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La Région du bas Rhône/03

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La Région du bas Rhône
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 154-178).
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LA
REGION DU BAS-RHONE

III.[1]
LA BARRE ET LES EMBOUCHURES DU FLEUVE.

Lorsque l’impératrice Fausta, femme de Constantin le Grand, fut sur le point de donner un héritier à l’empire, elle reçut de son époux et maître l’ordre de se rendre à Arles. La « petite Rome gauloise, » Gallula Roma Arelas, comme elle s’appelait alors orgueilleusement, jouissait depuis près d’un siècle de toutes les Payeurs impériales. La Narbonnaise, qui comprenait toute la partie méridionale de la Gaule baignée par la mer Méditerranée depuis les Pyrénées jusqu’aux Alpes, n’était plus cette région à demi barbare dont la conquête avait coûté si cher aux armées de la république et aux légions de César. Auguste avait planté en face de la mer, sur l’une des crêtes des Alpes, un magnifique trophée, — la Turbie, — qui consacrait la victoire définitive de Rome, et dont les ruines imposantes, dominent encore la ville et le port de Monaco, portus Herculis Monœci, qui ont conservé à la fois le nom et le souvenir d’Hercule, leur légendaire fondateur. Pline nous a laissé le texte de l’inscription gravée à la base du monument et qui donne la liste des quarante-cinq peuplades gauloises asservies dans la région des Alpes. Tout le pays compris entre le Rhône, la Durance et la mer était pacifié et enrichi, Des routes s’ouvraient à l’intérieur et venaient se relier à la grande voie Aurélienne qui longeait le littoral. Les colonies grecques échelonnées sur la côte, depuis l’Espagne jusqu’à l’Italie, reconnaissaient toutes l’autorité romaine ; quelques-unes même recevaient le titre d’alliées, fœderatœ. La flotte impériale avait son port d’attache à Fréjus, qui était, avec Misène et Ravenne, l’un des trois grands ports militaires de l’empire dans la Méditerranée.

Tacite raconte que toute la zone littorale était habitée, par des familles patriciennes qui ne le cédaient en rien aux plus opulentes de Rome ; on y retrouvait les mêmes mœurs, les mêmes cultures, les mêmes raffinemens de luxe que dans la Campanie et sur les côtes fortunées de Sorrente et de Baïa. Au dire de Pline, c’était plutôt une seconde Italie qu’un pays de conquête. On l’appelait la Province par excellence, Provincia, et depuis dix-huit siècles elle a conservé ce nom de choix. C’est la Provence moderne.

Après Narbonne, dont l’influence, commerciale commençait à décliner, Arles tenait le premier rang. Les débris grandioses de ses monumens attestent son opulence passée. Son amphithéâtre, qui était, après le Colisée, l’un des plus vastes du monde, est encore dans un tel état de conservation, qu’on l’utilise fréquemment, comme celui de Nîmes, pour des représentations publiques. Son théâtre, dont il reste des débris d’une extrême élégance permettant de reconstituer avec la plus grande précision, toutes les parties de l’édifice, avait été construit par des artistes grecs. Détruit à la suite des émeutes populaires qui accompagnèrent l’introduction officielle du christianisme dans les Gaules, il a gardé presque intacts sous ses décombres des marbres précieux que le. Louvre et le musée d’Arles ont recueillis, et que l’on place au premier rang parmi les chefs-d’œuvre de la statuaire antique. Sur les côtés de la place centrale de la ville, qui était le forum de l’ancienne cité et, que l’on appelle encore aujourd’hui la « place des hommes, » on voit se profiler quelques colonnes corinthiennes ; elles ont appartenu aux péristyles de ces anciennes galeries du forum qui servaient de lieu de réunion presque permanente et de promenoirs aux colons, aux hommes publics, et surtout aux rhéteurs et aux oisifs. Au centre de la place de l’Hôtel-de-Ville et vis-à-vis la merveilleuse église de Saint-Trophime, dont le portail et le cloître sont un des joyaux de l’art roman dans le midi de la France, se dresse un obélisque, assez ridiculement couronné par le soleil de : Louis XIV ; cet obélisque avait été apporté d’Égypte comme tous ceux, de Rome et ornait la spina du cirque où l’on faisait courir les chars et les chevaux et qui avait été construit, sur les bords du Rhône, à l’endroit où se trouve la prise d’eau, du canal de navigation d’Arles à Bouc, à côté de la promenade moderne à laquelle on a donné le nom de Lices, en souvenir peut-être des anciens jeux de l’hippodrome disparu.

Auprès du forum, on voit encore les ruines d’une naumachie, de thermes, d’une basilique argentaire, de plusieurs temples. Dans la campagne, deux aqueducs, dont on peut suivre les traces sur près de 70 kilomètres, allaient chercher de l’eau vive et pure, le premier dans la plaine des Baux, le second au nord de la chaîne des Alpines, dans les graviers de la Durance. Sur la rive droite du Rhône s’étendait la ville plébéienne et maritime. C’était de ce côté que se trouvaient les anciens chantiers de construction de navires, assez importans pour que César ait pu y faire construire en quelques jours onze vaisseaux pour sa flotte. Un pont, dont on voit encore les amorces des culées dans les maçonneries des digues défensives de la ville, reliait la cité patricienne située sur la rive gauche avec le grand faubourg de Trinquetaille. Des tuyaux de canalisation en plomb que l’on a retirés du Rhône, portent encore en relief les noms des fondeurs romains, aussi intacts que si le métal sortait de l’atelier ; dans la campagne, aujourd’hui bien appauvrie, des fouilles à fleur de sol ont mis dernièrement à jour des pierres tumulaires, des substructions. des soubassemens de maisons régulièrement alignées, de véritables rues, et un nombre tellement considérable de débris de poteries usuelles, que les remblais du chemin de fer qui traverse la pointe nord de la Camargue en sont presque entièrement formés sur près de 2 kilomètres de longueur.

Le palais dans lequel l’impératrice Fausta vint faire ses couches solennelles était dans la ville patricienne, sur le bord même du fleuve. On l’appelait la Trouille, Trollia ou Trullum, comme celui des empereurs à Constantinople. Les ruines qui nous en restent sont encore très apparentes et dénotent une architecture plus byzantine que romaine ; on n’y voit pas, comme à l’amphithéâtre, au forum, au théâtre, des pleins-cintres aux bandeaux rigides, des plates-bandes et des assises vigoureuses en pierres de taille ; les voûtes sont en briques, très surbaissées ; les murs sont construits en petits matériaux agglutinés par un ciment d’une extrême dureté ; ils portent partout des traces de revêtemens, et tout semble indiquer que cette princière demeure était décorée entièrement de marbres et de peintures et présentait, à défaut de belles lignes architecturales, un très grand luxe d’ornementation. On n’était plus au siècle d’Auguste. La corruption du goût et la décadence de l’art se faisaient sentir dans tout l’empire ; et les Constantins, Grecs dégénérés, Grœculi, plutôt que Latins, laissaient dans toutes leurs œuvres l’empreinte de leurs mœurs efféminées et de leur mollesse orientale. A droite et à gauche du palais de l’empereur s’élevaient des palais particuliers dont on ne pourrait faire aujourd’hui que des essais de restauration tout à fait hypothétiques. Tout ce que l’on peut constater, c’est que, dans les cayes de la plupart des maisons situées aux abords, on trouve des soubassemens de provenance romaine ; ces maisons elles-mêmes, qui datent de plusieurs siècles et dont les façades pittoresques rappellent l’élégance décorative de la Renaissance, sont elles-mêmes dans le plus complet dénûment. Le quartier aristocratique de l’ancienne ville constantinienne est aujourd’hui habité par une population sordide. Les vieux hôtels du XVIe siècle, entés sur les substructions de l’empire, moisissent sur place ; et la grande digue du Rhône, sous prétexte de les défendre contre les inondations, les a pour toujours séparés du fleuve et leur a enlevé du même coup l’air, la lumière et la vie.

Cette partie de la ville a été pendant longtemps sur la berge même du Rhône. Palais et maisons des mariniers descendaient jusqu’au niveau de l’eau ; les péristyles et les terrasses s’alignaient le long du rivage, et la vue pouvait s’étendre à la fois sur le port, dont la grande courbure embrassait l’île de la Camargue et le faubourg populeux de Trinquetaille. Les tartanes génoises et catalanes venaient, il y a à peine quarante ans, comme les galères romaines aux premiers siècles de notre ère, aborder au pied des constructions riveraines, ce qui a été rendu désormais impossible depuis que les ingénieurs modernes ont si bien défendu la malheureuse ville par une digue formidable, insubmersible à la vérité, mais inaccessible aux navires et en tout semblable à une muraille de forteresse ou au chemin de ronde d’une prison.


I

La navigation du Rhône a fait la fortune d’Arles dans les temps anciens ; la ruine de cette navigation est l’unique cause de sa décadence actuelle. Le fleuve d’ailleurs ne présente plus les mêmes conditions nautiques qu’au commencement de notre ère, alors que la ville impériale, véritable port de mer en rivière, s’intitulait pompeusement la sœur de Rome et était le lieu de réunion de l’assemblée générale des sept provinces des Gaules. Il a modifié son cours, la longueur de ses bras, le nombre et la direction de ses embouchures ; et toute la région maritime a subi une transformation complète, qui n’est pas, on doit le reconnaître, à l’avantage des temps modernes.

Le Rhône n’est en définitive qu’un immense torrent des Alpes ; et, comme tous les torrens, il se divise, depuis sa source jusqu’à la mer, en trois parties qui présentent des formes tout à fait distinctes et très nettement caractérisées. Dans la région montagneuse, les eaux provenant des pluies et de la fonte des neiges s’amassent et s’infiltrent dans le sol, qu’elles affouillent ; des torrens élémentaires prennent naissance, sillonnent et corrodent toutes les gorges qui leur servent de lit et précipitent avec fracas des fragmens de rochers et des éboulis de toute nature qui vont aboutir au thalweg de la vallée. D’énormes masses minérales s’effondrent ainsi après chaque pluie, après chaque orage ou chaque avalanche, descendent d’étage en étage et sont jetées dans le cours d’eau principal. Celui-ci les met à son tour en mouvement, les charrie en les brisant, et, après un parcours de quelques kilomètres, les transforme en galets et en graviers. Cette première partie de la vallée du fleuve est ce qu’on appelle la zone d’érosion.

Dans la région maritime, au contraire, les eaux déposent les matières provenant de l’affouillement de la zone supérieure. La vallée s’ouvre et se transforme en plaine ; le lit devient plat, très large, et le fleuve n’en occupe souvent qu’une partie ; ce n’est pas seulement la forme de la section fluide qui se modifie, c’est la masse tout entière des eaux qui abandonne son lit, le laisse tout à coup à sec, se transporte dans un lit nouveau à une distance souvent très grande du premier et divague sans règle sur un terrain presque horizontal, où elle perd sa vitesse, laissant sur son passage des couches superposées de sables et d’alluvions qui exhaussent le sol d’une manière continue. On est dans la zone de dépôt.

Entre ces deux zones si différentes il en existe une intermédiaire, où se fuit le passage du déblai au remblai, de l’affouillement à l’exhaussement, il y a, en effet, nécessairement une limite où la première action finit et où commence la seconde. Dans Cette région moyenne, sur un parcours plus ou moins étendu, les eaux s’écoulent sans affouiller le sol et sans l’exhausser ; et les matières charriées sont à chaque instant remplacées par de nouveaux dépôts provenant de la zone supérieure, sans quoi le fleuve s’approfondirait indéfiniment. C’est ce tronc intermédiaire, ce canal d’écoulement continu, très court dans les torrens proprement dits, qui constitue la majeure partie du cours des fleuves, et l’équilibre qui existe entre les matières apportées et celles qui sont entraînées lui a fait donner le nom très juste de zone de compensation.

Cette division est invariablement la même pour tous les cours d’eau ; et on la retrouve partout avec la plus grande netteté, depuis le plus modeste ruisseau et le torrent le plus élémentaire jusqu’au plus grand fleuve du monde. Ces phénomènes s’expliquent d’ailleurs tout naturellement par la forme même du lit dans lequel le fleuve s’écoule depuis la montagne jusqu’à la mer. Ce lit présente une courbe concave ; et sa pente longitudinale, presque nulle à l’embouchure, augmente progressivement à mesure qu’on remonte vers la région montagneuse, en tournant toujours sa concavité vers le ciel. Les matériaux entraînés descendent ainsi de moins en moins vite et cheminent sur une série de plans inclinés de plus en plus adoucis ; ils subissent dans ce trajet un broyage mécanique qui les transforme, les arrondit et finit par les réduire en poussière. Ainsi, dans la partie supérieure du fleuve que l’on pourrait appeler le torrent proprement dit, ce sont des blocs de radier ; dans la zone intermédiaire, qui est le canal d’écoulement flottable ou navigable, ce sont des galets ; dans la région maritime, le broyage est terminé ; on n’a plus que du sable et du limon.

Arles se trouve à peu près à l’entrée de la région maritime du Rhône. Le fond du fleuve y est en effet formé de sable et de vase seulement ; on n’y trouve plus ni galets ni gravier. Ceux-ci s’arrêtent brusquement vis-à-vis du mas des Tours, à 10 kilomètres après Beaucaire, à 6 kilomètres en amont d’Arles. De ce point jusqu’à la mer, le fleuve glisse lentement dans un véritable lit de boue.

Il est ordinairement assez difficile de fixer d’une manière précise quel est le point d’un fleuve où commence cette région maritime. Cette désignation est même par sa nature assez vague. Dans les rivières à fort courant, l’influence de la mer ne se fait sentir qu’à une faible distance au-dessus de l’embouchure. D’autre part, lorsqu’il n’existe pas de barrage qui détermine une barrière infranchissable entre les eaux douces et les eaux salées, celles-ci remontent quelquefois à une très grande distance dans l’intérieur des terres. On sait par exemple que le mouvement de la marée a pour résultat de faire gonfler les eaux de la Gironde à plusieurs kilomètres en amont de Bordeaux.

Il en est autrement pour le Rhône, dont le courant est assez rapide et qui débouche dans une mer inerte. Les eaux salées ne pénètrent pour ainsi dire pas dans le fleuve, c’est plutôt celui-ci qui pénètre dans la mer ; il s’y enfonce d’abord, puis s’y étale à une distance souvent très grande du rivage, et, pendant les temps calmes, dessine une immense traînée laiteuse qui tranche d’une manière fort nette sur le bien profond de la Méditerranée.

Géologiquement, la région maritime d’un fleuve commence à l’origine même de son delta. Pour le Rhône, ce point est à la hauteur de Beaucaire et de Tarascon. C’est un peu en aval de ces deux villes, qui se font vis-à-vis, que les eaux de la Durance, réunies à celles du Rhône, se jetaient autrefois à la mer dans renfoncement d’un golfe comblé, depuis l’origine de notre période quaternaire, par les dépôts diluviens et recouvert postérieurement par les alluvions des deux fleuves.

Des cartes relativement récentes et ne remontant guère qu’au XVIe siècle montrent encore un ancien bras du Rhône qui se détache à Beaucaire sur la rive droite, se dirige vers les étangs d’Aigues-Mortes, de Mauguio et de Montpellier et se prolonge par voie de suite jusqu’à la montagne de Cette. Ce bras passe à Saint-Gilles ; et cette ville, qui est maintenant dans l’intérieur des terres et qu’avive à peine le canal de navigation de Beaucaire à Aigues-Mortes, était au moyen âge un port de mer très fréquenté dans la lagune de Rhône.

Le Rhône moderne coule dans un bras unique jusqu’à Arles ou plus exactement jusqu’au petit village de Fourques (furca, fourche, bifurcation). Fourques n’est pour ainsi dire qu’une annexe d’Arles ; c’est à la fois l’extrémité occidentale de son grand faubourg de Trinquetaille et la pointe septentrionale de l’île de la Camargue, et tout porte à croire que ce point de diramation des eaux du fleuve n’a pas sensiblement varié depuis l’époque romaine. Arles, Trinquetaille et Fourques, considérées dans leur ensemble, sont, depuis près de vingt siècles, le point de séparation des deux bras principaux du Rhône, comme la ville d’Héliopolis, à quelques lieues du Caire, marque, depuis l’origine des temps historiques, le sommet du delta du Nil.

Ce n’est pas que la navigation maritime n’ait remonté plus haut jusque dans ces derniers temps. Il y a à peine trente ans, lorsque la foire de Beaucaire était, avec celle de Leipsick, l’un des plus grands marchés de l’Europe, les tartanes et même les petits bricks de la Méditerranée venaient mouiller le long des quais de l’antique Ugernum. On voyait alors débarquer en masse au pied de la colline du Château tous les trafiquans de la région méditerranéenne : l’Espagnol avec ses oranges, le Marocain avec ses cuirs, l’Africain avec son tabac et ses dattes, le Turc et l’Égyptien avec leurs parfums, leurs tentures et leurs tapis. On y vendait en gros les huiles de Provence et de Gênes, les produits manufacturés de la France et de l’Angleterre, les draps et les peaux du Nord, les vins du Midi et les salaisons de l’Ouest, les aromates et les épices de l’Orient. C’était pendant six semaines le plus grand, presque l’unique marché d’approvisionnement de l’Europe méridionale, — immense bazar en plein soleil, où toutes les langues se mêlaient dans un indéfinissable jargon qui tenait à la fois du provençal, du catalan, de l’italien, du grec et de l’arabe, singulier amalgame de mots sonores et bariolés, agglutinés, ensemble comme des coquillages ramassés au hasard sur tous les rivages de la grande mer latine.

Aujourd’hui la place est déserte. Les chemins de fer qui ont ruiné la batellerie du Rhône ont tué la plupart des marchés secondaires. La foire de Beaucaire, dont l’époque était la grande échéance commerciale du midi de la France, n’existe plus que de nom ; et c’est à peine si quelques saltimbanques viennent, pendant une quinzaine de jours, amuser un public de plus en plus rare sur le magnifique cours ombragé de platanes séculaires où venaient jadis s’étaler les produits du monde entier.

Il y a vingt ans encore, un ou deux bateaux de mer de très petit tonnage remontaient de temps à autre jusqu’à Beaucaire à l’époque de la foire ; mais ce mouvement se ralentissait tous les jours ; pendant certaines années, aucun navire ne dépassait le pont d’Arles. En fait, la navigation à voiles n’existait plus en amont de cette ville. L’administration de la marine cependant, jalouse de tous ses privilèges, tenait à conserver jusqu’à Beaucaire la libre navigation du fleuve. Lorsqu’en 1864, on étudia le pont du chemin de fer d’Arles à Lunel, qui devait traverser le Rhône, elle demanda énergiquement qu’on y ménageât une arche marinière et une travée mobile, de manière à permettre aux navires de mer de remonter avec leurs mâtures jusque dans les eaux de Beaucaire. Cette prétention ne pouvait être sérieusement justifiée. Il était inutile d’imposer aux compagnies de chemin de fer des sujétions aussi coûteuses pour favoriser une navigation absente. Le viaduc du railway, et plus récemment celui de la route qui réunit la ville d’Arles à Trinquetaille, ont définitivement barré le fleuve, et les ponts d’Arles sont la limite désormais infranchissable où s’arrête la navigation maritime.

Il est certain qu’à l’époque impériale cette navigation était beaucoup plus prospère que de nos jours. Le port d’Arles n’était pas réduit comme aujourd’hui à un simple quai de débarquement sur le bord d’une rivière enserrée entre deux lignes de quai. Le fleuve n’avait pas de digues, et la majeure partie de la plaine était toujours submersible, souvent submergée. La nature avait placé la ville dans une situation toute particulière. Bâtie sur une petite colline calcaire dont la plate-forme dominait le Rhône d’une vingtaine de mètres, elle était entourée d’un côté par les eaux du fleuve, de l’autre parcelles des étangs. Ces étangs eux-mêmes, qui sont aujourd’hui en grande partie desséchés, étaient avivés par les inondations et les crues ; ils présentaient en général assez de fond pour permettre l’accès de tous les navires de l’époque ; ils étaient, dans tous les cas, toujours flottables ; et l’on sait que, dans les parties les moins profondes, la navigation se faisait alors au moyen d’un outillage spécial ; c’étaient des bateaux plats ou même de simples radeaux supportés par un nombre considérable d’outrés, comme on en voit encore dans les plaines basses inondées par les grandes eaux du Tigre, de l’Euphrate et de la plupart des fleuves de l’Asie. Mais il y a plus, et la mer était alors beaucoup plus rapprochée d’Arles que de nos jours. D’une part, les graus qui faisaient communiquer lest étangs avec le golfe de Pos étaient très largement ouverts ; et l’alimentation en eau salée de ces bassins extérieurs avait lieu d’une manière assez régulière pour que les navires de mer pussent pénétrer dans une sorte de lagune vive, analogue à celle de Venise, et remonter jusque sous les murs de la ville. D’autre part, si l’on tient compte de la progression constante des embouchures depuis près de dix-huit siècles, on est conduit à rapprocher d’une manière considérable la ligne du rivage maritime. Il est bien difficile de préciser quelle était exactement cette distance dans les temps anciens. Le taux d’avancement des embouchures du fleuve est actuellement de près de 40 mètres par an, et il est fort probable qu’il était un peu moindre il y a quinze ou vingt siècles. Les défrichemens, dont on a tant abusé depuis le moyen âge, ont eu pour résultat d’aggraver le régime torrentiel du Rhône et d’augmenter la masse des matières qu’il charrie annuellement à la mer ; les digues entre lesquelles il est enserré, en empêchant les eaux de s’étendre sur les terres riveraines et d’y déposer leurs sédimens, ont eu aussi le même résultat ; mais il est cependant impossible que les atterrissemens observés de nos jours ne se soient pas produits, sinon avec la même intensité, du moins suivant les mêmes lois, depuis l’origine de notre dernière période géologique. « Le Rhône fougueux, écrivait Ammien Marcellin vers le milieu du IVe siècle, se jette dans la mer des Gaules par une large embouchure dans le fond d’un golfe à 18 milles de distance d’Arles. » Ce serait donc à peine 27 kilomètres ; il y en a aujourd’hui plus de 50.

L’empereur Honorius, en désignant, en 418, la ville d’Arles comme le lieu de réunion des sept provinces de la Gaule, motivait son choix par l’excellence de sa position maritime. « C’est là, peut-on lire dans le texte ; un peu déclamatoire de l’édit impérial empreint de toute l’emphase des pièces officielles de la décadence, que les eaux du Rhône se mêlent à celles de la mer Tyrrhénienne : decursus Rhodani et Tyrrheni recursus ; c’est là que l’on peut arriver facilement de toutes les parties du monde et par tous les moyens, avec le secours de la voile, de la rame, en char, par la terre, par le fleuve, par la mer : velo, remo, vehiculo, terra, mari, ftumine. »

Le poète Ausone la salue comme la plus importante et la première ville de l’empire d’Occident. « Rome des Gaules, s’écrie-t-il, toi qui formes deux villes, ouvre-moi tes deux ports aimables et hospitaliers. » Cette double situation de la ville à la fois maritime et fluviale paraît s’être continué jusqu’au moyen âge ; et Roger de Howeden, qui nous a laissé, dans son Histoire d’Angleterre, l’itinéraire détaillé suivi en 1101 par la flotte anglaise lorsqu’elle alla joindre le roi Richard en Palestine, raconte qu’elle côtoya, de Lisbonne à Marseille, tout le rivage, de la Méditerranée et vint toucher successivement dans l’estuaire du Rhône aux ports de Saint-Gilles et à la bonne ville archiépiscopale d’Arles-le-Blanc.

Tous ces témoignages sont concordans et permettent d’établir que le Rhône alimentait autrefois autour d’Arles une grande lagune ; mais, tout en l’inondant, il a été l’agent principal de son dessèchement, et la plaine est aujourd’hui couverte de ses alluvions. Les quantités énormes de matières minérales que le fleuve a déposées dans de fond de ces étangs jadis navigables les ont transformés successivement en marais à peine flottables, puis en flaques d’eau putrides dont des exhalaisons pernicieuses ont fait bientôt le vide sur ce territoire autrefois si peuplé. C’est un phénomène commun d’ailleurs à toutes les lagunes littorales de finir par être colmatées et comblées par le fleuve qui les alimentait ; et, bien que les mots paraissent jurer ensemble, on peut dire qu’elles se dessèchent par immersion. La lagune vive se transforme ainsi peu à peu en lagune morte. Cette évolution naturelle est lente, mais fatale ; et ses conséquences immédiates sont tout d’abord la fièvre, la misère et la dépopulation. Le grand dessèchement commencé à la fin du XVIe siècle par Van Ems continue de nos jours. L’établissement du canal d’Arles à Bouc, l’ouverture des roubines qui sillonnent les points les plus bas de la plaine, le réseau des canaux de vidange qui écoulent au Rhône toutes les eaux stagnantes, la transformation agricole de la Grau et de la Camargue nous permettront de voir un jour la fin de cette période pestilentielle aujourd’hui presque terminée ; et, si la ville actuelle ne doit plus revoir les jours brillans de l’ancienne « Rome des Gaules, » du moins est-on parvenu à créer autour de ses vieilles murailles une plaine cultivable et fertile à la place de la vaste lagune, désormais perdue et envasée, qui fut l’un des premiers ports du monde.

Ce port, dit Ausone, était double, et la ville s’étendait sur les deux rives du fleuve. A gauche, la cité riche et patricienne, à droite, la ville plébéienne, maritime et commerciale. D’un côté, le palais de l’empereur, le cirque, le théâtre, les temples, le monde des courtisans, les heureux et les gens du plaisir ; de l’autre, les gens d’affaire, les mariniers et le peuple. Le fleuve et les étangs réunis formaient autour des remparts un immense bassin précédé d’une rade intérieure. Celle-ci s’étendait jusqu’au golfe de Fos, et le grau de Galéjon lui ouvrait l’accès de la mer. Il était donc facile à tous les navires de se rendre au pied de la colline d’Arles presque entourée par les eaux ; et, quelque ampoulé que nous paraisse le texte de l’édit d’Honorius, il peut donner une idée de l’importance commerciale de l’ancienne métropole du Rhône où « le riche Orient, l’odorante Arabie, l’élégante Assyrie, la fertile Afrique ; la belle Espagne, la valeureuse Gaule apportaient leurs plus précieux trésors et les y entassaient en si grande abondance que l’on pouvait considérer comme naturels à cette ville tous les produits qui sont l’honneur de toutes ces contrées. »

Deux routes s’offraient alors aux navires de mer qui se rendaient à Arles : l’une par le Rhône, c’était celle des allèges, des tartanes à faible tirant d’eau, de toutes les embarcations que nous appelons aujourd’hui des barques de petit cabotage et qui pouvaient franchir sans peine les passes déjà envasées des embouchures ; l’autre parle grau de Galéjon, largement ouvert sur la mer et qui permettait d’arriver dans la rade intérieure, comme on pouvait encore le faire il y a moins de trois siècles, avant que les étangs fussent desséchés. Il y avait ainsi deux ports distincts, l’un sur le fleuve, l’autre sur la lagune vive et les étangs ; le premier était celui des nautoniers du Rhône et de la Durance, nautœ Rhodanici, Druentici ; le second celui des utriculaires, qui naviguaient sur les parties les moins profondes de la lagune, utricularii, et des marins proprement dits, navicularii marini. A chacune de ces navigations différentes correspondait une flotte spéciale. On en comptait trois : une flotte maritime, une flotte fluviale, une flotte paludéenne ; et la situation d’Arles, noyée dans la lagune du Rhône, était tout à fait comparable à celle qui existait à la même époque à Narbonne dans la lagune de l’Aude, à Ravenne dans celle du Pô, et que l’on voit encore de nos jours entre Venise et l’Adriatique, Centre Amsterdam et la mer du Nord.


II

Le Rhône moderne se divise aujourd’hui, un peu en amont d’Arles, en deux bras bordés de digues insubmersibles qui comprennent une île triangulaire, la Camargue, de 75,000 hectares de superficie. Le grand Rhône, celui de droite, passe à Arles et débouche à la mer à 8 kilomètres en aval de la tour Saint-Louis ; le petit Rhône, celui de gauche, passe à Saint-Gilles et se termine à la plage des Saintes-Mariés. Au centre du delta se trouve un vaste étang, le Valcarès, dont la superficie est de 12,000 hectares et dont la profondeur varie de 1 à 2 mètres. Autour de cet étang, un dédale de lagunes mortes, de marais salans et de petites dunes stériles et mouvantes occupe une étendue de près de 8,000 hectares ; c’est la basse Camargue, zone presque déserte et inculte, séparée du domaine maritime par une mince crête de sable que les vagues franchissent quelquefois pendant les tempêtes. Une digue récente a été construite sur ce bourrelet naturel et met ainsi l’île à l’abri des coups de mer. Telle est la Camargue d’aujourd’hui, bien différente de ce qu’elle était au commencement de notre ère. Non-seulement le delta était beaucoup moins développé et la limite de la mer était plus rapprochée de la pointe de l’île, mais le Valcarès, qui n’est plus qu’une grande mare où croupit sans écoulement une eau saumâtre et impure, communiquait alors librement avec la mer et devait assez ressembler à notre bassin d’Arcachon, situé au nord de la plaine des Landes.

Pline le naturaliste parle d’une peuplade du nom d’Anatiliens, regio Anatiliorum, qui habitait cette zone extrême de la Provence ; et, bien qu’on soit réduit à de simples conjecturés sur l’emplacement et même sur la réalité de la ville d’Anatilia, mentionnée par quelques géographes, il est assez probable qu’un ou plusieurs centres de population ont existé sur les bords du Valcarès. Sous la vase du marécage moderne, on a trouvé à plusieurs reprises des poteries variées et quelques médailles du haut et du bas empire, des pierres de grand appareil, de nombreuses jarres funéraires de fabrication hispano-grecque et qui portent tous les caractères de l’époque gallo-romaine. Une exploration récente a même permis de reconnaître sur la rive orientale de l’étang une très grande quantité d’amphores plus ou moins intactes, à moitié enfouies dans la vase, amoncelées à côté de blocs de pierres de taille régulièrement alignés, comme si un navire chargé de produits céramiques avait coulé à pic en cet endroit le long du quai antique. Sur la rive septentrionale de l’étang, on a trouvé disséminés des vestiges du même genre et surtout de ces tuiles à rebord si communes dans les habitations romaines, des fragmens de mosaïque et des substructions en maçonnerie assez considérables pour que les pierres aient pu être utilisées comme matériaux de construction dans un pays de sable et de marais qui en est, par sa nature, absolument dépourvu.

Quelques bras, aujourd’hui atterris, du Rhône débouchaient autrefois dans le golfe du Valcarès. Là devait finir la navigation maritime et commencer la navigation rhodanienne. Sur ces rives désertes depuis quinze siècles se trouvaient des constructions importantes, des entrepôts, peut-être même de véritables quais ; et il n’est peut-être pas dès lors trop téméraire d’y placer la ville un peu problématique d’Anatilia, qui aurait été la première station des navires à destination des emporia d’Arles, de Vienne, de Lyon et du centre de la Gaule.

La région maritime du Bas-Rhône présentait alors, comme on le voit, un aspect bien différent de l’appareil littoral moderne ; mais ce qui devait donner à cette plaine en grande partie inondée et toujours submersible une physionomie toute spéciale, c’étaient le nombre et la direction des bras du Rhône, alors dépourvu de digues et divaguant en toute liberté à la surface du delta. Ici, il faut l’avouer, malgré les savantes tentatives de restauration que l’on a faites récemment du cours inférieur du fleuve, on est réduit à de simples approximations.

Les géographes classiques ne nous ont laissé à ce sujet que des renseignemens obscurs, très incomplets, souvent contradictoires. Quelques-uns, sur la foi d’Apollonius, ont attribue au Rhône, comme au NH, jusqu’à sept embouchures. Festus Avienus, Diodore de Sicile et Timée lui en donnent cinq. Strabon, ordinairement si net et si précis, ne hasarde aucune appréciation personnelle et se contente d’indiquer l’opinion d’Artémidore, qui comptait trois bouches, et celle de Polybe, qui n’en comptait que deux, ce qui est aussi le sentiment de Ptolémée. Pline est le seul qui nous ait donné quelques détails permettant de déterminer la position relative des bras. Il en énumère trois sans compter le bras artificiel des Fosses-Mariennes. « Les deux petites embouchures, dit-il, sont appelées Libyques, l’une est appelée espagnole, os hispaniense ; l’autre métapine, os metapinum ; la troisième, qui est de beaucoup la plus vaste, est la bouche marseillaise, os massalioticum.

Ce nom de « bouches Libyques, » ora libyca, rappelle une petite tribu de la peuplade ligure qu’on appelait Ligures Libyci ou Libeci, et dont on a retrouvé la monnaie, aux types de Marseille, avec la légende rétrograde Libeci en caractères celtibériens.

Il est évident que la branche espagnole était la plus occidentale, et que la branche massaliotique ou marseillaise correspondait à peu près au grand Rhône d’Arles. Bien que Pline la considère comme la plus importante, l’examen de toutes les cartes littorales et des portulans du XVIe siècle, et mieux encore les longues traînées d’alluvions laissées sur le sol, démontrent que, dans les temps anciens, pendant tout le moyen âge et même pendant la plus grande partie des temps modernes, le Rhône s’est largement répandu du côté de Saint-Gilles, d’Aigues-Mortes et se prolongeait jusqu’au sud de Montpellier ; et l’on retrouve encore dans la plaine entrecoupée de marais qui sépare Aigues-Mortes de la mer les lits plus ou moins desséchés de l’ancienne branche espagnole et de ses ramifications désignées sous le nom de Rhônes-morts. Peu à peu l’atterrissement s’est produit, le fleuve s’est rejeté à l’est ; le petit Rhône s’est formé au pied du coteau de Saint-Gilles, et il a fini par céder la prééminence au bras oriental d’Arles, qui écoule aujourd’hui les 4/5 des eaux. Les déplacemens du Bas-Rhône ont, comme on le voit, suivi la même loi que ceux du Pô, qui s’est avancé lentement de Ravenne vers Venise, depuis l’origine de notre ère, en se dirigeant toujours vers le nord.

Jusqu’à ces derniers temps, le bras principal du Rhône suivait dans la zone maritime une ligne sinueuse qu’on appelait le Bras de fer, ou le canal du Japon, et dont on retrouve encore le profond sillon rempli d’eau stagnante à l’extrémité méridionale de la Camargue. Mais, en 1711, les vases avaient tellement encombré le Bras de fer, qu’à la suite d’une crue subite, les eaux du fleuve changèrent brusquement de lit et se jetèrent avec impétuosité dans un petit canal artificiel, le canal des Lônes, qui les conduisait beaucoup plus directement à la mer. Ce canal est devenu et est resté depuis un siècle et demi le grand bras maritime, le seul ouvert à la navigation.

Le Rhône, qui débite en moyenne 54 milliards de mètres cubes d’eau, apporte annuellement à la mer 21 millions de mètres cubes de limons, dont 17 passent par le bras principal, le grand Rhône, celui qui conduit d’Arles à la mer. Ce grand Rhône présente, sur un développement de plus de 50 kilomètres, des largeurs et des profondeurs très variables. Partout où le fleuve est resserré, le courant est rapide et la profondeur considérable ; elle atteint 17 mètres à Arles, 15 mètres au fort de Pâques et en face de Mollèges, près de 19 mètres un peu avant les embouchures, vis-à-vis la tour Saint-Louis. Lorsque le fleuve au contraire se divise et s’élargit, la profondeur diminue, mais n’est jamais inférieure à 2m,50. Presque partout, elle est de 4 mètres, et les travaux d’amélioration entre Arles et la mer lui donneront bientôt cette profondeur normale sur tout son parcours. Les hauts-fonds constituent ainsi dans le tronc du fleuve de véritables barres ; mais il y a, entre ces barres fluviales et la barre maritime qui existe à l’embouchure, cette différence capitale que les barres de l’intérieur peuvent être facilement draguées et ne se manifestent que dans les basses eaux, que le passage, s’il est gênant, n’est jamais dangereux, et que les navires qui peuvent être arrêtés par ces hauts-fonds, restent toujours à couvert dans une sorte de port naturel en civière et ne sont pas exposés à des coups de mer sur une côte dangereuse et instable.

Tout autre est la barre des embouchures.

Au pied de la Tour Saint-Louis, le fleuve qui avait jusque-là une largeur moyenne de plus de 500 mètres, est resserré entre deux lignes d’enrochemens qui ne laissent aux eaux qu’un passage de 300 mètres. De là il va en s’élargissant jusqu’à la mer, où il arrive par six hanches différentes qu’on appelle des graus (gradus, passage.) Ces graus sont séparés par des îles très basses qui portent le nom de theys (θίς, θίν, (this, thin,)) amas de sable, de limon. A mesure que le fleuve avance ses berges vers la mer, la pente s’adoucit, la vitesse du courant diminue, les matières tenues en suspension dans les eaux se déposent sur place ; et il se forme ainsi des ilôts éphémères, qu’une cause, futile en apparence, développe rapidement, qu’une autre fait disparaître plus rapidement encore. Un navire naufragé, une épave, un simple piquet peuvent donner naissance à un de ces îlots. C’est ainsi que se sont formés successivement les theys d’Eugène, de Saint-Antoine, de Roustan, d’Annibal, qui portent les noms de bateaux échoués aux embouchures. Un chargement de brai, qui sombra il y a quelques années à l’une des entrées du fleuve, a de même produit le they de Pégoulier (pégo, en provençal, brai.) Le moindre obstacle sert ainsi de noyau aux atterrissemens du Rhône. Une perche plantée récemment dans la passe de Roustan fut quelques mois après reliée à la terre par une mince flèche de sable qui est devenue bientôt une presqu’île. C’est en petit le même phénomène qui a soudé au continent les rochers isolés de Gibraltar, de Saint-Malo, le rocher de Giens près d’Hyères et le cap de Cette au sud de l’étang de Thau. Sur cette plaine liquide, en apparence si mobile, où les flots de la mer se mêlent à chaque instant à ceux du Rhône, il y a en fait des zones calmes où l’eau dort pour ainsi dire et laisse tomber sur place les matières minérales qu’elle tenait en suspension ; de même que, dans les expériences si connues d’acoustique, lorsqu’on répand de la poussière sur des plaques vibrantes, on voit cette poussière se concentrer autour de quelques points particuliers, déterminer et dessiner harmoniquement des lignes nodales qui ne sont que la représentation graphique des zones sans mouvement au milieu d’autres zones en agitation.

Ces theys, entre lesquels s’écoulent les eaux du fleuve, sont des îles plates et marécageuses, couvertes ça et là d’une assez pauvre végétation de plantes salines d’un aspect triste, au feuillage terne, aux fleurs indécises et incolores. Elles émergent à peine de quelques centimètres au-dessus des basses eaux et sont très souvent submergées, soit par le Rhône, soit par les coups de mer. Ces invasions successives, leur isolement, leur instabilité, la salure extrême du sol.empêchent toute culture durable ; ce n’est ni la mer, ni le fleuve, et ce n’est pas encore la terre. Seuls les taureaux noirs et les chevaux à demi sauvages de la Camargue viennent en toute liberté brouter sur ces îlots provisoires un maigre pâturage imprégné de sel ; ils y vivent en maîtres, devinent instinctivement l’approche des crues et des tempêtes, traversent alors à la nage et en longues files les bras gonflés du Rhône et se réfugient pendant l’inondation dans les steppes de la Camargue et du Plan-du-Bourg.

Le niveau des theys se relève sur les bords et s’abaisse au centre. Du côté de la mer, l’îlot est fermé par une digue naturelle que les vagues consolident sans cesse en retroussant les sables, et ce bourrelet atteint quelquefois une hauteur d’un mètre. En somme, ces theys ne sont que des tronçons de barre émergés. Dès que le dépôt sous-marin commence à se former, il ne tarde pas à grandir ; l’atterrissement s’élève bientôt jusqu’à la surface du fleuve ; les tamaris, les soudes, les salicornes s’y fixent et le consolident, les crues du Rhône le couvrent de nouvelles couches de limon, et le they est alors constitué.

La grande île de la Camargue, qui n’a pas moins de 75,000 hectares, n’est que l’agglomération de tous les theys qui se sont formés depuis l’origine de notre dernière période géologique ; et tous les nouveaux îlots que nous voyons naître sous nos yeux aux embouchures augmentent chaque jour ce domaine récent, conquête patiente du Rhône sur la mer. Ces theys se développent ainsi sans cesse, se soudent entre eux, sont quelquefois émoussés par les coups de mer, peuvent même disparaître accidentellement, mais renaissent bientôt après, et en définitive prolongent les deux promontoires du fleuve, dont l’avancement annuel est aujourd’hui d’une quarantaine de mètres.

« Il semble, dit très judicieusement Astruc, que l’accroissement successif de cette côte soit marqué à l’œil par l’ordre des tours bâties le long du Rhône. Strabon nous apprend que les Marseillais, devenus maîtres de l’embouchure du fleuve, y construisirent des tours pour servir de signaux et pour faciliter l’entrée et la sortie des navires. Si le Rhône avait toujours eu la même embouchure, on n’aurait eu besoin que d’y construire une seule tour, ou du moins n’aurait-il fallu en construire que deux, une sur chaque rive ; cependant, on en compte aujourd’hui quatre à cinq de chaque côté, rangées de distance en distance le long du fleuve. Du côté gauche, la tour de Mauleget, la tour de Saint-Arcier, la tour de Parade, la tour de Belvare, et du côté droit la tour de Mondovila tour de Vassale, la tour de Grau, la tour de Tampan, bâtie en 1614, et la tour de Saint-Genest, bâtie à l’embouchure du Bras-de-Fer en 1856. C’est donc un, e preuve que le lit du Rhône s’est prolongé peu à peu dans la mer par des atterrissemens successifs, que les anciennes tours se sont trouvées par là trop éloignées de l’embouchure pour pouvoir servir à l’usage pour lequel on les avait bâties et qu’on a été obligé d’en construire de nouvelles de temps en temps et de distance en distance. » La dernière de ces tours-sémaphores est la tour Saint-Louis, construite en 1737 ; elle était alors établie sur le rivage même de la mer ; aujourd’hui elle en est à plus de 7 kilomètres.

La progression des embouchures est donc un phénomène très simple et dû uniquement à l’amoncellement des madères charriées par le fleuve. Les causes de la formation des barres sont un peu plus complexes, Les opinions des hydrauliciens sont d’ailleurs partagées. Les uns les attribuent exclusivement à la dispersion des eaux du fleuve lorsqu’il s’épanouit en mer, ce qui diminue sa vitesse et précipite, par suite, les troubles dont il était chargé ; les autres au refoulement exercé par les vagues pendant les gros temps. On les a quelquefois expliquées par l’existence de flots de fond, ou en supposant que le courant fluvial, formé d’eaux douces plus légères que les eaux salées, détermine, lorsqu’il glisse à la surface de la mer, un contre-courant inférieur et en sens inverse qui rase le fond, forme un remous et arrête ainsi brusquement les sables qui tombent de la partie supérieure. Quelques ingénieurs même les ont expliquées par l’action oscillatoire des marées ; mais cette dernière hypothèse est la moins admissible, puisque les barres se produisent avec leur maximum d’intensité dans les mers inertes et à niveau à peu près constant comme la Méditerranée ou le golfe du Mexique, qui n’est qu’une méditerranée communiquant avec l’Océan-Atlantique.

Elie de Beaumont est celui qui a le mieux étudié la nature du phénomène. Il rattache avec raison l’existence des barres à cette propriété générale que possède la mer de modeler elle-même le contour de son rivage et de se construire une véritable digue, en retroussant les alluvions et les sables de la plage par l’action incessante et le balancement rythmique de ses vagues. « La mer, dit-il, dans les endroits où elle n’a pas une grande profondeur, modifie la forme de son lit en entassant les matières qu’elle met en mouvement et en donnant au fond une certaine inclinaison qui est plus en harmonie avec ses mouvemens. Elle agite les matières qui le couvrent et tend à en élever une partie sur ses bords sous la forme d’un cordon qui marque les limites de son domaine. Au moyen de ce mécanisme, elle se renferme pour ainsi dire chez elle. Elle obstrue en général les entrées des rivières, et celles-ci ont une profondeur considérable à une certaine distance de leur embouchure. En se rapprochant de la mer, il y a un endroit moins profond, c’est cet endroit qu’on appelle la barre. En dedans on est en rivière, en dehors on est en mer. La rade est en dehors, le port est en dedans. »

Le phénomène des barres n’est donc, en définitive, qu’un cas particulier de celui des cordons littoraux. Les barres sont des fragmens de cordons littoraux en voie de formation et encore sous-marins ; les cordons littoraux, à leur tour, ne sont que la réunion d’anciennes barres émergées et ayant acquis tout leur développement.

Les embouchures des fleuves présentent en général deux aspects tout à fait contraires. Lorsque les eaux se déversent dans un bassin inerte et à niveau à peu près constant comme la Méditerranée, la Mer-Noire ou le golfe du Mexique, elles sont presque toujours oblitérées par une barre ; lorsqu’elles aboutissent, au contraire, dans une mer à niveau variable et soumise au va-et-vient alternatif des marées, les passes sont libres. Les estuaires les plus profonds se trouvent toujours dans les mers où le flux et le reflux sont le plus accentués ; les barres les plus puissantes sont dans les mers les plus calmes. Dans les océans, les embouchures des fleuves forment un golfe : tels sont la Tamise, la Seine, la Gironde, l’Hudson, le Saint-Laurent. Dans les méditerranées elles forment une saillie : tels sont le Pô, le Nil, le Danube, le Tibre, le Rhône, le Mississipi. Les marées produisent donc une chasse énergique dans l’estuaire des fleuves ; elles abaissent périodiquement le seuil sous-marin de la barre, qui tend toujours à se reformer et le refoulent assez loin dans l’intérieur du fleuve où le courant le drague d’une manière continue. Tout le monde sait qu’il existe une barre sur la Seine et que cette barre, repoussée par le flux. de la Manche, remonte avec la marée à plus de 50 kilomètres de l’embouchure.

La barre est donc un phénomène constant ; et un ingénieur éminent, M. Surell, qui a fait de la région du Bas-Rhône l’objet d’études approfondies, l’appelle avec un rare bonheur d’expression un monument d’équilibre élevé sur la limite de deux forces qui se combattent : d’une part, le fleuve animé de son impulsion ; de l’autre, la mer résistant par sa masse et repoussant le courant fluvial, de telle sorte que chaque changement dans l’une de ces forces entraîne de nouvelles conditions d’équilibre et modifie la forme et le niveau du seuil sous-marin. La hauteur d’eau sur les passes et l’emplacement de l’a barre par rapport à l’embouchure doivent donc varier avec l’état du fleuve et celui de la mer. Lorsque les eaux fluviales sont stagnantes, le dépôt se fait à la limite même des eaux maritimes et des eaux douces.

Si le courant persiste au dehors, k : barre s’établit en mer ; si les marées pénètrent dans l’intérieur, la barre existe en rivière. Mais elle existe et doit toujours exister ; elle change seulement de position, de forme et de profondeur, marquant exactement la place où la vitesse des eaux fluviales est amortie par la résistance et l’agitation des vagues. On ne doit donc pas attribuer cette formation uniquement à la précipitation des matières tenues en suspension dans le fleuve, non plus qu’à la perte de vitesse qu’éprouvent ses eaux. Certains grands fleuves de la Russie, le Volga, l’Obi, et surtout la Lena, dont le nom russe signifie la Paresseuse, arrivent à leurs embouchures avec un mouvement si lent que, sur plusieurs kilomètres, leurs eaux sont tout à fait stagnantes, comme celles des marécages, et croupissent au point de faire périr leurs poissons ; ces rivières sont cependant barrées. D’autre part, un fleuve parfaitement pur doit toujours avoir sa barre. La Vistule, le Niémen, le Dnieper n’arrivent à la mer qu’après avoir déposé dans des lagunes une grande partie de leurs troubles ; ils n’en ont pas moins leurs barres. La Neva, entre autres, avant de traverser Saint-Pétersbourg, s’épure complètement dans le lac Ladoga, ce qui n’empêche pas son embouchure dans le golfe de Finlande d’être traversée par un seuil sous-marin. Ce sont les vagues de la mer, on le voit, qui ferment les estuaires des fleuves, et c’est le même phénomène considérablement agrandi qui a donné naissance aux lagunes de l’Adriatique, aux étangs du golfe de Lyon, aux limans de la Mer-Noire, aux haffs de la Baltique, aux zées de la Mer du Nord ; c’est la même force qui agit d’une manière continue sur tous les rivages du globe, qui en a modifié tous les contours depuis l’origine de notre période géologique, et substitué aux échancrures et aux fiords des époques primitives des golfes plus adoucis et plus harmonieux et une longue succession de plages, de lidi et de cordons littoraux s’adaptant beaucoup mieux à l’oscillation cadencée des vagues et au mouvement rythmique de la mer.

Toutefois, il est évident que l’oblitération des passes doit être d’autant plus complète que les fleuves débouchent sur une côte plus sablonneuse et plus instable, y apportent une plus grande masse de sédimens, et que le flux, le reflux et les courans littoraux ont moins de force pour balayer tous ces dépôts et les disperser ensuite à de grandes distances dans les profondeurs de la mer.

Tel est le cas du Rhône. Le bras maritime d’Arles, celui que Pline appelait la grande bouche marseillaise, os amplissimum et massalioticum, écoule la presque totalité des eaux du fleuve et avec elles 17 millions de mètres cubes de sables et de limon. Il se déverse en temps ordinaire par plusieurs graus entre les theys de formation récente ; mais pendant les crues, le fleuve se répand à la fois par les graus et au-dessus des theys, et décharge ses eaux limoneuses par une bouche unique qui embrasse une largeur de plus de 10 kilomètres.

À quelques mètres au large, un peu au-devant des theys, les terres manquent au fleuve, mais les limons déposés de chaque côté lui forment des rives sous-marines qui se prolongent à près de 500 mètres en mer. À ce point, un haut-fond parallèle au rivage traverse le lit du fleuve et ne laisse au thalweg qu’une profondeur de lm,50 environ ; c’est la barre. Elle dessine une courbe concave, qui s’appuie à ses extrémités contre les theys et dont la forme semble indiquer les efforts que le courant fluvial fait pour la repousser au large. La crête est à peine noyée et affleure presque le niveau du fleuve, qui ne la recouvre que d’une mince tranche d’eau variant de 0m,10 à 0m,80. Vers le milieu, cette digue sous-marine est traversée par le courant des eaux douces, qui y creusent une sorte de chenal ; ce chenal est la passe, qui varie sans cesse de largeur, d’emplacement et de direction, et dont la profondeur oscille, suivant le régime du Rhône et l’état de la mer, entre 1 et 2 mètres. A l’intérieur, en amont du seuil, la profondeur est très faible ; au dehors, au contraire, elle s’abaisse rapidement, et la barre se trouve ainsi au sommet de deux pentes, l’une très adoucie qui s’allonge vers le fleuve, l’autre très raide qui plonge dans la mer.

Les inondations du Rhône ont presque toujours lieu lorsque soufflent les vents du large, qui accumulent une mer énorme contre la côte. Ces vents sont tièdes ; ils sont arrêtés par les crêtes neigeuses des Alpes, les réchauffent, fondent leurs glaciers et provoquent les crues et les inondations. Ainsi, les vagues refoulent le courant fluvial avec d’autant plus de force qu’il est plus violent, et la même cause qui gonfle le Rhône augmente la résistance de la mer. L’action des crues, qui semblerait de voir améliorer les passes, est donc généralement perturbatrice ; elles bouleversent la barre, déplacent la passe, la déforment, l’obstruent ; et ce ne sont que les eaux moyennes du fleuve qui la rétablissent quelques jours après.

On conçoit dès lors toutes les difficultés qu’éprouve la navigation à l’embouchure du Rhône. Lorsque la passe est ensablée, les navires ne peuvent ni entrer ni sortir. Pendant les grosses mers du large, les vagues se brisent sur le seuil sous-marin ; les bâtimens n’osent s’y aventurer, et le terrible mistral les empêche de gouverner dans cet étroit défilé de la passe, environné de tous côtés de hauts-fonds, où la moindre déviation peut causer un naufrage. L’état de la mer, les vents, les courans littoraux qui font dériver les navires à l’ouest, le courant du fleuve qui les repousse au large, les vagues qui les soulèvent et les incertitudes de la passe elle-même sont autant d’obstacles qu’il est impossible d’affronter sans péril ; et malgré le service de balisage et de pilotage organisé sur les theys de l’embouchure, il est rare que les mariniers lamaneurs puissent arriver, pendant les gros temps, sur la barre même, avec des embarcations légères. Les sémaphores arborent alors le signal du doute, soit parce qu’il n’existe pas une profondeur suffisante, soit même parce qu’il a été impossible de reconnaître exactement la passe. Les navires doivent alors rester en panne, ballottés entre le fleuve boueux et la mer furieuse, heureux si cette manœuvre imprudente se traduit par un simple échouage et ne leur occasionne pas des périls bien autrement sérieux.

Les vieilles archives d’Arles sont remplies de document qui témoignent des préoccupations de la marine au sujet de ces embouchures incertaines. Les bateaux en pleine charge étaient obligés de faire en mer un transbordement difficile, onéreux et souvent plein de dangers ; les cargaisons étaient déversées sur des allèges qui s’engageaient alors dans le chenal du fleuve. La situation était donc aussi précaire dans les siècles passés que de nos jours, et cette barre du Rhône constitue en fait, depuis longtemps, une jauge naturelle qui s’impose aux navires et ne leur permet de porter à Arles, non pas le tonnage que le fleuve pourrait recevoir, mais celui qu’il est possible de conserver sur une mince crête de sable, qui a à peine une certaine de mètres de largeur.


III

Il n’existe que deux moyens pour assurer une navigation régulière aux embouchures d’un fleuve. On peut chercher à améliorer directement la passe en y entretenant un chenal maritime ; ou bien, abandonnant la barre à elle-même, exécuter en amont une dérivation artificielle et créer ainsi une embouchure nouvelle que l’on met en communication avec la mer.

Le premier moyen est l’endiguement ; le second est la canalisation latérale.

L’idée de tourner ainsi l’obstacle des embouchures par un canal latéral est loin d’être nouvelle. Lorsque, après avoir ruiné la ville de Tyr, Alexandre voulut transporter en Égypte tout le commerce grec au détriment du commerce phénicien, il reconnut tout de suite que le succès de son entreprise était lié à la communication permanente du Nil avec la mer. Les sept bouches du fleuve étaient encombrées comme celles du Rhône, et les connaissances hydrauliques de l’époque ne permettaient guère de les approfondir. Les digues en rivière et les travaux à la mer entraient peu dans la pratique des ingénieurs anciens. Le percement d’un canal à travers les sables du Delta n’était qu’une affaire de main-d’œuvre et ne coûtait pour ainsi dire rien aux vainqueurs. Une armée d’esclaves et de captifs eut bientôt creusé, entre l’ancienne branche Canopique et le lac Marœotis, un canal dont on voit encore les traces. Le problème des embouchures du Nil était ainsi résolu plus de trois siècles avant notre ère.

Le même procédé fut employé au port d’Ostie, à l’embouchure du Tibre. Les anciennes salines d’Ancus Martius, le premier établissement de cette nature sur le littoral de la Méditerraiiée, étaient envahies par les sables et les limons. De siècle en siècle, la terre gagnait sur la mer, et l’on voit encore aujourd’hui les ruines des trois villes d’Ostie : l’Ostie des rois de Rome, l’Ostie de la république et l’Ostie impériale, échelonnées sur les berges du vieux Tibre, comme de véritables chronomètres qui permettent de mesurer le taux d’avancement du fleuve et la marche progressive de ses atterrissemens. Ostie était pour Rome ce que Marseille est devenu pour la France : le port d’arrivage des blés. Le salut public commandait de le conserver à tout prix, et un canal semblable à celui d’Alexandrie permit aux convois d’éviter l’embouchure envasée du fleuve et mit ainsi en communication directe les ports de Claude et de Trajan avec le Tibre supérieur.

Même solution, mêmes travaux dans la lagune de l’Aude et dans celles du Pô et du Rhin. Un chenal maritime traversait l’ancien lac Bubresus, qui correspond aux marais modernes de la Clape et de Sigean et venait aboutir à Narbonne. Un autre canal artificiel, la fossa Augusta, conduisait directement de la mer Adriatique à Ravenne ; et, à l’extrémité septentrionale de l’empire, la fossa Drusiana, creusée par les légions de Drusus, père de Germanicus, faisait communiquer la mer du Nord avec les différens bras du Vieil-Yssel et ouvrait ainsi aux navires une route nouvelle à côté des bancs vaseux qui obstruaient les embouchures multiples de la Meuse, de l’Escaut et du Rhin.

La canalisation latérale était donc la méthode pour ainsi dire classique suivie par les anciens. Le Rhône devait avoir aussi la sienne ; et ce fut même le premier grand travail d’utilité publique exécuté par les Romains sur le sol de la Gaule.

On lit dans Plutarque que, peu après avoir pris possession de son deuxième consulat. Marins conduisit une première armée en Gaule pour s’opposer à la marche des Ambrons et des Teutons, mais que ceux-ci refusèrent tout d’abord le combat et se ruèrent sur l’Espagne, où ils restèrent pendant près de deux années. Ils franchirent alors les Pyrénées sans éprouver de résistance ; et, après avoir ravagé tout le sud-ouest de la Celtique, se dirigèrent vers les Alpes et l’Italie, menaçant de renouveler sur les bords du Tibre les terribles exploits de la première invasion gauloise. Le quatrième consulat de Marius venait de commencer ; on était en l’an de Rome 652, correspondant à la 101e année avant Jésus-Christ, lorsqu’on apprit à Rome la marche des barbares. Le vainqueur de Jugurtha avait toute la confiance du sénat et des légions ; il reçut immédiatement l’ordre de repasser les Alpes. Il vint placer son camp près du Rhône, le fortifia avec soin et y réunit d’abondantes provisions, de manière à ne pas être forcé, par le manque de vivres, à livrer bataille si son intérêt ne venait pas le lui commander. Il est certain toutefois que l’armée romaine occupa successivement plusieurs campemens dans la vallée du Rhône pendant les trois années d’attente qu’elle eut à subir avant de recevoir le choc des barbares. La nécessité de trouver des fourrages pour les chevaux était à elle seule un motif suffisant de changement ; et, bien qu’il faille absolument proscrire l’étymologie tout à fait inexacte qui fait de l’île de la Camargue un champ de Marius, Caii Marii ager, il est très probable que la basse plaine d’Arles, submersible par les eaux du Rhône, couverte de pâturages et de cultures, fut à cette époque un parc d’approvisionnemens pour les légions et la cavalerie romaine. On l’appelait le grenier de l’armée romaine, horrea ac cellaria totius militiæ romanæ.

Le nom grec de la ville d’Arles, qui était Theline (θηλή, mamelle), n’était du reste que la signification imagée de la merveilleuse richesse de son terroir. On ne doit donc pas s’étonner de rencontrer partout en Provence les traces du passage de Marius, dont le souvenir presque légendaire se retrouve dans les moindres bourgades ; mais il est difficile de préciser ses divers campemens. Le seul d’ailleurs qui ait une importance sérieuse est celui dont parle Plutarque et qui était situé près de la rive gauche du Rhône, sur un point fortifié par la nature et par l’art, dans une situation telle que l’armée pouvait recevoir des approvisionnemens à la fois par le fleuve et par la mer. Des études récentes ont permis de déterminer ce camp avec une très grande précision. Il existe au-dessus de la petite ville de Saint-Gabriel, — l’ancienne Eniaginum de la voie romaine, — un plateau calcaire aux falaises abruptes, qui forme le cap le plus avancé du côté du Rhône de la chaîne des Alpines, et domine à la fois la plaine et le fleuve. C’est sur cette terrasse que Marius, solidement retranché, attendit pendant près d’un an les barbares, qu’il put surveiller leur passage du Rhône, repousser leurs premières attaques sans quitter sa position défensive et maintenir ses soldats impassibles devant leurs injures et leurs provocations ; il les laissa ainsi défiler pendant plusieurs jours le long de ses retranchemens. On sait avec quelle vigueur il se mit ensuite à leurs trousses et l’hécatombe sanglante qu’il en fit quelques jours après sur les bords de la rivière de l’Arc, dans cette plaine de Pourrières, dont le nom presque répugnant, campi putridi, semble avoir conservé le souvenir de leur effroyable extermination.

Le plateau des Alpines était, alors comme aujourd’hui, complètement dénudé ; et, si les plaines d’Arles et de la Camargue étaient riches en fourrage, les armes, les munitions, le blé surtout, ne pouvaient venir que de Rome et par mer ; car la mer était à cette époque la seule route sûre, prompte et facile. Mais pour remonter jusqu’à Arles, il fallait d’abord pénétrer dans le Rhône, et « les bouches du fleuve, écrit Plutarque, recevaient une vase abondante ; elles étaient obstruées par une boue profonde, et l’entrée en était difficile, laborieuse et insuffisante pour les vaisseaux qui venaient de la mer. » La question de la barre était donc la même il y a dix-huit siècles que de nos jours. Si le départ des convois était facile à l’embouchure du Tibre, il n’en était pas de même de leur arrivée dans le Rhône. Marius tourna la difficulté. Le plateau des Alpines était baigné de tous côtés par les eaux de la Durance et du Rhône, qui se répandaient dans de vastes étangs. Ces étangs se soudaient les uns aux autres, contournaient la ville d’Arles, descendaient sur la rive droite du fleuve le long de cette riche plaine, aujourd’hui exhaussée, qu’on appelle le Plan-du-Bourg et venaient aboutir dans le golfe de Fos au grau de Galéjon. C’était le goulet d’écoulement de toute la lagune, qui s’étendait alors depuis les Alpines jusqu’à la mer ; et l’étude topographique des lieux permet de reconnaître encore l’importance nautique que ce grau devait avoir aux premiers siècles. Alors que les embouchures du Rhône étaient soumises, comme elles le sont de nos jours, à toutes les éventualités de l’envasement, le grau de Galéjon était libre, ouvrait l’accès de la rade intérieure et permettait aux navires de remonter au-dessus d’Arles jusqu’à la hauteur de Tarascon.

Cette excellente situation s’est prolongée jusque vers le milieu du XVIIe siècle. « L’eau de la mer, écrivait H. Bouche vers 1660, aussi bien que les petites barques, peuvent entrer par de petits canaux dans l’étang de Fos ; les pêcheurs de Martigues entrent dans le grand canal de Galéjon pour y pêcher, et de ce canal ils pouvaient aller anciennement jusqu’à Arles, » et l’on conserve encore à la bibliothèque de Marseille une assez mauvaise carte de Provence qui porte la date de 1719, mais où l’on trouve la désignation très curieuse de ce grau sous le nom de « port de Baléjon. » Ce port était encore, au commencement du {{s|XVIII}, en communication directe avec l’étang de Montmajour, la plaine d’Arles et les marais des Baux, qui étaient alors complètement inondés, au sud de la chaîne des Alpines, c’est-à-dire au pied même de l’ancien camp de Marius. C’était donc par là seulement que pouvaient venir les approvisionnemens de l’armée romaine. Délaisser le Rhône, creuser et approfondir des passes navigables dans les étangs, assurer ainsi à travers la lagune une communication régulière entre la mer et le plateau des Alpines, telle fut l’œuvre grandiose de Marius. Il y employa son armée. Terrassiers infatigables, ces soldats, si durs à la fatigue qu’on les appelait des mulets, creusèrent un chenal continu entre leur camp et la mer, et les navires d’Ostie purent venir apporter jusqu’aux retranchemens romains les armes, les munitions et les souvenirs de la mère patrie. Ce furent les célèbres Fosses Mariennes, Fossœ Marianœ. Le petit village de Fos en Provence en a conservé le nom et marque la place de son embouchure dans le golfe. Œuvre d’abord militaire et provisoire, créée pour les besoins passagers de la guerre, elle fut continuée et perfectionnée par les Grecs de Marseille. Marius, en effet, leur céda son canal en récompense des services qu’ils lui avaient rendus pendant la campagne des Gaules. Commerçans avisés, ils y établirent immédiatement un péage, et Strabon raconte que ce droit de navigation, tant à la remonte qu’à la descente, leur rapportait de grands revenus. Ce fut un de leurs principaux établissemens sur la côte de la Narbonaise ; et l’on peut voir sur la carte de Peutinger le port des Fosses Mariennes représenté, comme celui de Claude à Ostie, sous la forme d’un portique demi-circulaire, dont la concavité est tournée du côté de la mer.

L’embouchure actuelle du fleuve était donc délaissée dès les premiers siècles de notre ère, Le port des Fosses Mariennes devint, comme le Pirée pour Athènes, le faubourg maritime de la ville d’Arles ; il lui ouvrait la route de la mer, permettait aux navires de venir mouiller dans la lagune au pied de ses remparts ; et nul doute qu’il ait contribué dans une très grande mesure à développer dans la ville constantinienne cette prospérité commerciale dont l’édit d’Honorius et de Théodose au préfet des Gaules nous a laissé une si pompeuse description. Ainsi, pour le Rhône antique comme pour l’Aude, le Pô, le Nil et le Rhin, le problème des embouchures fut résolu par une canalisation latérale en dehors de la zone des atterrissemens du fleuve. Il nous reste maintenant à examiner les solutions adoptées par les ingénieurs modernes, les résultats qu’ils ont obtenus, ceux qu’ils attendent, leurs projets actuels. Ce sera l’objet d’une dernière étude.


CHARLES LENTHERIC.

  1. Voyez la Revue du 1er février et du 15 mai 1880.