effet, s’était longuement égayé à propos de divers épisodes de la Bible, par exemple la formation de l’homme sous le souffle de Dieu, le serpent détournant le couple humain de la vertu d’obéissance, l’arche assez grande pour contenir des spécimens de toutes les créatures vivantes, l’inceste de Loth et de ses filles, les aventures de Joseph, Jonas dans sa baleine[215]etc. Il les traitait de « fables bonnes pour de vieilles femmes[216] ».

Les plus intelligents parmi les Juifs et les chrétiens, ajoutait-il[217], donnent à ces histoires une signification allégorique : ils ont recours à cet expédient parce qu’ils rougissent de pareils récits… Mais ceux-ci sont d’un genre tel qu’ils n’admettent pas l’allégorie… ; les prétendues interprétations allégoriques qu’on a tenté d’en donner sont encore bien plus répugnantes et plus insipides que les fables elles-mêmes, car elles trahissent un effort d’une extravagance étrange et incompréhensible, pour associer des choses qui n’ont entre elles aucune espèce de rapport.

Embarras redoutable pour Origène. N’était-il pas lui-même depuis longtemps convaincu qu’il y a dans les Écritures des passages qu’il est difficile ou même impossible de défendre, si on les prend au pied de la lettre ? C’est surtout dans le Περὶ ἄρχων (= De Principis), rédigé une vingtaine d’années avant le traité Contre Celse, qu’il avait exposé franchement ses vues à ce propos :

Quel homme sain d’esprit, demandait-il[218], pourrait croire qu’il y eut un premier, un second et un troisième jour, avec un matin et un soir, alors que le soleil n’existait pas encore, ni la lune, ni les étoiles — et un premier jour sans ciel ? Qui serait assez sot pour admettre que Dieu, comme un jardinier, a planté un jardin… et dans ce jardin un arbre de vie dont le fruit, mangé avec des dents véritables, eût communiqué la vie ou inversement la connaissance du bien et du mal ? Quand il est dit que Dieu se promenait à midi dans le Paradis et qu’Adam se cacha sous un arbre, personne, je pense, ne doute un instant que ce soient là des figures, une histoire apparente, qui ne s’est pas matériellement réalisée, mais qui symbolise de mystérieuses vérités. Lorsque Caïn fuit la face de Dieu, le lecteur intelligent est tout de suite induit à chercher ce que peut être cette face de Dieu et en quel sens on peut lui échapper. Ai-je besoin d’en dire davantage ? Innombrables sont les passages où l’on sent, à moins d’être totalement obtus (τῶν μὴ πάνυ ἀμβλέων), que bien des choses furent écrites comme si elles étaient arrivées, mais ne sont pas arrivées au sens littéral… Que tous ceux qui ont souci de la vérité s’inquiètent donc peu des mots et des paroles, et se préoccupent plus du sens que de l’expression.

Expliquer par l’allégorie ces passages compromettants (il en cite divers autres encore), ce n’était pas, au gré d’Origène, manquer de respect à la Bible, mais bien au contraire dégager des apparences la substance de ses enseignements.

Depuis lors, il avait continué dans ses conférences à appliquer les mêmes méthodes d’interprétation, non sans rencontrer des résistances parmi ses auditeurs où les « amis de la lettre » étaient nombreux, et s’effarouchaient parfois de ses spiritualisations trop hasardées[219]. Il restait persuadé que le bon sens vulgaire est de courte vue, qu’il passe à côté des sources sans les voir et « qu’il faut des larmes, des prières ininterrompues pour obtenir du Seigneur qu’il nous ouvre les yeux[220] » sur les mystérieuses richesses des Livres saints.

L’attaque de Celse le trouvait donc assez désarmé, puisque, à considérer la Bible dans sa teneur littérale, il y relevait les même étrangetés, les mêmes invraisemblances, les mêmes « anthropomorphismes » inacceptables, dont Celse avait fait état. Il eût risqué de se sentir tout à fait désemparé, s’il s’était laissé intimider par le ton dédaigneux sur lequel Celse avait traité son mode favori d’interprétation.

Mais Origène réagit avec vigueur.

Il fait remarquer que Celse lui-même a adopté le principe de l’exégèse allégorique à propos de la religion égyptienne, quand il a déclaré que le vulgaire a tort de s’arrêter à la superficie des choses et de se moquer des chats et des crocodiles sacrés, « symboles, disait-il, qui ne méritent pas le mépris, car ils sont au fond un hommage rendu non à des animaux périssables, mais à des idées éternelles[221] ». Et il a bien fait d’y adhérer, car l’eût-il rejeté radicalement, il s’obligeait à accepter telles quelles et à glorifier les turpitudes, les absurdités de la mythologie[222]. Ne s’accorde-t-on pas à reconnaître, et n’est-il pas évident qu’Hésiode, par exemple, quand il raconte dans les Travaux et les Jours[223] l’histoire de la création de la femme — Origène transcrit ce récit tout au long ; — que Platon, quand, dans son Banquet[224], il fait naître Cupidon de Poros et de Penia, ont voulu signifier tout autre chose que ce qu’ils disaient[225] ? Pourquoi les Égyptiens, pourquoi les Grecs auraient-ils le privilège d’envelopper d’un voile leur philosophie ? En se refusant d’accorder même licence aux Juifs et aux Chrétiens, Celse s’est condamné à mal comprendre leurs Écritures et à multiplier les méprises dans l’interprétation qu’il en donne.

Origène cite donc un certain nombre de textes bibliques où un transfert sur le plan spirituel lui apparaît comme absolument nécessaire[226]. Surérogatoirement, il développe quelques vues fort curieuses — par exemple sur les dimensions réelles de l’arche de Noé, à laquelle il attribue 90 000 coudées de long, 2 500 de large, 900 de haut[227], ou sur la gravité réelle de l’inceste des filles de Loth[228] — comme pour démontrer que, même sans ces transpositions si légitimes, le texte scripturaire reste défendable, en plus d’un cas, par des considérations purement rationnelles.

XI

Origène est homme de ressources ! Il a, certes, de la franchise, de la bonne foi, de la candeur ; mais aussi une subtilité toute grecque qui n’est jamais prise au dépourvu, et dont il est intéressant de suivre les procédés ou les manèges dans leurs méandres si dextrement tracés.

Faut-il croire, comme certains l’en soupçonnent[229], qu’il ait gardé un silence calculé sur plusieurs parties de la dogmatique chrétienne, par exemple sur la Trinité, à laquelle il ne fait qu’une seule allusion[230], sur l’Esprit saint, qu’il nomme tout juste trois ou quatre fois dans tout l’ouvrage, sur les sacrements, qu’il laisse presque complètement de côté, sur les concepts de rédemption, de justification, de grâce, de péché ?

Mais, s’il entreprenait de réfuter Celse point par point, quelle nécessité le pressait, lui qui avait déjà tant à dire, d’aborder des questions plus ou moins épineuses que le philosophe païen n’avait pas effleurées ? C’eût été surcharger son apologie, déjà si dense, au point de la rendre presque insoutenable. S’il a négligé d’importants chapitres de la théologie, cela prouve seulement que Celse n’avait envisagé le christianisme que du dehors, sans se hasarder dans le détail de ses doctrines. Sur le problème des deux « natures » du Christ, l’humaine et la divine, il ne s’est pas dérobé, les attaques de Celse l’ayant contraint à des explications encore plus ardues que certaines de celles qu’on lui reproche d’avoir éludées.

Non, son savoir-faire, qui est évident, ne va pas jusqu’à l’escamotage des difficultés. Ses réponses sont ordinairement d’une franchise très directe. Il lui arrive, certes, d’alléguer des preuves ruineuses et de commettre des maladresses[231]. Mais les pages fortes et pleines (par la pensée plus encore que par le style, dont les enchevêtrements et les lourdeurs décèlent une parole dictée) ne sont pas rares dans son apologie.

C’est ainsi qu’il démontre en termes excellents à Celse que les coups par lesquels il essaie d’atteindre le christianisme portent plus loin qu’il ne voudrait ; qu’ils risquent de blesser toute croyance spiritualiste, quelle qu’elle soit. Le dédain que Celse affiche à l’égard des spéculations chrétiennes sur Dieu, l’homme, l’univers, ne va à rien de moins qu’à ridiculiser toute spéculation, au bénéfice du scepticisme pur[232]. Celse affecte de ravaler l’homme ; on dirait qu’il veut l’obliger à se mépriser tout entier : a-t-il réfléchi qu’il compromet ainsi l’effort de tant de philosophes pour définir la place de l’homme dans la création et la sollicitude que la Providence étend sur lui[233] ? C’est la civilisation qui risque de pâtir de ses attaques ; par la façon dont il déprécie au bénéfice des fourmis et autres animaux le bienfait de la solidarité humaine, il décourage l’esprit de charité :

Celse ne voit pas que, dans son dessein de détourner du christianisme ceux qui liront son livre, il ôte du cœur des non-chrétiens eux-mêmes toute pitié pour ceux qui peinent sous le lourd fardeau de la vie[234].

Pareillement :

Celse a l’air d’admettre comme légitime la doctrine d’après laquelle ceux qui auront mené une vie moralement bonne obtiendront la félicité, tandis que les méchants subiront d’éternels supplices. De cette doctrine, déclare-t-il, ni les chrétiens, ni personne ne doit se départir.

— Mais, écrivant contre les chrétiens pour qui Dieu, les promesses obtenues par l’intermédiaire du Christ sur les récompenses et les châtiments d’outre-tombe conditionnent d’une façon absolue leur foi, n’a-t-il pas songé qu’un chrétien qui, vaincu par ses arguments, renoncerait à sa foi, répudierait indubitablement par là même la doctrine dont Celse affirme que « ni les chrétiens ni personne ne doit se départir[235] » ?

Ses réponses à Celse ont souvent cette fermeté[236].

XII

Le péril que signale ici Origène n’est pas un argument de tactique et d’occasion. Volontiers définirait-il d’un seul mot, φιλανθρωπία[237], le trait essentiel du christianisme. Cet « amour de l’homme », il le reconnaît dans le Christ[238], dont toute l’action terrestre, ou pour mieux dire toute l’Incarnation, s’en est inspirée. Selon l’estimation d’Origène, le christianisme est avant tout un message d’amour, et ce message s’adresse à tous les hommes, sans distinction ni privilège de race, pour fomenter chez eux les énergies spirituelles dont toute civilisation a besoin. Aussi est-ce avec un respect ému et un profond enthousiasme qu’il s’en fait l’annonciateur. Il voit les difficultés, il ne prétend pas les résoudre toutes, quoiqu’il s’y emploie de son mieux. Mais elles n’affaiblissent ni n’exténuent l’immense confiance qui l’anime et qui l’aide à travailler dans la joie à préparer des temps meilleurs[239].

Il n’est ni pessimiste, ni sceptique, et c’est ce qui lui assure une supériorité marquée sur Celse, lequel n’a pour lui que son esprit critique, perçant à souhait, mais stérile, et qui ne lui suffit même pas pour concevoir l’importance et la vraie nature de la révolution religieuse qui est en train de s’accomplir sous ses yeux.

Celse manque d’imagination et d’intuition psychologique. Il ne sait pénétrer ni le sens véritable des doctrines, ni l’originalité des âmes, pas plus qu’il ne réussit à vivifier le passé d’histoire et de pensée qu’il oppose à ses adversaires. Sur l’avenir même, il garde bien des illusions. Ne parle-t-il pas « d’extirper » la secte chrétienne, comme si c’eût été, dès ce temps-là, chose facile ?

Origène ne rêve pas de détruire, il rêve de civiliser. Civiliser les âmes en les améliorant ; civiliser les Barbares eux-mêmes pour les dépouiller de leur férocité et les ranger sous le joug du Christ ; constituer une immense Cité humaine où toutes les bonnes volontés trouveront abri.

Si cette Cité, que Celse juge chimérique, ne peut se réaliser sur la terre, où les liens pesants du corps assujettissent les hommes aux passions mauvaises, sans doute se réalisera-t-elle ailleurs, quand ils seront délivrés de leur dépouille charnelle, dans quelque autre univers affranchi[240] !

XIII

Un même régime mental (je ne dis pas une même température spirituelle !), mais aussi deux conceptions irréductibles de Dieu et de l’univers, deux attitudes tout opposées à l’égard de l’Empire, voilà ce que montre à plein la controverse dont le grand traité d’Origène nous a permis de connaître l’esprit et la méthode.

Origène sent Dieu tout près de l’homme. Il admire la continuité avec laquelle, depuis les débuts de l’humanité, s’est exercée l’action providentielle et l’économie si bien mesurée des divines sollicitudes. — Le Dieu de Celse est un Dieu sans passions, sans amour, un Dieu « très grand », qui gouverne le monde par des lois générales et, du haut de l’habitacle où il goûte une félicité infinie, ne réserve à l’homme aucune dilection particulière. Le principe même d’une Incarnation, c’est-à-dire d’une mise en contact du Divin avec la matière charnelle, apparaît à Celse comme un postulat qui suffit pour disqualifier le christianisme, tant il contredit les plus sûres acquisitions de la pensée philosophique[241].

Mais si la « chimère » chrétienne est aussi à ses yeux un péril public, c’est qu’elle attaque de front, sur des points vitaux, la civilisation à laquelle il reste lui-même profondément attaché. Il constate que le christianisme est déjà une force et, selon lui, cette force coopère du dedans aux autres forces destructrices qui menacent les frontières de l’Empire. Il le considère comme une στάσις, c’est-à-dire comme une sédition ; comme un νόσος, c’est-à-dire comme une maladie[242] : expressions, d’origine platonicienne, dont nous avons vu qu’elles étaient depuis longtemps courantes dans le vocabulaire politique des Anciens[243].

Origène se refuse à admettre que d’améliorer la moralité individuelle puisse jamais nuire au salut d’un État : or, telle est la tâche, telle est la plus certaine réussite de la foi. Mais il refuse aussi de se passionner pour les formes sociales et politiques autour desquelles son adversaire avait sonné le ralliement. L’organisme de l’État ne lui inspire, convenons-en, qu’un intérêt médiocre. Cette indifférence ne procède pas chez lui d’un égoïste mépris du devoir civique, d’une lâche désertion devant le péril commun. Non ! Mais il est persuadé, en bon platonicien qu’il est à sa façon, de l’immense supériorité du monde invisible sur le monde sensible. Il vit par la pensée, par le rêve métaphysique, par l’ardente aspiration de son cœur, dans un Au-delà auprès duquel les réalités d’ici-bas lui semblent trop chétives, trop précaires, pour accaparer le meilleur de l’effort humain. En tout cas, c’est au service des églises, véritables « corps de patrie » (σύστημα πατρίδος) installés dans chaque ville, qu’il souhaite que tout chrétien cultivé réserve son activité.

Un tel état d’esprit ne pouvait que consterner — Celse, non pas : il était mort depuis longtemps au moment où Origène réfutait son opuscule —, mais les nombreux païens qui, animés du même souci que Celse, continuaient de placer l’État, tuteur des traditions nationales, garant des biens matériels, au premier plan de leurs préoccupations.

Tout ce débat non seulement nous permet de voir clair dans deux mentalités à la fois apparentées et profondément étrangères, mais il décèle quelques-unes des raisons qui attirèrent sur le christianisme naissant tant de haines, et suscitèrent entre lui et les pouvoirs publics de si tragiques conflits.


  1. Discours vrai, ou Parole de Vérité.
  2. Th. Keim, en 1873 ; B. Aubé, en 1878 ; Pélagaud, en 1879 ; Koetschau, en 1892 ; Glœckner, en 1924.
  3. La date du traité semble avoir été fixée d’une façon sûre par K.-J. Neumann, Staat and Kirche, I, 265 et suiv.
  4. Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl., VI, 18, 1.
  5. Ibid., VI, 23, 1.
  6. Contra C., I, 49.
  7. Cf. Saint Luc, VIII, 13.
  8. Proœmium, 3 et 4.
  9. V, 1 ; cf. IV, 1.
  10. σωματοποιῆται τὸν λόγον.
  11. Il n’est pas impossible que la répétition assez choquante que l’on relève au début du chapitre xxviii (édit. Koetschau, dans le Corpus de Berlin, t. I, p. 79, lignes 15 et 20) provienne de ce que, s’étant interrompu juste à ce moment pour formuler cet avertissement, il a oublié, en reprenant sa dictée au point où il l’avait laissée, que déjà il avait aménagé la transition nécessaire.
  12. Qu’il ait lu préalablement l’ouvrage en son entier, c’est ce qui résulte d’annonces comme celles qu’on lit II, 3 (Koetschau, I, 130, l. 14) ; I, 13 (K., I, 213, l. 2), et qui amorcent des observations plus tard formulées.
  13. Art. Celsus, dans la Real-Encykl. für protest. Theol., 3e édit., t. III, p. 773, l. 43.
  14. T. I, p. li.
  15. Kleine Texte, no 151 (1924), p. xiv.
  16. Celsus und Origenes, Giessen, 1926, p. 17 et suiv.
  17. I, 41 ; II, 20.
  18. Il laisse entendre que Celse s’était souvent répété (II, 32 : Koetschau, t. I, p. 159, l. 8 : τὰς ταυτολογίας Κέλσου). Il dit lui-même qu’il a laissé tomber des développements insignifiants (II, 79), des redites (III, 64 ; VI, 7 ; VI, 74) ; qu’il résume en gros certains arguments (IV, 20 ; VI, 17) ; qu’il élimine des observations superflues, ou étrangères au sujet principal (VI, 22). — L’allusion à Zénon « plus sage que le Christ » qu’indique Origène (V, 20) décèle qu’il a omis un développement, car il n’est pas question ailleurs de cette comparaison.
  19. I, 68 ; III, 50 ; VII, 9.
  20. IV, 10 ; cf. III, 16.
  21. VIII, 2 ; cf. III, 55, 75, 78 ; VI, 14.
  22. Pour tous ces « rapprochements », voir Contra Celsum, VI, 1, à VII, 58.
  23. Danaé et Antiope, que Zeus rendit mère ; Augé, qui eut Hercule pour amant ; Mélanippe, qu’aima Éole.
  24. III, 20.
  25. III, 34.
  26. IV, 21.
  27. Iliade, V, 385 et suiv. ; Odyssée, XI, 305 et suiv.
  28. IV, 3-5.
  29. Ici Origène résume un développement de Celse, sans le citer littéralement.
  30. IV, 7.
  31. IV, 5.
  32. IV, 14.
  33. II, 46 ; III, 10, 12, 73.
  34. I, 27 (vers la fin du chapitre).
  35. VIII, 55.
  36. Iliade, II, 205.
  37. VIII, 68.
  38. VIII, 63.
  39. VIII, 75. Cf. VIII, 55.
  40. Cf. Mission und Ausbreitung des Christentums, 3e édit., t. I, p. 474 et suiv.
  41. Un critique, W. Völker, a remarqué qu’on retrouve dans les procès des chrétiens cette alternance de feinte douceur et de brutalité : par exemple, dans le Martyre de saint Polycarpe, VIII, 2. Ce mélange d’astutia suadendi et de duritia saeviendi, Tertullien le signalera dans son Apologétique, § xxvii.
  42. Telle est l’intention qu’Origène lui prête (VI, 74), et, je crois, avec équité.
  43. III, 55.
  44. IV, 23.
  45. II, 74, 76.
  46. I, 19.
  47. V, 54.
  48. Les passages décisifs sont I, 41 (cf. saint Jean, I, 32) ; I, 66, et II, 36 (cf. Jean, XIX, 34) ; II, 37 (cf. Jean, XIX, 28, 30).
  49. II, 1.
  50. Peut-être une allusion à I Cor., III, 18, dans ce chap. i, 13 (Koetschau, I, p. 65, l. 17 et suiv.).
  51. V, 64 (Koetschau, II, p. 67, l. 27 et suiv.). À en croire Origène, Celse ne citait en propres termes qu’un seul court passage de l’Apôtre, à savoir Galates, VI, 14 (V, 64).
  52. Origène l’a noté (II, 10).
  53. Pandera, dans le Talmud (voy. Aufhauser, Antike Jesus-Zeugnisse, dans les Kleine Texte, hsg. von H. Lietzmann, no 126, Bonn, 1913, p. 38) : cf. Contra Celsum, I, 28. Deissmann a montré que ce nom se rencontre dans les inscriptions des deux premiers siècles, surtout comme surnom de soldats romains (par exemple, C. I. L., XIII, 7514 : Tib. Iul. Abdes Panthera) ; voir Journal of Theol. Studies, 1918, p. 79-80.
  54. IV, 52.
  55. I, 63.
  56. V, 59. Il est curieux que nulle part il n’emploie le mot « catholique ».
  57. V, 62 et suiv. Par surcroît, les chrétiens se disputent avec les Juifs « pour l’ombre d’un âne » (III, 2).
  58. III, 12. Celse touche ici un point fort douloureux pour les chrétiens de stricte orthodoxie. Tertullien, qui écrit une vingtaine d’années à peine après lui, déplore ces dissidences, qui entament le bloc chrétien et ravalent la doctrine au niveau des opinions contradictoires des philosophes (voir Apologeticus, XLVII, 9).
  59. II, 61.
  60. Surtout VI, 54 et 74 ; VII, 18 et suiv.
  61. VI, 74.
  62. V, 62.
  63. I, 12 ; III, 44 ; VI, 53 ; VII, 27.
  64. II, 79.
  65. I, 68 : υἱοὸν εἶναι Θεοῦ. L’expression ὁ τοῦ Θεοῦ παῖς apparaît souvent chez Celse. Il emploie très rarement ὁ σωτήρ (II, 9 ; III, 1) et une seule fois, dans une citation, le tour ὁ ὑιὸς τοῦ ἀνθρώπου, le Fils de l’homme.
  66. VII, 68 ; cf. III, 41 et 43.
  67. II, 7.
  68. I, 41-42.
  69. III, 36-38.
  70. VI, 7.
  71. VIII, 66.
  72. VIII, 54.
  73. III, 62.
  74. Cf. Saint Matthieu, IX, 11-13 ; Saint Marc, II, 15-17 ; Saint Luc, V, 30-32.
  75. Cf. I Pierre, II, 22.
  76. Et qui avait été stoïcien, avant de devenir chrétien.
  77. IV, 77-99.
  78. IV, 89. Il y aurait une comparaison curieuse à faire entre cette partie de l’ouvrage de Celse et les développements parallèles de l’Apologie de Raymond de Sebonde, de Montaigne (édit. Villey, t. II [1922], p. 161-211). Montaigne ne connaissait pas l’œuvre de Celse.
  79. V, 2.
  80. II, 55.
  81. III, 22.
  82. VIII, 45 (Koetschau, t. I, p. 259).
  83. VIII, 63.
  84. VIII, 49.
  85. I, 8.
  86. VIII, 58. Il les appelle (VIII, 35) « des satrapes et des ministres, habitants de l’air et de la terre ».
  87. VIII, 63.
  88. VIII, 31.
  89. VIII, 58.
  90. VIII, 60.
  91. VIII, 62 ; cf. VIII, 25.
  92. I, 6.
  93. V, 6.
  94. VIII, 66.
  95. Voy. Cicéron, De Legibus, I, xv, 42 : « Iam uero illud stultissimum existimare omnia iusta esse quae sita sint in populorum institutis aut legibus. » — Dans sa Lettre à Marcella, § 25, Porphyre opposera fortement la loi divine « prescrite par l’intelligence suprême aux âmes douées de raison » à la loi naturelle, d’une part et, d’autre part, à la loi civile, essentiellement variable, qui régit la société « en vertu d’un contrat mutuel et par le consentement général des membres de la société ».
  96. V, 27 et suiv.
  97. I, 63 ; VI, 16.
  98. VI, 77.
  99. III, 22 ; IV, 30 ; VI, 10, 74.
  100. IV, 41.
  101. VII, 11.
  102. III, 52.
  103. I, 8, 68 ; II, 42 ; III, 35, 49, 75, 80 ; IV, 5, 36, 75, 86.
  104. Voir I, 21 (Koetschau, t. I, p. 172, l. 11) ; I, 43 (p. 93, l. 11), II, 13 (p. 143, l. 7) ; II, 75 (p. 266, l. 24) ; IV, 14 (p. 284, l. 21).
  105. Épicure est honni par Épictète, Plutarque, Maxime de Tyr, Numenius d’Apamée. Sénèque, cependant, lui est assez favorable et Lucien le loue ouvertement.
  106. Tel est l’avis de Wilamowitz-Moellendorff : cf. Deutsche Literaturzeitung, 1927, p. 103.
  107. Origène, sa Vie, son Œuvre, sa Pensée, t. II, Paris, 1927, p. 186.
  108. Voy. IV, 4, 63 ; V, 3.
  109. IV, 99.
  110. « En maints passages il veut platoniser » (IV, 83) : cf. I, 32 ; VI, 17 ; VI, 47.
  111. Cf. Alexandre, § 21.
  112. I, 68.
  113. Keim, Rom und das Christentum, Berlin, 1881, p. 392, est pour l’identification : Aubé et Harnack sont du même avis ; O. Heine (Philol. Abhandl., Martin Hertz dargebracht, Berlin, 1888, p. 197 et suiv.) et E. Zeller, Philos. der Griechen, III, 2 (4e édit.), p. 231 et suiv., la combattent et sont suivis par Neumann et Koetschau.
  114. I, 68 ; IV, 36, 50.
  115. Voy. Harnack, Texte und Untersuchungen, XLII, 3, p. 34 et suiv. ; XLII, 4, p. 58 et suiv.
  116. VI, 32 ; cf. VI, 24 et suiv., et Legge, Forerunners and rivals of Christianity, Londres, 1915, t. II, p. 66 et suiv.
  117. VI, 24 ; cf. V, 62. Pour sa connaissance des systèmes philosophiques, voy., par exemple, III, 41, 80, 81, etc.
  118. VI, 27, 40. Théophile, le septième évêque d’Antioche, dans son apologie en trois livres adressée vers 180 à Autolycos, présente ces méchants bruits comme très ordinairement accueillis par les gens intelligents eux-mêmes (iii, 4).
  119. Comm. sur l’Ép. aux Rom., V, 10 (nous n’avons ce commentaire que dans la traduction latine de Rufin).
  120. V, 4 ; VII, 57 ; VIII, 1, 12, 13, 14-17, 26, 67, 69.
  121. VI, 75.
  122. I, 307.
  123. I, 20.
  124. I, 30 ; II, 34.
  125. VII, 55.
  126. Le chapitre lxiv du livre II pousse à bout cette idée, avec une curieuse insistance. Voy. aussi I, 42, 63 ; II, 15 ; III, 20 ; VI, 48, 77.
  127. II, 7.
  128. VII, 16.
  129. II, 15.
  130. II, 56.
  131. III, 28.
  132. III, 28 ; cf. II, 15.
  133. III, 39.
  134. II, 13 ; cf. VIII, 44, 55.
  135. II, 44.
  136. II, 17.
  137. VIII, 69.
  138. Proœm., 2.
  139. I, 26.
  140. IV, 26.
  141. IV, 26.
  142. I, 64.
  143. II, 48.
  144. I, 26.
  145. III, 56.
  146. III, 68, 78 ; II, 9, 32, 67.
  147. I, 64.
  148. VIII, 18.
  149. III, 84.
  150. III, 71.
  151. III, 51.
  152. III, 64 ; VII, 49.
  153. III, 29.
  154. III, 30 : τῶν ἐν ταῖς πόλεσι βουλευτῶν καὶ ἀρχόντων.
  155. I, 43.
  156. I, 27 ; cf. I, 3.
  157. IV, 32.
  158. III, 73.
  159. I, 7. Ces affirmations trouvent leur limite et leur contrôle dans les réserves qu’Origène indique ailleurs, là où il explique que, si le Jugement n’est pas encore venu, c’est que la conquête de l’univers par le christianisme n’est pas achevée. Ainsi, dans son Commentaire sur Saint Matthieu, § 39, il spécifie que chez les Éthiopiens, les Sères, dans la contrée indienne d’Ariaca, chez les Bretons, les Germains, les Daces, les Sarmates, les Scythes « plurimi nondum audierunt Evangelii verbum ».
  160. II, 30.
  161. Les principaux textes sont indiqués par Fuchs, Neue philol. Untersuchungen, hsg. von Werner Jæger, drittes Heft, Augustin und der antike Friedensgedanke, Berlin, 1926, p. 162.
  162. VIII, 68.
  163. VIII, 72.
  164. Hist. Eccl., VI, 29, 5.
  165. « Origène — un Hellène formé aux méthodes hellènes », dira Porphyre (ap. Eusèbe, H. Eccl., VI, 19, 7).
  166. Voir plus haut, p. 123.
  167. I, 9 ; cf. IV, 9.
  168. III, 58 ; VI, 7.
  169. III, 44.
  170. I, 10-11 ; cf. VI, 10.
  171. VII, 46.
  172. VII, 44, 49.
  173. VI, 26.
  174. I, 13 ; IV, 9 ; III, 58 ; V, 15. Origène constate (VI, 14 in fine) qu’une minorité d’intellectuels se rencontre au sein des communautés.
  175. III, 48.
  176. III, 45 et suiv.
  177. III, 49.
  178. Ὁδὸς γὰρ ἐπ’ ἀρετήν ἐστιν ἡ παίδευσις.
  179. III, 72 : μόνον τῶν ὄντων βέβαιον ἐπιστήμη καὶ ἀλήθεια, ἅπερ ἐκ σοφίας παραγίγνεται.
  180. I, 57.
  181. VII, 46.
  182. VII, 46 : τὴν ψυχὴν… ἠκρωτηριασμένος.
  183. VI, 42.
  184. VI, 3.
  185. VI, 6.
  186. III, 59 et 62 ; VII, 33.
  187. Die Gottes- und Weltanschauung des Celsus, dans le Philologus, Bd LXXXII (1926-1927), p. 329-352. Il déclare p. 329 : « Celsus ist Platoniker in seiner ganzen physikalischen und metaphysischen Einstellung, auch in seinen Spekulationen. » Voy. aussi p. 338 et 349. Glöckner admet quelque influence du stoïcisme sur Celse ; mais, pour l’essentiel, c’est à Platon qu’il se rattache. Eugène de Faye (Origène, t. II, p. 42) écrit : « À partir du iie siècle de l’ère chrétienne, tout le monde, philosophes, gnostiques, savants, théologiens chrétiens reviennent au Dieu de Platon. »
  188. VI, 58 ; cf. IV, 30.
  189. Rom., I, 19 et suiv.
  190. Par exemple, sur le sacrifice offert par Platon à Artémis (Rép., I, 1, p. 327 A) : cf. Contra Celsum, V, 43 ; VI, 4, 17 ; VII, 66 ; VIII, 34 ; sur le rayonnement relativement faible de son action, qui ne s’exerce guère en dehors des cercles lettrés, VI, 2 ; sur son impuissance à acheminer les hommes au bien véritable, VI, 5, etc.
  191. Par exemple, VII, 42 (Koetschau, t. II, p. 193, l. 4).
  192. VI, 43-44 ; IV, 40 (cf. Phèdre, § 25, p. 246 BC).
  193. IV, 45, 54, 63, 74-75 ; VI, 48 ; VII, 15.
  194. Par exemple, καθῆκον, κατόρθωμα, προκόπτω, σπουδαῖος, φαῦλος, etc.
  195. VI, 2.
  196. V, 57 ; cf. VIII, 51.
  197. I, 21 ; III, 75 ; IV, 14.
  198. IV, 68.
  199. Par exemple, VI, 9.
  200. Les citations fournies par Celse et Origène ne comportent pas moins de trente-deux pages de références dans l’édition Koetschau.
  201. Comme l’a fort bien observé Mme Miura-Stange (op. cit., p. 14-16), les soixante-dix années qui séparent les deux ouvrages ont eu pour effet, non pas tant de changer les préoccupations des esprits cultivés, que d’enrichir la théologie chrétienne et d’affermir la prépondérance de la « grande Église » sur les sectes. Aussi Origène s’étonne-t-il de l’importance que Celse attribue à celles-ci et du caractère un peu élémentaire de certaines de ses objections, dans l’ordre dogmatique (ainsi, II, 47 ; 71).
  202. IV, 65 ; VI, 55.
  203. IV, 70.
  204. VI, 55, vers la fin.
  205. IV, 65.
  206. IV, 64.
  207. IV, 69 ; cf. VIII, 72.
  208. V, 10-11.
  209. VIII, 31.
  210. II, 51 ; cf. I, 24.
  211. V, 45.
  212. I, 59.
  213. I, 6 ; I, 38.
  214. VIII, 61.
  215. IV, 36 et suiv. ; VI, 49 et suiv. ; VII, 53.
  216. μῦθόν τινα ὡς γραυσὶ διηγούμενου.
  217. IV, 48-49, 51, 87.
  218. De Princ., IV, iii, 1 (Koetschau, p. 323, l. 17 et suiv.).
  219. « Veritatem negantes stare posse nisi super terram » (Hom. in Gen., XIII, 3 : Patrol. gr., 12, 232).
  220. Ibid., VII, 6.
  221. Contra Celsum, I, 18-19.
  222. I, 17 ; IV, 17, 42, 48 ; VIII, 68.
  223. Vers 53-82.
  224. § 23, p. 203 B.
  225. IV, 38-39.
  226. II, 69 ; III, 82 ; IV, 45, 49, 72 ; V, 54, 56 ; VI, 64 ; VII, 22.
  227. IV, 61.
  228. IV, 45.
  229. Par exemple, Mme Miura-Stange, op. cit., p. 26 et 162.
  230. VII, 10.
  231. Certaines de ses erreurs reposent sur des théories scientifiques inexactes, généralement acceptées de son temps. Par exemple, la parthénogénèse de certains animaux (I, 37) : les abeilles naissant du cadavre d’un bœuf, les guêpes de celui d’un cheval, les serpents de celui d’un homme, etc. (IV, 57 : cf. Pline l’Ancien, X, 66, 188 ; XI, 20, 70).
  232. IV, 30.
  233. IV, 81.
  234. IV, 83.
  235. VIII, 51. Le passage qui suit, relatif à Chrysippe et à l’humanité de sa méthode morale, comparée à celle de Celse, est fort curieux.
  236. Voy. encore IV, 63 et suiv. ; VI, 7 ; VII, 63 ; VIII, 56, etc.
  237. Ce mot était cher depuis longtemps à la philosophie grecque. Voy. Heinemann, dans Pauly-Wissowa, Suppl.-Bd. V (1931), col. 207 et suiv.
  238. I, 38.
  239. IV, 15.
  240. VIII, 72 (vers la fin).
  241. Voir plus haut, p. 120.
  242. Par exemple, VIII, 2 ; 49. Jésus est l’ἀρχηγέτης τῆς στάσεως, VIII, 16.
  243. P. 24.