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La Reine Hortense et le prince Louis/09

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La Reine Hortense et le prince Louis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 65-106).
LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS
(EXTRAITS DU JOURNAL DE Mlle VALÉRIE MASUYER)

IX [1]
LES DERNIERS JOURS DE LA REINE HORTENSE
(AVRIL — OCTOBRE 1837)


Vendredi 7 avril 1837.

... En rentrant, M. Cottrau nous a conté que M. Lisfranc lui avait promis de faire l’opération, si elle était faisable. Cela nous a un peu remis et, pourtant, rien ne saurait peindre les angoisses de cette journée, angoisses d’autant plus cruelles qu’il fallait les cacher à la Reine et ne l’aborder qu’avec un visage riant. Par moment, ce m’était impossible. Nous attendions réunis dans le salon comme des condamnés qui attendent leur sentence. Nous faisions, en attendant, de la charpie demandée par M. Lisfranc... Sauter est arrivé le premier, après le déjeuner. Ils se sont d’abord entendus tous trois. M. Lisfranc était dans une impatience extrême de ce que M. Schonlein n’arrivait pas. Je le voyais au moment de s’emporter. Il a pris patience en lisant Mme Parquin. La veille déjà, je lui avais donné le procès et la brochure de M. de Persigny. Il ne connaissait même pas la première lettre du Prince à sa mère, et, comme il est influent, on cherche à le gagner. Mais à quoi bon ? tout n’est-il pas fini !.., Enfin, M. Schönlein est arrivé, et, après avoir conféré tous les quatre, ils sont montés chez la Reine, puis ils sont revenus conférer encore... Mon sang s’arrêtait, dans cette cruelle perplexité... Je suis entrée chez la Reine avec un visage riant. Elle m’a dit qu’on ne lui faisait pas l’opération et je m’en suis réjouie avec elle. Elle a écrit à son fils pour le rassurer. Elle m’a donné sa lettre pour la faire partir. J’ai mis sous le cachet : Revenez, revenez ! et je l’ai bien vite envoyée à M. Aman... J’ai veillé la Reine ; elle a bien souffert et a pourtant mieux dormi que les autres nuits.

Ce matin, M. Conneau est venu causer avec nous. Il est le plus malheureux parce qu’il est le plus responsable. Lisfranc a trouvé l’opération impossible et ne lui donne pas sept mois de vie. Sauter dit qu’en suivant ses avis, on pourrait peut-être la conserver un an ou deux. Schönlein était d’avis de l’opération, mais, Lisfranc ne voulant pas la tenter, personne au monde n’aurait osé la faire... Mme Salvage dit que le testament de la Reine est fait et qu’elle l’a nommée son exécutrice testamentaire. Elle lui a montré une lettre de Mme Récamier faisant son testament, lui confiant tous ses intérêts et l’engageant par réciprocité à faire le sien et à lui donner la même marque de confiance... Elle a dit à la Reine y être décidée et vouloir, par ce testament, donner sa fortune au Prince. La Reine, en acceptant une pareille preuve de son affection, n’a pu hésiter à faire ce qu’on lui demandait, et l’a nommée son exécutrice testamentaire. Tous ces soins me paraissent bien prématurés et bien cruels. Je me désole en pensant que les efforts de courage qu’elle a faits, pour se décider à cette opération et s’y préparer, ont pu aussi hâter le mal ! Mais Conneau dit qu’il date de plusieurs années et que cet anneau d’or qu’elle portait, et dont elle n’a jamais parlé à personne, est la première cause de son mal, que l’on eût pourtant été à temps de guérir, il y a cinq ou six mois. — Si elle avait vu un médecin à Paris, elle était sauvée ; et ils ne lui en ont pas laissé le temps ; ils l’ont tuée... et, si on lui eût dit que son fils allait au Brésil avant New-York, elle ne serait pas morte d’angoisses pendant quatre mois. M. de Briqueville lui a écrit hier pour lui assurer que le Prince allait à New-York, M. Buchon a écrit la même chose à M. Cottrau pour rassurer la Reine dans le cas où un article, qui dit que l’Andromède va au cap Horn, l’aurait inquiétée.


M. Arese à Mlle Masuyer.


New-York, le 15 mars 1837.

Par le paquebot de Liverpool, je vous ai écrit une longue lettre et une autre à Mme Eugénie, et je vous adresse ces deux lignes par le Havre pour que les nouvelles de Louis vous arrivent le plus promptement possible et d’une manière sûre. Le Potomac, frégate américaine, arrivée ici de Rio-de-Janeiro, a dit avoir laissé dans ce dernier port l’Andromède, avec le Prince et la Didon, avec le ministre de France aux Etats-Unis, et qu’elles allaient, quatre ou cinq jours après son départ, mettre à la voile ou pour New-York ou pour Norfolk, qui est au Sud de Baltimore. Dans ce dernier cas, je partirai tout de suite pour Norfolk. Depuis que je suis à New-York, je vous ai écrit quatre lettres, une de Liverpool et je crois une de Londres, et j’espère qu’au moins en fait de lettres, vous voudrez bien me payer de retour. Ecrivez-moi de longues lettres, et parlez-moi aussi de vous in longo. Mes deux lettres de Florence n’ont reçu aucune réponse, c’est consolant ! Adieu ! que les absens n’aient pas toujours tort. Dans mon cas, ce serait de l’ingratitude. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. — J. A.


(Samedi 22 avril 1837.)

Cette lettre, reçue aujourd’hui, m’a rendue encore plus heureuse que celle de la veille, je la sais par cœur... Sauter est venu, et a été charmé du mieux de la Reine. J’étais en joie complète...


Arese à Mlle Masuyer.


New-York, le 3 avril 1837.

Je suis heureux de vous dire que le Prince est arrivé à Norfolk, et bien portant ; en preuve de quoi, je vous envoie le petit bout de gazette ci-joint. Cette lettre vous parviendra par Liverpool, avec une autre que je vous ai écrite avant-hier... Je vous écrirai aussi deux lignes par le Havre pour vous annoncer cette nouvelle. J’ai su son arrivée, il y a cinq minutes. Dites mille choses à Madame (la Reine), à laquelle j’aurais bien voulu écrire, mais je ne veux pas risquer de manquer les paquebots. )


À la grande-duchesse de Baden pour la Reine.


1er mai 1837.

Ma chère Stéphanie. — Je suis tellement faible que non seulement je ne puis écrire moi-même, mais que c’est à peine si j’aurai la force de dicter cette lettre. Je viens d’avoir une petite rechute dont je ne suis pas encore remise ; je ne dors pas, je ne mange pas, et le mauvais temps n’a pas peu contribué, jusqu’à présent, à prolonger l’état de crispation de mes nerfs, — qui est tout à fait indépendant de ma maladie et qui en est pourtant le plus pénible. Pour me distraire de mes souffrances, je fais des châteaux en Espagne, des projets dont l’exécution est peut-être encore un peu éloignée, car je suis bien loin d’être transportable. Je te prie, pendant que tu es à Vienne, de parler de ma part à M. de Metternich. Je voudrais, pour voyager en Italie, avoir des passeports autrichiens ; qu’il veuille bien donner à M. de Bombelles l’ordre de m’en délivrer, lorsque je le lui demanderai, pour moi et pour les personnes qui composent ma maison. J’irai peut-être cet été ou à Ischl ou à Aix-en-Savoye. Dans l’état de santé où je suis, il est impossible que je puisse passer l’hiver dans un climat comme celui-ci. Je voudrais aller à Gênes ou à Naples, dans un bon climat enfin, celui que désigneraient les médecins. Je suis trop heureuse de ravoir mon petit docteur : il s’entend à merveille auprès des malades et je n’ai qu’à me louer des soins que je reçois.

Je viens d’apprendre par ma belle-sœur toutes les fêtes que l’on a faites à Munich. Je t’engage à ne pas abuser de tes forces comme tu le fais ordinairement. On est trop heureux d’avoir une bonne santé, il ne faut pas la compromettre, on ne sent tout ce qu’elle vaut que lorsqu’on l’a perdue. Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur ainsi que Marie.


Mardi 16 mai.

Hier, nous avons eu la visite du baron de Wildegg. Il venait exprès pour avoir des nouvelles de la Reine et a été bien attristé de l’état où il l’a trouvée ; elle l’a reçu après son déjeuner ; elle était fort triste et lui a dit, quand il l’a quittée : « Je vous reverrai peut-être encore, j’espère. » Il a répondu qu’il viendrait dans l’été... Elle a confessé et communié hier pour commencer la neuvaine avec le prince de Hohenlohe... Le sang s’est arrêté hier, et la Reine en a fait la remarque en disant : « Le bon Dieu voudrait donc que je guérisse ; cela va me rendre superstitieuse. »


Le comte Arese à Mlle Masuyer.


New-York, 16 avril 1837.

... Louis est bien et n’est pas triste. Hier, nous avons été à Long-Island voir un petit arsenal de marine, et, demain, nous irons visiter les fortifications de la ville de New-York et des environs. Les bals, soupers et dîners et autres réjouissances, sont tout à fait suspendus à cause du très mauvais état des affaires. Il y eut, ce dernier mois, près de cent banqueroutes, pour plus de cent millions de francs, ce qui fait que le Prince ne connaît pas encore la société de cette ville. Nous restons beaucoup à la maison et nous causons à nous sécher le gosier. Hier au soir, le Columbus, paquet de Liverpool, est arrivé ici, mais, à cause du dimanche, nous ne pouvons avoir les lettres que demain matin, de manière que nous n’y pourrons répondre que par le paquet du 24. Je serai bien content de me mettre en route, car j’en ai de New-York par-dessus la tête.


Lettre de la Reine à la grande-duchesse Stéphanie après la permission donnée par M. de Metternich d’aller en Italie.

J’ai reçu ta lettre avec plaisir, ma chère Stéphanie. Je te remercie de l’exactitude que tu as mise à faire toutes mes commissions et je suis charmée de l’obligeance que l’on t’a montrée pour moi. J’espère que tu ne partiras pas sans avoir vu terminer cette affaire et sans que les ordres aient été envoyés à M. de Bombelles pour que mon passeport soit signé de tous les ministres, de manière qu’on ne puisse me faire de tracasseries et d’ennuis nulle part. Je ne sais encore ce que fera Louis, quand il me saura malade, quoique je lui aie caché en partie la gravité de mon état, mais j’espère que, s’il venait avec moi, on aurait pour lui la même obligeance que pour moi. A présent, il ne peut plus inquiéter personne, ayant joué son va-tout à jeu découvert. On ne pourra plus supposer qu’il veuille se mêler d’intrigues subalternes au-dessous de la position qu’il a prise, je m’en fais le garant partout. Il paraît que la bonté que l’on a montrée à Paris s’étend jusqu’ici et que l’on regrette de m’avoir fait tant de mal. Le maréchal Gérard m’a fait dire par quelqu’un qui me l’a écrit que le gouvernement français trouverait tout simple que Louis revienne bientôt pour me soigner et que l’on ne fera rien qui puisse l’en empêcher. Je n’ai pas eu de nouvelles depuis le 17 avril, j’ignore donc ce qu’il fait et ce qu’il compte faire. Pour moi, je suis décidée à partir pour l’Italie au 1er septembre. Si j’allais bien avant, je partirais d’ici encore plus tôt pour pouvoir passer six semaines dans les bains sulfureux, en allant. Je compte me reposer un mois à Gênes, autant à Naples, et passer les trois mois de gros froids à Palerme. J’ai été si souffrante que l’on a été longtemps fort sévère pour moi. On n’a pas permis à la Princesse douairière de Hohenzollern de venir me voir plus tôt. Elle vient de passer une semaine avec moi. Sa présence m’a fait grand plaisir et aucun mal. Elle m’a quittée aujourd’hui. Je l’engage beaucoup à venir en Italie. J’attends pour jeudi Eugénie et Joséphine, je me fais un grand plaisir de les voir. Sois sans inquiétude pour ta fille : M. Conneau est là... Je ne pourrais te dire combien j’ai reçu de marques d’intérêt depuis que je suis malade ; il m’en arrive de tous les coins de l’Europe. J’ai été bien sensible à celles que j’ai reçues de la Reine douairière de Bavière. Il y avait si longtemps que nous ne nous étions vues que je ne pouvais espérer qu’elle m’eût conservé toute l’amitié qu’elle m’a toujours témoignée, mais elle vient de m’en donner mille preuves affectueuses, ainsi que le prince Charles ; elle voulait venir me voir.

Voilà un mois écoulé depuis mon dernier accident, sans que j’aie posé le pied à terre ; on me porte d’un lit à l’autre. Mais voici le beau temps, et j’espère qu’un peu de bon air achèvera de me remettre la santé.

HORTENSE.


Samedi 3 juin.

La Reine m’a fait copier par la grande-duchesse la lettre du Prince Louis à M. Vieillard.


New-York, le 30 avril 1837.

... Maintenant je vous dois une explication des motifs qui m’ont fait agir. J’avais, il est vrai, deux lignes de conduite à suivre : l’une qui, en quelque sorte, dépendait de moi, l’autre des événemens. En choisissant la première, j’étais, comme vous le dites fort bien, un moyen ; en attendant la seconde, je n’étais qu’une ressource. D’après mes idées, ma conviction, le premier rôle me semblait bien préférable au second. Le succès de mon entreprise m’offrait les avantages suivans. Je faisais par un coup de main, en un jour, l’ouvrage de dix années peut-être ; réussissant, j’épargnais à la France les luttes, les troubles, les désordres d’un bouleversement, qui arrivera, je crois, tôt ou tard. « L’esprit d’une Révolution, dit M. Thiers, se compose de passions pour le but, et de haine pour ceux qui font obstacle. » — Ayant entraîné le peuple par l’armée, nous aurions eu les nobles passions sans la haine, car la haine ne naît que de la lutte entre la force physique et la force morale. Personnellement ensuite, ma position était claire, nette, partant facile. Si j’arrivais à Paris, je ne devais ma réussite qu’au peuple et non à un parti. Arrivant en vainqueur, je déposais de plein gré, sans y être forcé, mon épée sur l’autel de la Patrie. On pouvait alors avoir foi en moi ; ce n’était plus seulement mon nom, c’était ma personne qui devenait une garantie. Dans le cas contraire, je ne pouvais être appelé que par une fraction du peuple, et j’avais pour ennemis, non un gouvernement débile, mais une foule d’autres partis, eux aussi peut-être nationaux. D’ailleurs, empêcher l’anarchie est plus facile que de la réprimer ; diriger les masses est plus facile que de suivre leurs passions. Arrivant comme une ressource, je n’étais qu’un drapeau de plus jeté dans la mêlée, dont l’influence, immense dans l’agression, eût peut-être été impuissante pour rallier. Enfin, dans le premier cas, j’étais le gouvernail sur un vaisseau qui n’a qu’une seule résistance à vaincre ; dans le second cas, au contraire, j’étais sur un navire battu par les vents, et qui, au milieu de l’orage, ne sait quelle roule il doit suivre. Il est vrai qu’autant la réussite de ce premier plan m’offrait d’avantages, autant le non-succès prêtait au blâme. Mais, en entrant en France, je n’ai pas pensé au rôle que me ferait une défaite ; je comptais, en cas de malheur, sur mes proclamations comme Testament et sur la mort comme un bienfait. Telle était ma manière de voir...

« J’ai encore vu peu le pays, mais ce que j’ai lu et entendu dire sur les Deux Amériques m’a fait faire quelques réflexions que je soumets à votre jugement. Tous les États-Unis d’Amérique, jadis colonies européennes, ont été fondés sous des auspices plus ou moins favorables. Lésés dans leur intérêt, qui ne pouvait être que commercial, ils se sont détachés de la mère-patrie, ils ont fait un nœud au lien qu’ils avaient coupé, afin que le tissu ne s’effilât pas, et, après cette simple opération, ils se sont constitués en nations. Mais un mineur qui se déclare indépendant à seize ans, quelle que soit sa force physique, n’est qu’un enfant ; l’on n’est homme que lorsque l’on a atteint le développement de toutes ses facultés physiques et morales. Or ce pays a une force matérielle immense, mais de force morale, il en manque totalement. Les Etats-Unis se sont crus nation dès qu’ils ont eu une administration élue par eux, un président et des Chambres ; ils étaient et ne sont encore qu’une colonie indépendante. Cependant, tous les jours, maintenant, la transition s’opère, la chenille se dépouille de son enveloppe grossière et prend des ailes qui relèveront plus haut, mais je ne crois pas que cette transition s’opère sans crises et sans bouleversemens. Dans le principe, toute colonie est une vraie république, c’est une association d’hommes qui, tous, avec des droits égaux, s’entendent pour exploiter les produits d’un pays. Qu’ils aient pour chef temporaire un gouverneur ou un président, peu importe. Ils n’ont besoin pour se gouverner que de quelques règlemens de police. Cela est si vrai que la Caroline du Nord, je crois, ayant demandé au célèbre Locke une constitution, celui-ci, croyant avoir affaire à une nation, lui envoya des lois où tous les pouvoirs étaient balancés comme dans une société européenne, où, sur un petit espace de terrain, il y a des millions d’hommes qu’il faut faire concourir au même but, quoiqu’ils aient des intérêts opposés les uns aux autres. La constitution de Locke ne put. être mise en pratique. La population étant composée de gens égaux par leurs mœurs, par leurs idées, par leurs intérêts, ce n’était qu’une seule roue à faire tourner, — mécanisme entièrement simple, pour lequel il ne fallait ni génie, ni complication de forces. Mais, actuellement, la population s’est accrue considérablement. Elle se compose d’un type américain qui s’est bien dessiné et d’émigrations journalières, qui n’ont ni instruction ni tradition populaire, partant point de patriotisme. Maintenant, l’industrie et le commerce ont rompu l’égalité des fortunes, de grandes villes se sont formées, où l’homme n’a plus à lutter avec le sol, mais avec l’homme, son voisin ; maintenant enfin, le monde moral commence à surgir du monde physique. On voit, aujourd’hui, çà et là, des indices que le règne des idées commence aussi de ce côté de l’Atlantique. Parmi ce peuple de marchands, où il n’y a pas un homme qui ne spécule, il est venu dans la tête de quelques honnêtes gens que l’esclavage était une mauvaise chose, quoiqu’il rapportât beaucoup, et le cœur de l’Américain a vibré pour la première fois, pour un intérêt étranger à l’argent. Il est venu dans la tête d’un parti, à tort ou à raison, que la banque empiétait sur les droits de la démocratie, et, pour un principe, on a renversé l’autel du commerce ; enfin, les mêmes hommes qui, par tradition d’Europe, n’avaient jamais pensé qu’à avoir des garanties contre le pouvoir, en cherchent maintenant contre la tyrannie de la foule, car, ici, il y a liberté d’acquérir, il n’y a pas liberté de jouir ; il y a faculté d’agir, il n’y a pas faculté de penser ; enfin (qui le croirait ?) il y a ici souvent licence et arbitraire. Tant il est vrai, comme le dit Montesquieu, que « les lois qui ont fait qu’un petit peuple est devenu grand lui sont à charge lorsqu’il s’est agrandi... »

NAPOLÉON-LOUIS BONAPARTE. »


8 juillet.

... Je viens d’établir la Reine à l’air. Pour qu’on puisse l’y porter ainsi chaque jour, il a fallu établir un grand escalier extérieur en bois, partant de la terrasse, où l’on avait placé sa tente les premiers jours de printemps. Rousseau lui a fait faire une chaise à porteurs où elle est à demi couchée. Elle est recouverte d’une capote, qui se baisse et se relève à volonté. MM. Cottrau et de Querelles, qui sont de la même taille, la portent avec beaucoup de soins et sans secousse. Le dernier m’a fait deux petits croquis représentant l’installation dans la tente et la descente de l’escalier. Ils me seront de précieux souvenirs de ces tristes momens.


Le comte Arese à Mlle Masuyer.


New-York, 6 juin.

... Mon ami part jeudi, le 8, à bord du George Washington, et que le ciel le bénisse et lui donne tous les bonheurs qu’il mérite. S’il y avait eu quelque malheur à craindre, vous pouvez être sûre que je ne l’aurais pas quitté ; mais, comme ce n’est pas le cas, et comme je ne puis lui être d’aucune utilité, je m’en vais rester en Amérique, et, dans quatre jours, je me mets en train de rouler ma bosse. J’irai à Philadelphie, Baltimore, Washington ; je traverserai la Virginie pour voir les sources minérales et le pont naturel ; je descendrai l’Ohio, à Cincinnati, Louisville, et je remonterai le Mississipi jusqu’à Saint-Louis, et, de là, je remonterai le Missouri aussi loin que je pourrai et je reviendrai à Saint-Louis pour remonter le Mississipi, je traverserai la prairie du Chien, j’irai aux chutes de Saint-Antoine, fort Cheltin, Rivière de Saint-Pierre, et, par les lacs, je reviendrai à Green Bay, Chicago, Détroit, Niagara, Montréal, Québec, Saint-Laurent, Boston et New-York. Sur la carte, c’est très long, — entre 5 ou 6 000 milles, — mais, ici, on voyage si vite que ce n’est rien du tout, et excepté un mois que je voyagerai à cheval ou à pied, tout le reste sera fait en steamboat ou stage. Je fais ce voyage en mauvaise compagnie, avec moi-même ; mais c’est égal, j’espère en moi-même assez de ressources pour me passer des autres. Si Louis était venu avec moi, je n’aurais pas voulu aller si loin ; mais, étant seul et ne devant rendre compte à personne de mon existence, j’irai aussi loin que je pourrai...


Lundi 17 juillet.

... La Reine a reçu de Londres une lettre de son fils, du 9 juillet. Il s’occupe d’avoir ses passeports. Mais enfin, le voilà en Europe. Quelle joie ce serait de le revoir, si la Reine n’était pas mourante ! Tout le voisinage est sens dessus dessous. M. Aman veut le fêter ; et nous avons la mort dans l’âme ! La Reine a la bouche pleine d’aphtes, elle souffre de la gorge, et je tremble. C’est dans ces dispositions que, le soir, j’ai fini ma lettre à M. Arese. Dieu sait où elle le trouvera... La Reine m’a fait appeler pour des arrangemens de bijoux. Elle tenait une petite miniature d’elle peinte par Jaques sur bague. Vous ferait-elle plaisir ? » m’a-t-elle dit. — « Certainement, Madame. » — « Ce n’est pas assez satisfaisant. J’aime mieux vous donner mon portrait bleu garni de turquoises... « Elle est bien mal, bien changée...


Vendredi 28 juillet.

Mercredi soir, j’ai reçu une lettre de la duchesse de Raguse en contenant une de M. Bréchet. Sauter est venu. M. Tascher lui a parlé. Il dit que le col de la matrice est entièrement détruit, que ce mal gagne la matrice, mais que, si l’on peut remettre l’estomac, cela peut durer encore, comme le moindre accident peut tout finir...


Lundi 31 juillet.

Hier, pendant qu’on était à table, Rousseau est venu me remettre une lettre de M. de Persigny, datée du 24 de Londres :

« Mademoiselle... Je vous écris à la hâte pour vous faire savoir que notre ami, ne pouvant se procurer les papiers dont il avait besoin, se décide à partir sans eux. Il se mettra en route dans deux ou trois jours au plus tard, il vous écrira en route. Il est en parfaite santé... »


Le Prince Louis à Mlle Masuyer.


Londres, 30 juillet 1837.

« Enfin, mon ami va partir. Cela n’a pas dépendu de lui qu’il partît plus tôt. Pour les plus petites choses, il y a parfois de grands obstacles. Il vous écrira de la route, de sorte que vous saurez le jour et l’heure de son arrivée avant lui. Il a le cœur navré de tant de chagrins, ou plutôt du seul qui le touche de si près. Ecrivez à Mannheim, poste restante, à M. Thomson, une lettre précise et détaillée sur a santé de Mme Eugénie, afin qu’il sache à quoi s’en tenir avant d’arriver. Adieu, ne soyez point inquiète et ne vous impatientez pas de la route. Il donnera de ses nouvelles à M. Rahn. Adieu, recevez l’assurance de mon amitié. — Louis. »


Samedi matin 5 août.

Grâce au ciel, le Prince est arrivé sain et sauf. En rentrant hier soir, j’ai fait ma toilette pour veiller, et nous avons couché la Reine. A peine était-elle endormie et toute la maison tranquille, que j’ai entendu une voiture du côté de Maunbach. En suivant le son, elle tournait la maison. Je n’osais ouvrir pour regarder, j’étais dans une agitation extraordinaire ; enfin, malgré les volets fermés, j’ai vu les lanternes de la voiture arrêtée devant chez Vincent. J’ai couru tout doucement chez M. Conneau. J’ai ouvert sur la terrasse et me suis assurée que le Prince était arrivé…

A une heure, comme je faisais une infusion de tilleul à la Reine qui était bien agitée, Conneau est venu se coucher, il m’a conté que le Prince était parti le 31 avec un passeport américain…


Dimanche 6 août.

Outre que je n’ai pas dormi hier, la journée a été si remplie pour moi d’émotions si nombreuses et si vives qu’elle m’a paru avoir la longueur d’un siècle. J’étais si agitée de ma nuit que, le matin, je me suis promenée longtemps sur la terrasse en chenille, tout en causant avec MM. Cottrau et Tascher. A neuf heures, j’ai fait appeler Mme Cailleau, et, lorsque j’ai été habillée, j’ai couru chez le Prince, je l’ai embrassé avec bien de l’émotion. Il m’a dit qu’il était charmé de me voir. Je l’ai trouvé maigri. Après quelques mots insignifians, on est venu à parler de la Reine, et je me suis sauvée fondant en larmes, ne voulant pas que mon attendrissement gagnât le pauvre Prince, qui doit être encore plus malheureux que moi, quoiqu’il fasse bonne contenance. Après les remèdes, on avait remis à la Reine une lettre apportée, soi-disant par un exprès de M. Rahn. Le Prince avait daté de Mannheim, du 3, en disant qu’il serait ici samedi entre onze heures et midi. La Reine s’était endormie deux fois après cette nouvelle, et on guettait son réveil pour lui annoncer l’arrivée. Je tremblais comme si on allait lui faire une opération dont sa vie dépendait. Au fait, ce pouvait être le coup de grâce pour elle. Le Prince le sentait si bien qu’il était blanc comme un linge en entrant dans la chambre de sa mère. Il y est resté assez longtemps. J’étais sur des épingles. Enfin, pour lui et pour elle, tout s’est mieux passé que je ne l’avais espéré. M. de Querelles était revenu à pied de Constance où il avait appris l’arrivée du Prince. M. Parquin, averti, est arrivé à cheval au moment où l’on s’est mis à table pour déjeuner.


Lundi 7 août.

Je me suis emparée de vive force de mon ancienne place à côté du Prince, ce qui a fait faire à Mme Salvage une terrible grimace. Après déjeuner, je suis montée comme de coutume chez la Reine. Le Prince et les habitués y sont venus... Il nous a parlé de l’Amérique où les moustaches sont tellement détestées qu’on y court des dangers en en ayant. De là, il a passé à l’inquiétude qu’il a pour M. Arese, qui a eu l’entêtement de ne pas vouloir couper les siennes, et, à ce propos, il a conté qu’il est fort amoureux (quoiqu’il ne veuille pas en convenir) d’une Américaine, peu jolie, mais fort riche et fort aimable, que le Prince lui a bren conseillé d’épouser, — il finira peut-être par là, — j’ai dû pâlir, car le cœur m’a manqué, je me sentais prête à m’évanouir. Conçoit-on une bêtise pareille ? Cela m’a prouvé qu’à mon insu, en dépit de ma raison, il jouait un rôle plus important que je n’aurais voulu dans mes affections, dans mes rêves ! Je sais très bien qu’il n’a jamais eu d’amour pour moi, que, d’un moment à l’autre, il peut se marier, — mieux vaut loin que près ! — eh bien ! malgré tout, cela m’a fait un mal affreux et je ne puis y songer sans fondre en larmes, je n’ai pu m’en remettre de toute la journée. Heureusement, j’avais assez d’autres choses pour justifier l’altération de mon visage Lorsque la Reine s’est levée, elle a fait une très petite promenade, le temps était couvert. Lorsque nous avons été rentrés dans la bibliothèque, le Prince nous a fait voir un joli keepsake et quantité de vues de New-York. Il a répété la nouvelle de l’amour de M. Arese, qui a causé une joie extrême à Mme Salvage. Je sentais ses yeux, ceux d’Elisa, ceux de M. de Querelles, fixés sur moi, et rien ne saurait rendre le malaise que j’en éprouvais. Le Prince ajoutait que M. Arese a tellement pris en grippe les Américains que cela lui donne sur les nerfs. Un jour où l’on rendait au Prince des honneurs en lui présentant l’un après l’autre tous les aldermen de New-York, M. Arese était si impatienté de la manière dont tout cela se faisait, qu’il disait au Prince : « Si cela ne finit pas, je saute par la fenêtre, » — et, à tout ce que le Prince disait, il ajoutait tout bas : « Mais ils ne vous entendent pas, ce sont des perles devant des pourceaux. » — Il avait raison. Les Américains ne comprennent rien que leurs intérêts mercantiles... On faisait voir au Prince la Salle du Congrès, et on lui proposait de s’asseoir sur le fauteuil de Washington. Le Prince refusait modestement en disant « qu’il n’avait rien fait encore pour mériter cet honneur. » Perdu ! Eux s’y asseyaient, en faisant remarquer « comme il était bien rembourré. » Un avocat disait au Prince qu’il devait être bien étonné qu’on ne lui donnât pas son titre (que tout le monde lui donnait). Le Prince répondait que son nom seul était pour lui le plus beau titre. Je n’ai jamais autant entendu causer le Prince que depuis son retour, quoique je l’aie peu vu et qu’il m’ait à peine adressé la parole. J’avoue que je suis blessée au cœur de tant d’indifférence. Après ce qui s’est passé depuis huit mois, la part que j’y ai prise, et mes soins pour sa mère, c’est presque de l’impolitesse ; il est si malheureux. Samedi soir, ils étaient si nombreux dans la chambre de la Reine qu’elle n’en pouvait plus. Elle a eu sa douleur dans la tête pendant la nuit, qui n’a pas été bonne.


Mardi 8 août.

Quoique je me fusse levée matin, je n’ai pu voir la Reine que tard : ou son fils était chez elle, ou elle dormait. Dans un moment où j’y étais, elle l’avait demandé ; il se promenait avec Mme Salvage. En revenant, il s’était croisé avec moi, sans me dire bonjour, sans me saluer. Il en a été de même au déjeuner, où nous étions l’un à côté de l’autre sans nous ouvrir la bouche. Je suis ulcérée de sa manière d’être avec moi ; ma sensibilité et ma fierté s’en révoltent également. Ce n’est pas là ce que j’avais lieu d’attendre. Je sais bien que tous les hommes prennent de grippe toutes les femmes qu’ils n’ont pu avoir quand ils en avaient envie, mais je croyais que cela n’arrivait que lorsqu’elles se donnaient à d’autres... Ah ! mon cher Prince, que sont devenues les effusions de bienveillance, d’amitié, de confiance, d’intérêt, par lesquelles vous m’avez appris à vous aimer ? — C’est donc parce que j’ai voulu conserver votre estime que je perds ces sentimens ? Pauvres femmes que nous sommes, il en coûte plus qu’on ne croit pour rester honnêtes et pures...

La Reine est sortie enfin. On l’a promenée, mais elle en a eu bientôt assez de l’air ; nous l’avons couchée, et nous sommes restées auprès d’elle, pendant que son fils était ailé voir Gottlieb, dont il s’est dit enchanté, peut-être pour lui faire plaisir. Il a vraiment gagné sous le rapport de la conversation. Autrefois, il ne s’en donnait pas la peine. A présent, il parle avec son cœur, son esprit, et tout ce qu’il a de noblesse et de vraie supériorité.

On parlait de la révolution de Juillet, et qu’il aurait peut-être dû aller en France. Il disait à cela que, dans le premier moment, Louis-Philippe convenait à tout le monde, qu’il l’aurait probablement accueilli, fait son aide de camp ; qu’il l’aurait accepté, et qu’après, il se serait trouvé dans la position la plus fausse. — Un autre aurait fait des rodomontades, au lieu d’avouer cela. — Il est toujours lui-même en toute circonstance.

En sortant de table, j’ai été un moment chez la Reine avec M. Cottrau. Le Prince est survenu. Le jour tombait. Je l’écoutais avec un plaisir que je n’essayais pas de cacher, et ses yeux fixés sur moi me disaient qu’il ne tiendrait qu’à moi de le trouver, en apparence au moins, un peu moins indifférent qu’il ne se montre. J’ai détourné la tête, et, lorsque M. Vieillard est entré, j’ai quitté la chambre de la Reine. J’ai fait un tour de promenade, et, quand je suis revenue, elle répondait à M. Cottrau, qui lui disait de se guérir : « J’y travaille, et je sens qu’il s’est fait en moi une révolution favorable. » Pauvre femme, et elle va de plus en plus mal…


Vendredi 11 août.

La Reine n’était pas mal. Sa journée a été une des meilleures que je lui aie vu passer depuis longtemps. Il faisait une chaleur étouffante. On l’a sortie une heure, pendant laquelle Sauter est venu. Il est plus désespérant que jamais. La comtesse Camorata, qui voudrait redonner de l’espoir à son cousin en était furieuse... Quand les Crenay sont arrivés, ainsi que la baronne, la jolie Louise en toilette soignée faisait son effet sur le faible cœur du Prince, qui avait déjà été passer une heure chez elle. Sauter a ramené Mme de Graimberg. Restée seule avec Elisa, qui ne vit que de caquets, elle m’a conté une histoire du Prince avec Mlle de Reding, que Mme de Graimberg tenait de Mme de Ruppelin, à laquelle sa cousine l’avait écrite. Elisa se rappelait très bien qu’au moment du départ de M’me de Reding pour l’Italie, le Prince subito partit pour Arbon avec M. Rheinhardt. Au lieu de cela, il était allé à, Roschach, où Mlle de Reding, qu’il croyait seule, couchait. Elle était accompagnée de son parent, M. Hanz. On a soupe ensemble, on s’est promené, et le Prince faisait sa cour assidûment. Jusque là, il n’y avait rien à dire. Le soir, retirée chez elle après s’être bien enfermée, Mlle de Reding se déshabille et allait se mettre au lit, lorsqu’elle voit paraître le Prince par une petite porte qu’elle croyait condamnée. Il était pâle, ému, il se jette à ses pieds et lui fait la scène la plus pathétique pour en venir à ses fins. Heureusement que la pauvre fille, qui est sujette à des attaques de nerfs, n’en a pas eu. Il lui disait qu’elle aurait beau appeler, crier, que personne ne viendrait à son secours, que les gens de l’auberge étaient gagnés, etc. Un vrai Lovelace, un vrai guet-apens. Elle lui disait qu’elle n’avait au monde que son honneur et qu’il ne voudrait pas le lui arracher..., et enfin elle est parvenue à se débarrasser de lui et à le faire repartir par la petite porte, qu’elle a refermée sur lui. Le lendemain matin, elle s’est plainte à l’aubergiste, qui ignorait que ses garçons fussent du complot. M. Hanz, à qui elle l’a conté, lui avait dit qu’elle avait eu grand tort de ne pas l’appeler ; qu’il aurait assommé le Prince de coups de bâton..., et il le méritait.

Mlle de Perrigny n’en revenait pas, disait-elle, de cette infamie et de ce dont les hommes sont capables, et les allusions à son innocence et à sa position revenaient.


Mardi 15 août 1837.

Cette date me fait mal. Toutes les autres années, je fêtais le Prince ce jour-là. Quelle tristesse affreuse remplace aujourd’hui les témoignages d’affection dont il n’a pas fait l’usage qu’il devait... La Reine va de plus en plus mal et j’ai le cœur comme dans un étau... Ce qu’il y a de plus affreux, c’est que la Reine a les yeux ouverts sur le danger de son état. Hier matin, elle me disait que, dans cette maladie, on laissait les gens mourir de faim, et, hier soir, M. Cottrau étant près d’elle, elle a pleuré et dit de ces choses qui laissent peu de confiance dans les illusions qu’elle se fait...


Jeudi 1er septembre.

Chère Fanny, Aujourd’hui est un des jours les plus pénibles de ma vie. Jusqu’à présent, la Reine souffrait peu. Mais elle vient d’avoir une crise comme je n’en ai jamais vu. J’ai cru qu’elle me resterait dans les bras. Je n’en suis pas remise encore ; le cœur me manque quand je pense que de pareils accidens se renouvelleront encore bien des fois peut-être avant le terme inévitable que chaque jour approche et auquel je ne puis penser sans terreur et sans douleur. Je prie le bon Dieu qu’il soutienne ma force et mon courage jusqu’à la fin. Remercie bien ton excellente Princesse de l’hospitalité qu’elle m’offre. J’en suis bien touchée, mais je crois qu’il serait plus raisonnable d’aller tout de suite à l’Etoile.

La Reine et le Prince seront charmés de lavoir...


Valérie à sa sœur Fanny.


Vendredi 15 septembre.

... La Reine a été mieux pendant quelques jours pour retomber plus bas aujourd’hui. C’est une lampe qui s’éteint. Heureusement sans grandes douleurs. De temps en temps, nous nous ranimons avec elle, pour revenir ensuite aux angoisses les plus vives... La duchesse de Leuchtenberg nous a quittées dimanche, emportant encore des espérances auxquelles je n’ose plus croire aujourd’hui...


Lundi 25 septembre.

Chaque date apporte quelque chose de désolant à écrire... Les forces de cette pauvre victime s’épuisent, et chaque heure avance celle que nous redoutons. J’ai supplié le Prince de faire venir Sauter. Celui-ci ne l’a pas trouvée si mal, et nous nous sommes un peu ranimés. La princesse Joséphine est arrivée à quatre heures avec Mlle de Falmenberg ; les Crenay sont venues aussi ; Fanny et sa princesse ; les Zeppelin avec Henriette... Fanny m’a conté que les Montfort, que le prince Charles a vus à Stuttgart, n’ont pas seulement demandé des nouvelles de leur cousin et de leur tante, tandis que le roi de Wurtemberg s’informait de sa santé et le chargeait de le rappeler à elle...


Mardi 26 septembre.

... Ma sœur est partie avec sa vieille princesse, qui fondait en larmes et faisait à chacun des amitiés comme un dernier adieu, à cette pauvre Reine qu’elle aime tant, à ce beau pays, à nous tous ! M. de Mayenfisch a amené la princesse héréditaire samedi et est venu la reprendre lundi. La princesse Joséphine est partie à une heure, très triste aussi. Fahnenberg a à peine vu la Reine, qui était très faible et très mal. Au moment du départ, le Prince lui a dit qu’il ne pouvait l’accompagner à Constance, parce qu’il lui était défendu d’y aller. Effectivement, il venait de recevoir une lettre par laquelle on l’en prévenait. C’est pour lui une grande contrariété. C’était la seule distraction qu’il pût prendre. Ceci va le rejeter d’autant plus vers Maunbach. On a encore transporté la Reine dans son autre chambre ; mais elle est si faible que je crains bien que ce ne soit pour la dernière fois...

Je m’y suis trouvée quelques instans seule avec le Prince. Je lui ai conté les sottises dites en son absence sur M. Vaudrey, qui l’ont beaucoup fâché. Plus tard, nous trouvant ensemble dans le cabinet, il m’a priée d’ôter les clés du serre-bijoux, tout le monde couchant dans cette chambre. Il avait, le matin, fait porter les rentes chez Vincent. Cela prouve qu’il se fait peu d’illusions sur la situation de sa mère.


Fanny à sa sœur Laure.


Mardi soir 26 septembre.

Conneau, à tout ce qu’on lui demande, dit : très mal. Il est jaune de souci. Elle est tellement faible qu’on ne peut s’en faire une idée ; elle ne mange que quelques grains de raisin, quelques cuillerées d’eau et de vin et du thé de fleurs d’oranger. Elle divague par momens. Ou la Duches.se succombera dans quelques jours, ou elle reprendra un peu de forces et traînera encore quelque temps, car on dit que, dans ce moment, elle ne mourrait pas de la maladie principale, qui n’est pas à sa fin ; elle ne souffre pas du tout, et c’est son estomac et l’inanition qui la font mourir... Elle voudrait être enterrée près de sa mère. J’espère qu’on ne lui refusera pas cette faveur. Je te fais grâce de plus de détails sur elle. J’ai été saisie de la voir. Ce n’est plus que des os et la physionomie d’une mourante.


Valérie à sa sœur.

Chère amie, je ne sais comment te parler de la Reine. Je n’ai pas le courage d’aborder cette pensée unique qui me déchire le cœur, à présent qu’il ne reste plus d’espoir. Elle vit, elle respire, voilà tout ce que je puis t’en dire ! Mais le changement opéré depuis votre départ est effrayant. Le bouillon a passé hier ; à différentes reprises, elle en a pris vingt et une cuillerées à café ; mais Sauter dit que cela ne signifie plus rien et peut tout au plus se prolonger deux ou trois jours, et, à voir son visage, on ne peut espérer davantage. Je suis au désespoir, car je perds un appui, une protectrice et un cœur où j’avais place. Je m’aperçois bien que la Reine est trop affaiblie pour me soutenir au milieu de tous ses alentours...

Avec un caractère et une conscience comme les miens, on est au-dessus de la méchanceté et de la calomnie ; mais, à quelques mots du Prince, j’ai pu voir qu’on ne m’a pas ménagée auprès de lui. Il m’a dit tout franchement que la froideur qu’il me témoigne tient à la conduite de ma sœur et de mon beau-frère, qui auraient pu prévenir tous ces malheurs, si ma sœur l’avait averti de la dénonciation de M. Raindré. Quel horrible regret et quel chagrin pour moi ! Mais tout pâlit à côté des craintes du moment. Je ne puis croire à cette mort inévitable, prochaine ; je me fâche contre ceux qui y croient et, à cette pensée, ma douleur est telle que tout mon être se révolte... Ce sera pour moi une consolation, comme un devoir, de ne me séparer d’elle que le plus tard possible. Elle m’avait promis de remplacer ma maman !


Jeudi 28 septembre.

... Avant-hier, au moment où nous allions diner, j’ai eu une conversation avec le Prince : des rentes d’Espagne, rapportées je ne sais plus quand par Rousseau et que la Reine a fait serrer devant lui, ne se retrouvent plus dans la caisse de fer-blanc que le Prince lui a remise, et Mme Salvage, que j’avais crue au courant de cela, l’ignore. Le Prince me faisait presque des excuses de m’interroger là-dessus. C’était, disait-il, par délicatesse pour tout le monde qu’il s’occupait de cela et afin que, s’il manquait quelque chose, chacun ne pût pas en rejeter la faute sur son ennemi. Il a ajouté qu’il savait bien que j’en avais dans la maison, mais que je puis être bien sûre qu’il est là-dessus du même caractère que sa mère et que de lui dire du mal de quelqu’un dont il connaît les antécédens, c’est peine perdue. Il m’a assurée de son amitié pour moi en ajoutant que, s’il avait été plus froid avec moi, c’est qu’il ne peut pardonner à ma sœur et à mon beau-frère de ne l’avoir pas averti de la conduite de M. Raindré. J’ai été fort étonnée de cela, lui ayant dit, ainsi qu’à la Reine, le peu que Laure m’avait fait savoir. Il ne se rappelle pas que je lui en eusse dit quelque chose, et pourtant je suis très sûre de lui avoir dit, ainsi qu’à la Reine, tout ce que je savais ; il paraît que cela ne l’avait pas éclairé, tous ses soupçons tombaient sur Mme Gordon... Le dîner nous a interrompus. Nous nous sommes promis de reprendre cet entretien. Je vois qu’il ne suffit pas d’avoir sa conscience pour soi, de faire tout ce qu’on doit, puisque j’ai besoin de me justifier de quelque chose.


Vendredi 29 septembre.

La force me manque pour écrire, tant mes journées sont remplies d’émotions douloureuses. Ma pauvre Reine ! Mais ce n’est pas de ma douleur que je dois parler. Elle est là pour longtemps, c’est, au contraire, pour conserver le souvenir des faits qu’elle me ferait oublier. Avant-hier, j’ai vu Mme Lindsey et les Grenay, Mlle Louise portant au col des cheveux de Mademoiselle et au doigt une bague avec une ancre et des cheveux du Duc de Bordeaux. Tout cela ne changeait en rien l’amour du Prince, tandis que les opinions de ma famille l’éloignent tant de moi. M. Conneau a dormi sur le canapé du petit salon et moi, je suis restée assise à côté du lit de la Reine. Elle a été fort agitée, mais pourtant sans qu’aucun incident soit survenu. Le Prince est venu de bonne heure et voulait m’envoyer reposer, mais je voulais assister au réveil de la Reine... Dieu, quel réveil ! Nous avions mille peines à la sortir de son engourdissement, ses yeux blancs et tournés, son visage cadavérique nous donnaient l’idée de la mort. — Quelle horrible torture que de voir ainsi la décomposition de quelqu’un qu’on aime tendrement !... Après déjeuner, pendant que je respirais dehors avec Me Vieillard et son ami, on cherchait partout le Prince pour recevoir un monsieur qui le demandait. C’était M. Walewski. La Reine a voulu le voir et lui a parlé étonnamment bien, elle nous semblait un peu moins à l’agonie que la veille. Pendant que nous étions à table, on est venu appeler le Prince. Il croyait que c’était Mme Vaudrey, mais c’était M. de Gregori, que son père lui envoyait avec une lettre.


Lundi 2 octobre.

... M. Kissel est venu dire que la Reine avait reçu tous les sacremens et, malgré cela, on l’a fait coucher ici de crainte d’accident cette nuit... M. Tascher dispose tout comme si c’était fini. Cela me met hors de moi, et pourtant il a raison et je l’ai bien engagé à prendre toutes les précautions contre les voleurs,


4 octobre.

... C’était moi qui veillais cette nuit et quelle nuit ! bon Dieu ! Nous espérions qu’elle ne souffrirait pas, et, à peine tout le monde était-il retiré, qu’elle a été prise de vives douleurs qui me perçaient le cœur. J’ai passé toute la nuit à genoux, à côté de son lit, à la frotter, à la soutenir, je suis brisée. Elle avait toute sa présence d’esprit. J’ai réveillé Conneau qui dormait dans le petit salon. Voyant qu’il n’y pouvait rien, je l’ai envoyé dormir. Mais les douleurs allaient toujours croissant, je l’ai rappelé à minuit pour tout à fait. Le pouls allait tellement en déclinant qu’il a cru que nous touchions au dernier moment et, à une heure, il a été réveiller le Prince, M. Tascher et M. Kissel, qui s’est mis en prières dans le petit salon. Le Prince seul est entré. M. Conneau nous a laissés attendre le dernier soupir de cette pauvre agonisante et est allé pleurer et dormir à côté. Il revenait de temps en temps. J’avais comme un fer rouge dans l’estomac, une sueur froide me coulait dans le dos, sur le front, et je n’avais pas un cheveu qui n’en fût trempé. Le Prince est homme, il a du courage... La crise s’étant calmée, il est allé dormir auprès des trois autres qui ronflaient, et, à cinq heures, M. Tascher a gagné son lit. Je suis restée seule près de cette pauvre femme jusqu’à sept heures et demie. De temps en temps, elle m’appelait. Comme j’étais à genoux : « Vous êtes mal, me disait-elle, vous êtes assise par terre. » ... Charles a été à Constance s’occuper du deuil, je trouve cela inconvenant et déchirant à la fois. J’ai peur que M. Tascher, à qui le Prince a donné carte blanche, ne lui attire du blâme en se pressant trop...


Valérie à sa sœur.


Le 6 octobre, au matin.

Ne t’inquiète pas de moi, chère amie, le bon Dieu me donne le courage et la force qui me sont nécessaires dans ces tristes momens, et ces détails, près de la Reine dont tu t’effrayes pour moi, me sont au contraire une consolation. Je ne l’ai pas encore perdue entièrement tant que je puis m’occuper d’elle. ... La Reine est encore dans sa chambre. Le pauvre Conneau va l’embaumer. On fera les cérémonies religieuses à Ermetingen. et puis on attendra réponse de Paris, je crois, car je ne sais rien, je ne me mêle de rien que de la Reine, parce que là est mon cœur et mon devoir ; du reste, on ne me dit rien. Le testament a été ouvert. Mme Salvage en est l’exécutrice. Elle nous a fait venir, Elisa et moi, dans sa chambre pour nous lire, ainsi qu’aux femmes, l’extrait qui en avait été copié pour être lu nous regardant. Le Prince est bien pauvre et bien accablé de charges. Elisa et moi sommes traitées de la même manière : mille francs de pension, un cachemire, un petit bijou...


Vendredi soir 6 octobre.

Je ne veux pas que tu sois inquiète de moi, je me porte bien et le courage ne m’a pas manqué au milieu de ces tristes détails... M. Tascher m’a dit par forme de conversation que mercredi après le service, la Reine était enterrée pour tout le monde et que personne n’avait plus après le droit de vouloir l’accompagner nulle part, à moins que le Prince ne le désirât. J’en ai conclu qu’il compte se charger seul de cette mission que tu supposais que l’on me donnerait. Je suis donc libre de partir quand je voudrai. Le Prince a mis de la bonne grâce à me prier de ne pas me presser... L’angoisse la plus vive de la Reine au milieu des tortures de son agonie était son anxiété sur le sort de son fils, ses craintes pour lui, l’isolement où elle le laisse, sans appui, sans amis, sans lieu de refuge et presque sans fortune ! Que deviendra-t-il ?...


Vendredi 7 octobre.

... Notre prince est en tout digne de sa mère. J’aurai mille choses à t’en conter qui sont au-dessus de tous les éloges. Le pauvre Conneau remplit en ce moment le plus pénible de tous les devoirs et, en voyant les dégâts faits par la maladie, il s’étonne que la Reine ait pu vivre et souffrir aussi peu. On a écrit à Paris pour demander à la porter à Rueil, et je crois que personne ne partira avant la réponse. Je voudrais, lorsqu’elle sera arrivée, partir tout de suite pour me trouver à Rueil pour la cérémonie. Devant aller à Paris cet hiver, cela me semble convenable et me satisferait. Ce serait donc avant que j’irai te faire une petite visite d’adieu en te contant ce que la Reine a fait pour Elisa et pour moi.


Dimanche 8 octobre.

Tout est fini, et cette interruption de quatre jours a été remplie par les émotions les plus déchirantes. Comment peindre une pareille douleur et de pareils momens ? Pendant cette journée du mercredi 4, la Reine ne paraissait pas plus mal que les jours précédons et, pourtant, la pensée de la mort était dans tous les esprits. Cette pauvre Reine a conservé ses goûts et ses habitudes de caractère jusqu’au bout. M. Cottrau lui a fait un grand plaisir en ayant l’idée de faire apporter devant elle le tableau du petit Samuel, de la Chapelle. Je crois qu’en parlant de cet enfant, qui prie, elle pensait à celui qu’elle a perdu en Hollande. Elle a aussi parlé de son fils Napoléon plusieurs fois : « Que fera-t-il avec ses Suisses ? » disait-elle. J’ai cette consolation de me dire que je l’ai quittée le moins que j’ai pu et que je lui ai prodigué les soins les plus pénibles. Elle souffrait tellement que l’on ne pouvait plus la toucher. A la chute du jour, le Prince et M. Conneau ont décidé de faire entrer M, Kissel. Je lui ai dit que Mme de Grenay étaient venues la voir pendant qu’elle dormait, que M. Kissel venait tous les jours, qu’il était encore là, si elle ne voulait pas le voir. Comme elle ne répondait pas : — « C’est un brave homme, M. Kissel, ne voulez-vous pas le voir, maman ? » a dit le Prince. Elle a fait signe que oui. On l’a fait entrer, et nous les avons laissés seuls. Il n’est resté qu’un moment, elle n’avait pas bien sa tête en ce moment, il lui a donné l’absolution générale et s’est bientôt retiré, ne voulant pas l’inquiéter, ni l’effrayer. Je ne sais par quel hasard, les derniers jours de la vie de cette pauvre Reine, nous nous sommes toujours trouvés treize à table ; d’abord depuis que M. de Gregori était ici, et ensuite depuis que M. Kissel n’a plus quitté la maison. Dans la soirée, j’ai été une minute au salon. J’ai trouvé M. Cottrau dans ses exagérations, voulant étrangler M. Pisseau parce qu’il avait voulu confesser la Reine, et faire sauter la maison parce qu’on s’occupait de préparatifs de mort avant que cette pauvre femme eût expiré. J’avoue que j’en étais, comme lui, outrée contre M. Tascher, mais que je n’avais pas comme lui l’injustice de m’en prendre à cet infortuné fils, qu’il prétend ne rien sentir, lui si bon, si sensible ! pauvre cher Prince ! Ce jour-là, moi aussi, j’étais mal disposée contre lui comme s’il était responsable de tout ce que Mme Salvage fait d’antipathique.

Le soir, à neuf heures, M. Conneau a renvoyé tout le monde et surtout moi, me disant que je tomberais malade. J’ai baisé la main de la Reine en lui disant bonsoir, puis je lui ai dit à demi-voix en me rapprochent d’elle : « Je vais me déshabiller et je reviendrai ! Elle m’a fait un signe approbateur, a posé sa main sur la mienne et me l’a serrée affectueusement... C’est le dernier témoignage que j’ai reçu de son affection ! J’ai été faire ma toilette de nuit, et je suis revenue dans la chambre de la Reine (où Elisa qui veillait était déjà installée), sans passer par le cabinet où MM. Tascher, Kissel et Conneau veillaient. Le Prince était constamment à genoux près de sa mère, ou, s’il ne tenait plus aux efforts qu’il faisait pour cacher sa douleur, il allait dans le cabinet. Elisa et moi nous frictionnions sans cesse ses membres décharnés, et devenus si sensibles qu’on n’osait plus les toucher, nous réchauffions entre les nôtres ses mains glacées et déjà couvertes d’une sueur froide. Nous changions sans cesse les serviettes chaudes et rien ne pouvait calmer ses souffrances. Elle se débattait contre elles, ses bras étaient sans cesse en mouvement et une fois sa main est venue frapper rudement sur mon visage. Cola lui a rendu toute sa connaissance, elle a recouvré sa voix naturelle et m’a dit avec l’accent de sa voix angélique : « Mon Dieu ! je vous ai fait bien mal. » — « Non, Madame, » et j’ai retenu cette main en l’appuyant sur mon visage et en la couvrant de baisers. Pauvre chère Reine, je suis persuadée que c’est la dernière fois qu’elle m’a vue. Ses angoisses et ses souffrances allaient en augmentant et, à minuit, le pouls avait cessé de battre. M. Conneau a fait entrer M. Kissel et s’est placé avec lui à côté du lit. Elisa était près d’eux, mais Mme Salvage, qui est survenue, l’a bientôt chassée pour s’emparer de sa place, et, dans ce moment solennel et suprême où chacun était absorbé par les plus terribles et les plus douloureuses émotions, elle a trouvé moyen de viser à l’effet. Le Prince à genoux près de sa mère couvrait ses mains et son visage de baisers.

Un moment, elle l’a pris par la tête et l’a embrassé en lui disant : « Adieu pour toujours ! » et cela au commencement de la soirée…

Mais comment peindre cette longue et cruelle agonie ? Cette scène horrible ne s’effacera jamais de mon cœur, ni de ma mémoire, et pourtant il me serait impossible d’en rendre l’impression. J’étais à côté de mon pauvre Prince, que la douleur pétrifiait pour ainsi dire ; tout le monde était arrivé successivement ; Elisa était venue se réfugier près de moi ; M. Cottrau, qui avait peine à étouffer ses sanglots ; je lui faisais des yeux terribles, ainsi qu’à Rousseau pour qu’elle ne les entendit pas, je tenais avec le Prince la main de sa mère, je la baisais lorsqu’il me l’abandonnait, et je lui disais sans cesse de lui parler, parce que le son seul de sa voix semblait la calmer un peu.

Elle parlait avec une volubilité incroyable ; la difficulté de sa prononciation, le peu de suite de ses phrases, toujours interrompues par ses souffrances et ses gémissemens, ne nous a pas permis de retenir tout ce qu’elle disait. Mme Salvage, qui m’a l’air d’avoir attrapé ainsi des héritages et de savoir faire dire aux malades ce qui lui convient, s’est écriée : « Elle a dit : Mme Salvage, » — ce qui n’était pas vrai, car personne ne l’avait entendu.

Mais ce que chacun a retenu, ce sont ses recommandations à son fils pour la sûreté de sa personne, ses craintes pour lui. qui dominaient tous les autres sentimens et qui s’exprimaient par des mots entrecoupés. — « Les Français ont été bien méchans pour nous »... « Ce sont de petites gens ces juste-milieu, » « ils rapetissent tout, même la Colonne »... « et ils osent parler de l’Empereur »... « les Anglaises, »... « les Françaises, »... « Si vous faites un mouvement sur Paris, vous êtes perdus »... « Prends bien garde »... « Songe à la sûreté de ta personne »,.. « Ils ont peur de nous »... « ils te feront du mal »... « Nous verrons s’ils sont généreux »... « Les médecins, ils disent que je vais mieux, et, pourtant, vous voyez ! »

Il n’y a pas de doute que la crainte de la mort et de ce qui la suit l’oppressait. M. Kissel, qui lui avait donné tout de suite l’extrême-onction, ne parlait pas assez haut ; elle entendait à peine les paroles consolantes qu’il lui disait — » Madame, vous êtes pure devant Dieu, vous prierez pour nous... Vous nous ouvrirez les portes du ciel. » — « Priez pour moi, » reprenait la pauvre agonisante, car, moi, je ne peux plus rien, j’ai fait le bien autant que j’ai pu, et j’espère qu’il sera bon pour moi »... « On dit qu’il est bon, et pourtant, Il fait souffrir »... « C’est comme si on m’arrachait les entrailles avec des tenailles. » Elle a nommé : « Ma sœur Auguste. » — Cette effroyable agonie a duré quatre heures et plus, sans relâche à ses souffrances, sans repos à ses paroles. « Mon enfant, mon cher enfant ! » disait-elle. Sa connaissance lui est revenue pleine et entière en approchant du dernier moment. — « Adieu, disait-elle, mes chers amis, ne m’abandonnez pas, priez pour moi. » — « Nous sommes près de vous, Madame, » lui répondions-nous. — Elle a répété plus de vingt fois : « Adieu, adieu ! mes chers amis... Ma chère France... mes chers compatriotes, adieu, priez pour moi ! Ne m’abandonnez pas ! » Et la voix s’affaiblissait à mesure et l’horreur de ses souffrances si cruelles et si prolongées nous causait une telle douleur que chacun de nous se sentait soulagé en voyant que le terme approchait. Le pauvre Conneau éclatait en sanglots. Mais comment dire ce qu’était le Prince, ce qu’il éprouvait ? Il était, pour ainsi dire, pétrifié par la douleur, il a été sublime de courage, de tendresse, de délicatesse. « Ma chère mère, ma chère mère, » disait-il sans cesse, « je vous suivrai dans le monde meilleur où vous allez. Vous allez retrouver votre mère, mon frère ! » et sa voix suffoquée n’achevait pas ;... « et moi je reste seul ici »... Tous vos vœux seront exaucés, ma chère maman, on vous conduira près de votre mère, nous prierons pour vous ; vous prierez pour nous, et nous nous retrouverons bientôt... » Il ne m’est pas possible de me rappeler tous les mots touchans qu’ils se disaient réciproquement, mais toute mon âme était à l’unisson d’une telle douleur. Il tenait la main de sa mère, et moi, je tenais ces deux mains dans les miennes !

Petit à petit, la voix s’éloignait, les yeux devenaient fixes et le pauvre Prince éclatait en sanglots : « Bénissez-moi, ma mère, » s’écriait-il, « maman, je suis là, m’entendez-vous ? » Et, à chaque accent de cette voix chérie, un mouvement de la mourante répondait ! Elle était raide, un seul petit souffle restait encore dans sa poitrine oppressée, qu’un signe léger disait encore : « Je t’entends. » Tout était fini que nous restions glacés à la même place, abîmés par la douleur ! M. Tascher et M. Vieillard sont venus arracher de force le Prince à ce corps inanimé ! On a passé une bougie devant la bouche, plus tard une glace, et tout était fini. O mon Dieu ! la douleur que ce moment m’a fait éprouver me sera-t-elle comptée en expiation lorsque, à mon tour, je serai à ce moment suprême ! Les sanglots éclataient de toutes parts et, un moment, j’ai été hors de moi, M. Vieillard m’a prise dans ses bras et voulait m’emmener, mais je voulais remplir jusqu’au bout mes tristes devoirs. M. Conneau a renvoyé tout le monde, je suis restée avec lui et M. Kissel jusqu’à huit heures du matin près de ce corps qui conservait toute sa chaleur, toute sa souplesse et, à quelques mouvemens des yeux, on l’aurait pu croire vivant encore...

Mais on m’a rappelée pour la messe ; le trouble de ce moment m’empêche, de me souvenir si le Prince a eu le courage d’y venir aussi ;.. Après, nous avons causé un instant en bas. Dans des momens pareils, chacun prend sa douleur avec son caractère. M. Cottrau y mettait son exagération ordinaire. Je lui aurais pardonné, s’il n’était pas parti de là pour déblatérer, contre notre pauvre malheureux Prince, si bon, si noble, si supérieur à tout ! Dire qu’il n’est pas impressionnable ! Je l’ai quitté, impatientée, avec Mme Vieillard, qui dit qu’il lui donne sur les nerfs, elle qui a si peur que la moindre émotion lui fasse mal ! Je me suis jetée sur mon lit, mais j’ai été bientôt rappelée par Malvina de la part du Prince, pour lui dire où était une botte de fer-blanc qui devait se trouver dans le petit cabinet de la Reine. Je suis descendue en toute hâte. M. Conneau, qui devait passer vingt-quatre heures auprès du corps, demandait à ce que le Testament fût ouvert tout de suite pour connaître les dispositions de la Reine pour l’embaumement. On le cherchait partout, il ne se trouvait pas. Je n’avais pas connaissance de la boîte qu’on cherchait, je n’en avais nul souvenir et Malvina et Mme Salvage la désignaient. Je n’en avais jamais vu d’autre chez la Reine que la grande contenant les rentes que le Prince a dit à Rousseau d’emporter chez lui. J’ai dit tout ce que je savais ; mais ce qui me semblait le plus désespérant, c’est que ce devrait être dans ce coffre que se trouvent les rentes d’Espagne qui nous ont tant occupées. On a cherché partout, quoiqu’il fût bien difficile de penser qu’une boîte de cette taille ait changé de place sans qu’aucune de nous n’en sût rien. Je ne sais pourquoi, en ce moment où tout le monde cherchait, il me semblait voir sur la physionomie de Rousseau quelque chose de moins curieux que chez nous. Il était sûrement convaincu, comme moi, qu’il n’y avait qu’une seule boîte, celle emportée chez lui. Lui, en revenait sans cesse à ces rentes d’Espagne, qu’il m’a remises, dit-il. Mme Salvage est venue par-dessus le marché pour faire ses esbroufes. Elle a fait les grands bras et a dit que, puisque cette boîte ne se retrouvait pas, il fallait la chercher chez tout le monde et qu’elle allait donner le bon exemple. Le Prince, là-dessus, s’en est allé désolé. M. Tascher s’est récusé à cause de sa goutte et M. Vieillard a été appelé pour faire, avec Rousseau et Charles, la visite de toutes les chambres. J’ai demandé à ce qu’on commençât par la mienne, et je suis montée ouvrir tout chez moi. C’était non seulement ignoble, mais une bêtise, car certainement, le voleur, s’il y en avait un, avait mis tout en sûreté. Je suis descendue au salon où tout le monde se regardait stupéfait d’une pareille chose. Pour un moment, elle a fait diversion à la douleur de tout le monde. M. Cottrau disait que les rentes d’Espagne étaient la moindre des choses, puisqu’elles ne valaient plus rien, mais que la disparition de cette boîte était une chose incroyable et celle du testament un désespoir éternel pour le pauvre Prince : nous nous en désolions pour lui.

On ne savait qui accuser, on allait presque y mettre de la politique. Le déjeuner était prêt, le Prince ne venait pas. J’ai été le chercher chez lui pour lui montrer que je n’étais pas le moins du monde mortifiée de ce qui venait de se passer. Après déjeuner, on a continué les recherches, on est revenu chez moi, parce qu’on n’avait pas visité mon lit ! C’était une bêtise atroce passant toute idée. Cette incroyable visite finie, je suis revenue me mettre sur mon lit... puis, j’allais m’endormir lorsque M. de Querelles est arrivé tout essoufflé me dire que tout était retrouvé. Ni lui ni moi n’avons pensé à l’inconvenance qu’il entrât ainsi chez moi. Je le remerciais, lorsque le Prince est arrivé aussi pour me dire que tout était retrouvé : « Vous verrez comme maman a été bonne pour tout le monde ; elle n’a oublié personne ; elle pense aussi à vous. » Je lui ai tendu la main et je l’ai embrassé, quoique dans mon lit. J’étais contente pour lui et pour moi. C’eût été la perdre une seconde fois que de ne pas trouver ses dernières volontés. Le testament s’était trouvé tout bonnement au fond d’un tiroir, ce que je ne m’explique pas.

Tout le monde étant rassuré là-dessus revenait à sa douleur, et nous nous succédions avec empressement près du corps de ma bien-aimée Reine. Mme Lindsey avec le chanoine et Mme de Graimberg que je n’ai fait qu’apercevoir et, bien tard, Mme de Crenay et Louise, qui sont venues me trouver chez moi pour pleurer après l’avoir vue... Mme Salvage a daigné nous faire venir chez elle, avant les femmes de chambre, Elisa et moi, pour nous lire la copie du passage du testament qu’il nous était permis de voir. La Reine nous remercie, Elisa et moi, de « nos bons soins. » — Mme Salvage substitue « les services, » — et nous donne à chacune 1 000 francs de pension, 500 francs pour notre voyage, un cachemire et un bijou ; moi, j’ai un gros bracelet vert qu’elle portait toujours. Mme Salvage est exécutrice testamentaire et dans les termes les plus flatteurs. Elle est triomphante. C’est à elle qu’on confie les Mémoires jusqu’à ce qu’on les imprime ; toute l’estime, toute la confiance est pour elle. En cela, la Reine n’a pas été de toute justice. Dépouillez Mme Salvage de ses 50 000 francs de rente, et l’on verra ce qui lui reste de mérite !...

... Le vendredi, nous nous sommes encore relayées près de notre chère morte. Le matin, le Prince est venu me remercier des soins que j’avais donnés à sa mère. Il a été froid, poli, et moi, très émue. Je lui ai dit ce à quoi j’avais réfléchi toute la nuit. C’est qu’il n’a retrouvé ni la boîte de fer-blanc, ni les rentes, et qu’il a dit cela pour mettre fin aux interprétations. Il s’est fait un peu prier pour convenir que oui ; il m’a dit que, les rentes n’étant pas mentionnées dans ce que laissait sa mère, cela voulait dire qu’elle en avait disposé, et quant à la boite, elle n’avait jamais existé peut-être,... quoique Malvina raconte qu’il y a dedans une lettre qui a pour adresse : A mon fils, — ce qui serait un amer regret pour lui. — J’ai bien reconnu là sa bonté, sa générosité et sa noblesse de cœur. C’est un trait bien digne de lui. Je lui ai dit que j’avais pensé à partir, dès que la Reine avait eu les yeux fermés, mais que je ne m’éloignerais pas que toutes les affaires fussent réglées. Il m’a fort engagée à ne pas me presser. J’ai ajouté que j’emporterais de son amitié ce que je pourrais, mais que je voulais son estime tout entière et qu’avant de partir, je voulais qu’il me dise tout ce qu’il avait contre moi et tout le mal qu’on lui a dit de moi. Il m’a répondu que je connaissais la franchise de son caractère et qu’il m’avait presque tout dit. Là-dessus, il m’a quittée, me laissant un peu blessée de sa froideur lorsque je lui montrais tant d’émotion. Lorsque Mme Cailleau est venue m’habiller, elle m’a conté qu’elle allait être très heureuse, que le Prince, au lieu de s’en tenir aux volontés de sa mère, leur donnait 12 000 francs et un logement à Gottlieb. Quand je l’ai revu plus tard, je l’ai grondé de se laisser aller ainsi à sa générosité : finalement, il ne lui restait plus rien !

... Dans l’après-midi, nous avons transporté cette chère morte de son lit dans la petite serre où l’autopsie devait se faire ; c’était une dernière séparation qui me déchirait l’âme ; c’était un adieu éternel à tout ce qui reste de cette angélique créature tant aimée ! J’ai mis ses boucles d’oreilles qui viennent de l’Impératrice et qu’elle donne à la grande-duchesse (avec ses cheveux que M. Conneau avait soigneusement coupés), ses bagues et ce petit bracelet, qui l’a tant amusée ! dans une cassette, et j’ai porté le tout chez le Prince. Il est venu me retrouver chez lui comme j’en sortais, j’y suis restée un moment à causer et pleurer avec lui. Il m’a montré le passage du testament qui me regarde, la lettre d’adieu que lui écrivait sa mère en Amérique, quand on devait lui faire l’opération et qui l’a tant ému qu’elle a décidé son départ... Cela m’a fait du bien de causer ainsi avec lui avec intimité et confiance... J’avais tant pleuré que j’ai voulu prendre l’air pour me remettre. M. Visconti m’a accompagnée par curiosité, mais il en savait déjà plus que moi sur le testament, par Mme Salvage, qui est d’une indiscrétion extraordinaire. Elle lui a parlé d’une mission de confiance, un paquet secret qu’elle doit emporter à Paris, qu’on lui a remis ouvert, et qu’elle a exigé qu’on cachetât, etc.

... Le soir, nous nous sommes tenus dans la grande serre pour n’être pas si près de la petite où se faisait l’embaumement. Conneau est venu un moment. Il ne conçoit pas que la Reine ait pu vivre si longtemps. Le cancer avait fait un trou à fourrer le bras. Mais l’estomac était presque sain... Tous les soirs, le Prince quitte le salon de bonne heure, et sitôt après, Mme Salvage disparait. Le bon peuple ne tarde pas à en faire autant...

Samedi, Mme Lindsey est venue. Le Prince a tant pleuré qu’il en suffoquait. On a repassé les derniers momens de cette pauvre Reine. Le Prince m’ayant recommandé de ne pas dire que sa mère a parlé politique, j’ai refait la moitié de la lettre que j’avais écrite à la maréchale Ney... Le bourgmestre de Constance, avec les deux messieurs Delisles, qui sont Conseillers, sont venus de la part de la ville. Ils ont répété leurs regrets que le Prince ne vint plus en ville, en ajoutant que ce n’est pas la faute du gouvernement badois.

Ce matin, nous avons été, Élisa, Mme Salvage et moi, à la messe à Ermetingen parce qu’on tendait la chapelle en noir, et rien ne pourrait rendre l’impression de tristesse que j’ai ressentie en y entrant dimanche... Ces messieurs ont porté eux-mêmes ce corps bien-aimé, perdu pour nous. On l’a placé sur un catafalque entouré d’innombrables bougies, et notre infortuné Prince est venu assister à la messe avec nous... Après être restée une heure à la chapelle, je suis remontée écrire... Elisa est venue me trouver et me parler d’un fils que la Reine a à Paris, à ce que dit M. Visconti, et auquel elle laisse sûrement quelque legs secret... J’ai dit ne rien savoir, mais je suis sur la voie depuis longtemps...


Jeudi 12 octobre.

Avant-hier soir, Mme Salvage s’étant retirée de bonne heure, le Prince, qui ne parle presque jamais lorsqu’elle est au salon, a causé très longtemps avec moi. J’en étais contente parce que j’avais tant de bonnes choses à lui dire de cœur que j’imaginais que, lui aussi, il était mieux disposé pour moi. Mais le fond de sa conversation avec moi était qu’il m’offrait une voiture pour m’en aller avec M. Cottrau et Mlle de Perrigny, si cela nous convenait à tous les trois d’aller ensemble. Je n’y voyais qu’une attention, une marque de bonté à laquelle j’étais sensible, mais je vois, à présent, que ce n’était que le désir de nous voir partir au plus vite. Je le lui ai dit, et il m’a répondu franchement qu’il y avait bien un peu de cela. Je lui ait dit aussi que je lui connaissais trois amis véritables, dévoués et désintéressés : M. Arese, M. Vieillard et M. Conneau. Il en est tombé d’accord, mais, lorsque je lui ai fait sentir combien son hiver avec M. de Querelles et M. Conneau serait triste, il m’a laissée dire.

Hier matin, était le service d’Ermetingen. Franciska est venue m’habiller de bonne heure. J’étais prête quand une lettre m’est arrivée. Elle était apportée par M. de Mayenfisch, que la Princesse envoyait pour assister au service ; il était venu avec une voiture de la maison, et ma bonne Fanny, toute préoccupée de moi, m’engageait à profiter de cette bonne occasion pour venir bien vite me remettre près d’elle. Pendant que je causais avec M. de Mayenfisch, qui était monté près de moi, M. Conneau est venu lui dire qu’il marcherait à côté de M. Tascher, comme représentant ses princes. J’ai dit exprès devant lui combien je me sentais souffrante et qu’ayant besoin de me soigner, j’étais empressée de m’en aller, ne pouvant le faire ici. Nous sommes parties pour la cérémonie, nous quatre dames ensemble... Nous avons attendu une heure le cortège qui était allé chercher le corps. Nous étions seules de femmes dans le chœur ; en face de nous était le Prince, pâle, mais courageux, seul en avant. Derrière lui, étaient les hommes le plus marquans : le sous-préfet de Constance, le bourgmestre et deux conseillers, députés par la ville, les principales autorités du canton. Le seul uniforme à l’enterrement de la Reine était un uniforme anglais, celui du général Lindsey.

Vendredi 13. — Je ne saurais exprimer l’impression que j’en éprouvais, sa femme, qui est mal portante, et qui vise toujours un peu à l’effet, a quitté le banc de l’église où elle était avec les Grenay, Macaire et toutes nos connaissances, pour venir se réfugier dans la sacristie. La cérémonie était grave, belle, noble, imposante et simple : une musique religieuse analogue, venue de Constance et de Kreutzlingen, en complétait l’effet. Le prélat de l’abbaye de Kreutzlingen coiffé de sa mitre, et accompagne de ses religieux, officiait avec un bel organe et une dignité admirable. Les protestans qui étaient là devaient être frappés de l’ensemble de ces rites religieux. Au moment où les portes de l’Église ont été ouvertes à la foule, elle s’y est précipitée avec tant de violence qu’il y a eu, au bas de l’église, un court moment de tumulte. Cela n’a duré qu’une minute, et je voyais sur le visage du Prince, que je ne perdais pas de vue, l’inquiétude qu’il en avait. La cérémonie a commencé par un discours allemand, très bien dit par M. Nicolai. M. Vieillard en avait donné la substance ; ainsi il devait être très bien. Le prélat a ensuite commencé la grand’messe, pendant laquelle six prêtres l’assistaient. D’autres disaient des basses messes, qui se succédaient sur les deux autels latéraux...

Nous avons eu peine à percer la foule pour gagner notre voiture qui n’a pas tardé à rejoindre le cortège arrêté à la croisée du chemin, hors du village, où se disaient les dernières prières. De là, le clergé et les moins zélés retournaient à Ermetingen, le plus grand nombre suivait jusqu’ici... Mme Vieillard disait avec raison que tout avait été poétique dans la vie de la Reine, que sa fin et les honneurs qui lui étaient rendus l’étaient encore : ce beau pays, cette foule éparse, cette longue course à pied de tout ce cortège, tout parlait à l’imagination et au cœur !

A la demande de Mme Salvage, nous avons mis pied à terre pour nous rapprocher autant que possible du corps pendant que les dernières prières se faisaient, puis nous avons pris la vieille route et nous sommes arrivées ici longtemps avant le cortège, et nous avons été nous agenouiller dans la chapelle pour recevoir le corps qu’on y est venu déposer et qui y restera jusqu’au départ pour la France... J’avais le cœur si serré à ce dernier moment qu’une larme n’aurait pas pu se faire jour, et je me sentais si souffrante que j’aurais voulu me sauver bien vite, bien loin, pour aller me soigner, et, pourtant, je comprenais que ma tache n’était pas remplie. J’ai demandé à M. Tascher si ma présence était encore nécessaire. Il m’a dit que non ; que je pouvais partir avec M. de Mayenfisch si je voulais, à moins que je ne fusse nécessaire au Prince pour débrouiller les affaires de sa mère ; qu’il fallait le lui demander.

En attendant le déjeuner, qui n’a eu lieu qu’à une heure, le Prince ayant quitté le salon, je lui ai demandé de faire un tour de promenade avec lui. Il m’a bientôt rejointe. Il me semble impossible de rendre compte de cette conversation où le Prince, tout en voulant être très bien pour moi, me disait les choses les plus pénibles que je pusse entendre. Je lui ai demandé si je devais partir avec M. de Mayentîsch pour revenir ensuite pour faire les distributions aux femmes de chambre et ranger mes affaires. Il m’a dit que je devais faire ce qui me conviendrait le mieux et ne me gêner en rien, mais qu’il préférait que je finisse tout le plus tôt possible, qu’il avait hâte de tout terminer et que, plus tard, il était douteux que je trouvasse des dames ici, — ce qui voulait dire que je devais partir au plus vite. Il m’a avoué que ce qui l’avait aussi beaucoup refroidi pour moi, c’était mon intimité avec M. Cottrau ; qu’il nous avait laissés vivant comme chien et chat et qu’il nous retrouvait faisant cause commune ; qu’il ne lui appartenait pas de scruter mes affections, mais qu’il m’en voulait de ce que je tâchais toujours de faire entrer M. Cottrau chez sa mère, tandis qu’il était inconvenant qu’il y fût autant et surtout qu’il y entrât le matin ; qu’il le lui avait défendu depuis son retour et que si sa mère était guérie, il aurait dit qu’il fallait que lui ou M. Cottrau quittassent la maison ; qu’il ne doutait pas que ces rentes d’Espagne ne lui eussent été données par la Reine pour ses tableaux et le courtage du collier qu’il avait porté à Munich ; que cela ne le regardait pas. M. Cottrau avait confirmé cette croyance par des bêtises qu’il avait dites à M. Vieillard et à M. Parquin. Il croyait que je le savais, que j’y avais été pour quelque chose, que j’avais été interloquée quand il m’avait parlé de ces rentes d’Espagne, qu’il y avait une hésitation dans mes paroles et qu’il m’avait crue de moitié dans tout cela. Il désirait que M. Cottrau partit et qu’il le lui avait déjà dit et le lui dirait encore, si c’était nécessaire ; qu’il ne pardonnait pas à M. Cottrau ses manières inconvenantes qui tendaient à faire croire qu’il était l’amant de la Reine. Moi, j’ai dit (et d’après les paroles d’Elisa) que je ne pardonnais pas à Mme Salvage de le dire et qu’elle le faisait dans l’idée de faire éloigner M. Cottrau. Quant à moi, il m’était facile, en disant le vrai, de lui montrer l’injustice et la fausseté de tout ce qu’il me disait. Ge n’est pas lui qui a pu avoir de pareilles idées, mais c’est déjà assez mal qu’il ait pu se laisser emberlificoter par Mme Salvage au point de les adopter venant d’elle. Comment est-il possible qu’il ait pu me soupçonner pour ses rentes d’Espagne, ou me croire complice de qui que ce fût contre lui ? Nous sommes revenus sur les affaires de Strasbourg. Il pense, d’après le procès, que, mon beau-frère ayant fait la dénonciation de M. Raindré et ayant envoyé sa femme ici après, c’était pour l’espionner ! Cela venait à me croire la complice d’une telle indignité, moi si vraie, si dévouée, si désintéressée, est-ce ainsi que je devais être jugée jamais, et par qui ? par le Prince que j’aime tant, et après avoir passé sept ans de ma vie avec lui ! Ah ! que sa pauvre mère me rendait mieux la justice que je méritais ! J’ai fondu en larmes et je lui ai dit avec bien de l’amertume qu’il était affreux qu’il ait pu avoir des idées pareilles sur mon compte. Je ne saurais me rappeler tout ce que nous avons dit pendant cette longue conversation dont le souvenir me sera longtemps pénible. Je suis rentrée chez moi si affligée et, en même temps, si malade de mon irritation de poitrine que je me suis mise au lit, écrasée de tant de souffrances morales et physiques. Moi qui avais toujours compté sur l’amitié, sur la justice du Prince, en être soupçonnée ainsi, c’était affreux et, encore à présent, j’en suis oppressée...

J’étais seule après diner lorsque le Prince est arrivé chez moi, croyant, disait-il, y trouver M. Conneau. Il venait me demander je ne sais plus quoi et comment j’allais ; de fil en aiguille, nous nous sommes mis à causer assez gentiment, il m’a versé une tasse de thé, puis il s’est approché de mon lit en me tendant la main et me disant : « Faisons la paix. » Je l’ai embrassé tendrement en lui reprochant d’avoir pu croire que je machinais contre lui avec qui que ce fût au monde. « J’avais été absent si longtemps, les absens ont tort, » disait-il. « Pas près de moi, mon Prince, » lui ai-je répondu. J’étais si malheureuse de cette scène amère du matin que l’idée de retrouver quelque chose de son ancienne affection me causait un trouble extrême et me consolait presque...


La comtesse de Zeppelin à Mlle Masuyer.


Geiersberg, ce 11 octobre 1837.

Je suis tout abattue encore de notre pénible cérémonie de ce matin. Hélas ! que ce douloureux événement va laisser pour toujours de tristesse dans nos âmes ! Oh ! dites, je vous en prie, au Prince comme je sens et je partage sa peine... J’ai eu bien mal au sortir de l’église. Adieu, à revoir, j’espère bientôt, il me tarde de pleurer avec vous. Si c’est à Sigmaringen que vous allez, dites bien des choses tendres à Fanny. Toute à vous.

AMÉLIE DE ZEPPELIN.


Hier matin, je suis restée au lit, j’avais l’ouvrière, et, au moins, je pouvais un peu me faire soigner par elle. Le Prince est venu me voir le matin et dans l’après-midi. Je me suis levée pour recevoir, sur sa demande Mme de Graimberg et le chanoine qui veut nous lire encore une oraison funèbre, plus le jeune couple Aman. J’ai diné à table et passé la soirée au salon, où je me sentais bien souffrante. Mme Salvage s’étant retirée, le Prince en a profité pour me dire quelques mots affectueux, dont il ne me reste rien, sinon qu’il est très pressé de se trouver seul... J’aurai bu le calice des mécomptes, ici, jusqu’à la lie. — Mes réflexions ont été pénibles, comme toujours, cette nuit, je me suis dit que je devais partir et partir au plus vite, toute malade que je suis ; au lieu de rester dans mon lit ce matin, je me suis levée de bonne heure, pour m’occuper d’arranger mes affaires... J’ai reçu le matin la lettre de condoléance de la Princesse régnante de Sigmaringen et celle de la princesse de Hohenzollern.


La Princesse régnante de Hohenzollern à Mlle Masuyer.


Neuburg, 10 octobre 1837.

Soyez, je vous prie. Mademoiselle, l’interprète de tous mes sentimens auprès du malheureux prince Louis ; exprimez-lui, au nom de toute ma famille, la part bien vivement sentie et partagée que nous prenons à l’irréparable et douloureuse perte qu’il vient de faire d’une mère si parfaite et si digne d’être aimée de lui et de tous ceux qui, comme nous, savions apprécier et reconnaître sa douce bonté, son extrême amabilité. L’attachement que je portais à cette bonne duchesse s’étend aussi sur son fils. Parlez-lui de ma consternation, de l’intérêt que je porte à sa malheureuse situation.. Quant à vous, mademoiselle, qui avez rempli une tâche si honorable, qu’il y a du moins quelques consolations pour vous en songeant que vous n’avez épargné ni soins, ni peines, qui étaient excités par tant de dévouement, et qui n’en étaient pas moins touchans, — il me serait doux, mademoiselle, de vous réitérer, de vive voix, les sentimens d’estime que je me plairai à vous conserver.

ANTOINETTE, Princesse régnante de Hohenzollern.


Eugénie de Hohenzollern à Mlle Masuyer.


Tegernsée, ce 11 octobre 1837.

Ainsi c’est fini sans retour ! et nous avons perdu le seul lien qui nous restait de la famille de notre pauvre Père ! Pauvre, pauvre Louis, qu’il doit être malheureux, puisque nous le sommes tous de cette perte cruelle ! Etant ici réunie à ma mère, j’ai su en premier lieu par elle la triste perte que nous avons à déplorer ! et mes pensées se sont tout de suite portées vers vous, chère et pauvre Mademoiselle de Masuyer, sachant combien vous étiez attachée à ma bonne et adorable tante. Merci, mille fois, chère Mademoiselle de Masuyer, pour le souvenir que vous me prouvez en ce moment, où vous êtes si bouleversée. Oh ! bien sûr, je n’oublierai jamais tout ce que vous avez fait pour ma Tante et l’intérêt que vous n’avez cessé de m’inspirer ne peut qu’augmenter à présent que je vous sais malheureuse, car je sais que vous l’êtes autant que nous. Tout ce que vous me dites de Louis ne m’étonne pas, il est excellent... Mais je le supplie de ne pas se croire seul au monde, tant qu’une de nous existe. Nous l’aimerons toujours comme un frère... J’espère vous rencontrer encore dans la vie, chère Mademoiselle de Masuyer, du moins c’est mon vif désir, pour vous exprimer encore de vive voix tout ce que vous ne cesserez de m’inspirer. Que Dieu vous accorde tout ce que vous lui demanderez !

Votre toute dévouée,

EUGENIE DE HOHENZOLLERN.


— Je n’ai pu m’empêche de pleurer en parlant avec Mme de Crenay de tout ce qui remplit mon cœur en ce moment... Ces dames ne partent pas, quoiqu’elles en parlent encore. Gare le pauvre Prince !

— Je trouve singulier qu’il ne parle jamais des visites qu’il leur fait. Il était sorti à cheval, j’ai continué la besogne avec M. Tascher, et je descendais gelée quand le Prince a reparu, il est venu se chauffer avec nous, et nous lui avons prêché l’économie. Il s’est bientôt enfui pour se promener, disait-il, mais autant peut-être pour éviter de se trouver avec moi que pour courir ailleurs....Le Prince était moins triste ce soir et rêvait à Mlle Louise, je lui ai fait bien peur en lui disant que j’aurais voulu rester pour aider Me Burre à mettre tout en ordre ; qu’il se rassure, je partirai... Comme il a quitté le salon de bonne heure, j’en ai fait autant.


... Je ne veux plus avoir rien de commun avec personne ici... Mmes de Crenay sont venues. Le Prince les a reconduites avec Mme Salvage. Elisa devine que c’est la présence de ces dames qui fait désirer au Prince d’être seul ici. A présent, ces dames ne parlent plus de partir, et, probablement, elles resteront fort longtemps. Mme de Graimberg m’a conté que pendant qu’elle était à Maunbach, chaque matin, à sept heures, Mlle Louise allait seule se promener dans le petit bois. Elle ne doute pas que ce ne fût pour y retrouver le Prince et que Mme de Crenay le savait. Elle voit là un piège pour lui faire épouser cette jeune fille, — ce que sa mère n’eût pas approuvé, — et elle prétend qu’il est de mon devoir de prévenir le Prince. L’oserai-je ?


Samedi 14 octobre.

Conneau, qui m’apportait des cheveux de la Reine, est venu me voir ce matin. Le Prince, voulait que j’emportasse toute la musique de sa mère. C’est une collection de partitions des plus complètes et des plus considérables. Cela doit avoir de la valeur, et je l’ai refusée comme tout ce qu’il m’a offert. Il ouvrait devant moi les coffres où étaient les dentelles et les fourrures de sa mère, en me pressant d’y prendre tout ce qui me ferait plaisir. Je l’ai remercié en le priant notamment de n’en rien distraire pour personne : « Vous vous marierez, mon Prince, et, dans votre situation de fortune, il vous sera agréable d’offrir toutes ces choses à une jeune femme qui les appréciera ; il vous faudrait des sommes folles pour les remplacer. »


Mardi 16 octobre.

Hier, nous avons été à la messe à Maunbach. Mme Vieillard pense qu’il faut que le Prince soit pressé d’être seul pour jouir du voisinage de Maunbach, pour n’avoir pas dit un mot afin de retenir M. Vieillard. La teinte rosée de Mlle Louise à l’arrivée du Prince et l’affectation qu’ils mettent à ne se rien dire est une preuve, dit-elle. Cela fait que, pour ne pas les gêner, sitôt après que la messe a été dite, je me suis sauvée toute seule, laissant toute la société à Maunbach... Après déjeuner, j’ai commencé à mettre les romances de la Reine en ordre, j’ai été interrompue par Mme Salvage. D’un air majestueux, elle est venue nous dire qu’elle allait distribuer les souvenirs que la Reine nous laisse. M. de Querelles, assis à une table comme un notaire, écrivait une formule de reçu, que nous devions signer tous, à commencer par moi. Cette forme donnée à une chose toute de cœur me serrait à la gorge. Je me suis sauvée pour cacher mes larmes. Je suffoquais, il me fallait de l’air, à peine ai-je regardé le beau cachemire que la Reine me laisse, cette Sévigné, ces bracelets qu’elle a tant portés !... Mme de Crenay étaient en bas et y étaient encore à la nuit quand je suis descendue. Le Prince les a reconduites chez elles en faisant bien attention de ne se placer à côté de Mlle Louise que lorsqu’il a été hors de vue. Il n’a reparu qu’au diner. J’ai continué l’arrangement des romances avec ce bon Querelles. Il paraît qu’il s’est grisé le jour de l’enterrement, chez les Aman, et que le Prince l’a grondé...


Mardi 17 octobre.

Le Prince me dit poliment de ne pas me presser. Nos arrangemens d’effets font que je me rencontre souvent avec lui, et toujours pour en recevoir de bons procédés. A chaque instant, il veut me donner quelque chose. Hier, c’était un bonnet de dentelles de vingt louis, dit Mme Tascher. Je le refusai... Elisa m’a conté qu’elle a parlé au Prince de ses amours avec Louise et qu’il a répondu de manière à la rassurer tout à fait... Le Prince était dépité d’une lettre de M. Rugger, qui lui dit qu’on va le faire renvoyer d’ici. Comme cela vient du prince de Furstenberg, et par suite du grand-duc, il s’en inquiète ; il voudrait qu’on le laissât tranquille ici ; il est bien décidé à ne pas s’en aller qu’on ne le chasse de force... A déjeuner, j’ai trouvé le Prince occupé d’un article malveillant de l’Allgemeine Zeitung. Le Prince a reçu hier une lettre d’Amérique où on lui dit qu’on a reçu une lettre de M. Arese, qui s’amuse beaucoup en voyage et compte être de retour à New-York à la mi-octobre. D’après cela, j’espère qu’il sera ici avant deux mois. Le Prince m’a encore donné des romances de sa mère, en les rangeant. M. Cottrau commence le portrait de l’Empereur pour M. Tascher. Il ne sait qu’inventer pour rester ici...


Jeudi 19 octobre.

J’ai été dire adieu à Mme de Lindsey, à laquelle le chanoine venait de lire son oraison funèbre de la Reine... Élisa est revenue avec une lettre de Mlle de Beauharnais, qui lui disait que la permission est accordée. Le Prince la recevait en même temps en des termes fort polis : on enverra des passeports pour les personnes qui accompagneront. M. Tascher part demain pour Munich, il ne pense revenir et partir avec le corps que le 1er novembre. Cela me donnerait la possibilité d’y arriver en même temps, et me ferait plaisir de rendre ce dernier devoir à ma pauvre Reine. Mme de Crenay ne parle que du bonheur qu’elle aurait à passer l’hiver ici...

Après le déjeuner, le Prince m’ayant demandé mes brouillons des Mémoires de Mme Parquin, je lui ai porté ces quatre gros volumes, mon travail de quatre ans, pour le brûler. Cela m’a fait de la peine, j’aurais voulu les conserver. Nous avons causé un peu. Il est faux que le général Voirol ait été de la conspiration. Ainsi, Mme Salvage a menti. Je me suis un peu trop lâchée à parler d’elle. Pourtant, le Prince ne l’a pas mal pris. Il se chamaille avec elle ; elle fait l’huissier priseur. Il me donnera une assurance de ma rente, mais il ne veut pas que j’en parle à personne ; il ne le fait pas pour les autres pensions... Il en veut toujours à ma sœur pour ces affaires de Strasbourg. Elisa, avec qui j’ai causé après, m’a dit que ce reflet était très fâcheux pour moi et qu’aucun des amis du Prince ne viendrait me voir à Paris, si je demeurais avec mon beau-frère, etc. Le Prince a porté brûler les restes des papiers au four. Je crains bien que cela n’ait pas été fait discrètement, car, jusqu’au Dernier Jugement, je nierai avoir participé en rien à ces Mémoires.


Mlle de Beauharnais à Mlle Masuyer.


Paris, 14 octobre.

... A l’instant, mon père reçoit une lettre du ministre relativement à la triste cérémonie de Rueil. Toutes les difficultés sont levées, l’itinéraire de la marche est tracé, on n’a pas voulu fixer d’époque, on laisse cela à la disposition de la famille, dit-on. Mon père écrit donc à l’instant au Prince pour lui faire part de tout cela. Ce sera alors lui qui vous instruira de l’époque fixée où nous nous réunirons tous à Rueil autour de notre pauvre et chère Reine, nous pleurerons ensemble celle que nous adorions. Hélas ! ce n’était pas ainsi que je croyais la retrouver ! ce n’était pas là que je croyais vous revoir ! A bientôt donc, chère Mademoiselle, je vous retrouverai avec bonheur et douleur. S’il vous était agréable en arrivant à Paris de descendre chez moi, il n’est plus besoin de vous dire que vous me rendriez mille fois heureuse. J’espère bien que vous n’en, doutez pas. Encore une fois adieu, mais adieu bien tristement. Croyez toujours à la tendre amitié que je vous porte. — HORTENSE DE BEAUHARNAIS.


Vendredi 20 octobre.

Je ne vois le Prince que pour avoir des remercimens à lui faire ce matin, il m’a apporté un des beaux mouchoirs de sa mère, qui vient de l’Impératrice. J’étais honteuse du désordre où il m’a trouvée.


Samedi 21 octobre.

Je suis au bout de mes forces... Si je ne pars pas, je tomberai malade, mes nuits sont affreuses et mes journées ne me reposent pas. Ce matin, nous avions messe à Maunbach pour la Reine et l’oraison funèbre, à laquelle le chanoine travaillait depuis quinze jours avec tant d’assiduité. J’ai été avec le Prince à qui je me suis permis de parler de ses affaires. J’ai touché la corde des Crenay. Le Prince m’a fait les mêmes réponses qu’à Mlle de Perrigny, ce qui ne m’a pas empêchée de lui dire que Mme de Crenay spéculait depuis six mois sur les consolations dont il aurait besoin dans ce moment et sur la liberté, que lui laisse la mort de sa mère, d’épouser qui il veut... La messe a été dite par le curé et l’oraison funèbre du chanoine fut médiocre...


Dimanche 22 octobre.

Est-il possible, mon Dieu ! que cette date soit la dernière que je place à Arenenberg ! Je croyais y vivre et y mourir !... Ce matin, j’ai emballé, en attendant la messe à laquelle j’ai été à dix heures à Maunbach. M. Visconti y était, Mme Salvage et Élisa sont arrivées tard. Mme de Crenay a été étonnée que le Prince et ces autres Messieurs eussent été de préférence à Ermetingen. C’était parce que le Prince avait envoyé chercher M. Kern, avec lequel il a de grandes affaires, avec Mme Salvage. Elle est arrivée rouge comme un coq à déjeuner, — ce sont les affaires du testament... Le Prince était absent (lorsque la Reine a écrit ses dernières volontés ; elle laissait aux soins de Mme Salvage ses Mémoires et d’autres choses qui ne sont pas de son ressort. Une fois le Prince présent, il rentre dans ses droits pour arranger ses affaires comme il l’entend, et l’importance de l’exécutrice testamentaire est diminuée d’autant. Mme Salvage ne pouvait en prendre son parti, et M. Kern avait dû, comme avocat, venir trancher la question débattue entre elle et le Prince.

Je suis revenue à mes emballages que j’ai enfin terminés. J’ai achevé une lettre à la maréchale Ney, à laquelle j’envoie des cheveux de la Reine. Puis je suis descendue pour dire adieu à Mme de Crenay. Louise m’a donné une petite bague pour souvenir. J’ai dit : « Au revoir, à Paris, » — sans l’espérer, j’aime mieux cela que des adieux. Quand elles ont été parties, le Prince m’a suivie sur l’escalier pour me demander où je désire toucher ma pension. Pour ne pas lui donner d’embarras, j’ai dit : A Paris, chez M. Noël. Je lui ai encore parlé de Maunbach. Il a pris bien la chose et m’a promis de m’écrire comment le départ de ces dames finira.

Je pars à six heures. Le cœur m’en saigne. J’ai donné une petite bourse à M. de Querelles, un cachet à Conneau... Je me sens comme pétrifiée, j’agis machinalement, poussée comme par un ressort à m’éloigner d’ici où tant d’affectueux souvenirs me retiennent. Au comble du malheur, l’agitation cesse.


VALÉRIE MASUYER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août, 1er octobre, 15 novembre 1914, et des 1er mars, 15 juin, 1er août et 15 novembre 1915.