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La Réconciliation normande

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La Réconciliation normande
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Briasson.


Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, le 7 Mars 1719 au Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain.


PERSONNAGES

LE COMTE.

LA MARQUISE.

ANGÉLIQUE.

DORANTE.

LE CHEVALIER.

PYRANTE.

NÉRINE.

FALAISE.

DEUX LAQUAIS.



La Scène est à Paris dans un Hôtel garni.



ACTE I




Scène I

Nérine

Pendant que je marchais rêvant profondément,

Angélique est entrée en quelque appartement ;

Elle s'égarera la petite étourdie.

Attendons. Voici donc l'hôtel de Normandie !

À Paris rendez-vous, des illustres Normands ! [5]

Des nôtres aujourd'hui les intérêts sont grands.

Haine, amour ! Nous verrons la très haineuse tante,

L'oncle très rancunier, puis l'amoureux Dorante,

Le galant Chevalier, le grave arbitre et moi.

À force de rêver, je m'oubliais, je crois. [10]

Ah ! Je vois accourir mon aimable orpheline.


Scène II

Angélique, Nérine.
Angélique

On m'a dit que ma tante est là. Suis-moi, Nérine.

Nérine

Attendez.

Angélique

Je ne puis pas attendre, tout va bien.

Dorante est arrivé.

Nérine

Paix.

Angélique

Je n'en dirai rien.

Mais ma tante...

Nérine

Arrêtez. [15]

Angélique

Il faut que je la voie. [15]

Nérine

Les premiers mouvements d'espérance et de joie.

Vous font courir.

Angélique

D'accord.

Nérine

Marchez donc lentement,

Car vous avez encor tout à craindre.

Angélique

Comment ?

Tout à craindre, dis-tu. ?

Nérine

Bon ! Vous voilà fixée :

Par la crainte d'abord votre ardeur s'est glacée. [20]

J'admire la jeunesse, et sa vivacité !

Passant toujours de l'une à l'autre extrémité,

De l'excessive crainte à l'espérance folle ;

Parlant, parlant, parlant, puis perdant la parole ;

Courant, courant, courant, puis s'arrêtant tout court ; [25]

En un seul jour aimant, et perdant son amour,

Pour un amour nouveau le retrouvant ensuite ;

Voulant, ne voulant plus, sans règle, sans conduite,

Sans arrêt, sans raison, que de défauts elle a

Cette jeunesse ! On l'aime avec ces défauts-là. [30]

Angélique

Tout à craindre, dis-tu ? Je rêve, j'examine.

Sur ce que nous voyons, que crains-tu donc, Nérine ?

Tout me réussit mieux qu'on eût pu désirer,

Du couvent tout exprès on vient de me tirer,

À m'établir mon oncle écrit qu'il se dispose, [35]

Et ma tante, dit-on, a promis même chose.

Elle vient de Rouen, mon oncle de Lyon,

C'est pour se réunir, et leur désunion

À mon bonheur, Nérine, était le seul obstacle,

Tu me l'as dit toi-même.

Nérine

Oui. Mais suis-je un oracle ? [40]

Angélique

Nérine, ton défaut est de toujours douter.

Nérine

Jeune amante, le vôtre est de trop vous flatter.

Angélique

Nous verrons ; mais enfin pour ma dot ils me cèdent

Leur terre près du Mans pour laquelle ils se plaident,

Qui fit naître leur haine.

Nérine

Oh ! C'est la question. [45]

Si le procès causa leur vieille aversion,

Les frères sans plaider quelquefois se haïssent ;

Par les procès aussi quelques frères s'aigrissent.

Procès engendre haine, il est vrai ; cependant

Nul Généalogiste encor jusqu'à présent [50]

N'a pu nous bien prouver, si là-bas vers le Maine

Autrefois le procès fut père de la haine,

Ou si la haine y fut la mère du procès.

Angélique

Tout cela va finir, j'attends un bon succès,

Pyrante est leur arbitre, il les réconcilie. [55]

Comment peut-on haïr ? Hélas ! Quelle folie

De se remplir le coeur de fiel et de venin !

Il n'est pas naturel de haïr. Car enfin,

On se fait plus de mal que l'on en fait aux autres.

Des parents se haïr ! Pour revenir aux nôtres, [60]

Ils ne se sont point vus depuis quatre ou cinq ans,

Leur haine est éteinte.

Nérine

Oh ! Je croirais bien, qu'absents

Ils ne se sont haïs que par réminiscence ;

Mais leur fiel s'aigrira bientôt par la présence :

Outre qu'ils sont tous deux péris de pur levain, [65]

Qu'ils ont l'art de donner à tout un tour malin.

Esprits très discordants, humeurs mal assorties

Nature a mis en eux de ces antipathies

Qu'on voit en quelques-uns pour les chats, les souris,

Et que les femmes ont souvent pour leurs maris. [70]

Angélique

Ah ! Nérine, vois-tu là-bas dans ce passage...

Nérine

Qui voyez-vous ? Ha, ha, c'est votre amant, je gage ;

Oui, sans le regarder, ma foi je crois le voir ;

Je le vois dans vos yeux, comme dans un miroir.

Angélique

Avant qu'il m'ait parlé, conseille-moi, Nérine ; [75]

Comme il n'est pas bien sûr que l'on me le destine,

Je devrais lui cacher encor mes sentiments !

Nérine

Il est bien temps d'avoir de tels ménagements !

Croyez-vous qu'il ignore encor votre tendresse ?

Angélique

Qui l'en aurait instruit ?

Nérine

Quelque trait de jeunesse. [80]

Comme on a de l'amour souvent sans le savoir,

On le déclare aussi souvent sans le vouloir.


Scène III

Angélique, Dorante, Nérine.
Dorante

Que vois-je ! Quel bonheur ! L'agréable surprise !

Belle Angélique, quoi, vous voir chez la Marquise !

Vous voir hors du Couvent, malgré sa dureté, [85]

Le jour du rendez-vous pour l'accord arrêté !

Votre oncle et votre tante apparemment conviennent

De vous rendre aujourd'hui tous vos biens qu'ils retiennent ?

Depuis quatre jours, moi, m'étant ici logé,

J'ai si bien, sans m'ouvrir, prévenu, ménagé [90]

L'esprit e votre tante, en faisant connaissance,

Qu'elle doit aujourd'hui me faire confidence

D'un grand secret ; dit-elle, et je me suis flatté,

Que ce que je désire, elle l'a projeté.

Elle me fit hier cent offres gracieuses [95]

Qui, par rapport à vous, me furent précieuses.

Je ne lui parlai point de mon amour, hélas !

Peut-être votre coeur n'y répondra-t-il pas ;

Puis-je enfin obtenir un aveu de tendresse ?

Angélique

Mon Dieu... l'essentiel, c'est que leur haine cesse. [100]

Dorante

Ah ! L'essentiel, c'est le coeur, les sentiments ;

Il est temps de répondre à mes empressements.

Angélique

Mais ce qui presse, c'est de savoir si ma tante...

Dorante

Ah ! Ce qui presse, c'est de savoir...

Angélique

Mais Dorante...

Dorante

Pourquoi dans ces moments, où j'ose me flatter, [105]

Vous plaisez-vous encore à me laisser douter ?

Car je n'ose expliquer pour moi votre silence.

Nérine

Si le frère et la soeur sont pour vous, patience ;

Si non vous vous trompez, nous n'aimons point.

Angélique

Mais non...

Elle plaisante... mais au fond elle a raison. [110]

Car comment voulez-vous qu'on dise qu'on vous aime,

Pendant que rien n'est sûr ?

Nérine

Jugez-en par vous-même ;

Monsieur, vous n'aimez pas, car vous n'êtes pas sûr.

Dorante

Vous m'enchantez.

Nérine

Aveu simple, naïf, et pur.

Point de ces sentiments renflés par des paroles, [115]

Elle n'a point appris au couvent les grands rôles.

Dorante

Trop heureux !

Nérine

Pas encor. Votre bonheur dépend

De deux esprits...

Dorante

D'accord, bizarres ; mais pourtant

L'arbitre réunis cette soeur et ce frère.

Angélique

Je le désire encor plus que je ne l'espère. [120]

Dorante

Et moi, je me fais fort d'avoir l'aveu des deux.

Nérine

Nous verrons ; mais ils sont l'un et l'autre quinteux.

Dorante

Le Comte me connaît et connaît ma famille.

Nérine

Oui. Mais il est brutal, son sang brûlant pétille.

À l'égard de la soeur, cent fois je vous l'ai dit, [125]

L'esprit de la marquise est un terrible esprit ;

Tantôt fausse bonté, tantôt malice pure,

Pour son frère surtout, c'est une énigme obscure :

De son coeur on ne peut au plus que se douter.

Je l'interroge peu, je ne fais qu'écouter : [130]

Je la vois tantôt gaie, et tantôt furieuse.

On ne peut définir cette capricieuse ;

Elle laisse échapper à moitié ses secrets,

Ensuite les retient, puis les déguise après ;

Elle est en même temps indiscrète et prudente, [135]

Franche, dissimulée, et fière et caressante ;

En riant elle pousse une vengeance à bout,

Et dans ses passions met le tout pour le tout.

Angélique

Je crois la voir là-bas dans cette galerie...

C'est elle-même. Elle est dans une rêverie... [140]

Çà, Dorante, il faut donc, pour agir prudemment,

Ne point paraître encor de concert.

Dorante

Non vraiment.

Le chevalier arrive, il fera la demande :

Pour ne rien hasarder, il faut que je l'attende.

Angélique

Éloignez-vous, Dorante, elle vient.


Scène IV

Angélique, La Marquise, Nérine.
Angélique

Tu vois bien [145]

Que tu dois sans raison que je ne pense à rien ?

J'ai pensé la première à faire fuir Dorante.

Nérine

Rare effet de l'amour ! Il vous rendra prudente.

Angélique

Par prudence il faudra louer ce Chevalier,

À qui ma tante est prête à se remarier, [150]

Paraître bien contente.

Nérine

Oui ; mais elle est chagrine.

Angélique

Ah ! Ne l'abordons pas, éloignons-nous, Nérine.

Nérine

Observons le moment que ce nuage noir

Se dissipe.

Angélique

Attendons.

Nérine

Elle est meilleure à voir.

Quand il lui vient soudain quelque lueur de joie. [155]

La Marquise
, à part.

Malgré ma haine, enfin il faut que je le voie.

Ce frère, il arrive. Hon !

Angélique

Ce nuage en effet

Est bien noir.

La Marquise
, à part.

Mais tâchons d'effacer cet objet

Par un autre. Aujourd'hui je reverrai Dorante.

Que Dorante est charmant !

Angélique

Il paraît que ma tante [160]

Devient un peu plus gaie.

Nérine

Oui, son oeil s'éclaircit.

La Marquise
, à part.

Mais un obstacle affreux...

Nérine

Non, non, il s'obscurcit.

La Marquise
, à part.

Obstacle triste ! On va dire que je suis folle.

Au chevalier enfin j'ai donné ma parole ;

On le croit mon mari. Pourrai-je ?... Oui, je romprai, [165]

J'ai deux cent mille écus, je me contenterai,

J'épouserai Dorante.

Ah ! Te voilà, Nérine ?

Nérine

Je n'osais avancer, je vous voyais chagrine,

Madame.

La Marquise

Tu me prends entre deux passions,

Agitée.

Nérine

Eh calmez vos agitations ; [170]

Ce jour pour vous doit être un jour doux, pacifique,

Où toute haine cesse, au moins par politique.

Pour l'autre passion, sans doute, c'est l'amour ?

La Marquise

Quoi ! Tu devines.

Nérine

Bon ! L'on m'a dit l'autre jour

Qu'un jeune chevalier, gai, vif, et pourtant sage, [175]

À Rouen avec vous contractait mariage.

La Marquise
, à part.

Nérine en le nommant redouble mes remords.

Nérine

Ah ! Se remarier est le moindre des torts,

Si c'en est un encore.

La Marquise

Songeons à voir mon frère ;

Ensuite je prendrai tes conseils, et j'espère [180]

Que tu me serviras dans une occasion

Où la crainte, la honte, et la conclusion...

Nérine

Je vous conseillerai de surmonter la honte ;

Mes conseils sont humains.

La Marquise

Sur tes conseils je compte.

Nérine

Et votre nièce approuve ces conseils. [185]

Pour elle, elle en voudrait, il est vrai, de pareils. ;

La Marquise

Ma nièce approuve donc que je me remarie ?

Nérine
, lui montrant Angélique.

Daignez la regardez de bon oeil, je vous prie.

La Marquise

Je ne te voyais pas ; viens vite m'embrasser.

Angélique

Ma tante...

La Marquise

Enfin pour toi je vais m'intéresser, [190]

Un oncle t'abandonne ; embrasse-moi. Tu n'oses ?

Angélique

C'est le respect.

La Marquise

Non, non, dis franchement les choses.

Mon caressant accueil t'étonne un peu, je crois ?

Angélique

Ma tante vous avez trop de bonté pour moi.

La Marquise

Pas trop, pas trop, ma nièce, au moins pour l'ordinaire ; [195]

Je te vois rarement, je ne te donne guère.

Nérine

Vous allez lui donner un mari.

La Marquise

Sûrement ;

Mais de mon frère il faut l'aveu premièrement :

Convenir de nos faits, c'est la première chose.

Je garde le secret, de peur qu'il ne s'oppose, [200]

Car j'ai fait seule un choix qui te plaira, je crois,

Suffit... Oui... Tu seras très contente de moi.

Je veux faire cesser le blâme qu'on me donne ;

Je te hais sans sujet, dit-on, non je suis bonne,

Je ne te haïssais que par prévention : [205]

Ressemblance de traits fit cette aversion.

En te voyant j'ai cru toujours voir feu ton père ;

Nous étions faits, dit-on, moi, ma soeur et mon frère,

Pour nous entre-haïr.

Nérine

On dit que de tout temps

La haine dans Rouen distingua vos parents ; [210]

Oncles, tantes, cousins, frère, soeur, père, fille,

Se reconnaissaient tous à cet air de famille.

La Marquise

Enfin cet air de haine entre mon frère et moi

Va disparaître. Mais entrez ma nièce... et toi,

Entre aussi ; tu sauras tantôt ma politique, [215]

Il faut qu'avec l'arbitre encore je m'explique,

Laisse-moi.


Scène V

La Marquise, Pyrante.
La Marquise
, à part.

Mon amour veut du secret aussi ;

J'ai peur. Le chevalier vient m'épouser ici ;

J'apprendrai trop tôt que j'adore Dorante.

Pyrante

Je reviens vous parler.

La Marquise

Eh bien, Monsieur Pyrante ? [220]

Pyrante

Votre frère, Madame, arrive et vient exprès,

De Lyon, pour vous voir, et finir le procès :

Il vient de me marquer la même impatience

Que vous me témoignez sincèrement, je pense,

De vous bien embrasser d'abord ; et dès ce soir, [225]

Quand vous vous serez vus, de me faire savoir

Quel époux vous voulez choisir pour Angélique.

La Marquise

Il est temps qu'avec vous là-dessus je m'explique :

Mais, Pyrante, à vous seul, sous le sceau du secret.

Pyrante

Comme médiateur, je dois être discret, [230]

Et ne rien témoigner, pas même à votre frère,

De ce dessein caché dont vous faites mystère.

Si votre frère aussi me confie un secret,

Je vous le cacherai, je dois être muet ;

Je dois être aussi neutre, en qualité d'arbitre, [235]

Votre famille et vous, m'avez donné ce titre :

Et pour vous réunir, presque juge entre vous,

Je perds le droit d'ami.

La Marquise

L'on exige de nous

Qu'à ma nièce pour dot nous cédions cette terre,

Pour laquelle on plaidait ; j'y consens, plus de guerre. [240]

Cette terre pourtant vaut deux cent mille francs.

Pyrante

Vous remplissez par là des devoirs très pressants.

Votre haine du moins cesse d'être publique,

Vous ne plaiderez plus, et la nièce Angélique

Aura ses biens, je dis ses biens, car franchement [245]

Vous ne les auriez pu garder qu'injustement.

De nos plaideurs manceaux les maximes m'étonnent !

Ce qu'ils n'usurpent pas, ils disent qu'ils le donnent !

La Marquise

Nous convenons des faits, laissons à part les mots.

Je donne, mais d'un frère éludons les complots ; [250]

Vous saurez qu'il hait fort un certain Procinville,

Homme très renommé, marquis, plaideur habile :

Le connaissez-vous ?

Pyrante

Non.

La Marquise

C'est lui que je choisis

Pour ma nièce.

Pyrante

Suffit.

La Marquise

Sur ce que je vous dis,

Silence. Mais j'entends quereller, c'est mon frère. [255]

Je prendrais mal mon temps, j'essuierais sa colère.

Et moi, de mon côté je sens un mouvement...

J'entre chez moi, Monsieur, amusez-le un moment :

Pour le bien embrasser, je me sens trop émue.

Pyrante
, seul.

Ceci ne promet pas une tendre entrevue. [260]


Scène VI

Pyrante, Le Compte, Deux Laquais, l'un portant une valise.
Le Comte

Je joindrais ma soeur, mais je sens dans le moment

Un fiel qui fait en moi certain soulèvement...

Pour me tranquilliser, il me faut bien une heure.

Laquais, j'aurais voulu faire ici ma demeure ;

Mais pour cause cherchons un autre hôtel garni. [265]

Un Laquais

Mais, Monsieur, votre soeur loge dans celui-ci.

Le Comte

Pour cela seul, maraud, je logerai dans l'autre.

Çà, Monsieur, tout est dit, mon avis est le vôtre.

Avant tout je verrai ma soeur, mais du secret.

Qu'elle ne sache point que mon unique objet, [270]

C'est de donner ma nièce au sieur de Procinville ;

Je vous l'ai déjà dit, c'est un Marquis habile,

Mais comme il fut toujours ennemi de ma soeur,

Le choix que j'en ai fait la mettrait en fureur.

Soyez discret, silence enfin sur Procinville ; [275]

En cherchant un logis je vais calmer ma bile ;

Je reviens dans une heure.


Scène VII

Pyrante

Un même choix tous deux ?

Ainsi, sans le savoir, ils sont d'accord entre eux.

Sans le savoir ! Rêvons à cette circonstance.

Cette affaire demande et secret, et prudence ! [280]

Mais l'énigme pour moi, c'est le tour qu'ils ont pris,

Car d'un côté la soeur me dit que ce marquis,

Est ennemi du frère, et le frère au contraire

Dit qu'il est ennemi de sa soeur. Quel mystère !

Je ne le comprends pas.


Scène VIII

Pyrante, Falaise, botté.
Falaise

Monsieur. [285]

Pyrante

Ah ! [285]

Falaise

Pardonnez [285]

Si ma figure impose à vos yeux étonnés ;

Un postillon en noir surprend Monsieur Pyrante.

Falaise, c'est mon nom ; si ma langue éloquente,

Si les tours les plus fins du langage normand

Réussissaient autant dans un éloge en grand, [290]

Qu'en petits plaidoyers, brillants de médisance,

Je haranguerais mieux que harangueur de France,

Ce Pyrante fameux, ce grand médiateur,

Réconciliateur, et pacificateur,

Phénix dans le pays des noises, des castilles, [295]

Où l'on vous constitue arbitre des familles.

Pyrante

Mon ami, vous m'avez l'air d'être un peu diffus.

Falaise

J'en ai l'air, je le suis, et j'avouerai de plus

Qu'étant nourri, stylé dans la basse chicane,

Dans les discours fleuris je perds la tramontane. [300]

Pyrante

Abrégez-les donc.

Falaise

Oui, je les abrégerai.

Pyrante

Que voulez-vous de moi ?

Falaise

Je vous l'expliquerai.

Mais il faut que Falaise à vous se définisse,

Afin d'avoir de vous audience propice.

Au Mans, je fus jadis substitut d'un sergent ; [305]

Du sieur de Procinville ici je suis agent.

Pyrante

Venez-vous me parler de sa part ?

Falaise

Patience.

Il viendra demain ; mais je l'égale en science ;

Nous avons de jeunesse ensemble plaidaillé,

Bataillé, chicané, brétaillé, ferraillé ; [310]

Pour cette double guerre il fallait un prélude,

Nous nous fîmes tous deux cadets dans une étude :

Dans la guerre du sac chacun n'est pas heureux ;

Il a gagné cent prix dans des combats douteux.

Des scrupules outrés franchissant la barrière, [315]

Il me laissa bien loin dans la même carrière ;

Et je ne suis enfin, avec tout mon acquis,

Au Mans que maître clerc de monsieur le marquis.

Pyrante

Plus de digressions ; allons au fait.

Falaise

J'abrège.

Mais de mon maître, il faut vous dire le manège. [320]

Du couple fraternel il a gagné le coeur,

Au frère il écrivait qu'il haïssait la soeur,

À la soeur il disait qu'il haïssait le frère.

Pyrante

Ce que tu me dis là m'éclaircit un mystère.

Falaise

Aussi suis-je chargé de vous bien mettre au fait. [325]

Pour les rapatrier, ce manège secret,

Comme vous l'allez voir, était très nécessaire,

Car, pour vexer la soeur, le très rancunier frère,

À mon maître a promis la nièce, et le procès :

La soeur, pour chagriner le frère, donne exprès [330]

À mon maître sous main le procès et la nièce ;

C'est ainsi que tous deux croyant se faire pièce,

Seront d'accord.

Pyrante

J'entends. Tous deux séparément

Me donnant par écrit un bon consentement,

Pouvoir de marier la nièce à votre maître, [335]

Cette réunion, qui manquerait peut être,

Se fera sûrement ; c'est mon unique objet,

Votre maître arrivant, son mariage est fait.

Falaise

Il venait aujourd'hui, sa chaise s'est brisée,

J'ai pris du postillon la haridelle usée, [340]

J'arrive à toute jambe ici pour prévenir

Monsieur Pyrante.

Pyrante

Enfin, je puis les réunir.

Falaise

Du secret.

Pyrante

C'est à quoi mon ministère engage.


Scène IX

Falaise

Du frère, moi, je vais à la soeur dire rage,

Je dirai pis que pendre au frère de la soeur ; [345]

Et disant mal des deux je ne suis point menteur,

Quoique je sois natif de Falaise. Allons boire,

Et me bien rafraîchir, en buvant, la mémoire

Des manceaux documents d'un maître très sensé.

Pateliner l'arbitre ; eh j'ai bien commencé, [350]

Trigauder frère et soeur, épier l'orpheline ;

Prendre les souterrains, tournevirer Nérine ;

Défiance surtout, ne disant oui, ni non,

Manoeuvre plus obscure encore que le jargon.

Je viens exprès du Mans enfin pour être traître, [355]

Je vais tenir ici la place de mon maître.

Le grand homme en intrigue ! On peut dire pourtant

Qu'il n'est pas un parfait fripon, mais cependant

Il croit en probité les excès ridicules :

Les sots veulent, dit-il, mettre un tas de scrupules [360]

Entre la probité solide, et l'intérêt ;

C'est pour l'homme d'esprit un incommode apprêt ;

La probité, d'accord, doit marcher la première,

Notre intérêt après, les scrupules derrière.



ACTE II




Scène I

Dorante, Angélique.
Angélique

On brouille, nous dit-il, mon oncle avec ma Tante ? [365]

Dorante

Ne vous alarmez point, le Chevalier plaisante.

Angélique

Mais il dit qu'un certain Falaise nous nuira ?

Dorante

En tout cas cet ami nous en garantira,

Quoique enjoué, badin, il est prudent et sage.


Scène II

Dorante, Angélique, Le Chevalier.
Le Chevalier
, donnant son manteau à un laquais comme arrivant.

Je veux l'appartement que j'eus l'autre voyage. [370]

Préparez-le-moi vite, il me convient. Eh bien !

Tristes déjà tous deux pour un mot, sur un rien,

Sur ce que je vous dis qu'un certain Procinville

Veut tout brouiller ? Non, non, sa brigue est inutile :

Dans cette affaire-ci j'agirai puissamment ; [375]

Mais faites comme moi, traitons ceci gaiement.

J'ai toujours l'âme en joie, heureux don de nature !

J'y joins même quelque art, car dans une aventure

Je n'observe jamais que le côté plaisant,

J'élude l'ennuyeux, je saisis l'amusant, [380]

Et cela par raison, étant né sans fortune.

Sans bien, pour secouer cette idée importune,

Je trouve un patrimoine, au moins dans ma gaîté.

Dorante

Tout en riant, mon cher, tu m'avais attristé ;

Tu nous dis qu'un Falaise arrive exprès du Maine [385]

Pour rompre cette paix que nous croyons certaine ?

Angélique

De cette paix, Monsieur, tout mon bonheur dépend ;

Ils me rendent mes biens en se réunissant.

Dorante

Mon ami prend sur lui tout ce qui nous regarde,

Je devais leur parler, il veut que je retarde, [390]

Et que d'abord on songe à les bien réunir.

Angélique

J'adoucirai mon oncle.

Le Chevalier

Exhortez-le à finir.

En attendant, sachez que voulant qu'on finisse,

Je contrains la Marquise à vous rendre justice.

Angélique

L'on m'a dit vos bontés, monsieur le Chevalier. [395]

Le Chevalier

Mon procédé du moins est assez singulier !

Car je n'épouse point en fraude votre tante,

La famille sous main en est très consentante :

La Marquise aurait pris quelque dissipateur ;

Ils me regardent, moi, comme un mari tuteur. [400]

Ils savent l'ascendant que j'ai sur la Marquise,

Sa passion pour moi la rend bonne et soumise,

Sensée, indifférente. Amitié de sang-froid

Domine sur l'amour, sur elle j'ai ce droit,

Et je m'en servirai, car épousant la tante. [405]

Oncle par conséquent de la nièce charmante,

Je te fais mon neveu, respecte un oncle en moi ;

Pour ma nièce je sais tout ce que je lui dois ;

Épouser une tante est une hardiesse,

Qu'on ne peut expier qu'en mariant la nièce. [410]

Angélique

Dorante, vous avez le plus adorable ami...

Dorante

Et qui ne sert jamais ses amis à demi :

Comme de la Marquise il n'est rien qu'il n'obtienne,

Il parlera pour nous.

Le Chevalier

Oh ! Qu'à cela ne tienne.

À la nièce d'abord je fais rendre les biens, [415]

Et la tante par moi conservera les siens.

À se remarier elle était résolue,

À d'autres elle offrait la main que j'ai reçue ;

Elle veut un mari jeune, qui n'ayant rien,

Frustre ses héritiers en mangeant tout son bien ; [420]

Je ferai son affaire, et si je puis, la vôtre,

En vous déshéritant plus sobrement qu'un autre :

Économe des biens, dont pourtant je vivrai,

Pour vos enfants, à vous je les conserverai.


Scène III

Dorante, Angélique, Le Chevalier, Nérine.
Nérine

La Marquise de tout me fait encor mystère ; [425]

Éloignez-vous tous deux, je vois venir son frère.

Le Chevalier

Il est avec cet homme, et je veux l'observer.

À ton amour, mon cher, chez moi va t'en rêver,

Et Nérine, et ma nièce adouciront le Comte ;

Je ferai la demande après.

Dorante

Sur toi je compte. [430]


Scène IV

Angélique, Le Chevalier, Nérine, Le Comte, Falaise.
Angélique

Cet homme a là-dedans vu ma tante en secret,

Il voit mon oncle après !

Nérine

Comme un fourbe il est fait.

Angélique

Serait-ce ce Normand ?

Le Chevalier

L'apparence en est grande.

Nérine

Du Falaise, il a l'air ; sa parure est Normande,

Parure à double entente, on ne sait ce qu'il est. [435]

Falaise
, au Comte.

Vous faites pour la nièce un excellent acquêt ;

Mon maître est à bon droit Marquis de Procinville,

Il est brave guerrier, et plaideur très habile ;

Tels étaient ses aïeux, la terreur des humains,

À la plume, à l'épée, exploiteurs à deux mains. [440]

La noblesse normande ainsi court à la gloire :

Exploits guerriers gravés au temple de mémoire ;

Exploits enregistrés dans les greffes du Mans.

Certain Robert le Roux, général des Normands,

Conquérant renommé surtout en procédures, [445]

Au sortir des combats faisait ses écritures

Lui-même.

Le Comte

Oui, j'ai besoin d'un vrai Robert le Roux

Pour ma nièce.

Falaise

Allons donc tromper la soeur pour nous,

Et pour nous de la nièce enfin rendez-vous maître ;

Moi, j'observerai tout sans rien faire connaître ; [450]

Pour les espionner je jouerai bien mon jeu.

Le Comte

Avant que de la voir, j'y vais rêver un peu.


Scène V

Le Comte, Angélique, Nérine.
Le Comte

Que vois-je ? Vous voilà hors du Couvent, ma nièce ?

Nérine

Pardon si d'en sortir elle a la hardiesse ;

Mais le désir d'hymen, subtil comme le vent, [455]

S'est par malheur glissé jusques dans son couvent,

Je l'ai laissé souffler.

Le Comte

À mes ordres rebelle,

Vous voyez votre tante, et vous voilà chez elle ;

Avec elle sans doute vous complotez,

Quand elle est à Paris, enfin vous la hantez ? [460]

Nérine

Ma foi, très rarement elle hante sa tante.

Le Comte
, en colère.

Taisez-vous.

Angélique

Pardon.

Nérine

Mais...

Le Comte

Taisez-vous, insolente.

Nérine

Nous sommes avec elle assez mal, Dieu merci,

Quel esprit ! Quelle humeur ! Et le coeur endurci.

Le Comte
, s'adoucissant par degrés.

Tu dis que...

Nérine

Je dis que par malice je pense, [465]

Elle se remarie.

Le Comte

Oui par pure vengeance.

Nérine

La vengeance n'est pas son unique motif,

Cette veuve a le sang plus que vindicatif.

Le Comte

Tu lui rends bien justice ! En cela je t'estime.

Nérine

Il suffit d'être bon pour être sa victime. [470]

Pardon, si je la hais.

Le Comte

Va, je t'en aime mieux.

Nérine

Nous n'avons presque osé nous montrer à ses yeux ;

Eh ! Monsieur, aujourd'hui protégez-nous contre elle,

On lui voit pour sa nièce une haine mortelle,

Parce qu'elle est la vôtre, ainsi qu'on voit souvent [475]

Une femme de bien haïr son propre enfant,

Parce que son mari peut-être en est le père.

Le Comte

Ma nièce, embrassez-moi : voyons ce qu'on peut faire ?

Au fond j'aime Angélique, elle me fait pitié.

Angélique

Ah ! Je ne veux de vous rien que votre amitié. [480]

Nérine

Amitié qui marie.

Le Comte

Oui, mais c'est un mystère,

Jusqu'à ce que l'on soit d'accord, il faut se taire.

Angélique

Mais ma tante, je crois, vient au-devant de vous.

Nérine

Je cours chercher l'arbitre.


Scène VI

Le Comte, Angélique, La Marquise.
Angélique

Ah ! Quel bonheur pour nous !

Cette entrevue aura parfaite réussite. [485]

Ah ! Ma tante, à la paix mon oncle vous invite.

La Marquise

Pour te faire plaisir, je le vois de bon coeur.

Angélique
, courant vers l'oncle.

Ma tante vient à vous.

Le Comte

Pour faire ton bonheur,

Je vais l'embrasser.

Angélique
, à part.

Bon. Ils vont s'aimer, je pense.

La Marquise
, à part.

Quel effort je me fais !

Le Comte
, à part.

Ah ! Quelle violence ! [490]

La Marquise

Eh ! Bonjour, mon cher frère.

Le Comte

Embrassez-moi, ma soeur.

La Marquise

C'est avec grand plaisir.

Le Comte

Ah ! C'est de tout mon coeur.

La Marquise

Qu'entre mon frère et moi, ce jour-ci renouvelle

Pour soixante ans au moins, l'amitié fraternelle.

Le Comte

Que plus longtemps, encor secondant mes désirs [495]

Le Ciel comble ma soeur de biens et de plaisirs.

La Marquise

Nous voilà réunis.

Angélique

Réunion charmante !

Le Comte

Et l'on peut s'assurer qu'elle sera constante.

La Marquise

Oui. Quand vous promettez, on peut compter sur vous,

Et quelques démêlés qu'on ait vus entre nous, [500]

À votre probité je rends toujours justice.

Le Comte

Il faut me pardonner quelque petit caprice,

Et vous avez aussi quelque petite humeur,

Mais toujours je l'ai dit, vous avez un bon coeur.

Angélique

Ah ! Vous êtes si bons tous deux !

La Marquise

Surtout mon frère. [505]

Le Comte

Obligeante sur tout, c'est là son caractère.

Çà, ma soeur, aujourd'hui j'ose vous demander

Une grâce.

La Marquise

À coup sûr je vais vous l'accorder.

Mais je voudrais aussi vous en demander une.

Le Comte

Tant mieux. C'est pour tous deux une égale fortune, [510]

De pouvoir sur le champ contentant son désir,

Rendre grâce pour grâce, et plaisir pour plaisir.

La Marquise

Vous êtes effectif.

Le Comte

Je le suis, je m'en pique.

Que puis-je faire ?

La Marquise

C'est au sujet d'Angélique.

Le Comte

C'est d'Angélique aussi que je vous parlerai. [515]

La Marquise

Vous devez l'avouer, et moi j'en conviendrai,

Nous avons eu tous deux pour elle un peu de haine.

Le Comte

Vous m'aimez dans le fonds ?

La Marquise

Oui ; car je suis humaine.

Le Comte

La même humanité, les mêmes sentiments

Nous viennent d'émouvoir tous deux en même temps, [520]

De la fraternité, c'est l'effet sympathique.

La Marquise

Attendrissons nos coeurs en faveur d'Angélique ;

Ne la contraignons point de rester au couvent.

Le Comte

C'est à quoi je rêvais tantôt en arrivant ;

Oui, faisons-lui du bien.

La Marquise

Du bien, c'est ma pensée. [525]

Le Comte

J'ai fait réflexion...

La Marquise

Réflexion sensée !

Le Comte

Que ce procès nourrit la discorde entre nous.

La Marquise

Même réflexion.

Le Comte

Je rompis avec vous

Pour cette Terre.

La Marquise

Objet de notre brouillerie :

Faisons-en à ma nièce un don, je vous en prie. [530]

Le Comte

J'allais vous en prier, d'honneur, dans le moment.

La Marquise

De nos prétentions...

Le Comte

Faire un don.

La Marquise

Justement.

Le Comte

Chacun s'est, comme l'autre, arrangé par avance.

La Marquise

De tous nos sentiments voyez la convenance !

J'admire que de coeur... là... nous nous prévenions ! [535]

Le Comte

Sans nous être parlé que nous nous devinions !

Car vous voulez sans doute aussi qu'on la marie ?

La Marquise

Justement ! Je le veux, même je vous en prie.

Le Comte

Il est juste qu'elle ait un établissement ;

Mais je dis au plus tôt.

La Marquise

Oui, sans retardement. [540]

Le Comte

Nous voilà de tout point d'accord sur cette affaire,

Nous le serons toujours.

La Marquise

Assurément, mon frère :

Car le choix du mari vous est indifférent ?

Le Comte

Oui : qu'importe, pourvu que le mari qu'on prend

Soit un homme de bien.

La Marquise

C'est cela, qu'il convienne. [545]

Angélique

Il me doit convenir, de quelque part qu'il vienne,

Ou de vous, ou de vous.

Le Comte

La chose étant ainsi,

Je vous épargnerai l'embarras, le souci,

De chercher un mari pour elle.

La Marquise

Non, mon frère ;

Moi, qui reste à Paris, je ferai cette affaire. [550]

Le Comte

Je prendrai volontiers le soin de la pourvoir.

La Marquise

Donnez-moi seulement par écrit un pouvoir.

Le Comte

Non, donnez-le moi, vous, je suis prudent et sage.

La Marquise

Mieux que vous je saurai faire un bon mariage.

Le Comte

Oh ! Je veux m'en charger.

La Marquise

Monsieur, ce sera moi. [555]

Le Comte

Je m'en charge, vous dis-je, et de plus je le dois.

Je me suis fait nommer son tuteur par justice.

La Marquise

Moi, pour la marier, je me nomme tutrice.

Le Comte

Moi, j'ai promis ma nièce, et me suis engagé.

La Marquise

Mon projet, est aussi tout fait, tout arrangé. [560]

Le Comte

Cet arrangement fait n'est que pure malice.

Angélique

Eh ! Ne vous brouillez pas.

Le Comte

Ah ! C'est un artifice

Pour ne point consentir à l'homme que je veux.

La Marquise

Je reconnais mon frère, inquiet, soupçonneux.

Angélique

Eh ! Ma tante !

Le Comte

Ma soeur sera toujours maligne. [565]

Angélique

Eh ! Mon oncle !

La Marquise

Ce trait de mon frère est bien digne.

Le Comte

En vain donc j'avais mis, pour avoir l'union,

Entre nous le chemin de Paris à Lyon.

La Marquise

Et pour venir la rompre après cinq ans d'absence,

De Lyon vous prenez exprès la diligence. [570]

Angélique

Vous voulez même chose, et vous êtes d'accord.

Le Comte

Quelle femme !

La Marquise

Quel homme !

Le Comte

Ah ! J'ai bien vu d'abord,

Tantôt en arrivant, que nièce et gouvernante

Avaient fait contre moi leur brigue avec la tante.

Angélique

Non, mon oncle, non.

Le Comte

Oh ! Je saurai vous punir. [575]

La Marquise

Ah ! C'est une rupture à n'y plus revenir.

Angélique

Mais faut-il sur un rien...

Le Comte

Oui, ventrebleu, j'en jure...

La Marquise

Oui, j'en fais serment...

Angélique

Mais pourquoi cette rupture ?

La Marquise

Ma nièce aura celui qui plus vous déplaira.

Le Comte

Je la donne à celui qui plus vous haïra. [580]

Angélique
, à part.

À les raccommoder j'ai bien pris de la peine.


Scène VII

La Marquise, Nérine.
Nérine
, à Angélique qui s'en va.

Laissez-moi profiter de son accès de haine.

La Marquise

Pour ma nièce, sans doute il voulait quelque époux

Qui fût mon ennemi.

Nérine

Mon Dieu, modérez-vous.

La Marquise

La modération me donne la migraine. [585]

Nérine

Fort bien. Ne pas goûter une passion pleine,

Vous aimeriez autant presque n'en point avoir.

Haïssez, j'y consens. Car j'ai bien su prévoir

Que vous ne mariez la nièce que par pique :

J'imagine un moyen pour pourvoir Angélique [590]

Qui pourra nous venger d'un frère...

La Marquise

Vengeons-nous.

Je veux te dire...

Nérine

Quoi !

La Marquise

Cent choses.

Nérine

Calmez-vous.

La Marquise

J'aimais le Chevalier.

Nérine

Oui, je l'avais ouï dire.

La Marquise

Je ne l'aime plus.

Nérine

Bon, tant mieux.

La Marquise

Que je respire !

Ouf.

Nérine

Oui, la haine seule est digne d'un grand coeur. [595]

Aussi bien que l'amour, la haine a sa douceur :

Un fiel bien ménagé coule de veine en veine,

Part du coeur, y retourne : on fait filer la haine

À longs traits, avec art, comme l'amour enfin,

Chez les femmes surtout, où le plaisir malin [600]

Prend racine, s'étend (la terre en est si bonne !)

Cette maligne haine, outre qu'elle y foisonne,

Y dure beaucoup plus que le goût d'un amant.

C'est en passant qu'on aime, on hait plus constamment.

Le plaisir d'aimer fuit, passe avec la jeunesse, [605]

Et celui de haïr croit avec la vieillesse.

D'ailleurs d'avoir aimé, femme sage a regret,

Mais sans aucun remords la vertueuse hait.

Que de gêne en amour ! Précaution, mystère...

Il est souvent trompeur ; la haine est plus sincère. [610]

Tel vous aime, dit-il ; n'en croyez rien, il ment,

Vous dit-on qu'on vous hait ? Croyez-le aveuglément.

En aimant, le plaisir c'est d'être aimé de même,

Eh ! Qui peut s'assurer d'être aimé quand il aime ?

Peu d'amours mutuels, encore moins de constants, [615]

Mais qui hait, est plus sûr d'être haï longtemps.

La Marquise

Tu me fais appétit de haïr ; mais, Nérine,

C'est sans me dégoûter d'aimer.

Nérine

Comment ?

La Marquise

Devine ?

Mais je songe à mon frère encor. Quelle fureur !

Ah ! Ma fureur s'apaise, et se change en douceur. [620]

C'est lui.

Nérine

Qui lui ?


Scène VIII

La Marquise, Dorante, Nérine.
La Marquise

Celui qui calme, qui tempère...

Mes sens étaient troublés... troublés par la colère.

Et cet objet après avoir calmé les sens,

Les retrouble... mais c'est d'autre façon.

Nérine

J'entends.

La Marquise

Il est charmant. Tiens, vois, Nérine... je l'adore. [625]

Tu ne le connais pas. Son nom, c'est...

Nérine

Je l'ignore ;

Mais...

La Marquise

Je tremble... Monsieur... vous paraissez rêveur.

Dorante

Oui, Madame. Je vois votre frère en fureur ;

Plus de réunion, a-t-il dit à Pyrante.

Cette rupture à tous va paraître étonnante, [630]

C'est à quoi je rêvais ; car j'y prends part pour vous.

Vous voulûtes hier, Madame, qu'entre nous

Commençât l'union d'une amitié sincère,

Ce sont vos propres mots. Un conseil salutaire

Que je vous donne, c'est...

La Marquise

Nérine, un trouble... [635]

Nérine

Entrons. [635]

La Marquise

Monsieur... ma honte...

Nérine

Mais, ou rentrons, ou sortons.

La Marquise

Monsieur... vous... a-t-on tant de pudeur à mon âge ?

Nérine

Mais gardez-la du moins jusqu'à tantôt.

J'enrage.

La Marquise

Monsieur...

Nérine

C'est qu'à Madame un mal de gorge a pris.

La luette, la langue, elle a tout entrepris : [640]

Venez boire.

La Marquise

, en sortant.

Il est vrai... je n'ose pas moi-même...

Rougis pour moi, Nérine, et dis-lui que je l'aime.


Scène IX

Dorante, Nérine.
Dorante

Qu'entends-je ?

Nérine

Elle vous aime.

Dorante

Où suis-je ?

Nérine

Vous voilà

Dans les biens jusqu'au cou. Voyez, épousez-la.

Dorante

Que devient Angélique ?

Nérine

Objet de sa rage, [645]

Si...

Dorante

Je perds l'espérance.

Nérine

Et moi, je perds courage.

Dorante

Le coup est bien cruel !

Nérine

Ce coup m'abasourdit.

Dorante

Ce mortel contretemps...

Nérine

M'abat et m'étourdit,

Je n'ai plus...

Dorante

Juste ciel !

Nérine

La force...

Dorante

Elle ! Elle m'aime ?

Nérine

D'agir.

Dorante

Quoi ! [650]

Nérine

De penser. [650]

Dorante

Moi ! [650]

Nérine

Vous. [650]

Dorante

Moi, moi ! [650]

Nérine

Vous-même. [650]

Dorante

Il faut...

Nérine

Quoi ?

Dorante

Voyons...

Nérine

Qui ?

Dorante

Mais sachons...

Nérine

Que savoir ?

Dorante

Allons...

Nérine

Où, vous noyer.

Dorante

Je suis au désespoir.


Scène X

Dorante, Le Chevalier, Nérine.
Le Chevalier

Le bel accord, mon cher, que l'entrevue opère !

Ils ne se verront plus, l'arbitre en désespère ;

Il faudra les gagner chacun séparément, [655]

Vous autres gagnerez l'oncle facilement.

Pour moi morbleu, pour moi, je n'épouse la tante

Qu'en exigeant...

Nérine

Tout beau, la puissance exigeante

Vous manque ici tout net ; vous n'êtes plus mari ;

Pour un autre que vous, son coeur s'est attendri. [660]

Le Chevalier

Quoi ! Plaisantes-tu ?

Nérine

Non, l'avis que je vous donne

N'est que trop vrai.

Le Chevalier

Parbleu ! La nouvelle m'étonne,

Mais ne m'afflige point ; c'est-à-dire pour moi,

Car je me repentais d'avoir donné ma foi

Presque publiquement à la folle Marquise ; [665]

Ainsi son changement à changer m'autorise.

Trop constant par honneur, je n'eusse pas osé

Accepter un parti que l'on m'a proposé,

Femme moitié moins riche, aussi moitié plus sage,

Amour moins pétulant, mais aussi moins volage. [670]

J'attends de la Marquise un refus éclatant,

Qui me donne aujourd'hui le droit d'être inconstant.

Mais savez-vous quel est ce rival redoutable ?

Tel qu'il soit la Marquise y perd.

Nérine

Il est aimable.

Le Chevalier

J'observe exactement un traité conjugal. [675]

Nérine

Entre vous le débat, voilà votre rival.

Le Chevalier

Dorante ?

Nérine

Oui.

Le Chevalier

Palsambleu l'incident me fait rire !

J'en suis fâché pour toi. Ha, ha ! Tu vas me dire

Qu'il n'est pas trop sensé de rire en pareil cas ;

Mais si je m'affligeais, je ne trouverais pas [680]

De prompts expédients que ma gaieté m'inspire :

Elle m'ouvre l'esprit. Par exemple... qu'on tire

De la tante les biens de la nièce... on le peut,

L'arbitre le prétend, la famille le veut ;

Alors en gagnant l'oncle, on mariera la nièce [685]

Malgré la tante.

Nérine

Oui ; mais lui jouer cette pièce,

C'est la difficulté.

Le Chevalier

Nous allons y rêver,

Entrons chez moi tous trois.

Dorante

Je vais vous y trouver,

Mais je veux voir l'arbitre. Ah quel malheur, Nérine.

Le Chevalier

Je sens que malgré moi pour lui je me chagrine. [690]

Trouvons vite un remède à ses malheurs pressants,

Car je ne pourrais pas être chagrin longtemps.



ACTE III




Scène I

Le Chevalier, Nérine, Un Laquais.
Un Laquais
, en donnant une lettre à Nérine.

C'est pour monsieur le Comte.

Nérine

Il est en ville ; donne ;

Je la lui rends tantôt, à lui-même, en personne,

Il doit venir chez nous, je la lui remettrai. [695]

Lettre de normandie. À fond j'éclaircirai

D'où vient cette lettre. Mais pensons à ce qui presse.


Scène II

Le Chevalier, Nérine.
Le Chevalier

J'y rêve. Mais il faut que Dorante paraisse

Vouloir bien épouser la Marquise. Oui, ce tour

Serait assez plaisant ! Se servir de l'amour, [700]

Qu'elle a pour lui, qui fait obstacle, qui désole ;

Se servir de l'amour qua pour lui cette folle,

Pour lui faire livrer les biens qu'elle retient :

Du Comte on tirera parti.

Nérine

Dorante vient ;

Que vois-je ? Où diantre a-t-il pu joindre la Marquise ? [705]

Le Chevalier

Elle l'aura surpris.

Nérine

Peste de la surprise !

Morbleu, sur notre idée il n'est point prévenu,

N'étant instruit de rien, qu'aura-t-il répondu ?

Il aura tout gâté. Restez dans ce passage,

Du contretemps tâchons de tirer avantage, [710]

Quand il sera pressé, je tousserai.

Le Chevalier

J'entends.

Nérine

Quel plaisir de servir des gens intelligents !


Scène III

Dorante, Nérine.
Dorante

Ah ! Dans quel embarras me jettes-tu ? J'essuie

Le plus cruel assaut...

Nérine

Il faut...

Dorante

Que je la fuie,

Elle me suit.

Nérine

Restez : stratagème impromptu ! [715]

Dorante

Tu lui dis que je veux l'épouser, rêves-tu ?

Nérine

Vous l'aimerez de plus j'en ai donné ma parole,

Oui, vous l'aimez, vous dis-je, il le faut.

Dorante

Es-tu folle ?

Je suis...

Nérine

Vous perdez tout.

Dorante

Je ne puis consentir

À feindre.

Nérine

Équivoquez, et laissez-moi mentir ; [720]

En lui parlant, songez à la nièce charmante,

Soupirez pour la nièce en parlant à la tante,

C'est tout de même, allons, songez qu'un mot ou deux

Procure à cette nièce un mariage heureux.


Scène IV

La Marquise, Dorante, Nérine.
Nérine

Madame, nous parlions de l'heureux mariage... [725]

La Marquise

Quoi ! Monsieur, vous parliez de moi ?

Nérine

C'est grand dommage

Que ce qu'il m'en disait soit éloge perdu,

Je voudrais que de loin vous l'eussiez entendu.

La Marquise

Que disiez-vous, monsieur ?

Nérine

Il n'ose le redire.

La riche veuve croit que l'intérêt inspire [730]

Au jeune cavalier tout ce qu'il ne sent pas,

Et qu'il lui dit... Je ris de ce double embarras.

Je vous vois à tous deux une espèce de honte ;

Vous restez-là muets ; la rougeur vous surmonte.

Monsieur me disait donc qu'il était tout honteux [735]

De vos immenses biens ; car il est généreux.

Monsieur rougit voyant votre grande richesse,

Et vous, vous rougissez de sa grande jeunesse.

Vous rougissez tous deux ; car ainsi que l'honneur,

La générosité, madame, a sa pudeur. [740]

La Marquise

Je vous permets d'aimer mes grands biens, car du reste

Je crains...

Dorante

Je vous l'ai dit, madame, je proteste,

Je jure que les biens qu'aujourd'hui vous m'offrez

Je les méprise au point...

Nérine

Jamais vous ne croirez

À quel point là-dessus va sa délicatesse. [745]

La Marquise

Vous trouvez donc en moi plus que de la richesse ?

Nérine

Il faut bien, puisqu'en vous il voit de la beauté,

De l'esprit ; votre humeur, surtout, votre gaieté,

Votre enjouement d'hier le charma.

La Marquise

J'y pris garde.

Reprenons la gaieté d'hier, car on hasarde ; [750]

On dit tout en riant, on s'explique bien mieux,

La honte paraît trop sur un front sérieux.

Disons donc que rien n'est d'un plus heureux présage

Que lorsqu'en quatre jours on fait un mariage ;

Cela prouve un rapport, que je vois entre nous, [755]

Et qu'on voit rarement, monsieur, dans deux époux.

Bon esprit, belle humeur, douceur et complaisance !

Pour l'âge, nous n'avons pas tant de convenance,

Mais je ne vieillis point, et vous deviendrez vieux,

Et pour épouse alors je vous conviendrai mieux. [760]

Dorante

Quand on a comme vous l'humeur vive et brillante,

On ne vieillit point.

La Marquise

Ah ! La réplique est galante ;

M'aimeriez-vous un peu ? Parlez ouvertement,

Monsieur.

Nérine

Je vous ai dit qu'il faut premièrement,

Pour le faire parler, lever tous ses scrupules. [765]

Dorante

Oui, scrupules, j'en ai.

Nérine

Même de ridicules :

Dans un siècle, où chacun ne se fait une loi

D'honneur, de probité, que par rapport à soi,

Il craint de supplanter le Chevalier.

Dorante

Je blâme

De pareils procédés.

Nérine

Il veut du moins, Madame, [770]

Ne se point déclarer que vous n'ayez rompu.

La Marquise

Il me faut quelque temps ; mais j'ai déjà conçu

Un prétexte pour rompre à peu près vraisemblable,

Nérine

Pour son autre scrupule, il est très raisonnable,

Même le Chevalier comme lui l'avait eu ; [775]

Avant que de signer, Madame, il a voulu

Voir la famille en paix.

La Marquise

Expliquez-vous Dorante ?

Dorante

Oui, je voudrais bien voir la famille contente.

Nérine

Comme en vous épousant il frustre de vos biens

Une nièce, il veut voir qu'on lui rende les siens ; [780]

Je l'ai dit à Madame, et pour vous satisfaire

Elle a fait un bon acte et par-devant notaire.

La Marquise

Je ne le livrerai qu'à votre occasion,

Expliquez-vous.

Dorante

S'il faut une explication,

Livrez-le, et vous ferez le bonheur de ma vie. [785]

La Marquise

Ah ! Le coeur a parlé.

Nérine

Que vous voilà ravie ?

La Marquise

Ravie... oui... transportée...

Nérine

, appelant le Chevalier.

Hem.

La Marquise

J'ai vu dans vos yeux,

Votre bouche va donc s'exprimer mieux ;

Vous n'êtes plus suspect d'intérêt, cher Dorante,

J'ai vu votre embarras, votre pudeur charmante, [790]

La mienne enfin vaincue...

Nérine

Ah ! Fuyez promptement.

La Marquise

Qu'est-ce ?

Nérine

Je vois venir... sauvez-vous. Hem.

La Marquise

Comment.

Pourquoi le faire fuir.


Scène V

La Marquise, Le Chevalier, Nérine.
Nérine
, à part.

À présent je respire,

Quoi ! Vous ne voyez pas ?

La Marquise

Qui donc ? Que veux-tu dire ?

Nérine

Le Chevalier.

La Marquise

Ô Dieux ! Qu'il vient à contretemps ! [795]

Lui, sitôt de retour ! Nérine tous mes sens

Se glacent.

Le Chevalier
, à part.

Çà, pendant qu'à Dorante elle pense,

J'aurai de l'épouser facilement dispense ;

Profitons du moment ; mettons-là dans son tort.

La Marquise

S'il me soupçonne, il va faire un éclat d'abord, [800]

Je voulais à loisir ménager la rupture ;

J'ai des raisons. Je tremble. Ah ! La triste aventure !

Dissimulons encor.


Scène VI

La Marquise, Le Chevalier.
Le Chevalier

J'arrive dans l'instant,

Madame. L'autre jour je vous dis en partant

Que je ne reviendrais pas sitôt ; mais je pense [805]

Que vous me saurez gré de mon impatience.

Mais... Je vois dans votre air un certain embarras,

Même un trouble... aujourd'hui je ne vous trouve pas

La gaieté que toujours mon abord vous inspire ;

Je ne vous prierai point cependant de me dire [810]

Ce qui se passe en vous. Nous nous sommes promis

D'être en nous mariant moins mariés, qu'amis.

J'aime ma liberté, vous, vous aimez la vôtre,

Ainsi ne nous rendons nul compte l'un à l'autre

Ni de nos sentiments, ni de nos actions. [815]

Mais je vois le sujet de vos distractions,

Vous savez que je suis haï de votre frère,

Ma présence pourrait ranimer sa colère,

Vous voulez l'adoucir ; je ne me trompe pas,

Sans doute cela seul fait tout votre embarras ? [820]

La Marquise

Justement !

Le Chevalier

Vous craignez qu'il ne nous voie ensemble.

La Marquise

Oui. C'est de cette peur seulement que je tremble.

Le Chevalier

Oh ! Rassurez-vous donc, ailleurs je logerai.

La Marquise

La prudence le veut.

Le Chevalier

Je ne vous reverrai

Que quand vous aurez fait l'affaire essentielle. [825]

La Marquise

Oui, l'accommodement.

Le Chevalier

Quand j'en aurai nouvelle,

Je viendrai. Nous n'avons rien qui presse entre nous ;

Pour signer ce contrat nous avions rendez-vous,

À notre aise. Ce point ne se peut trop rabattre,

Nous devons dans deux jours signer, prenons en quatre. [830]

La Marquise

Sept ou huit.

Le Chevalier

Huit ou dix.

La Marquise

Il faut bien quinze jours.

Le Chevalier

Il nous faut même plus, et d'ailleurs nos amours...

La Marquise

Oh !

Le Chevalier

N'ont ni tant d'ardeur, ni tant de violence,

Qu'un mois même nous fit maigrir d'impatience.

La Marquise

Vous plaisantez toujours, mais sérieusement : [835]

Vous m'avez souvent dit, et très sincèrement

Que vous ne promettiez à ma vive tendresse

Qu'une bonne amitié, tout le reste est faiblesse.

Le Chevalier

Oui, votre coeur pourrait, s'étant fortifié,

Avoir réduit l'amour à la simple amitié. [840]

La Marquise

Mais cela serait juste.

Le Chevalier

Oh ! Je suis équitable.

La Marquise

Moins d'amour de ma part.

Le Chevalier

Rendra plus convenable,

Plus égale entre nous l'union.

La Marquise

L'amitié.

Et j'ai gagné cela sur moi plus d'à moitié,

Pour rendre plus aisé le noeud qui nous engage. [845]

En sorte, Chevalier, que notre mariage

N'est quasi qu'un prétexte à se voir librement.

Le Chevalier

Et qui ne nous oblige à rien précisément.

La Marquise

Non, car au fonds ce n'est encor qu'une promesse.

Le Chevalier

Promesse non signée, et même d'une espèce... [850]

La Marquise

Promesse libre.

Le Chevalier

Libre, espèce de projet.

La Marquise

Projet simple.

Le Chevalier

Oui, très simple, et de ceux que l'on fait

Presque en l'air.

La Marquise

En l'air, car supposé que l'un change...

Le Chevalier

L'autre n'est point en droit de le trouver étrange.

La Marquise

Ainsi soit vous, soit moi...

Le Chevalier

Toute permission. [855]

Çà, je vous laisse, il faut de la discrétion.

La Marquise

Vous êtes, j'en conviens, d'un charmant caractère.

Le Chevalier

Et commode. Allez donc terminer votre affaire,

De moi vous voilà libre.

La Marquise

Allez embrassez-moi.


Scène VII

La Marquise.
La Marquise

Il n'est pas soupçonneux ! J'aime la bonne foi ; [860]

Il n'approfondit rien, c'est un homme adorable !

Il est si bon ! Mais quoi ! Dorante est plus aimable,

Cela m'excuse au fond changer n'est point trahir,

Ce n'est qu'être inconstante.


Scène VIII

La Marquise, Falaise.
Falaise

Ah ! Je viens de haïr...

La Marquise

Eh bien, mon cher !

Falaise

Je viens de haïr votre frère, [865]

Madame, presque autant que mon maître peut faire ;

Je l'ai vu là passer, il m'a regarder noir.

Çà, madame, allez-vous délivrer ce pouvoir,

Et donner en secret votre nièce à mon maître ?

Cette donation est faite ?

La Marquise

Elle va l'être. [870]

Je contente par là ma haine et mon amour ;

Ma haine, en la masquant, en prenant le grand tour ;

Car j'oblige ton maître à bien plaider mon frère :

Je lui cède un procès, mais un homme d'affaire

M'a dit qu'il ne peut pas durer plus de dix ans [875]

Ce procès que je cède, et c'est bien peu de temps,

Pourra-t-il en former quelque autre.

Falaise

Qui ? Mon maître !

Le père des procès n'en pourrait faire naître ?

Quand j'ai, car moi c'est lui, le moindre échantillon

Tenant le bout du fil du moindre procillon, [880]

Un quartier de terrain dans toute une province,

Je m'accrois, je m'étends, j'anticipe, j'évince,

J'envahis, et le tout avec formalité

Procédure est chez nous la règle d'équité ;

Sur le terrain des sots j'arrondis l'héritage [885]

Par droit de bienséance, et droit de voisinage.

En gagnant par justice, on, a rarement tort ;

Mais supposé qu'on l'eût, tout est sujet au sort,

Il est juste qu'on gagne une mauvaise cause,

Puisqu'à perdre la bonne en plaidant on s'expose. [890]

Car enfin après tout, qui sait en certain cas

Si la terre d'autrui ne m'appartiendra pas,

Par quelque nullité, vice de procédure ?

Pour être à mon profit dans une affaire obscure,

Un juge bien payé verra plus clair que moi. [895]

La Marquise

Ces maximes me font aimer ton maître et toi :

Vous poursuivrez mon frère, et j'en rirai dans l'âme,

J'en aurai le plaisir sans en avoir le blâme.

En faisant cette paix, que je me vengerai !

Ce que l'on exigeait, je l'exécuterai. [900]

M'en voilà quitte, enfin je me réconcilie.

Falaise

Se réconcilier, veut dire en Normandie,

Se le donner plus beau pour vexer l'ennemi.

La Marquise

L'arbitre avec mon frère au reste aura fini,

Il s'est fait fort d'avoir en blanc sa signature. [905]

Falaise

À l'arbitre allez donc livrer...

La Marquise

Je vais conclure.

Avec un frère au fond il faut bien vivre en paix.

Mais à condition de ne le voir jamais.


Scène IX

Le Comte, Falaise.
Le Comte

De ce qu'elle me fuit, je n'ai point de colère,

Parce qu'elle ne fait que ce que j'allais faire. [910]

Falaise

Vous ne la fuyez, vous, que par bonté de coeur,

Parce que vous verriez sa haine avec douleur.

Mais elle ! Oh ! Elle hait votre propre personne.

Le Comte

Moi, par un bon motif à ton maître je donne

Ma nièce et le procès pour plaider ma soeur. [915]

Falaise

Bon.

Le Comte

Pour son bien, pour la mettre un jour à la raison.

Car d'ailleurs de bon coeur je me réconcilie,

Pourvu qu'on la mate, et l'arbitre la lie,

Car il tirera d'elle un blanc signé, je crois ;

Enfin je fais la paix autant qu'il est en moi. [920]

Falaise

Paix pour le décorum, car lorsque vous la faites,

Retentons souterrains, et chicanes secrètes...

Il le faut pour son bien, dites-vous.

Le Comte

Oui, sans fiel.

Falaise

Tant de plaideurs dévots disent : Fasse le ciel

Qu'un arrêt foudroyant rende un tel raisonnable. [925]

En conscience on peut plaider à l'amiable.

Le Comte

Avant tout je voudrais voir la lettre pourtant ;

Depuis huit jours ici cette lettre m'attend,

Je ne la trouve point.

Falaise

Je crains quelque surprise.


Scène X

Le Comte, Falaise, Nérine.
Nérine
, à part.

Dans quel étonnement me jette la Marquise ! [930]

Quez me dit-elle là de sa donation ?

Épouser Procinville est la condition.

Ah ! J'enrage : éclatons, plaignons-nous à son frère.

Le Comte

Je vais chercher ma lettre, elle m'est nécessaire.

Nérine

Monsieur, le désespoir...

Le Comte

Non, non, console-toi. [935]

Je cède tous les biens ; et pour ma nièce, moi,

J'ai choisi pour époux en secret Procinville :

N'en dit mot à ma soeur. Chut !

Nérine

J'en reste immobile !


Scène XI

Falaise, Nérine.
Falaise
, à part.

Au seul nom de mon maître un noir chagrin lui prend.

Tantôt avec la nièce un jeune homme galant... [940]

Pour tirer ce secret j'ai feint d'aimer Nérine,

Feignons encor.

Nérine
, à part.

Ceci m'étonne... j'examine...

Ils veulent Procinville en secret tous les deux.

Sans doute ce Falaise ici s'est joué d'eux,

Il m'observe. Tâchons d'éclaircir ce mystère. [945]

Mais à propos la lettre, il se pourrait bien faire

Qu'elle fût du marquis. Pour tirer son secret,

Feignons qu'il m'a charmé tantôt.

Qu'il est bien fait

Le Falaise !

Falaise
, haut.

Qu'elle est charmante

La Nérine !

Nérine
, haut.

Contre un amour naissant ma fierté qui s'obstine, [950]

Me gêne.

Falaise
, haut à part.

Mon amour...

Nérine
, haut à part.

Ma vertu...

Falaise
, haut à part.

Mon ardeur...

Nérine
, haut à part.

Du moins en soupirant soulageons notre coeur.

Ouf !

Falaise
, haut à part.

Ouf.

Falaise

et

Nérine
, ensemble en s'approchant.

Ouf !

Nérine

Est-ce ainsi que tu viens me surprendre ?

Tu guettais ce soupir !

Falaise

Tu viens donc de m'entendre ?

Tu me prends sur le fait ; car qui te croyait-là ? [955]

Nérine

La justesse, l'accord de ces deux soupirs-là,

En même temps...

Falaise

C'est comme un Duo par nature.

Nérine

Sans doute quelque amour a battu la mesure.

Falaise

Comme amant, parlons-nous tous deux à cœur ouvert.

Nérine

Oui, qu'ainsi que nos cœurs, nos esprits de concert [960]

S'expliquent.

Falaise

L'intérêt de ta jeune maîtresse

M'est cher comme le tien.

Nérine

Et moi je m'intéresse

Au Marquis, comme à toi. Dis-moi donc franchement...

Falaise

Oui, tout ce que je sais. Et toi sincèrement

Tu me diras...

Nérine

Oui tout. Sois le premier sincère. [965]

Quel tour a pris ton maître en trompant soeur et frère ?

Falaise

Oh ! De ces tours jamais mon maître ne m'instruit ;

Tous ses projets pour moi sont une obscure nuit ;

Car j'y marche à tâtons, je sers à l'aveuglette.

Nérine

Oh ! Ma jeune maîtresse est bien plus indiscrète. [970]

Falaise

Elle te dit donc tout ?

Nérine

Elle m'ouvre son coeur.

Falaise

Qu'y vois-tu ? Parle net. Je te jure d'honneur

Que de l'épouser, moi, j'empêcherais mon maître,

Supposé qu'elle aimât quelqu'un. Cela peut être.

Nérine

Cela ne se peut, non. Impossibilité. [975]

Elle emploie à haïr sa sensibilité.

Elle tient de la tante à moitié, tout du frère,

Et d'un grand haïsseur qui fut défunt son père.

De leur famille on voit peu d'amants, point d'amis :

On voit passer la haine au Mans de père en fils, [980]

Comme à Paris l'amour passe de mère en fille.

Falaise

Hon ! La nièce, je crois, tient peu de sa famille.

Nérine

, tenant le lettre nonchalamment.

Lettre de Normandie.

Falaise
, à part.

Ah ciel ! Entre ses mains

La lettre de mon maître au comte. Ah ! Que je crains !

Saurait-elle qu'elle est de lui ?

Nérine

Par aventure... [985]

Falaise

Eh bien ?

Nérine

Connaîtrais-tu ?

Falaise

Voyons.

Nérine

Cette écriture ?

Falaise

Je ne la connais point.

Nérine

Suffit. Parlons d'amour.

Falaise
, voulant ravoir la lettre.

Lettre de Normandie, as-tu dit ?

Nérine
, feignant de l'écouter.

En un jour

Se sentir l'un pour l'autre autant de sympathie.

Falaise

Je connais un facteur ici de Normandie. [990]

Je saurai... donne-moi la lettre.

Nérine

Quand le coeur...

Falaise

Des plaideurs me diront...

Nérine

L'amour...

Falaise
, à part.

Hon ! J'ai bien peur.

Nérine

Je vais la rendre au Comte. À tantôt la tendresse.

Falaise
, à part.

À tantôt.

Nérine
, à part.

Il voudrait l'avoir, je suis au fait. [995]

Falaise
, à part.

Elle ment en disant que cette nièce hait,

Elle aime ce jeune homme. Allons voir.

Nérine
, à part.

Oui, la lettre

Pourrait bien détromper la tante.

Falaise
, à part.

Je vais mettre

Tout en oeuvre

Nérine

Un seul mot de toi, mais nettement...

Falaise

Un de toi, mais naïf, dis-moi tout uniment... [1000]

Nérine
, lui montrant la lettre.

Que sur cette écriture un mot simple s'explique ?

T'est-elle inconnue ? Eh ?

Falaise

Oui, tout court. Angélique

A-t-elle un amant ? Eh ?

Nérine

Non, tout court.

Falaise

Tout court. Bon.

Langage de soubrette en cas d'amour un non

Bien souvent veut dire, oui.

Nérine

Dans le Normand langage [1005]

Oui, c'est-à-dire, non.

Mais je tremble.

Falaise
, à part.

Ah ! J'enrage.



ACTE IV




Scène I

Dorante, Le Chevalier, Nérine.
Dorante

Tout est perdu pour moi, mon amour découvert

M'ôte toute ressource, et pour jamais me perd.

Le Chevalier

À tout autre malheur on eût trouvé remède,

À celui-ci, mon cher, mon habileté cède. [1010]

Dorante

La Marquise sait tout.

Nérine

Cet intrigant maudit,

Ce Falaise a tout su, ce Falaise a tout dit.

Dorante

Ayant quelque soupçon, et voulant me détruire,

Au couvent d'Angélique il est allé s'instruire.


Scène II

Dorante, Le Chevalier, Angélique, Nérine.
Angélique

Pour la dernière fois, hélas, je viens vous voir ; [1015]

Nérine, elle sait tout, je suis au désespoir.

Elle était bien tranquille, et j'étais avec elle,

On lui parle tout bas, d'abord elle t'appelle,

Et te rechasse après, et me prends par le bras,

Et voit en moi la peur, le trouble et l'embarras. [1020]

Vous aimez, je le sais, et vous êtes aimée,

Me dit-elle d'abord de fureur animée ;

Elle l'a soutenu, moi le niant toujours,

Mais elle vous voyait, dans mon air, mes discours,

Peut-être dans mes yeux, car nous sortions d'ensemble : [1025]

N'y pouvant plus tenir, car encore j'en tremble,

Je me suis dérobée à ses emportements,

En fuyant à travers de ces appartements.

Je mourrai de douleur.

Dorante

Consolez-vous. J'espère...

La Marquise... voyons...

Angélique

Eh ! Que pourrait-on faire ? [1030]

Dorante

Espérons tout du temps. Son amour passera.

Angélique

Non, Dorante, toujours elle vous aimera.

Nérine

Je le crois ; son amour est un amour tenace.

Quand l'amour une fois dans un vieux coeur se place,

Comme on l'y laisse en paix, il y reste longtemps. [1035]

Angélique

Quoi nul expédient ?

Le Chevalier

J'y rêve, j'en attends.

Soyez d'abord par moi tant soit peu querellée

Quoi ! N'avoir pas l'esprit d'être dissimulée !

Devant la tante avoir tremblé, pâli, rougi ;

Crainte, sincérité, pudeur à quinze ans ! Fi. [1040]

De ces vices je crois que le remords vous ronge ?

Auriez-vous la vertu de bien faire un mensonge.

Nérine

Oh ! Qu'oui.

Le Chevalier
, à Nérine.

J'entends quelqu'un, sors, toi cours amuser

La Marquise.

Angélique

Je fuis.

Le Chevalier
, arrêtant Angélique.

Restez.


Scène III

Angélique, Le Chevalier, Nérine, La Marquise.
Le Chevalier

Il faut ruser.

Elle sait votre amour, elle est bien pénétrante. [1045]

Mais a-t-elle fixé ses soupçons sur Dorante ?

L'avez-vous nommé ?

Angélique

Non.

La Marquise
,a vue au fond du théâtre.

Quel est donc son amant ?

Nérine

Chimère, elle n'a vu nul homme à son couvent.

La Marquise

Je veux approfondir cet amour de ma nièce,

À quinze ans amoureuse ! Ah ! Quelle hardiesse ! [1050]

Le Chevalier
, bas.

Il faut tout hasarder, profitons des instants,

Feignons de ne point voir qu'elle nous voit.

Angélique

J'entends.

Le Chevalier

Hélas !

Fut-il jamais un amant plus à plaindre ?

La Marquise

Ah ! C'est le chevalier. Écoutons.

Le Chevalier
, bas.

Pour mieux feindre

Essayez de m'aimer presque réellement ; [1055]

Prenez-moi pour Dorante, il faut du sentiment.

De pouvoir être à vous je n'ai plus d'espérance,

J'épousais votre tante, et je crains sa vengeance.

Vous savez que votre oncle est mon grand ennemi,

Cet odieux mortel ne hait point à demi. [1060]

Ainsi vous comprenez qu'à la soeur comme au frère

De votre amour il faut encor faire mystère.

Cachez-le bien au moins. Tout haut répondez-moi

Qu'on vous a soupçonnée.

Angélique
, haut.

Hélas ! Monsieur, je crois

Avoir imprudemment laissé voir ma tendresse ; [1065]

Je l'ai presque avouée.

Le Chevalier
, haut.

Ah ! Tant pis.

Angélique
, haut.

Par faiblesse,

Par franchise.

Le Chevalier
, bas.

Fort bien. Mais il faut dire mieux.

Ah ! Charmante Angélique.

Attendrissez ces yeux.

Votre tendre douleur augmente encor vos charmes.

On va nous séparer. Il faut ici des larmes. [1070]

Feignez de pleurer.

Angélique
, haut.

Ah ! Je suis au désespoir.

Le Chevalier
, haut.

Je vois couler vos pleurs.

Tirez donc le mouchoir,

Faudra-t-il tout vous dire.

Ah ! Je perds Angélique,

Il lui prend la main pour la baiser.

Du moins...

La main en est, il faut du pathétique. [1075]

Angélique
, bas.

retirant sa main que le Chevalier lui baise.

Mais...

Le Chevalier
, bas.

La tante nous voit, il ne faut point tricher ;

Oh ! Fuyez à présent.

Angélique
, haut.

Ah ! Je cours me cacher,

Je ne puis supporter les regards de ma tante.

La Marquise

Je m'en étais doutée.

Nérine

Ah ! Qu'elle est imprudente ! [1080]

Tous deux également vous êtes indiscrets,

Dès tantôt vos regards ont trahis vos secrets.

Ah ! Rien n'échappe aux yeux des mères et des tantes ;

L'expérience, hélas, les rend trop pénétrantes.

Vous m'allez quereller en mon particulier. [1085]

La Marquise

Falaise l'avait vue avec le Chevalier.

Le Chevalier

Il faut bien l'avouer ; je soupirais pour elle,

Pris en flagrant délit, m'avouant infidèle,

Me voilà bien honteux. Que vous me haïrez !

Mais, ma foi, quand la honte et le vin sont tirés, [1090]

Il faut les boire.

Nérine

Allons, buvez d'intelligence.

Honte bue à présent, ma foi, sur l'inconstance.

Vous êtes inconstant, madame l'est aussi.

La Marquise

Il faut vous l'avouer, j'en aime un autre : ainsi

Vous ne me voyez point jalouse, furieuse. [1095]

Votre infidélité, d'ailleurs injurieuse,

Paraît dans un moment favorable pour vous :

Je suis bonne indulgente, et je dois filer doux,

J'adore votre ami.

Le Chevalier

J'avouerai ma surprise,

Elle est très grande, mais ainsi que vous, Marquise, [1100]

Je ne suis que surpris, et non pas furieux,

Car je vois que l'amour a tout fait pour le mieux.

Nérine

En effet il finit vos gênes, vos contraintes.

La Marquise

Cet éclaircissement a fait cesser nos feintes.

Le Chevalier

Nous nous gênions tantôt ; je ne m'étonne pas [1105]

Si voulant du contrat différer l'embarras

Vous disiez dans trois jours, dans quatre, dans huitaine,

Renchérissant sur vous je voulais la quinzaine ;

Nous nous donnions beau jeu pour notre changement.

La Marquise

J'ai senti des remords jusques à ce moment. [1110]

Le Chevalier

J'avais quelque scrupule.

La Marquise

Oh ! L'heureuse rupture !

Le Chevalier

Je respire à présent.

La Marquise

L'agréable aventure !

Nérine

Voilà le bon esprit. Ne se rien reprocher ;

Se bien rendre le change au lieu de se fâcher ;

Faiblesse pour faiblesse, ayons chacun la nôtre : [1115]

Passe-moi celle-ci, je te passerai l'autre.

Que d'honnêtes maris, que de femmes d'honneur,

Sur ces facilités ont fondé leur bonheur.

Le Chevalier

Çà, madame, à présent j'aurai votre suffrage ?

Deux trahisons feront un double mariage. [1120]

La Marquise

Non, ma vivacité m'aveugle dans l'instant,

Et me fait oublier le point fixe, important,

À servir ma haine : oui, ma nièce est destinée,

À Procinville enfin, elle est presque donnée.

Le Chevalier

Quoi ! Madame, un tel homme...

Nérine

Oui, doit vous supplanter. [1125]

Sur sa fidélité, madame peut compter ;

Monsieur qui le connaît, m'en a fait la peinture :

Ce monstre moitié guerre, et moitié procédure,

Soi-disant noble, fut maître clerc et bretteur ;

À Falaise on l'a vu, marquis et procureur ; [1130]

Dans la ville du Mans il s'établit ensuite,

Là les plus fins Manceaux admiraient sa conduite ;

Ce fut là qu'on en vit quelques échantillons :

Il achetait sous mains de petits procillons,

Qu'il savait élever, nourrir de procédures, [1135]

Il les empâtait bien, et de ces nourritures

Il en tirait de bons et gros procès du Mans.

Le Chevalier

Et c'est cet ennemi des accommodements,

Qui vous jurant, madame, une amitié sincère,

Vous trahissait sous main en servant votre frère. [1140]

Nérine

Pour et contre agissant, plaideur à deux envers,

En face il vous caresse, et vous bat à revers :

Tenez, reconnaissez ici son écriture.

La Marquise

Il écrit à mon frère !

Nérine

Oui, faites la fracture,

Je n'ose la faire.

La Marquise
, décachetant la lettre.

Ah ! Lisons. [1145]

Le Chevalier

Vous alliez [1145]

Avec un franc fripon !

La Marquise

Que vois-je, Chevalier ?

Le Chevalier
, lisant avec la Marquise.

À médire de vous sa plume est éloquente !

Nérine

En vieux titres aussi sa plume est élégante ;

Pour la beauté du style il change un mot, un nom :

Signature qui soit tout à fait fausse, non ; [1150]

Non pas tout à fait vraie aussi, mais signature

Vraisemblable...

Le Chevalier

On veut bien lui passer sa roture ;

Mais chacun sait que c'est un homme sans honneur,

Tourmentant ses voisins, injuste, usurpateur...

La Marquise

C'est l'homme qu'en secret avait choisi mon frère ! [1155]

Il est usurpateur, roturier et faussaire.

Par bonheur je n'ai pas délivré le papier.

Oui, ma nièce sera pour vous ; mais, Chevalier,

Comment tromper mon frère ? Il sera difficile

De le désentêter du traître Procinville. [1160]

Le Chevalier

C'est à quoi nous allons rêver. Faisons si bien

Que de notre complot il ne soupçonne rien.

La Marquise

Madame, allons d'abord recacheter sa lettre,

Et par quelque inconnu faisons-là lui remettre.

Tantôt il la cherchait dans toute la maison, [1165]

Sur ce que je l'avais, il aurait du soupçon.

Le Chevalier

Toutes deux allez donc réparer la fracture,

Et vous triompherez de lui, je vous le jure.

Rentrez, je vous rejoins.


Scène IV

Le Chevalier

Je me suis aperçu

Qu'avec la nièce ici ce Falaise m'a vu, [1170]

Ce maraud ne peut-il point nuire à mon idée ?

Notre affaire n'est pas encore décidée.


Scène V

Le Chevalier, Falaise.
Falaise
, à part.

Voilà donc ce rival maudit ? Et par malheur

Il me paraît qu'il a pour lui gagné la soeur.

Le Chevalier
, à part.

Je crains que ce coquin ici ne nous dérange. [1175]

Voyons si tout à l'heure il a bien pris le change,

S'il me croit bien l'amant d'Angélique.

Viens çà.

Falaise
, en le fuyant.

Je vais à vous, monsieur.

Le Chevalier

Tu me fuis ? Reste là,

Ou morbleu...

Falaise

Pardonnez ; car, monsieur, c'est mon maître,

Ce n'est pas moi qui veux épouser.

Le Chevalier

Comment, traître, [1180]

Travailler à m'ôter ma maîtresse ?

Falaise

J'ai peur,

Tremblez aussi ; mon maître a pour lui le tuteur ;

La soeur n'est pas battante à livrer Angélique ?

C'est acquisition fausse, et non juridique.

Une nièce, monsieur, ne peut s'aliéner ; [1185]

C'est comme un propre. Enfin on va vous chicaner.

Mon maître sait ravoir son bien en bonne guerre,

Il sait bien par retrait rentrer dans une terre ;

Oui, vous l'épousez mal, mon maître y rentrera.

Le Chevalier
, à part.

Il est dans l'erreur, bon.

Pour ton maître on verra, [1190]

Mais à toi, jusqu'au Mans tu plaides à merveilles,

Je pourrais bien ici te couper les oreilles.

Falaise

Pour me les rendre après je vous fais assigner.


Scène VI

Falaise

Pour l'oncle ils ne pourront morbleu pas le gagner ;

Quand il saura l'amour, il les va tous confondre. [1195]

Il faut l'attendre ici. De moi je puis répondre.

Je gagne trop d'argent à servir un fripon,

Pour n'être pas fidèle, et ne pas tenir bon.

Pour mon maître je vais jouer à quitte ou double ;

Pour ce maudit rival, la Nérine nous trouble : [1200]

Je croyais la charmer, cet homme apparemment

Plus libéral encor que je ne suis charmant,

La paye bien, le reste est pure bagatelle ;

Moi, lui faisant l'amour, qu'aurais-je tiré d'elle ?

La faveur d'un coup d'oeil, ou d'un air minaudier ? [1205]

Bon ! J'aime mieux avoir la faveur d'un greffier.

Mais le Comte paraît. Laissons-là la morale,

Et tâchons d'animer sa vengeance brutale.


Scène VII

Le Comte, Falaise, Un Laquais tenant une lettre.
Le Comte

Quoi, morbleu l'on apporte une Lettre pour moi,

Ici je la demande à tous ceux que je vois... [1210]

Le Laquais

D'une lettre, monsieur, vous êtes fort en peine,

Je courais la chercher, j'étais tout hors d'haleine,

Lorsqu'un homme inconnu...

Le Comte

Que tiens-tu ?

Le Laquais

La voilà.

Le Comte

Et donne-la, maraud, sans dire tout cela.

« De Procinville.» Hon, hon, hon... quel verbiage ! [1215]

« Votre soeur est bizarre, et maligne, et volage. »

Bon cela. « Hon, hon, hon... l'esprit très dangereux. »

Fort bien. « Sur le complot que nous faisons tous deux... »

« Hon, hon... Soyez discret, prudent. » Mot inutile.

Et morbleu croyez-vous, monsieur, de Procinville, [1220]

Que je ne sais pas être aussi prudent que vous ?

« Il faut... hon, hon... il faut faire un acte entre nous.

Il faut... hon, hon... il faut s'assurer d'Angélique,

Il faut... » Toujours il faut ? Votre ton despotique

Impose trop. « Hon, hon... mais je crains votre soeur, [1225]

D'ailleurs, on me menace. Hon, hon, hon... J'ai bien peur... »

Vous êtes un poltron. « L'on m'écrit que la nièce... »

On ment. « On dit... hon, hon... » C'est pour vous faire pièce.

Monsieur de Procinville, et vous êtes un sot

D'ajouter foi... « hon, hon... c'est sans doute un complot... » [1230]

Soupçons normands. « Je crois... je n'en crois rien, vous dis-je.

Informez-vous... hon, hon... je prétends et j'exige... »

Vous êtes obstiné. « Je soutiens qu'on a vu... »

Oh ! Je vous soutiens, moi... « J'en suis bien convaincu... »

Morbleu, cet homme-là m'échauffe les oreilles ! [1235]

Car a-t-on jamais vu de disputes pareilles.

Je me fâchais un peu, ton maître a du soupçon.

Falaise

C'est qu'il connaît la soeur. Ah ! Qu'il a bien raison ;

On vous trahit.

Le Comte

Comment ?

Falaise

Et la tante à la nièce

Donne un amant secret.

Le Comte

Ah ! Quelle hardiesse. [1240]

Falaise

Et c'est le Chevalier. J'ai vu, vu de mes yeux.

Le Comte

Quoi ! Ma nièce me trompe aussi ?

Falaise

Tout de son mieux.

De ce complot secret j'ai fait la découverte ;

Sonnons la charge, allons, procédons, guerre ouverte.

Le Comte

Heureusement morbleu je n'ai rien délivré. [1245]

Falaise

De sa conquête enfin l'amant sera sevré ;

Nous allons replaider et de tierce et de quarte.

En procès, comme au jeu, plus on mêle la carte,

Et plus le gain devient légitime, loyal.

Accorder un procès, est-il un plus grand mal ? [1250]

C'est proprement frauder les droits de la justice,

La voler.

Le Comte

Ah ! C'est trop ruser, plus d'artifice.

L'arbitre, la Nérine, et la soeur, et l'Amant,

Envoyons tout au diable, et la Nièce au couvent.



ACTE V




Scène I

Angélique, Dorante, Nérine.
Dorante

Le Chevalier se moque, il nous fait trop attendre ; [1255]

Il nous quitte incertain du parti qu'il doit prendre,

Il court chercher le Comte, il nous dit que chez lui,

Il fulmine, et ne veut rien finir aujourd'hui.

Mais s'il ne peut calmer la colère du Comte ?

Nérine

Tant pis.

Angélique

Si nous n'avons une réponse prompte, [1260]

Tout est perdu.

Nérine

D'accord.

Dorante

Je crains tout. Finissons.

Falaise à la Marquise a donné des soupçons.

Nérine

J'en tremble.

Dorante

Au fond je vois que le péril redouble,

L'amour de la Marquise...

Angélique

Ah ! C'est ce qui me trouble.

Dorante

Vous comprenez bien ?

Angélique

Oui. Tout se découvrirait. [1265]

Nérine

J'attends le Chevalier.

Angélique

Mais, Nérine, il faudrait

Pour finir promptement, prendre d'autres mesures.

Nérine

Voyons.

Dorante

Il faut sans doute en prendre de plus sûres.

Nérine

Prenons-en volontiers ; imaginez-les nous,

Réformez nos desseins. Quelle idée avez-vous ? [1270]

Quel autre expédient ?...

Angélique

Je suis bien malheureuse ?

Nérine

Et votre idée à vous ?

Dorante

La Marquise amoureuse !

Nérine

Et vous ?

Angélique

Hélas !

Nérine

Et vous ?

Dorante

Ah ! Ciel ! J'y périrai.

Nérine

Voilà de bons avis, et je m'en servirai.

Peste soit des amants, et de leurs faibles têtes ! [1275]

Ils ne savent qu'aimer, l'amour les rend si bêtes !

De leurs tendres soupirs, et de leurs chagrins noirs,

De leur joie excessive, et de leurs désespoirs,

On ne tirerait pas une once de prudence,

De bon conseil.

Angélique

J'entends... C'est mon oncle, je pense. [1280]

Dorante

Quoi donc ! Il crie, il jure, il menace, quel bruit !

Pas plutôt un succès, qu'un malheur le détruit.


Scène II

Le Comte, Angélique, Dorante, Nérine.
Le Comte

Oui, plus j'y pense, et plus ma colère s'augmente.

Têtebleu ; ventrebleu, de l'amour pour Dorante !

Angélique

Il sait donc notre amour ?

Le Comte

Oh ! Vous ne l'aurez pas. [1285]

Dorante

Ah ! Nous voilà perdus.

Nérine

Il va faire un fracas....

Dorante

Tâchons de l'apaiser.

Angélique

En nous voyons ensemble,

Il s'irrite encore plus.

Le Comte

Hon... têtebleu !

Angélique

Je tremble.

Le Comte

Oui, vous aimez Dorante ! Ici, ma nièce, ici.

Nous allons voir beau jeu.

Nérine

Moi, j'ai le coeur transi. [1290]

Le Comte

Monsieur Dorante : un mot... la fuite est inutile.

Ouf ! Je ne puis parler.

Nérine
, à part.

C'est un torrent de bile.

S'il pouvait l'étouffer. Monsieur, vous êtes bon.

Le Comte

Vous aimez donc Dorante ?

Angélique

Ah ! Mon oncle pardon.

Le Comte

Oh ! Parbleu, votre amour vous produira la rage. [1295]

Dorante

Où veut-il en venir ?

Nérine

Voyons fondre l'orage.

Le Comte
, à Angélique.

Songeons à la punir. Donnez-moi votre main.

Nérine

Qu'en veut-il faire ? Hélas !

Dorante

Voyons jusqu'à la fin.

Le Comte

Monsieur Dorante.

Dorante

Et bien, monsieur.

Le Comte

Donnez la vôtre.

Quoi donc ! Vous hésitez ; je pense l'un et l'autre. [1300]

Nérine

Ha, ha... J'entrevois...Bon, je devine, je crois.

Le Comte

Traverser son amour, ah ! Quel plaisir pour moi !

Ma soeur à cinquante ans devenir amoureuse !

Oh ! Je m'en vengerai.

Nérine

La vengeance est heureuse.

Le Comte
, prenant leurs mains.

Je vous... marie... exprès... exprès... Pour ... la... punir... [1305]

Nérine
, prenant leurs mains.

Punissez, punissez.

Le Comte

Quel plaisir j'ai d'unir

Deux coeurs, dont l'union va faire à la Marquise

Un chagrin éternel.

Nérine

Mais de peur de surprise,

Séparez-vous tous deux.

Dorante

Que d'obligation !

Nérine

Moins de remerciements, plus de discrétion, [1310]

Fuyez.

Angélique

Que de bonté !

Nérine

Courez chez votre tante,

De vous entretenir elle est impatiente.


Scène III

Le Comte, Nérine.
Le Comte

Le Chevalier m'apprend cet amour de ma soeur.

Le Chevalier et moi nous étions en froideur ;

En public je m'étais même mis en colère, [1315]

De ce qu'il devenait malgré moi mon beau-frère ;

À présent je le vais aimer de tout mon coeur ;

Car tout ceci le fait renoncer à ma soeur,

Il m'a donné parole, elle est sûre, et j'y compte.

Nérine

Quel coup pour votre soeur ! Elle mourra de honte. [1320]

Car elle va rester veuve entre deux amours,

Sur le Chevalier même elle aura des retours.

On a quelque regret de perdre, quoiqu'on change ;

Mais surtout son amour pour Dorante vous venge :

Elle croit le tenir, l'amour, qui porte à faux, [1325]

Est bien piquant.

Le Comte

Oui, mais j'ai dit là quelques mots,

Falaise m'observait, je parlais de Dorante,

S'il m'avait entendu ? J'ai la voix éclatante :

Il écoute encor.

Nérine

Ah ! S'il avait entendu

Que l'amant véritable est Dorante...


Scène IV

Le Comte, Nérine, Falaise.
Le Comte
, bas à Nérine.

Il a pu [1330]

Entendre quelques mots, car j'étais en colère.

Nérine
, bas au Comte.

Lui redonner le change, est tout ce qu'on peut faire.

Oui ; sur le Chevalier confirmons son erreur.

Pourquoi vous irriter ? Parce que votre soeur

Au Chevalier veut bien accorder Angélique, [1335]

Vous criez, en faisant un serment authentique.

Qu'en vain nous espérons de vous ce tendre amant,

Que nous ne l'aurons pas.

Le Comte

Oui, je fais un serment...

À ton maître je fais un serment authentique.

Qu'au Chevalier jamais je ne donne Angélique. [1340]

Nérine

Et moi, je fais serment, oui, j'en jure ma foi,

Nous mourrons au Couvent, et votre nièce et moi,

Plutôt que d'épouser le sieur de Procinville ;

Nous ne quitterons point Paris la bonne ville,

Pour épouser au Mans un Marquis à dindons, [1345]

Et nous ne savons pas engraissez des chapons.

Le Comte

Laissons-la criailler, allez chez moi m'attendre.

C'est pour nous en défaire.

Nérine
, bas au Comte.

Ah ! Que c'est bien l'entendre.

Falaise

Ha, ha, ha, je triomphe.


Scène V

Nérine, Falaise.
Nérine

Ah ! Fourbe, scélérat,

Tu m'adorais tantôt, faux amant, renégat. [1350]

Falaise

Ta colère me fait respirer plus à l'aise,

Nous avons l'esprit fort nous autres à Falaise ;

Invectives, gros mots, injures, maudissons,

Ce n'est que menu grain, nous nous en engraissons.

Nérine

Me trahir en affaire ! En intrigue, encore passe, [1355]

Mais en amour ? Hélas ! Je t'ai cru dans la nasse.

Falaise

Je t'aimais tantôt, mais tout change avec le temps ;

Amants Falaisiens ne sont pas si constants.

Mon amour reviendra peut-être, mon coeur vole,

Va, vient, reva, revient, tout comme ma parole. [1360]

Car d'objet en objet, souvent du blanc au noir

Je me promène moi du matin jusqu'au soir.

Du non au oui, oui, non, ce sont mes galeries.


Scène VI

Nérine

Nous pouvons à présent dresser nos batteries.

Le voilà confirmé dans l'erreur. J'ai tremblé [1365]

Qu'il n'eût vu qu'à Dorante Angélique a parlé.


Scène VII

La Marquise, Le Chevalier, Nérine.
La Marquise

Ha, ha, ha, ha, fort bien, ha, ha, qu'elle est plaisante

La pièce que l'on joue à mon frère.

Le Chevalier

Charmante.

Car vous croyant toujours pour moi le même amour,

Il croit, m'ôtant à vous, vous jouer un bon tour. [1370]

Pour vous désespérer il me donne Angélique,

À l'arbitre en secret là-dessus il s'explique.

Je vous ai dit le reste, et vous verrez son jeu.

J'avouerai que tromper quelqu'un me blesse un peu ;

Mais si la tromperie en quelque cas s'excuse, [1375]

C'est quand on fait donner un ennemi qui ruse

Dans le piège malin, que lui-même nous tend :

D'ailleurs pour détourner un malheur très pressant

La feinte est quelquefois un vice nécessaire.

Les hommes sont si faux, qu'un seul toujours sincère [1380]

Entre eux tous paraîtrait comme un niais étrange,

Dans un pays, où tous biaisent pour s'arranger :

En affaire, en amour, en guerre, en marchandise,

Même en morale on farde à présent la franchise.

Chacun de son manège étant tout occupé [1385]

Qui ne trompe jamais, sera souvent trompé.

Çà, dans son piège il faut que votre frère donne ;

Mais finissez sans moi de peur qu'il ne soupçonne

Qu'en croyant vous punir, il va combler nos voeux.


Scène VIII

La Marquise, Angélique, Pyrante, Nérine.
Angélique
, à part à Pyrante en entrant.

Je ne vois plus d'obstacle à cet accord heureux. [1390]

Pyrante
, à la Marquise.

Vous avez pris enfin l'expédient unique,

Et votre frère et vous, pour pourvoir Angélique,

C'est d'ignorer tous deux qui sera son époux.

Eût-il été choisi par lui, comme par vous,

Fût-il ami du Comte en secret et le vôtre. [1395]

Sitôt que l'un saurait qu'il est choisi par l'autre,

Vous cesseriez tous deux encor de le vouloir.

Sur ce Marquis Manceau vous l'avez bien fait voir,

Vous le vouliez tous deux, j'ai cru l'accord facile,

Tous deux vous excluez à présent Procinville ; [1400]

Le ciel en soit loué, car c'est un malheureux ;

Mais le plus honnête homme eût été par vous deux

Exclu et détesté par le même caprice.

Nérine

Vous parlez à merveille, et vous rendez justice.

Pyrante

Nous allons terminer.


Scène IX

Le Comte, La Marquise, Angélique, Pyrante, Nérine.
Le Comte

Je viens à vous, ma soeur, [1405]

Avec sincérité vous découvrir mon coeur,

Non point comme tantôt par politique feindre,

Dire que je vous aime, en un mot, me contraindre ;

Si je vous le disais, vous ne le croiriez pas.

La Marquise

Votre sincérité m'épargne un embarras. [1410]

Car je ne sais pas bien au fond comment m'y prendre

Pour vous persuader une amitié bien tendre.

Le Comte

Nous nous gênions tantôt en nous tendant les bras.

La Marquise

Oui, cet expédient ne nous réussit pas.

Nérine

Raccommodons-nous seulement par prudence. [1415]

Le Comte

Pour éviter le blâme, enfin par bienséance.

La Marquise

Afin qu'on puisse dire, en parlant bien de vous,

Ce que l'on dit de mieux pour louer deux époux,

Ils se haïssent mais ils vivent bien ensemble.

Le Comte

Notre premier motif, celui qui nous rassemble, [1420]

Celui qui de si loin nous fait venir tous deux,

C'est la famille. Enfin nous secondons ses voeux,

Plus de procès. Il reste à pouvoir Angélique,

Vous vouliez lui donner tantôt par politique

Ce fourbe de Marquis, c'était là votre choix... [1425]

La Marquise

À ce scélérat, oui, vous donniez votre voix.

Le Comte

Nous n'avons d'autre but à présent l'un et l'autre

Que de l'exclure.

La Marquise

Il est mon horreur et la vôtre.

Pyrante

Vous l'excluez enfin dans vos donations.

Le Comte

Pour finir entre nous ces altercations, [1430]

Nous vous donnons pouvoir de marier ma nièce.

La Marquise

Ne nous en point mêler c'est un trait de sagesse,

Plus d'éclats.

Le Comte

Le dernier sera donc celui-ci.

La Marquise

Notre haine sera secrète, Dieu merci.

Pyrante

Votre donation.

La Marquise

La voici. [1435]

Pyrante

Vous la vôtre. [1435]

Nérine

Que vous nous épargnez de tourment l'un et l'autre.

Angélique

Ah ! Quel bonheur pour moi !

La Marquise

Ma nièce peut choisir.

Le Comte

Du choix qu'elle fera donnons-nous le plaisir.

La Marquise

Nous nous sommes promis douceur et politesse.

Le Comte

Nous verrons qui des deux tiendra mieux sa promesse. [1440]

Pyrante

Vous me dispenserez d'être le spectateur

De cette politesse et de cette douceur,

J'ai fait mon ministère, et la nièce est pourvue.

Angélique

Je sors, je n'aurais pas assez de retenue,

Ma joie irriterait ma tante.

La Marquise

Amenez-nous [1445]

Votre amant.

Le Comte
, retenant Angélique.

Il viendra, ma soeur, trop tôt pour vous.

Il est bien fait, charmant, son amant ; il enchante.

Nérine

Je vous quitte aussi.

La Marquise

Non, Nérine, sois présente,

Je veux te faire voir ma modération ;

Car c'est mon fort, quand j'ai ma satisfaction. [1450]

Le Comte

Pour moi, je suis tranquille, et pourvu que je voie

Mes desseins réussir, j'ai même de la joie.

La Marquise

Quand les miens tournent bien, je ris moi quelquefois.

Le Comte

Ne vous fâchez donc point si je ris de son choix.

La Marquise
, apercevant le Chevalier qui vient.

D'autres même en riront.

Nérine

Nous allons donc bien rire. [1455]


Scène X

La Marquise, Le Comte, Angélique, Le Chevalier, Nérine.
Le Chevalier

Je vous vois tous contents : à monsieur il faut dire

Pour augmenter sa joie encore d'un degré,

Que nous avons rompu.

Le Comte

Je vous en sais bon gré ;

Je ne vous haïssais que comme beau-frère.

La Marquise

Et vous l'allez haïr comme neveu, j'espère ; [1460]

Mais par degrés je veux vous resserrer le coeur.

Apprenez donc d'abord, monsieur, que votre soeur

Moi, mon frère, moi, moi, j'épouserai Dorante.

Le Comte

Vous croyez m'affliger, mais non, ma joie augmente,

Car d'un seul mot je vais troubler la vôtre.


Scène XI

La Marquise, Le Comte, Angélique, Le Chevalier, Dorante, Nérine, Falaise.
Falaise

Non, [1465]

Je veux tout rompre, moi, je n'entends point raison.

Dorante

Arrête.

Falaise

Non morbleu.

Dorante

Tais-toi.

Falaise

Non, je criaille,

Pour les mieux exciter à se donner bataille.

Dorante

Je voulais différer d'un moment vos chagrins,

Madame, et vous marquez au moins que je vous plains, [1470]

J'eusse voulu pouvoir être un peu plus sincère :

Pardonnez à l'amour...

La Marquise

Ah ! J'entends. C'est mon frère,

Que vous avez fâché d'avoir trompé, je crois.

Il pardonne à l'amour que vous avez pour moi.

Falaise

Eh non, madame, non, ce n'est pas vous qu'il aime, [1475]

Car je viens en guettant être témoin moi-même !

De l'amour pour la nièce, il lui disait des mots...

Enfin heureusement je viens tout à propos,

Ne leur délivrez rien, vous êtes bien nantie.

Nérine

Ma foi tu viens trop tard, et la dot est partie. [1480]

Le Comte

Ma nièce, choisissez.

Angélique
, voulant sortir.

Je n'ose.

Le Comte
, la retenant.

Restez-là.

Angélique
, prenant Dorante.

Je choisis donc.

La Marquise

Comment ! Je n'entends pas cela.

Le Comte

Je viens de marier votre amant à ma nièce.

La Marquise

Au Chevalier d'accord, croyant me jouer pièce.

Le Comte

Non, à votre autre amant à Dorante, ha, ha. [1485]

Dorante

Venez, monsieur, venez : de grâce laissons-la.

Le Comte

Ah ! Voyons son dépit, il va combler ma joie.

Dorante

C'est ce qu'il ne faut pas qu'un galant homme voie.

La Marquise

Quoi ! Tous ! Le Chevalier...

Le Chevalier
, d'un ton poli.

Je ne vous réponds rien.

Moi, j'ai pris mon parti, Dorante a pris le sien. [1490]

Je vous plaindrais beaucoup, si vous étiez souffrante.

La Marquise

Ma nièce !

Nérine

Je lui tiens lieu de mère.

La Marquise

Dorante.

Nérine

Nous n'avons pu pour vous en faire qu'un neveu.


Scène XII

La Marquise, Falaise.
Falaise

Ah ! Mon maître pour vous va mettre tout en feu,

Mettre en combustion leurs biens de Normandie ; [1495]

Mon maître à ses voisins pire qu'un incendie ;

Va venger en plaidant votre amour méprisé.

Brûlez d'un plus beau feu ; que ce coeur embrasé

D'amour, soit possédé d'un amour de chicane ;

Il faut pour triompher d'eux tous notre organe. [1500]

Épouser le Marquis de Procinville... ou moi.

La Marquise

Mon seul soulagement dans tout ce que je vois.

C'est de tourner en fiel cet amour qui me gêne ;

Oui, je vais me livrer toute entière à la haine.