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La Rôtisserie de la reine Pédauque/XX

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Deux jours se passèrent en de cruelles alternatives. Après quoi, mon bon maître tomba dans une faiblesse extrême.

— Il n’y a plus d’espoir, me dit tout bas M. Coquebert. Voyez comme sa tête creuse l’oreiller, et remarquez que son nez est aminci.

En effet, le nez de mon bon maître, naguère gros et rouge, n’était plus qu’une lame recourbée, livide comme du plomb.

— Tournebroche, mon fils, me dit-il d’une voix encore pleine et forte, mais dont je n’avais jamais entendu le son, je sens qu’il me reste peu de temps à vivre. Allez me chercher ce bon prêtre, pour qu’il m’entende en confession.

M. le curé était à sa vigne, où je courus.

— La vendange est faite, me dit-il, et plus abondante que je n’espérais ; allons assister ce pauvre homme.

Je le ramenai auprès du lit de mon bon maître, et nous le laissâmes seul avec le mourant.

Il sortit au bout d’une heure et nous dit :

— Je puis vous assurer que M. Jérôme Coignard meurt dans des sentiments admirables de piété et d’humilité. Je vais à sa demande, et en considération de sa ferveur, lui donner le saint viatique. Pendant que je revêts l’aube et l’étole, veuillez, madame Coquebert, m’envoyer dans la sacristie l’enfant qui sert chaque matin ma messe basse, et préparer la chambre pour y recevoir le bon Dieu.

Madame Coquebert balaya la chambre, mit une couverture blanche au lit, posa au chevet une petite table qu’elle couvrit d’une nappe ; elle y plaça deux chandeliers dont elle alluma les chandelles, et une jatte de faïence où trempait dans l’eau bénite une branche de buis.

Bientôt nous entendîmes la sonnette agitée dans le chemin par le desservant, et nous vîmes entrer la croix aux mains d’un enfant, et le prêtre vêtu de blanc et portant les saintes espèces. Jahel, M. d’Anquetil, M. et madame Coquebert et moi, nous tombâmes à genoux.

Pax huic domui, dit le prêtre.

Et omnibus habiantibus in ea, répondit le desservant.

Puis M. le curé prit de l’eau bénite dont il aspergea le malade et le lit.

Il se recueillit un moment et dit avec solennité :

— Mon fils, n’avez-vous point une déclaration à faire ?

— Oui, monsieur, dit l’abbé Coignard, d’une voix assurée. Je pardonne à mon assassin.

Alors, l’officiant, tirant l’hostie du ciboire :

Ecce agnus Dei, qui tollit peccata mundi.

Mon bon maître répondit en soupirant :

— Parlerai-je à mon Seigneur, moi qui ne suis que poudre et que cendre ? Comment oserai-je venir à vous, moi qui ne sens en moi-même aucun bien qui m’en puisse donner la hardiesse ? Comment vous introduirai-je chez moi, après avoir si souvent blessé vos yeux pleins de bonté ?

Et M. l’abbé Coignard reçut le saint viatique dans un profond silence, déchiré par nos sanglots et par le grand bruit que madame Coquebert faisait en se mouchant.

Après avoir été administré, mon bon maître me fit signe d’approcher de son lit et me dit d’une voix faible, mais distincte :

— Jacques Tournebroche, mon fils, rejette, avec mon exemple, les maximes que j’ai pu te proposer pendant ma folie, qui dura, hélas ! autant que ma vie. Crains les femmes et les livres pour la mollesse et l’orgueil qu’on y prend. Sois humble de cœur et d’esprit. Dieu accorde aux petits une intelligence plus claire que les doctes n’en peuvent communiquer. C’est lui qui donne toute science. Mon fils, n’écoute point ceux qui, comme moi, subtiliseront sur le bien et sur le mal. Ne te laisse point toucher par la beauté et la finesse de leurs discours. Car le royaume de Dieu ne consiste pas dans les paroles, mais dans la vertu.

Il se tut, épuisé. Je saisis sa main qui reposait sur le drap, je la couvris de baisers et de larmes. Je lui dis qu’il était notre maître, notre ami, notre père, et que je ne saurais vivre sans lui.

Et je demeurai de longues heures abîmé de douleur au pied de son lit.

Il passa une nuit si paisible que j’en conçus comme un espoir désespéré. Cet état se soutint encore dans la journée qui suivit. Mais vers le soir il commença à s’agiter et à prononcer des paroles si indistinctes qu’elles restent tout entières un secret entre Dieu et lui.

À minuit il retomba dans un abattement profond et l’on n’entendait plus que le bruit léger de ses ongles qui grattaient les draps. Il ne nous reconnaissait plus.

Vers deux heures il commença de râler ; le souffle rauque et précipité qui sortait de sa poitrine était assez fort pour qu’on l’entendît au loin, dans la rue du village, et j’en avais les oreilles si pleines que je crus l’ouïr encore pendant les jours qui suivirent ce malheureux jour. À l’aube, il fit de la main un signe que nous ne pûmes comprendre et poussa un grand soupir. Ce fut le dernier. Son visage prit, dans la mort, une majesté digne du génie qui l’avait animé et dont la perte ne sera jamais réparée.