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La Religion impérialiste/01

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La Religion impérialiste
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 642-672).
LA RELIGION IMPÉRIALISTE

I
LA RACE ET SES TROIS INCARNATIONS ACTUELLES EN EUROPE[1]

L’impérialisme théorique que professent aujourd’hui la plupart des esprits représentatifs parmi les peuples du Nord, nous donne actuellement en Allemagne un bien curieux spectacle. Il s’est mis en quête d’une religion taillée à sa mesure ; il désire conclure avec un Jéhovah modernisé quelque pacte analogue à celui de l’ancienne alliance ; et il s’est avisé à cet effet de rajeunir par les suggestions des modernes fervens de la race, de Gobineau tout le premier, les austères leçons morales et métaphysiques de Kant. Entre ces deux penseurs, Schopenhauer et Richard Wagner servent d’étapes intermédiaires pour jalonner la voie de hardis pionniers qui reprennent, avec plus de conséquence et moins de désarroi mental, la tentative qui fut aussi celle de Nietzsche. Ils s’efforcent de continuer l’évolution de la philosophie classique allemande, en alliant ses enseignemens profonds, mais vieillis de forme, avec les prétentions, les ambitions sans limites que la deuxième moitié du XIXe siècle a vues surgir dans les cerveaux germaniques, grisés par les succès éclatant des trois grands rameaux de la famille, l’Allemand, l’Anglais, le Yankee. Le système, complexe en ses origines, capricieux dans ses allures, et quelque peu ardu dans son exposition qui fera l’objet de notre étude, est le plus achevé de tous, le plus apprécié aussi chez nos voisins à l’heure présente. Son retentissement grandit chaque jour et les témoignages de son influence s’accumulent sous les regards surpris de ceux qui s’intéressent au mouvement intellectuel d’outre-Rhin. Nous tenterons d’offrir aux lecteurs français un rapide aperçu de cette subtile et conquérante doctrine, dussions-nous leur demander pour cela un crédit de patience indulgente, et un effort de bienveillante attention.


I

Un ouvrage de philosophie historique dont le format est assez imposant pour évoquer en notre mémoire le souvenir des volumineux lexiques grecs ou latins de nos jeunes années, et dont les éditions se succèdent néanmoins, dont les supplémens s’accumulent pour s’enlever en quelques semaines, c’est là un spectacle rare dans le domaine de la production intellectuelle ; aussi rare en Allemagne que partout ailleurs, en dépit des goûts sérieux du public d’outre-Rhin, car nos voisins, rendus plus exigeans par une abondante production érudite, n’accordent qu’à bon escient aux œuvres savantes la consécration du succès populaire.

Telle est cependant la fortune qui vient d’échoir aux Assises du XIXe siècle de M. Houston-Stewart Chamberlain. Cet écrivain, qui n’a aucun lien de parenté avec le brillant ministre des Colonies britanniques, et professe un tout autre impérialisme que son homonyme de Birmingham, n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la Revue des Deux Mondes, où ses études sur Richard Wagner ont apporté sans aucun doute la note tout à la fois la plus pénétrante et la plus claire que la France ait jamais perçue dans le concert trop souvent cacophonique des échos de Bayreuth[2]. Cependant les Assises du XIXe siècle ont été comme la révélation d’une faculté nouvelle chez leur auteur, puisque, abandonnant pour la première fois le champ limité de la critique wagnérienne, il étendait d’un seul effort à tout le passé de l’humanité progressive un regard dont l’investigation s’était beaucoup plus restreinte jusque-là dans l’espace et dans le temps. Hardi par l’ampleur de ses vues, le livre ne l’est pas moins d’ailleurs et par les déblais impitoyables qu’il conseille de pratiquer au cœur des alluvions du passé, et par le plan grandiose de l’édifice moral dont il voudrait préparer la construction prochaine, sur le sol ainsi dégagé. On perçoit tout à la fois dans ces pages, si wagnériennes encore par quelques côtés, un cri de guerre intrépide et un appel d’amoureux passionné. Plus d’un lutteur de la pensée a donc prêté l’oreille au delà du Rhin à cette fanfare insolite, et, tantôt s’est avancé tout en armes pour repousser au nom d’un groupe ethnique ou confessionnel des assauts singulièrement impétueux, tantôt, au contraire, s’est joint au cortège du charmeur, pour moduler quelques variations sur la cantilène entraînante et persuasive, qui est le leitmotiv de cette œuvre d’artiste[3]. M. H. S. Chamberlain poursuit la fusion de la doctrine des races, cette inspiration du XIXe siècle en son épanouissement avec le mysticisme de la philosophie allemande classique, fille de ce même siècle à son aurore. L’alliance est curieuse et mérite d’être examinée de près.

Tandis que le penseur appliqué à la réaliser se voit honni par les uns pour son mysticisme nuageux, exalté par les autres pour le côté positif de son programme d’action, si supérieur, nous dit-on, aux flottantes inspirations d’un Nietzsche, c’est le nom de Herder, et le souvenir des « Idées sur la philosophie de l’histoire de l’Humanité, » qui reviennent le plus souvent, à titre de comparaison, sous la plume des admirateurs des Assises, soucieux d’exprimer l’action de cet écrit privilégié sur les âmes contemporaines. Rapprochement bien flatteur, et, jusqu’à un certain point, mérité ! Mais, en revanche, la disproportion souvent patente qui se révèle entre les ambitions de l’auteur et sa préparation technique, la liberté d’expansion qu’il accorde aux caprices impétueux de sa fantaisie, en un mot, son « dilettantisme, » avoué du reste et affiché par lui-même avec une belle assurance, lui est amèrement reproché. Eh ! quoi donc ? a-t-on pensé dans les sphères savantes, voici un homme dont les études universitaires ont porté sur la botanique, qui, écarté par le soin de sa santé des minutieux travaux du laboratoire, s’est consacré à l’exégèse de l’art et de la théorie wagnérienne, et qui, soudain, se prend à traiter sur le ton le plus décidé, parfois le plus agressif, de la jurisprudence, de la science sociale, de l’économie politique, de la philosophie, de la religion. Des voix courroucées lui crièrent donc aussitôt : « Halte-là ! » du haut de ces petits postes fortifiés où se retranchent les spécialistes, appuyés sur les munitions érudites qu’ils accumulèrent durant une vie de patiens efforts. L’intrus s’est pourtant défendu de son mieux, et, témoignage frappant en sa faveur, il a trouvé des alliés jusque dans le camp de ses adversaires les plus techniques. Quelques-uns parmi les professionnels assurent en effet avoir poussé un soupir de soulagement devant une manifestation intellectuelle si franche, si dégagée des petitesses de métier et des complaisances médiocres. « On le suit le cœur battant, dit l’un de ces lecteurs, avec un indicible sentiment de délivrance, sur les cimes éclatantes que ce guide inspiré vous a désignées du doigt. » Mais voici mieux encore : écoutez ces accens d’humilité touchante sortis de la bouche d’un prosélyte, qui se complaît au récit de sa conversion : « On travaille, on lutte, on s’épuise durant de longues années pour acquérir une conception personnelle du monde ; déjà on se croit près du but auquel on aspirait ardemment. Soudain parait une œuvre si destructive, jetant si franchement par-dessus bord toutes nos acquisitions, se jouant avec tant de simplicité au sein des plus difficiles problèmes, qu’on se trouve bien, bien petit quand on se compare. Mais on se console alors par cette réflexion : il ne paraît pas à toute heure un Leibnitz, un Bayle, un Winckelmann, des frères Humboldt, un H. S. Chamberlain. Alors, au lieu de déplorer avec colère qu’il ne soit pas donné à tous d’atteindre les hauteurs que ces esprits exceptionnels gravissent sans effort, au lieu de regretter que de pareilles cimes se laissent seulement apercevoir de loin dans le vague de la brume, on se sent, au contraire, reconnaissant au Destin de nous avoir fait les contemporains de semblables guides, qui savent nous apporter quelques nouvelles des sommets. » Effusion naïve dont la sincérité est écrite dans son accent. Et nous verrons enfin que les pensées directrices des Assises du XIXe siècle semblent avoir reçu tacitement une adhésion de plus grande importance, parce qu’elle serait capable de leur assurer à l’occasion quelque application dans le domaine des faits : nous voulons dire celle du souverain peu ordinaire qui préside aux destinées de l’empire allemand.


Il

Mais avant d’entrer dans la familiarité de l’œuvre, disons un mot de l’origine et de la personnalité de l’auteur. Et tout d’abord, pour ceux que surprendrait ce nom, si évidemment anglo-saxon, d’un critique de langue allemande, notons que M. Houston Stewart Chamberlain, dont l’aïeul, ministre plénipotentiaire de la Grande-Bretagne à Rio, reçut le titre de baronet au cours du XIXe siècle, figure en conséquence dans l’annuaire nobiliaire du Royaume-Uni, le « Peerage and Baronetage ; » que, toutefois, né à Portsmouth en 1855, il a passé son enfance à Versailles, auprès de sa grand’mère paternelle établie dans cette ville, puis a poursuivi ses études à Cheltenham College dans sa patrie, et les a terminées dans une école suisse et dans les universités du groupe allemand ; en sorte qu’il participe par sa formation intellectuelle de trois des grandes nations cultivées de l’Europe occidentale, et qu’il peut donner avec une égale facilité ses travaux philosophiques aux éditeurs allemands, anglais ou français. C’est pourquoi, jusque dans l’idiome teuton qu’il emploie de préférence, son style se ressent de ses contacts avec les mentalités britannique et gauloise, montrant quelque chose de direct, de rapide, de précis que connaît rarement l’écriture érudite d’outre-Rhin ; et sa langue incisive a été l’un des élémens de son succès.

L’écusson des Chamberlain anoblis offre comme motif central une sphère armillaire, c’est-à-dire une représentation du globe céleste, montrant la terre en son centre et portant le zodiaque en sautoir, selon les idées des anciens. Or nous verrons que tel pourrait être le symbole de la conception du monde développée dans les Assises dit XIXe siècle. Le Germain y occupe une position centrale, et ce sont de bestiales figures que celles qui doivent graviter le plus loin possible de cet astre éclatant, à la périphérie de l’univers cultivé. Les adversaires de l’œuvre s’accordent en effet pour lui reprocher de professer des idées d’un autre âge, d’enseigner un véritable système de Ptolémée, dans les leçons de son astronomie sociale. — Quant à la devise héréditaire des Chamberlain : « Spes et fides, » elle est expressément appliquée par leur rejeton au genre humain tout entier, qui a le droit et le devoir de garder espérance et foi dans l’avenir tant que, parmi ses phalanges hétérogènes, respirent encore de véritables Germains. — Et ne nous récrions pas tout d’abord devant ce privilège exorbitant concédé à un seul groupe ethnique. Examinons au préalable si nous ne saurions en prendre notre petite part, ce qui, comme on le sait, sera toujours une recette assurée pour se réconcilier avec les plus impudens monopoles. Nous pourrions bien alors nous apercevoir que le germanisme de M. H. S. Chamberlain a l’accueil plus large qu’il ne le laisse soupçonner au premier aspect ; que maint patriote, parmi nous autres Français, germanise inconsciemment, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir ; et qu’au total on n’est jamais bien sûr de n’être pas Germain, surtout lorsqu’on éprouve quelque sympathie pour les Assises du XIXe siècle.

Apprenons donc à discerner nettement autour de nous le Germain, cet élu du Destin, ce probable dépositaire de la civilisation future : par ses caractères de race tout d’abord autant que cela est possible, et ce sera l’objet de notre premier chapitre ; en second lieu, par sa conception du monde, par sa religion dans le passé, parce que seule la religion donne de façon certaine le critérium de la race, parce qu’elle fournit, nous le verrons, l’indice certain des origines ethniques. Nous constaterons alors que la religion du Germain n’est parvenue jusqu’ici ni à sa maturité parfaite, ni à sa perfection désirable ; et nous devrons enfin demander à M. Chamberlain ses pronostics d’avenir et ses suggestions de prophète inspiré au sujet de la doctrine accomplie dont il appelle de ses vœux la naissance : le christianisme germanique.


III

Un naturaliste aussi averti que M. H. S. Chamberlain ne saurait ignorer les difficultés chaque jour grandissantes que l’anthropologie contemporaine rencontre dans la classification des races humaines. Aussi, de même que Gobineau le fit jadis tacitement, a-t-il pris assez ouvertement le parti de n’attribuer en général aucune portée aux caractères physiques des familles ethniques. Il nous dira[4] par exemple que, pour le diagnostic du Germain, le cheveu blond, très important sans aucun doute, n’est pas pourtant décisif, que c’est un bon point de posséder ce caractère, mais qu’il est permis de s’en passer, car on voit d’antiques maisons anglaises, poussant les racines de leur arbre généalogique jusqu’à la conquête normande, ou encore des familles allemandes issues de la chevalerie d’empire, et montrant cependant des cheveux bruns ou noirs, en compagnie des caractères indiscutables du germanisme au moral ; or ces derniers traits sont les seuls décisifs pour M. Chamberlain.

Le dessin du visage n’est pas beaucoup plus digne de confiance que la nuance de la chevelure, bien que les formes allongées et anguleuses conservent quelques présomptions en leur faveur. On rencontre dans les Assises, une page qui offre au lecteur les portraits soigneusement gravés de Dante et de Luther[5] ; or un contraste frappant s’établit d’abord entre la face en l’âme de couteau, le nez busqué et étroit, les yeux aux coins tombans, profondément enfoncés dans leur orbite, le menton volontaire et osseux qui forment le masque si connu de l’ami de Béatrice : et d’autre part, cette figure ronde et joufflue, ce gros nez retroussé et sensuel, ces yeux à fleur de tête et légèrement bridés vers le haut à la chinoise, cet aspect de tabellion retors et bien nourri qui caractérisaient le moine réformateur. Gobineau verrait sans doute le premier sémitisé et le second finnisé, puisqu’il s’agit en effet d’un Méditerranéen, et d’un demi-Slave. Il semble qu’on ne saurait mieux inventer pour opposer deux types irréductibles. Ici, tout au contraire, il s’agit d’un mariage forcé. Entre Dante et Luther (tous deux Germains incontestables de par leur œuvre) « se développe la riche échelle physionomique des grands Germains. » Fort bien, mais un type quelconque peut réclamer sa place dans une échelle ainsi déterminée, sans en excepter la face simiesque de Voltaire, qui est lui aussi un Germain des plus authentiques aux yeux de son admirateur, M. Chamberlain.

Les mensurations de crânes, dont l’importance est si considérable aux yeux de quelques impérialistes scientifiques de notre temps, laissent notre auteur encore plus sceptique que la coloration du système pileux ou que l’ossature du masque. Il sait les objections embarrassantes qui ont été présentées à ces intrépides savans et il ne s’arrête même pas à réfuter longuement leurs assertions. Tout au contraire il exprime son scepticisme total au sujet des efforts de l’anthropologie contemporaine par cet apologue amusant. Si, dit-il en substance, favorisés du même bonheur que Tacite, nous pouvions contempler de nos propres yeux les tribus assemblées des vieux guerriers du Nord, nul doute que nous n’eussions à discerner dans leurs rangs des caractères physiques souvent contradictoires : ce seraient des tailles élevées et des statures moyennes, des tresses blondes et des boucles brunes, des iris bleus et des pupilles foncées, des crânes courts et des têtes longues. Eh bien ! il faudrait néanmoins le proclamer sans hésitation, « les petits hommes de ce groupe sont grands, parce qu’ils appartiennent à une grande race, et, par la même raison, ces brachycéphales ont des cerveaux allongés, car, en y regardant de plus près, vous trouveriez en eux, intérieurs sinon extérieurs, les caractères du vrai Germain[6]. » C’est donc une fois de plus ici un appel au critérium tout psychique dont nous aurons à esquisser le fonctionnement délicat.

Et pourtant, cet iconoclaste dans le domaine de la science exacte garde un procédé de mensuration et de contrôle matériel ; mais tout instinctif, il est vrai, et pour ainsi dire mystique déjà par son impalpable ténuité. Darwin, dit-il, a fait remarquer que le regard de l’éleveur de bestiaux qui a véritablement la vocation de son art, et qui développa par un exercice ininterrompu ses facultés innées en ce sens, que ce regard pénétrant découvre dans les animaux domestiques soumis à son examen des proportions que nul chiffre ne peut exprimer, et que les mots ne sauraient traduire. » Une foire normande offrirait en effet maint exemple de pareilles intuitions chez des maquignons retors, formés par d’innombrables expériences commerciales. Eh bien ! nous devons nous procurer, au prix d’un entraînement constant, un analogue instrument d’appréciation vis-à-vis de nos semblables. Et si la chose était possible, il faut avouer en effet que nous aurions là une précieuse boussole pour nous orienter dans la vie ; mais qui ne voit combien les renseignemens en demeureraient malgré tout incertains, et surtout soumis, comme l’aiguille aimantée l’est à l’électricité atmosphérique, aux influences mystérieuses de nos humeurs changeantes et de nos capricieuses sympathies.

M. Chamberlain a joué de malheur avec l’exemple qu’il en a voulu fournir tout d’abord. Il s’agissait d’une fillette qui aurait possédé à un si haut degré ce coup d’œil inné de l’éleveur prédestiné, qu’elle se prenait à pleurer au milieu de ses jeux, dans le jardin du Luxembourg, quand une personne d’origine juive passait dans le voisinage. L’aventure était attribuée à la petite-fille d’un éminent économiste français, et M. Chamberlain avouait la reproduire de mémoire ; ce qui apparut trop évident, lorsque, à l’examen, tout y fut reconnu inexact : l’auteur cité, ses liens de parenté avec l’enfant, le lieu de l’action, et surtout le fait fondamental. En réalité, M. Anatole Leroy-Beaulieu, dans son beau livre Israël chez les nations, avait conté l’histoire d’une précoce antisémite qui refusait de jouer au parc Monceau avec des enfans de son âge qu’elle savait Israélites, non pas le moins du monde par intuition, mais par suite des leçons d’intolérance reçues de ses parens. Cette erreur involontaire est un curieux exemple des altérations inconscientes que peut subir, sous l’influence d’une préoccupation tyrannique, la mémoire des faits et par suite l’autorité du témoignage humain le mieux qualifié. Ajoutons que la rectification de cette suite de méprises n’a nullement troublé la belle assurance de M. Chamberlain, dont les convictions ont bien d’autres racines, assurément. Il a sacrifié de bonne grâce la preuve qui lui échappait, mais en proclamant, d’une même haleine, qu’il avait recueilli depuis lors plus de vingt faits incontestables de cet ordre.

Et, au surplus, si on le pressait bien fort, il abandonnerait peut-être le regard de l’éleveur, qui ne joue pas un grand rôle dans sa philosophie, car les indications en sont restreintes au présent, tandis qu’il prétend surtout explorer le passé dans le dessein d’éclairer l’avenir. C’est un regard rétrospectif qui doit décider en dernier ressort des questions de race dans les Assises du XIXe siècle et, par conséquent, ce ne saurait être que celui du psychologue, et du critique historien. Or, par fortune, la race se traduit avant tout dans l’activité intellectuelle et dans l’attitude morale : c’est le cerveau qui en est l’authentique dépositaire : ce sont les « plis de la pensée » (expression empruntée à Renan) qui demeurent en nous immuables, caractéristiques de notre origine ethnique, et responsables de notre conception du monde, comme de sa traduction dans nos actes. Ainsi, M. Chamberlain reconnaît par la seule lecture des œuvres de saint Ambroise et de saint Augustin que le premier était de souche plus pure que le second, et il poursuit : « Sans doute, je ne puis le prouver, mais nul ne saurait prouver le contraire, et c’est donc la personnalité qui doit ici décider. » Ailleurs, accorde-t-il aux Slaves un brevet de germanisme sur l’examen de leurs poésies populaires, il ajoutera : « La critique scientifique viendra pour établir a posteriori le bien fondé de ces impressions de lecture. C’est là son métier. » Qu’elle s’en contente donc ! Quiconque discute les arrêts de l’intuition souveraine est un trouble-fête qu’il faut renvoyer à ses étroites besognes de spécialiste, muré dans sa cellule érudite.

Nous comprendrons mieux que, pour juger autrui, nous possédons un critérium infaillible dans notre appréciation psychologique, si nous savons reconnaître d’abord que, pour prononcer sur nous-mêmes au point de vue ethnique, nous sommes doués par la nature d’une sorte de voix intérieure, d’une véritable conscience ethnologique, qui nous renseigne sur la valeur de notre sang, aussi sûrement que la conscience morale nous parle du mérite de nos actes. (Nous dirons d’ailleurs que ces deux consciences n’en font qu’une au total.) « Quiconque interroge naïvement et d’un cœur simple la Nature maternelle peut être assuré d’en recevoir une tendre réponse, non pas toujours logiquement irréprochable sans doute, mais du moins juste dans son ensemble, compréhensible, et appropriée par une sûre prescience à l’intérêt filial[7]. » En effet, le rejeton d’une race pure l’éprouve chaque jour par un sentiment de bien-être indicible. L’âme de sa race ne l’abandonne jamais : elle le soutient là où son pied chancelle ; elle l’avertit, comme jadis le démon de Socrate, quand il est sur le point de faillir. Elle exige de lui l’obéissance, mais c’est pour l’encourager à des actes sublimes qu’il n’eût jamais osé entreprendre de son propre mouvement, auxquels se mêle une grandeur à la fois simple et originale. En un mot, c’est une fée bienfaisante penchée dès le berceau sur les élus de la naissance, ou mieux encore un véritable ange gardien, délégué de la Providence, car les lignes qui précèdent font involontairement songer à ce touchant enseignement du christianisme. Gobineau, à qui les Assises doivent beaucoup, comme nous le montrerons, était arrivé de son côté à une conception analogue du Dieu, ou du Verbe-Race, partiellement incarné en chacun de nous[8]. Et, dès lors qu’on éprouve à toute heure des consolations si précieuses, n’est-on pas excusable de proclamer comme M. Chamberlain, à bout d’argumens, que « la race existe, parce que c’est évident ! »


IV

Voilà, dira-t-on, une philosophie bien décourageante. Que faire en effet lorsque, par la faute de nos ancêtres, nous ne percevons pas en nous cette tendre berceuse, murmurée par la Nature maternelle, ou plutôt cet hymne orgueilleux entonné par la race privilégiée ? Consolez-vous, déshérités de la grâce ethnique, le mal n’est pas sans remèdes, la perte de la pureté du sang n’est pas à tout jamais irréparable. Car la science biologique a singulièrement progressé depuis l’heure où le comte de Gobineau, croyait devoir annoncer, à la fin de son Essai sur l’inégalité, la déchéance certaine et définitive de l’humanité, punie, sans rémission, pour une étourderie de jeunesse. Darwin, appuyé sur les utiles expériences de l’élevage britannique, a montré depuis lors comment on guérit les races avariées, comment on les relève de leurs passagères décadences, comment on les crée de toutes pièces au besoin, pour une fin déterminée. « Une race noble ne tombe pas du ciel, dit M. Chamberlain, elle se crée ; et ce processus de formation peut reprendre à chaque instant, aussitôt qu’un hasard historico-géographique, ou, comme chez les Juifs, un plan déterminé, en fournit la possibilité[9]. » Les races humaines se font sous nos yeux et peuvent à toute heure se refaire. Nous n’allons point à un effacement grandissant des caractères distinctifs dans le sein de la communauté des enfans d’Adam, mais, bien au contraire, nous marchons vers une différenciation anthropologique de plus en plus marquée. C’est en avant, et non pas en arrière qu’il faut voir les plus nobles fleurs ethniques de l’arbre cultural.

L’optimisme vigoureux se substitue donc en ce tournant de la philosophie de l’impérialisme au las pessimisme des nations fatiguées. Et le précepte de regarder en avant est si fondamental dans la doctrine de M. Chamberlain, que dès qu’il est conséquent avec lui-même, il se refuse à regarder en arrière dans le passé des races, parce que cette pratique ne va qu’à troubler les yeux et à décourager les cœurs. Pas d’origines, tel est, en ses meilleurs momens, son mot d’ordre ! Considérons la vie, le présent, l’avenir surtout, de préférence au passé. Les Assises du XIXe siècle sont loin d’être sans cesse fidèles à ces principes, démentis d’ailleurs dans leur titre même, mais ils n’en forment pas moins l’enseignement le plus logique et le plus persuasif de ces pages vibrantes, qui valent surtout par leur inconscient humanitarisme, par leur belle confiance dans le germanisme idéalisé de demain.

Voyez par exemple avec quelle indépendance M. Chamberlain traite le héros si choyé de l’aryanisme contemporain, cette doctrine qui fait pourtant le point d’appui de sa propre philosophie historique sous des formes plus ou moins conscientes. Voyez ce qu’il pense de l’Aryen ! Scientifiquement, dit-il, c’est un pur fantôme, dont les théoriciens les plus opposés s’emparent tour à tour afin d’appuyer leurs ambitions injustifiées et leurs prétentions dangereuses. Un Ihering osera voir des Aryens d’origine dans les Sémites mésopotamiens. D’autres iront jusqu’à déclarer aryennes toutes les anciennes populations de l’Europe, à l’exemple du professeur Kollmann, qui distingue quatre types européens, également doués pour l’œuvre du progrès. Également doués, ô blasphème ! que devient le privilège du Germain en présence de ces empiétemens éhontés !

Et que dirait M. Chamberlain de certains historiens qui font des Méditerranéens, des Massiliotes, une peuplade d’Aryens bruns ; peut-être plus authentiques que les blonds ? Ne faut-il pas maudire une physionomie ethnique assez complaisante pour devenir de la sorte un véritable masque, bon pour le carnaval de quelque côte d’Azur ? — Et pourtant notre homme entend conserver le concept d’Aryen, à condition de le définir par la voix de la conscience de race, et par le coup d’œil psychologique. C’est, dit-il, une de ces working hypothesis qui soutiennent la science dans sa marche hasardeuse, et qui, même erronées, produisent à la fin plus de vérité que de mensonge. C’est surtout, nous le verrons, le déguisement ethnique d’un idéal kantien purement moral en son fond, l’Aryen étant l’Homme tel qu’il devrait être. De là ses fréquentes et importantes apparitions dans les Assises du XIXe siècle. Tout cela est assez hardiment posé, il faut le reconnaître, et dans ces sphères éthérées de l’inspiration personnelle, notre auteur demeurerait assez difficilement attaquable en vérité. Par malheur, c’est en somme une première infidélité à ces résolutions prudentes que d’aller demander à Darwin et à son école le secret des renaissances inespérées et des cures patientes de la race. Car c’est aborder un terrain presque aussi disputé, aussi perforé par les mines et contremines érudites, que celui de l’anthropologie craniométrique, qui fut tout à l’heure évité par un mouvement tournant, si magnifique de sang-froid dédaigneux.

Voici qu’on nous expose à présent de la façon la plus dogmatique les cinq conditions qui concourent à la confection ou à la réfection d’une race noble. Pour l’artisan conscient d’une si belle œuvre, pour le Lycurgue d’une Sparte darwinienne, la première de ces conditions sera d’opérer sur une matière ethnique favorable, plastique, généreuse, et c’est là un point fort délicat, par où s’introduit déjà mainte possibilité d’arbitraire dans l’appréciation des experts chargés de prononcer sur le résultat final. M. H. S. Chamberlain va nous en donner bientôt un exemple personnel. En effet, tout peuple et tout individu ne juge-t-il pas excellens ses propres ancêtres ; inférieurs, odieux même les ascendans des autres nations, des autres familles quelquefois ? Prononcerons-nous donc jamais avec impartialité sur la matière première d’une race qui n’est pas la nôtre ?

En second lieu, on exigera l’exclusivisme dans les alliances, l’Inzucht (tout au moins en principe, car une restriction va se présenter bientôt pour tempérer cette loi) et c’est ici la conception aristocratique de la caste, sur laquelle Gobineau a fondé sa philosophie historique.

En troisième lieu, devra s’exercer une sélection soigneuse, — et toutes les aristocraties ont en effet appliqué instinctivement cette règle, qui est devenue l’arme par excellence de l’élevage technique.

Mais la quatrième loi est d’une application bien plus délicate, elle nous apprend qu’un mélange de sang étranger, à la condition qu’il soit temporaire et provoqué à l’instant favorable, se montre éminemment propice au perfectionnement de la race. C’est ainsi que le cheval de pur sang naquit de l’utilisation de quelques étalons arabes, importés jadis en Angleterre et que le terre-neuve est sorti d’une heureuse immixtion du chien esquimau dans les généalogies du chien courant français. Emerson avait dit déjà : We are piqued with pure descente but nature loves inoculations. Et Gobineau a reconnu lui aussi cette bienfaisante action du mélange à dose homéopathique, car il la signale dans l’apport en Angleterre du sang légèrement romanisé des Normands de Guillaume. On sait qu’il affirmait d’ailleurs que toujours l’humanité aveugle abusa de ce condiment dangereux. — Et l’objet de la cinquième loi de M. Chamberlain est en effet d’en borner soigneusement les possibles excès. Il faut à tout prix, dit-il, que le mélange toléré soit court, opportun, et qu’il unisse deux sangs apparentés déjà, car s’ils étaient trop hétérogènes, le résultat serait néfaste.


V

N’est-il pas bien délicat de juger une race humaine à l’aide de ce quintuple règlement biologique ? On dirait que son auteur ait voulu nous faire toucher du doigt ses insuffisances pur la seule application qu’il se soit laissé entraîner à nous en offrir. Emporté en effet sur les pas d’un habile anthropologiste, M. de Luschan, par l’ingénieux enchaînement des déductions de ce savant, M. Chamberlain a prétendu esquisser l’origine ethnique du peuple juif, oublieux des sages prescriptions tout à l’heure édictées, à propos de l’Aryen, sur les études d’origines obscures et sur les distinctions physiologiques aventurées. — Il signale donc, à la base de la nationalité judaïque, les trois élémens dont l’anthropologie contemporaine semble aussi incapable de se passer, qu’un Gobineau de ses trois teintes d’épiderme, c’est-à-dire, les dolicho-bruns, les brachycéphales et les dolicho-blonds, qui, moralement, incarnent d’ailleurs à peu de chose près les psychologies noire, jaune et blanche de l’Essai sur l’inégalité des races. — Dans la préhistoire juive, le dolicho-brun s’appellerait Bédouin, le brachycéphale, Hittite (Homo syriacus) le dolicho-blond (Indo-européen d’origine) serait l’Amoritain ou le Philistin. — Israël sortit du brassage de ces trois élémens, et, comme ils n’étaient point apparentés entre eux, comme, à l’exception du dernier, ils sont ici déclarés de médiocre qualité, ce fut une triste mixture que contemplèrent les successeurs de Salomon. Ce monarque, auquel sa magnificence vaut encore un brevet d’aryanisme au moins relatif, marque la limite à laquelle s’arrêtent les complaisances de M. Chamberlain vis-à-vis du peuple élu. Avant l’ami de la reine de Saba presque tout était encore acceptable dans l’Ancien Testament. Ainsi David était blond, et de sang principalement amoritain par conséquent. C’est même pourquoi le roi-poète ne saurait être coupable du lâche procédé de combat que lui prête la Bible ; l’exploit douteux de la fronde n’est pas digne d’un Aryen, et il n’a été attribué que par une confusion ultérieure au jeune héros Israélite. Goliath, par sa taille et par son courage, n’était pas moins certainement aryen, et, en général, toutes les victoires d’Israël furent dues à des mercenaires de sang indo-européen. N’est-il pas curieux de voir ici M. Chamberlain, après avoir protesté avec raison contre les excès du concept aryaniste, le transporter lui-même sur un terrain où il avait été peu exploité jusqu’ici, et donner des émules palestiniens aux Aryens découverts depuis longtemps par l’érudition germanique dans les rangs des armées homériques ?

Bientôt s’effacèrent d’ailleurs du sol chananéen ces dernières étincelles des races pures, originelles, et il ne demeura que le mélange, vicié dans ses sources, dont les prêtres despotiques de Juda, par leurs jaloux règlemens de castes, allaient fixer et développer les qualités incontestables, mais surtout les défauts si choquans pour les regards prévenus de M. Chamberlain. Il hasardera même cette thèse singulière que, si le Juif accepta et introduisit dans sa théologie la notion du péché originel, qui est tout aryenne, et qui fait tache dans l’édifice de la « monolâtrie » sémitique, c’est que le peuple de Jéhovah comprit mal cette belle idée métaphysique et l’interpréta suivant les inspirations de sa conscience ethnique, toute bourrelée de remords. Dans le judaïsme, le péché originel serait le sentiment de cette monstruosité initiale, de ce crime contre la nature que fut l’alliance des Bédouins, des Hittites et des Amoritains. Et, en cet endroit, l’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races est véritablement dépassé en prévention et en parti pris par un penseur qui se vante pourtant avec raison de l’avoir corrigé et perfectionné sur plus d’un point. Car il nous faudrait admettre que les Juifs ont eu la conscience de cette prétendue impureté initiale dans leur sang, qu’ils en ont voulu éviter la prolongation par leurs sévères règlemens contre les alliances étrangères, mais, comme lady Macbeth, sans pouvoir effacer jamais la tache rebelle, la tare imprimée dans la chair de leurs aïeux.

Le sacerdoce lévitique aurait donc professé deux mille ans avant le comte de Gobineau toutes les théories de ce penseur sur les effets délétères et indélébiles du mélange des races. Or écoutons l’homme qui vient de prononcer cette impitoyable sentence sur la matière première et sur les erreurs originelles du peuple de Dieu nous parler d’un des rameaux actuels de cette souche avariée. Il s’agit des Juifs espagnols, des Séphardim[10] : « C’est par l’aspect et par le commerce de ces hommes qu’on vient à comprendre l’action du Juif dans l’histoire du monde. Voilà de la noblesse dans le sens complet du mot, la pure noblesse de race. Belles têtes, tournures imposantes, dignité de la parole et du geste... honnêteté scrupuleuse... Quiconque veut apprendre de visu ce que c’est qu’une extraction noble doit faire appeler à Salonique ou à Sarajevo le plus pauvre des Séphardim, puis le comparer au baron X... ou T... Il constatera la distance qui sépare la noblesse conférée par la race de celle qu’octroient les monarques. »

Ces lignes ne forment-elles pas, à elles seules, la condamnation la plus nette du paradoxe anthropologique de M. Chamberlain. — C’est d’ailleurs par ces contradictions mêmes qu’il a rencontré des sympathies jusque dans le camp de ses adversaires. Son cœur chaud couve une étonnante faculté d’enthousiasme. Qu’au milieu d’une diatribe violente, il rencontre chez l’ennemi une particularité morale, un trait de caractère que sa parfaite bonne foi ne lui permette pas de condamner, qu’un détail lui apparaisse séduisant dans un ensemble qu’il vient d’attaquer sans ménagemens, et soudain la flamme de l’admiration s’allume en son âme. Le voilà prêt à atténuer, à contredire au besoin sa précédente sentence, quitte à la reprendre tout à l’heure, pour l’aggraver, avec une belle fougue d’indignation. On assiste souvent près de lui à ces rapides sautes de vent dans une pensée orageuse où le souffle de l’idéal préconçu va se briser sans cesse contre des faits trop rigides, trop peu plastiques, au gré d’un artiste, impatient de façonner la matière rebelle. Par là, les tentatives de M. Chamberlain pour fixer la psychologie d’Israël, seront presque aussi infructueuses que celles qu’il risque sur la constitution physique du peuple juif et c’est une des parties de son œuvre où l’on a pu relever le plus de contradictions flagrantes, de gratuites incriminations ! Mais cet aspect de son enseignement s’éclairera mieux quand nous étudierons son appréciation de la religion judaïque.


VI

Il est temps d’en venir avec lui à l’examen d’une race qui ne trouvera même pas, chez son juge inexorable, les retours d’indulgence, au besoin les manifestations d’enthousiasme dont la forte communauté Israélite a bénéficié parfois. Nous voulons parler de ce groupe ethnique que M. Chamberlain désigne, avec un dégoût non dissimulé, par la périphrase caractéristique de « chaos des peuples. » C’est là cette fois une conception toute gobinienne, car il s’agit en somme, bien que le mot ne figure pas souvent dans les Assises du XIXe siècle, de l’ensemble des peuples méditerranéens, considérés comme survivans de la corruption impériale, et à peu près renfermés dans les frontières antiques de l’Imperium. — L’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races nous avait montré derrière ces limites, et sous l’influence de la paix romaine, aussi bien que de l’administration savante des Césars, le Syrien et l’Abyssin, le Numide et le Baléare déversés sur l’Espagne et sur la Gaule ; des fonctionnaires plus ou moins cuivrés, parfois colorés jusqu’au noir pur, portant partout leur influence et leur alliance délétère : et le mot de « chaos » ne faisait pas défaut sous sa plume pour stigmatiser cette orgie du mélange déréglé, cette putridité ethnique dont le seul relent lui soulevait le cœur. Enfin l’on pourrait constater dans l’œuvre du diplomate français que, pour l’école de l’aryanisme septentrional, antisémite ne signifie pas tant antijuif qu’antiméditerranéen.

Sur ce point, M. Chamberlain se montre donc assez docile aux leçons du penseur qu’il relève si vertement ailleurs ; et il en est de même dans le détail de ses analyses de psychologie méridionale. Vis-à-vis de l’hellénisme, par exemple, il semblerait au premier abord plus indulgent que Gobineau ; mais ce dernier a ressenti de son côté des accès de sympathie pour l’aspect artistique de l’activité grecque, et il a fini dans l’adoration du Parnasse. Son élève indiscipliné pense au total comme lui sur la politique de la Hellade, sur le rationalisme semi-asiatique de ses sages, sur les mérites comparés des Grecs et des Iraniens.

L’Histoire des Perses est mise à contribution à plusieurs reprises par M. Chamberlain ; il en cite l’excessif passage sur la véritable signification de la bataille de Salamine, et la douceur iranienne s’oppose une fois de plus sous sa plume à la cruauté sémitico-grecque ; à ce point que la bonté lui paraît venue de l’Inde vers le Sud européen.

Lorsqu’il aborde le domaine de l’art, il ne manque pas de montrer à son tour les lacunes athéniennes, dans le champ de la musique et de la peinture principalement. C’est un bonheur à ses yeux que Gœthe, le « Grand Aryen, » n’ait été classique qu’en imagination, que son Faust soit si profondément germanique. L’imitation grecque a retardé plutôt qu’activé l’épanouissement de l’art moderne, et le séjour de l’Italie offre encore aujourd’hui un véritable danger pour l’heureuse évolution esthétique des artistes du Nord. Gobineau assurait que nul n’hésitera « à placer Dante, Michel-Ange, Shakspeare et Gœthe sur des trônes dont Phidias et Pindare ne touchent pas le marche-pied[11], » et M. Chamberlain écrit : « Quel artiste grec, je le demande, se laisse égaler à Richard Wagner pour la force créatrice ou la puissance expressive ; et tout l’hellénisme a-t-il engendré un homme capable de disputer à Gœthe la palme de l’humanisme[12] ? »

L’autre grand souvenir historique de la Méditerranée, le peuple romain, paraît à son tour inspirer plus de sympathie à l’auteur des Assises qu’à celui de l’Essai. Mais ce n’est encore une fois qu’une apparence, et la forme seule est plus prudente chez le plus récent écrivain. Tous deux rendent une justice à peu près égale à l’impérialisme vigoureux des conquérans du bassin Sud-européen, à leur large sentiment du droit, qui s’est momifié par malheur entre les mains dégénérées de Justinien et de ses collaborateurs[13]. Tous deux détestent avec une pareille cordialité la littérature bâtarde des Virgile et des Cicéron, Tous deux distinguent soigneusement la Rome anté-césarienne, retenue sur la pente fatale du mélange par les dernières lueurs du sentiment aristocratique, de celle dont Caracalla fit la mère du chaos des peuples, par la concession de l’égalité civique aux innombrables et disparates sujets de l’Empire. Carthage sémitique n’est pas moins maltraitée par l’un que par l’autre ; et c’est en somme dans leur haine semblable pour la personnalité méditerranéenne que communient le plus franchement ces deux frères intellectuels, dont le cadet voudrait en vain se targuer d’une indépendance entière vis-à-vis de son aîné. S’il le contredit, cependant, c’est quelquefois pour l’exagérer encore, car nous avons montré Gobineau retenu jadis un instant dans ses invectives contre la Romanité par l’apparition des Pères de l’Eglise, individualités grandioses, fleurs éclatantes miraculeusement poussées sur le fumier latin. Mais son successeur n’a pas les mêmes traditions catholiques, pour refréner sur ce point les excès de sa logique. « César, écrit-il, ayant rebâti Carthage, le seul maléfice de ce sol perfide en fit la sentine du monde, et suscita les Augustin et les Tertullien. » Ce n’est pas, nous le verrons, qu’il ne garde certaine faiblesse pour quelques aspects mystiques de la pensée de ces hommes supérieurs, mais il connaît leur origine impure et demeure sans cesse en méfiance devant des productions intellectuelles viciées dans leur source ethnique.

Pourtant, le type accompli du chaos des peuples, le bâtard dépourvu de tout aspect sympathique sera, dans les Assises du XIXe siècle, Lucien, ce rhéteur propre à toute besogne, cet homme d’esprit sans convictions ni principes, qui se raille lui-même, et cache sous un rictus forcé d’ironie le sentiment de sa nullité morale. Le nom de Henri Heine apparaît ici comme terme de comparaison sous la plume de notre critique, qui abhorre l’auteur de l’Intermezzo pour avoir osé se nommer d’une seule haleine avec Goethe, à titre de poète lyrique allemand. Et un passage rempli d’animosité contre l’éloquence méridionale vient encore évoquer irrésistiblement le souvenir de Gobineau. Il faut, dit M. Chamberlain, avoir entendu Bismarck à la tribune, luttant péniblement avec les mots, et leur arrachant enfin ces formules impérissables qui s’envolaient aux extrémités du monde, pour juger la différence d’autorité et de portée qui sépare la parole vécue de l’homme d’action, de la faconde écœurante de l’avocat à tout faire.

L’ardeur d’invective qui anime l’auteur des Assises du XIXe siècle lorsque ses regards se portent vers le Sud l’entraîne plus loin encore. De même que, ayant constaté tout à l’heure le vol perpétré par Israël dans les conceptions aryennes, lors de l’introduction du péché originel dans les notions bibliques, M. Chamberlain avait su donner de cet emprunt une interprétation dégradante, voici qu’il s’élève à une pareille habileté dans le dénigrement, lorsqu’il voit le bel ascétisme hindou pratiqué et perfectionné par les bâtards du chaos. Ce plagiat est expliqué par lui de la sorte. Dans le sein du brahmanisme, nous dit-il, nul n’avait licence de se donner à la solitude et au renoncement qu’après avoir engendré un fils à son peuple. Au contraire, ces anachorètes chrétiens, ces stylites à l’existence étrange, esprits élevés et pénétrans malgré tout, devinaient sans peine le secret de leur temps, et ne voulaient plus nourrir des fils issus de leur sang tant de fois mélangé. Reprenant alors, sans sourire, à son second maître Schopenhauer une de ses plus étranges assertions, M. Chamberlain poursuit : « En effet, si la nature répare les ravages des grandes épidémies par le nombre accru des naissances, ne doit-elle pas en revanche diminuer autant que possible la quantité des conceptions au sein d’un chaos ethnique qui menace l’existence de toute civilisation future ? » De là sans aucun doute, de ces desseins tout gobiniens de la Providence, sortit la contagion d’ascétisme qui passa comme un souffle desséchant sur la primitive société chrétienne.

Que la cure ne fut-elle plus radicale et plus décisive encore ? Ce moyen pacifique ayant échoué, l’auteur des Assises se laisse en effet entraîner par son animosité à des rêves vraiment sanguinaires. Les Barbares auraient fait sagement à son gré d’achever l’œuvre des stylites. Il faut regretter que partout où le Germain étendit son bras vainqueur, il n’ait pas plus complètement exterminé la Latinité corrompue ; car elle devait renaître un jour de ses cendres mal éteintes, la perfide race chaotique, pour arracher à l’influence bienfaisante du sang régénérateur lapins grande partie de ses anciens domaines, en dépasser même les limites, si nous nous fions à certains ethnologues contemporains.


Ces Romains que nous croyions morts.
Rampant sous leurs tristes royaumes,
Rongeaient au pied nos contreforts,


pleurait déjà le chantre d’Amadis !

C’est, vers le temps de la Renaissance que se trahit au grand jour cette malsaine résurrection des chaos des peuples, dont l’esprit s’incarne à cette heure dans la personne d’Ignace de Loyola. Non que la personnalité même du fondateur de la Compagnie de Jésus ne garde quelque grandeur aux yeux de M. Chamberlain. Gentilhomme et soldat, ce combatif a fait après tout œuvre durable et forte, œuvre impérialiste au sens propre du mot. Mais l’inspiration profonde de cette œuvre vient tout entière des obscurs dessous ethniques de l’âme de son auteur. Car, s’il est « de race pure, » ce qui fait sa valeur relative, cette race, l’Ibère ou la Basque, n’est pas germanique, pas même aryenne. C’est un débris des familles préhistoriques de l’Europe. Aussi, Loyola a-t-il si bien réveillé par ses leçons les instincts primitifs qui dirigeaient les hommes de l’âge de pierre, avant l’arrivée des premières migrations asiatiques, que, si M. Chamberlain se prend à relire les Exercices spirituels du grand dompteur d’âmes, sa vive imagination fait aussitôt retentir à son oreille « le rugissement de l’ours des cavernes menaçant nuit et jour les hommes des temps diluviens, » ces créatures, sans défense efficace, plongées dans l’hébétement du fauve aux abois ! Que ne peut la puissance de la fantaisie : à la lecture d’un livre de piété, l’instinct de la race évoque soudain dans cette nature vibrante toute une décoration préhistorique de M. Cormon, ou de M. Frémiet !

Voyez de plus les premiers compagnons d’Ignace : François-Xavier, un Basque comme lui, Polanco, un juif converti, Faber, un Savoyard qui, à titre d’Homo alpinus, de brachycéphale survivant des premiers occupans de l’Europe, est placé ici sur le même plan ethnique que son chef ! Ce groupe n’est-il pas le symbole de toutes les puissances antigermaniques liguées contre la Réforme, et contre Luther, expression parfaite de l’âme du Nord ?

Mais, à lire ces lignes passionnées, on se souvient en souriant qu’un publiciste de notre temps, qui partage avec M. Chamberlain des convictions antisémitiques, assez différemment nuancées, il est vrai, M. Edouard Drumont, considère Loyola comme le dernier des chevaliers romantiques, et son ordre comme l’expression même de l’âme aryenne. Que penser, une fois de plus, d’un concept ethnique également propice à des déductions si profondément antagonistes ? « Working hypothesis, » disait M. Chamberlain ; non pas, distrirbing, mislaying de préférence ; car voici que son livre nous présente encore, plus près de nous, une seconde incarnation du méditerranéisme dans la personne de Napoléon, le « grand capitaine du Chaos des peuples, » et le complément parfait de Loyola. Tandis qu’au moment même où il prononce cette excommunication sans merci, un autre publiciste de l’Allemagne[14] se plaît à rapprocher dans un parallèle admiratif Bonaparte et Gœthe, dont les Assises du XIXe siècle font pourtant le « Grand Aryen » par excellence. En vérité, qui donc mérite créance parmi ces exégètes si remplis d’une assurance égale dans leurs contradictoires affirmations !

Quoi qu’il en soit, citons le jugement définitif de notre auteur sur le « Chaos des peuples » au temps présent. Quiconque, dit-il, voyage aujourd’hui de Londres à Rome, va du brouillard vers le soleil, mais en même temps d’une civilisation raffinée et d’une haute culture vers la barbarie, la saleté, la brutalité, l’ignorance, le mensonge, la misère. Non que nous contemplions vers le Midi le spectacle d’une décadence ; c’est un simple arrêt de développement ; ces gens en sont restés à la civilisation impériale romaine, tandis que le monde marchait autour d’eux. Ils se prennent bien aujourd’hui à admirer, à copier gauchement le Nord, poursuit ce blasphémateur de la Triplice, mais loin de s’assimiler cette culture supérieure, ils perdent, à ce jeu, les vestiges pittoresques de leur originalité passée. Il faut se garder surtout de voir en eux les fils, richement doués et facilement réveillés, des grands Romains antécésariens, car ils ne comptent, on le sait, dans leur ascendance que des métis africains ou syriens. Oui, le Méditerranéen est si bas dans l’échelle culturale que Séville et Athènes sont dès à présent des villes moins « européennes » que New-York et Melbourne. Et voici la quintessence des convictions que traduisent en détail ces sévères sentences[15]. « L’Europe, dit l’auteur des Assises, compte des centaines de milliers d’habitans qui parlent nos langues indo-européennes, portent nos vêtemens, sont même de fort braves gens, et, cependant, demeurent aussi différens de nous autres Germains que s’ils habitaient une autre planète. Et il ne s’agit pas ici d’un abîme comme celui qui nous sépare en tant de points du Juif : abîme sur lequel maint pont historique et intellectuel permet de passer et de repasser à loisir. C’est un mur infranchissable, qui sépare une contrée d’une autre contrée. » — Avions-nous raison de dire que les Méditerranéens sont placés bien au-dessous des fils d’Israël dans l’estimation. ethnique de M. H. S. Chamberlain ?

VII

Venons donc enfin à « nous autres Germains » pour achever la revue de la trinité ethnique sur laquelle reposent, à l’avis de notre penseur, les Assises du XIXe siècle. Déjà nous avons fait pressentir que ce concept serait ici beaucoup plus large qu’on ne l’imagine d’ordinaire. L’échelle physionomique établie entre Dante, évidemment dolicho-brun méditerranéen, et Luther, brachycéphale et slavisé, nous a préparé mieux encore à l’accueil ouvert et bienveillant de ce germanisme à la manche large. En fait, M. Houston Stewart Chamberlain le proclame de façon expresse, partout où il écrit « Germain, » nous devons lire « Slavo-celto-germain ; » et la première formule n’est qu’une abréviation favorable à la légèreté du style, Par là son germanisme n’exclut guère en Europe que les Juifs, et les Méditerranéens envisagés comme les descendans du chaos de la décadence latine. Encore le sang germain, celtique et slave a-t-il joué sans doute vers ces régions du Midi un plus grand rôle que notre auteur ne semble le supposer !

En dépit de ces deux restrictions obstinées, une telle conception du germanisme se montre évidemment beaucoup plus hospitalière que celle d’un Gobineau par exemple, qui voulait bien faire des Celtes et des Slaves les frères d’origine de ses Ariens (à titre de Japhétides), mais les voyait si vite enlizés dans le sang jaune préceltique qu’il ne leur témoignait en somme que méfiance et aversion. En un mot, M. Chamberlain a le sens ethnique moins scandinave, et plus franchement européen. Il semble même qu’un léger effort, dont il n’est pas sans esquisser de temps à autre le geste préparatoire, l’amènerait facilement à accepter par surcroît plus d’un Juif et plus d’un Méditerranéen dans sa communauté européenne. Déjà, lorsqu’il aperçoit, au voisinage des Bédouins et des Hittites dont le mélange façonne lentement la nationalité d’Israël, l’Amoritain blond, de souche indo-germanique, c’est le terme caractéristique d’« Homo Europaeus » qui se présente sous sa plume pour fêter cette apparition inespérée de la race noble dans la chaotique Asie antérieure, et sa surprise joyeuse lui inspire aussitôt cette apostrophe pathétique : « O Homo Europaeus, comment as-tu pu t’égarer dans une telle compagnie ? Tu m’apparais comme un œil ouvert sur un au-delà divin, et je voudrais te crier : Ne suis pas le conseil de ces savans anthropologues (ceux qui prêchent la fusion des races). Ne disparais pas dans cette tourbe : ne te mêle pas à cette plèbe asiatique. Obéis au grand poète de ta race (Gœthe), reste fidèle à toi-même[16]... » Mais je viens trois mille ans trop tard, conclu ! avec découragement l’évocateur, subitement éveillé de son rêve cuivrant, l’Hittite demeura, et l’Amoritain s’enliza dans les races inférieures ! L’on pressent, par l’accent ému de ces lignes, à quels sentimens passionnés s’abandonnera M, Chamberlain devant le plus ancien portrait du héros de son poème philosophique. Il croit en effet retrouver sur les monumens des Pharaons les traits de l’Amoritain, aussi bien que ceux du Hittite, parmi les alliés ou les prisonniers des armées égyptiennes. Il nous en offre la reproduction parallèle, et ne peut alors se lasser d’opposer le beau visage du frère des Goliath, des David et des Salomon, ces traits ouverts où resplendit l’intelligence et la force du caractère, aux faces rusées et mauvaises, aux museaux bêtes ou méchans de toute la canaille environnante : Babyloniens, Hébreux, Hittites ou Nubiens.

En punition de leurs péchés ethniques, les Amoritains ont dès longtemps quitté le théâtre de l’histoire, et ne sauraient agir que de loin, par les vestiges de sang aryen qu’ils importèrent dans les veines sémitiques, sur les destinées du XIXe siècle ou des siècles suivans. Il n’en est pas de même de ces Indo-Européens que leur sagesse dans les questions de cœur, ou plutôt le hasard heureux des circonstances géographiques a préservés du sort néfaste des Amoritains : les Slavo-celto-germains. Signalons tout d’abord ce fait que les sympathies slaves de M. Chamberlain n’ont pas été très favorablement accueillies par les teutomanes du temps présent ; ces esprits chagrins redoutent non sans raison le voisinage du colosse moscovite, et les progrès de ses cliens actuels ou futurs dans la monarchie austro-hongroise ou dans les provinces orientales de l’Empire allemand. Ces théoriciens jugent volontiers les peuples latins réduits dès à présent à l’impuissance dans les compétitions mondiales de l’avenir, mais ils ne pensent pas de même des sujets du tsar blanc. Il y a donc, estiment-ils, une sorte de trahison à introduire dans le camp germanique ces dangereux concurrens, ces ennemis implacables du Deutschtum. Mais M. H. S. Chamberlain voit de plus haut et de plus loin : ainsi que Gobineau, il se garde bien d’identifier les termes de Germain et d’Allemand. Toutefois, il fait une légère concession aux contradicteurs que nous venons de signaler : ses Slavo-celto-germains n’acceptent dans leurs rangs que les « vrais » Slaves[17], dont le cheveu blond lui paraît cette fois décisif ; car il est prêt à reconnaître que le Tchèque, ce petit brun brachycéphale avec son visage en pomme de terre, n’a de slave que la langue, étant un Mongol ressuscité par le jeu mystérieux des sélections sociales : ainsi Gobineau faisait un Finnois du paysan bas-breton, en dépit de son langage japhétide.

L’auteur des Assises admet même, avec celui de l’Essai, une regrettable mongolisation des vrais Slaves[18] ; mais ceux d’entre eux qui ont conservé le trésor de la pureté ethnique se révèlent encore, comme il convient, dans leurs créations intellectuelles. Par exemple la poésie populaire des Serbes, avec ses principes d’honneur et de fidélité à la foi jurée (comparez Lohengrin, son culte de la Virginité (comparez Parsifal) et sa sympathie pour le triomphe dans la mort (comparez Tristan et la Tétralogie) a fait la conquête irrévocable du fervent de Bayreuth qu’est notre philosophe. Le schisme moscovite, si obstinément antiromain, constitue aussi, nous le verrons, un très bon point pour des aspirans au diplôme germaniste, ainsi que la collaboration des Slaves de Bohême à l’œuvre de la Préréformation, avec Milic, Mathias de Janow, Stanislas de Znaim, Nicolas de Wélénowic et Jean Huss. Au total les Russes actuels gardent beaucoup de sang germanique, et y puisent le plus clair de leur force : c’est par là qu’ils demeurent un facteur important dans la civilisation de demain.

Les Celtes sont encore plus généreusement traités par un homme qui, dans son cœur, sympathise avec toutes leurs tendances profondes et qu’un psychologue exercé, tel que ceux qu’il prétend former lui-même, verrait sans doute beaucoup plus celtique que saxon dans sa personne et dans son ascendance probable.

Le traitement de faveur dont les Celtes bénéficieront dans les Assises du XIXe siècle s’annonce dès l’aurore de l’ère chrétienne, car saint Paul s’adressant aux Galates, d’origine celtique, leur parle, nous est-il affirmé, sur un ton bien différent de celui qu’il emploie vis-à-vis des Romains du Chaos, destinataires de quelques-unes de ses épitres. Puis la poésie bretonne du moyen âge, dont sortirent tant de livrets d’opéra fameux (Lohengrin, Tristan, Parsifal), est déclarée bien plus essentiellement germanique encore que la muse serbe par l’exégète du wagnérisme. Plusieurs de ses favoris dans l’évolution intellectuelle du moyen âge, Scot Erigène, Duns Scot, le Breton Abélard, nous sont donnés comme de purs Celtes, et, par conséquent, comme de purs Germains. Les brillans descendans des Huguenots français mariés après la révocation de l’Edit de Nantes aux sujets du roi-caporal, viennent prouver de nos jours, à qui connaît les lois darwiniennes du métissage précédemment exposées par nous, combien les deux races ainsi mélangées par les circonstances religieuses étaient certainement proches parentes. Enfin la France, considérée comme celtique, au moins jusqu’au seuil de l’âge contemporain, demeure très sympathique à M. H. S. Chamberlain, qui en écrit si purement la langue, et en comprend si bien l’esprit. Sur le sol gaulois, le croisement celto-germanique a produit « ses plus heureux résultats : » les architectes de l’Ile-de-France sont reconnus sans hésitation dans les Assises du XIXe siècle pour les créateurs du style gothique ; Goudimel, ce calviniste français, est promu chef de l’école musicale germanique ; Racine est finement compris et franchement admiré de cet étranger qui communie par là avec les tendances les plus délicatement nationales du goût français ; et Louis XIV, malgré les souvenirs du Palatinat et des chambres de réunion, reçoit à plusieurs reprises un brevet de germanisme, qu’il doit surtout, il est vrai, à son attitude intransigeante vis-à-vis de Rome.

Ce dernier point prend même sous la plume de M. Chamberlain une telle importance qu’on se demande s’il ne salue pas dans notre pays, les inspirations les plus germaniques à l’auteur du XXe siècle. Voltaire est encore un pur Germain en ce sens anti-ecclésiastique, et aussi parce que ses œuvres ont le privilège d’amuser l’auteur des Assises. Enfin l’élan brutal de la Révolution à ses débuts sortirait de la plus noble origine ethnique : le paysan français s’est soulevé en 1789 « avec la fureur proverbiale du Germain qui a trop longtemps patienté. » Comment donc se fait-il alors qu’au lendemain de cette manifestation, non douteuse, de leur race, les représentans du peuple gaulois aient élaboré la Déclaration des Droits de l’homme, dont M. Chamberlain parle avec tout le mépris d’un impérialiste, révolté dans ses convictions anti-égalitaires ? Ce monument du plus néfaste humanitarisme est déclaré par lui sans ambages l’œuvre « du peuple le plus phraseur de l’Univers dans sa plus phraseuse période. » Il est vraiment bien difficile d’expliquer par l’ethnologie de si rapides et si surprenans contrastes intellectuels dans le sein d’une même population.

Est-ce cette volte-face imprévue de ses représentans qui fait tort au celtisme dans l’esprit de l’auteur des Assises ? Toujours est-il que le Germain tout court, qui n’est ni cette ni Slave, apparaît d’ordinaire dans son livre comme « le mieux doué » au sein de cette sous-trinité ethnique. Mais le Germain est bien loin de s’y confondre avec l’Allemand contemporain, incarnation tout au contraire du Slavo-Celto-Germain par excellence, mélange si caractérisé des trois races qu’il se montre parfois moins germanique en ses manifestations que ses voisins Celtes ou Slaves purs. L’Anglais serait plutôt qualifié pour réclamer le titre de Germain sans mélange, car son compatriote lui décerne la palme de la vigueur parmi les nations européennes en ajoutant, après Gobineau, qu’il doit cet avantage à son isolement insulaire.

Quoi qu’il en soit du Germain dans le présent, il formait certainement, au début de l’ère chrétienne, la matière ethnique de ces tribus barbares décrites par Tacite et si négligemment délimitées au point de vue anthropologique par M. Chamberlain. De ce foyer lumineux allumé au cœur de l’Europe centrale sont sortis les rayons les plus éblouissans du génie créateur en tous genres. Car, en les définissant par leurs dispositions intellectuelles, morales ou politiques, notre philosophe proclamera Germains tous les savans depuis Marco-Polo jusqu’à Galvani, tous les inventeurs de Roger Bacon à Lavoisier, tous les penseurs de François d’Assise à Kant, tous les artistes de Giotto à Gœthe, tous les politiques de Charlemagne à Crispi, en passant par Colomb, Bruno, Campanella, Michel-Ange, ou Raphaël. — En effet, s’il partage les défiances de Herder, de Gobineau, de Wagner contre le côté latin et classique de la Renaissance, il est intimement convaincu que toute la floraison artistique en fut spécifiquement germaine. Puisque l’érudition allemande va jusqu’à prétendre aujourd’hui que les Vandales furent les protecteurs des arts, ce lui est un jeu que d’établir l’origine gothique ou lombarde des grands hommes de l’Italie médiévale. Ce sont donc les tisons ardens du foyer de la conquête qui, avant de s’éteindre au delà des Alpes sous les résurrections latines, y jetèrent un dernier et fulgurant éclat. Raphaël était blond, n’est-il pas vrai ? et, ce qui est beaucoup plus décisif encore, il admirait Savonarole, l’ennemi de la Rome papale. Michel-Ange montre pour sa part un autre trait germanique, le refus d’apprendre les langues de l’antiquité chaotique. Il suffit : la preuve intellectuelle est faite qui permet à ces gentilshommes par le sang de monter dans les accueillans carrosses du germanisme. — Si l’on se plaçait toutefois sur le terrain anthropologique (qui demeure toujours secondaire dans les Assises), on pourrait compléter sa conviction sur le caractère ethnique de cette époque brillante, par une promenade dans la galerie des bustes de la Renaissance au musée de Berlin. En effet, si l’on veut bien se remémorer la démonstration persuasive établie sur les portraits de Dante et de Luther, ces beaux types florentins du quattrocento, aujourd’hui si complètement évanouis sur les rives de l’Arno, établiront jusqu’à l’évidence que le germanisme y rayonnait encore, à cette heure glorieuse, pour s’éteindre peu après dans la véritable Renaissance latine, au XVIe siècle[19].

Ces dernières et audacieuses thèses des Assises seront notre justification pour avoir avancé qu’il est prudent, avant de protester contre le germanisme affiché de leur auteur, d’examiner si nous ne pourrions trouver notre place par quelque subterfuge dans les rangs de ses Germains. Le bassin méditerranéen ne doit-il pas ici céder de gré ou de force à ce cénacle conquérant ses plus illustres enfans ? C’est au total une compagnie assez disparate que celle des élus de ce Paradis de la race : le Scandinave y coudoie le Sicilien[20], et l’on parviendrait peut-être à y glisser jusqu’à des nègres, les mêmes que ceux dont Renan signalait en souriant la présence aux agapes fraternelles des Celtes de Bretagne, qu’il présidait sur ses derniers jours avec un si parfait scepticisme.

En terminant l’examen de l’aspect ethnique de la doctrine qui fait l’objet de notre étude, nous constaterons qu’il est, dans son ensemble, presque entièrement gobinien. On a reproché fréquemment au delà du Rhin à M. Chamberlain, et parfois d’un ton assez amer[21], son ingratitude envers le penseur français de l’Essai sur l’inégalité des races. Sans doute, il jette à l’occasion quelques fleurs sur la mémoire de ce précurseur « éminent par l’esprit » et sur son œuvre « géniale ; » mais, le plus souvent il le traite avec un dédain fort marqué ; et, dans la préface de sa troisième édition, il a énergiquement protesté contre toute filiation de ce côté. « J’estime, dit-il, le spirituel Français, et je me réjouis à contempler la physionomie originale d’un homme qui sut allier l’érudition juridique aux rêveries débridées d’un prédicateur apocalyptique de la fin du monde prochaine ; mais la patience m’échappe devant l’engouement de dernières années pour Gobineau. » En fait, outre ce pessimisme d’avenir, qui (nous l’avons dit ailleurs) demeure assez superficiel dans l’œuvre de notre compatriote et se retourne le plus facilement du monde vers l’optimisme impérialiste, M. Chamberlain lui reproche son ignorance des sciences naturelles, son mépris de la préhistoire, et, tout en s’inclinant devant une personnalité passionnée, mal équilibrée mais profondément noble et attachante, il ne lui accorde qu’un seul mérite positif, celui d’avoir fourni à l’impérialisme aryen des documens juridiques et des « intuitions spirituelles, » qu’il a d’ailleurs recueillies sans scrupules et développées pour sa part. Non qu’il ait été amené à ces emprunts par l’étude directe de Wagner, car le musicien-philosophe mourut trop tôt pour être sérieusement influencé par les idées de son tardif ami français. Mais plutôt il a respiré le gobinisme dans l’atmosphère des Bayreuther Blaetter, dans laquelle il a longtemps vécu, et qui fut imprégnée de cette subtile essence après 1882. C’est à la même source que Nietzsche puisa vers la même époque, pour être sensiblement influencé par ce contact.

M. Chamberlain arrête toutefois ses regards aux frontières de l’Europe la plupart du temps, et c’est pourquoi il attribue des noms ethniques nouveaux aux trois tendances fondamentales sur lesquelles il établit symboliquement à son tour un idéal moral. Conservant le nom de germanique à son idéal, il rejette comme issu du Chaos des peuples ce que Gobineau condamnait comme sémitisé, ou noirci ; et il appelle juive, par une bizarre transposition psychologique, une mentalité que Gobineau baptisait finnoise, ou jaunie. Tel est le secret du parallélisme et des oppositions de leurs théories. — L’auteur des Assises du XIXe siècle n’en est pas moins fort sincère dans la conviction de son indépendance et de son autonomie vis-à-vis d’un homme auquel il doit tant sans s’en apercevoir. Car, nous l’avons dit déjà, les considérations ethniques qu’il croit utile d’introduire et de développer à maintes reprises dans son œuvre y demeurent secondaires et subordonnées. Son originalité relative est ailleurs, dans cette partie de sa doctrine que nous devrons examiner à présent, dans son effort pour allier les leçons de Gobineau à celles de Kant et de Schopenhauer, pour caractériser les races par leur esprit, par leurs productions intellectuelles et par leurs tendances philosophiques, pour orienter surtout celle de ces races qui seule préoccupe son cœur vers les sentiers religieux qu’il juge propices à son tempérament, aptes à la guider heureusement vers la suprême apothéose.

En un mot l’ingénieux auteur de l’Essai sur l’inégalité des races a fourni à M. Chamberlain le canevas nouveau sur lequel ce dernier va broder, en arabesques hardies, la mystique conception du monde et de l’histoire qu’il tient des coryphées de la métaphysique classique d’outre-Rhin. De l’illustre philosophie allemande, il nous présente la dernière, la plus moderne, la plus tapageuse incarnation. Et c’est un curieux spectacle que de contempler les efforts de cette savante personne pour plier son allure humanitaire et sentimentale de jadis au pas de parade et à l’uniforme étriqué que les fils spirituels de Bismarck imposent aujourd’hui à son, âge. très mûr et à ses membres engourdis par le temps.


ERNEST SEILLIÈRE.

  1. Die Grundlagen des neunzehnten Jahirhunderts, par M. Houston-Stewart Chamberlain, 4e édition, Bruckmann, 1903 ; Munich. — Une libéralité anonyme de plus de dix mille marks, témoignage de l’enthousiasme inspiré à certain Mécène (serait-ce l’empereur Guillaume ? ) par ce livre fortuné, a permis d’en répartir des centaines d’exemplaires à titre gratuit entre des bibliothèques publiques dont 2 296 s’étaient mises sur les rangs pour profiter de cette aubaine. Deux supplémens sous forme de préfaces aux 3e et 4e éditions ont paru dans le même format que l’œuvre initiale.
  2. Voyez la Revue des Deux Mondes des 15 octobre 1895 et 15 juillet 1896
  3. Outre de nombreux articles de revues, voir : H.-S. Chamberlain’s Grundlagen, kritisch gewuerdigt, von A. Ehrhard, 1901, Vienne. — Die Grundlagen besprochen von H. C. , 1901, Pierson, Dresde. — Die Grundlagen : Kritische Urtheile, Bruckmann, 1901, Munich.
  4. M. Chamberlain n’a pas condensé ses vues en quelques pages précises. Il faut aller chercher çà et là dans son livre les élémens de sa doctrine. — Voici le titre de ses chapitres : Art et philosophie grecque. — Droit romain. — La personnalité du Christ. — Le chaos des peuples. — L’entrée des Juifs dans l’histoire occidentale. — L’entrée des Germains dans l’histoire du monde. — Religion. — État. — La naissance d’un monde (1200-1800).
  5. Page 500.
  6. Page 497.
  7. Page 272.
  8. Au sujet des théories ethniques de ce penseur français si goûté en Allemagne, nous prions le lecteur de se reporter à notre ouvrage : le Comte de Gobineau et l’aryanisme historique Plon, 1903.
  9. Page 267.
  10. Page 287.
  11. Gobineau, Histoire des Perses, II, 239.
  12. Page 720.
  13. Sur la conception du droit romain dans les Assises, lire la réfutation assez aigre d’un spécialiste, M. B, Matthiass, Deutsche Rundschau, mars 1901.
  14. A. Fischer, Gœthe et Napoléon. — Un anthropologue aryaniste très convaincu, le Dr L. Woltmann, a notifié récemment à M. Chamberlain que Napoléon était probablement plus germain de type que maint autre Germain prétendu de pur sang ; et que l’ordre des jésuites est une « création germanique, » comme l’a démontré récemment M. Franz Liebenfels, Katholizismus wider Jesuitismus. Frankfurt a. Mein, 1903, en étudiant les origines des Pères les plus célèbres de la Compagnie. Voir Politisch-Anthropologische Revue, II, 7.
  15. Page 526.
  16. Page 378.
  17. Page 8.
  18. Page 661.
  19. Ainsi Florence ancienne ou moderne a le privilège de demeurer sans cesse, outre-monts, par quelque détour imaginatif, le lieu d’élection des sympathies septentrionales. Et il est frappant qu’en effet le méridionaliste Stendhal ait trouve là, et là seulement, dans le sein de l’Italie contemporaine, une image de l’odieuse Angleterre.
  20. C’est une thèse qu’a soutenue également la distinguée romancière scandinave Selma Lägerlöf qui a retrouvé au pied de l’Etna maint trait de ses compatriotes septentrionaux. — Voir Die Wunder des Antichrist.
  21. Voir le Pr. Schemann, Beil. z. All Zeit., 1901, 132 ; le Dr F. Friedrich, ibid., 1901, 199 ; le Dr L. Wilser, Polit.-Antr. Revue, 1, 5 et le De Kretzer dans sa récente biographie de Gobineau, 1902.