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La Restauration des Bourbons en Espagne

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La Restauration des Bourbons en Espagne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 198-209).
LA RESTAURATION
DES
BOURBONS EN ESPAGNE
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE

Un publiciste anglais ou français qui veut comprendre l’histoire contemporaine de l’Espagne doit non-seulement séjourner longtemps dans la Péninsule, mais y refaire son éducation, se dépouiller de ces idées communes qui ne sont peut-être que des préjugés, s’approprier en quelque mesure cette philosophie naturelle qui est particulière aux Espagnols, et qui, selon les cas, est une vertu ou le contraire d’une vertu. Il doit tenir pour de vaines superfluités beaucoup de choses qu’il considérait comme indispensables au bonheur d’une nation, se persuader qu’il est plus facile qu’on ne pense de prendre son parti de beaucoup de désagrémens, qu’on peut vivre heureux dans certaines situations qui d’abord peuvent sembler insupportables ; que tout dépend du point de vue, que, quand on a l’esprit bien fait, on sent peu les privations, et qu’au milieu des troubles et des guerres civiles, il suffit d’un verre d’eau, d’une cigarette et d’une chanson pour se procurer de longs et délicieux oublis. Et le moyen de vivre si l’on n’oubliait jamais !

À cette philosophie, il faut joindre un certain fatalisme, la conviction que tout ce qui arrive devait arriver, que nous sommes des marionnettes dont un destin rigoureux ou favorable tient les fils, qu’il est inutile de lui demander des comptes, parce qu’il n’en rend à personne, que partant le vrai sage se résigne facilement aux faits accomplis et accepte même d’avance l’événement de demain, lo de mañana. Enfin, il faut croire que la politique n’a rien à démêler avec la morale, qu’elle est une sorte de jeu où il y a des perdans et des gagnans, qu’on a toujours raison de gagner. C’est là le secret de la grande tolérance, de l’indulgence extrême qu’ont les politiciens espagnols les uns pour les autres. Ils sont tous beaux joueurs. Au lieu de se fâcher, de gémir ou de récriminer, les perdans préparent leur revanche, les gagnans, de leur côté, considèrent que demain peut-être ils perdront, et d’habitude ils témoignent aux vaincus une exquise courtoisie ; ils les traitent avec beaucoup de ménagemens, afin que, si la roue vient à tourner, ils aient droit, eux aussi, à l’indulgence et aux égards. En un mot, pour comprendre l’Espagne, il faut se dire que tous les hommes sont pécheurs, mais que, si grands que soient les méfaits, ils ne ferment à personne l’entrée du royaume de la grâce, que la sottise seule est un péché irrémissible et que le caractère des sots est de tout prendre au tragique et de moraliser hors de propos.

Mais on ne devient pas philosophe du premier coup, et avant de comprendre, on s’étonne. C’est précisément ce qui est arrivé à M. Houghton, qui vient de publier un livre aussi curieux que substantiel sur la restauration des Bourbons en 1874 et les événemens qui la préparèrent[1]. Correspondant militaire d’un journal étranger pendant la dernière insurrection carliste, l’Espagne lui apparut d’abord comme un pays singulier, où rien ne se passe comme ailleurs, qui, en bien comme en mal, ne ressemble à rien. Ce fut un étonnement mêlé d’une vive admiration qu’il ressentit plus d’une fois pour les conscrits espagnols qu’à peine enrôlés, on avait menés au feu dans la Biscaye ou la Navarre. Il admirait leur bonne tenue, leur sobriété, leur discipline, leurs jarrets d’acier, leur santé robuste sous une chétive apparence. « Si leurs officiers les traitent bien, sans trop les rudoyer et en s’imposant à eux avec une rondeur joviale et franche, ces conscrits exécutent des marches, bravent les intempéries et les fatigues, attaquent des positions formidables avec un entrain et une vigueur dignes de vétérans des premières armées du monde. » Il en vit à Santander qui revenaient d’Irun. « Ces pauvres soldats, après avoir beaucoup souffert à bord des transports improvisés pour cette occasion, se promenaient par les rues et sur les quais, sous une pluie torrentielle, à la recherche de leurs logemens. Ils bivouaquaient sur les places et sous les portes cochères, et avec leurs capotes, leurs pantalons littéralement trempés, ces admirables troupes ne grognaient pas et ne se plaignaient que bien rarement. Que dis-je? Quand ils se procuraient une maigre ration de pain, du lard rance, de la viande de troisième qualité, ils se mettaient joyeusement à préparer leur brouet. » Leur faisait-on la grâce de leur donner du vin, un peu de café? ils riaient et chantaient. Leurs lassitudes, leurs longues et inutiles souffrances, la montagne inhospitalière, ses embuscades et ses jeûnes, la mer et ses trahisons, tout était oublié.

A quelque temps de là, M. Houghton revenait à Madrid, et il éprouvait un autre genre d’étonnement. La tête encore pleine des horreurs de la guerre civile, il s’attendait à trouver une ville triste, inquiète, agitée. C’était la veille de Noël, et on s’occupait beaucoup moins du maréchal Serrano, des carlistes, du prince Alphonse, des rumeurs inquiétantes qui couraient, du commerce qui n’allait plus, de la misère publique, que des soupers, des réveillons, des messes de minuit, de toutes les réjouissances de la Noche buena. Les devantures des magasins de comestibles étaient bondées de dindes et de chapons; les rues retentissaient du bruit assourdissant des tambourins, des crécelles, des sifflets; tout avait un air de fête, tout était en liesse. Les Madrilènes aiment à se persuader que leurs morts occupent dans le paradis un logement à part, où un jour de souffrance leur a été ménagé pour voir Madrid. Quelle misère si ces bienheureux venaient à découvrir que Madrid ne s’amuse plus!

Tout en suivant dans leurs évolutions les armées en campagne, M. Houghton conçut le projet d’étudier aussi le monde des politiciens, de s’initier aux secrets de la politique espagnole. Elle lui parut fort étonnante; mais, dans les vives surprises qu’il éprouva, il entrait cette fois moins d’admiration. Il fut longtemps sans pouvoir s’accoutumer à l’indiscrétion de certains officiers généraux, qui disaient avec une prodigieuse désinvolture : « Il se fera avant peu un pronunciamiento; et, si je vis encore, j’en serai. » De leur côté, de hauts fonctionnaires, qui avaient toute la confiance de leur gouvernement, disaient, sans baisser la voix : « Eso se va, cela s’en va; la maison est minée, c’est aux rats d’aviser. »

Mais ce qui étonnait encore plus M. Houghton, c’étaient les incroyables ménagemens du gouvernement établi pour les conspirateurs carlistes ou alphonsistes qui tramaient sa perte à ciel ouvert. « Il faisait montre d’une faiblesse, d’une irrésolution qui nous surprenaient grandement, en raison même de notre inexpérience des us et coutumes invétérés chez les partis politiques en Espagne. Il était assez difficile pour un étranger de s’habituer à ce spectacle de ménagemens et d’égards, de faiblesses et de complaisances, d’indifférence et d’apathie, qui font toujours que les partis en apparence vaincus ou momentanément impuissans préparent à leur aise, effrontément, au grand jour, sous le nez des autorités civiles et militaires, à la barbe des autorités judiciaires, au vu et su de tout le monde, qui trouve cela la chose la plus naturelle, leurs revanches et leurs soulèvemens, comme j’ai eu cent fois l’occasion de le constater moi-même de 1873 à 1876. » Les surprises s’émoussent, on s’accoutume à tout, et M. Houghton résolut de ne plus s’étonner de rien. Il comprit que ce qui pourrait sembler extraordinaire sur les bords du Danube, de la Tamise ou de la Sprée est fort ordinaire sur les bords du Mançanarez, dont on a dit que c’est la première rivière du globe pour y naviguer à cheval et en voiture, et il finit par se dire : « Question de climat et de race, affaire d’habitude et d’éducation, influence des milieux et des antécédens ! »

Il ne suffit pas de ne s’étonner de rien, il faut s’informer, s’enquérir, se faire raconter la pièce par les acteurs, et les politiciens de Madrid sont à l’ordinaire avares de leurs confidences. La politique espagnole est une science occulte dont les adeptes ne révèlent pas volontiers les secrets aux profanes. Il n’y aurait qu’un juste incorruptible, sans reproche et sans tache, qui pût avoir le courage de mettre à nu la conscience des pécheurs ; mais les justes sont rares en Espagne, et leurs ennemis prétendent qu’ils sont tout au moins des demi-pécheurs. Pourquoi les perdans dénonceraient-ils les pratiques secrètes de leurs adversaires ? Demain peut-être ils les emploieront à leur tour, et en dévoilant le passé des autres, ils craindraient de compromettre leur propre avenir.

En 1876, quand la guerre carliste eut pris fin, M. Houghton s’établit à Madrid, où il s’occupa de rassembler des matériaux pour son livre. Il ne se borna pas à collectionner des documens officiels et particuliers, il tenta de faire parler les muets. À l’exception de M. Castelar, l’homme à la bouche d’or, les chefs de parti lui fournirent peu de renseignemens ; mais les militaires furent moins réservés, et, parmi les informations qu’il recueillit, les plus importantes sont les communications que lui fit le général Pavia. C’est ainsi qu’à force de patience et d’opiniâtre curiosité, il a pu retracer les origines de la restauration de 1874, amenée graduellement, pense-t-il, par la folie des intransigeans qui renversèrent M. Castelar, par l’infructueux coup d’état du 3 janvier, par la politique incertaine et flottante du maréchal Serrano.

Assurément, personne ne contestera que la première cause du rétablissement des Bourbons ne doive être cherchée dans les utopies, la démence, les fautes énormes des intransigeans qui avaient résolu de convertir l’Espagne en république fédérale, et qui ne réussirent qu’à en faire un pays inhabitable même pour les plus philosophes des Espagnols, pour les plus disposés à s’accommoder de tout, pour les plus capables de vivre heureux dans une maison dont les cheminées fument ; mais quand la maison menace ruine, qu’elle n’a plus de toit, que les plafonds s’effondrent, que les murs se lézardent, il n’y a plus de philosophie qui tienne. Le fédéralisme transformé en cantonalisme, chaque canton, chaque commune proclamant son autonomie, d’incessantes attaques contre la propriété, les lois abolies ou violées, les horreurs d’Alcoy et de Montilla, de grandes villes où tout le monde commandait et où personne n’obéissait, Séville et Cadix, Béjar et Salamanque tombées aux mains d’une populace conduite par des énergumènes, la confusion de tous les pouvoirs, nulle autre autorité que celle de gardes nationales ou de volontaires qui ne savaient pas toujours ce qu’ils voulaient, deux sortes d’anarchistes dont les uns rêvaient d’organiser l’anarchie, tandis que les autres n’en sentaient pas le besoin, le désordre considéré comme un bonheur et comme une institution, et ce qui est pire encore, l’indiscipline dans l’armée, des officiers abandonnés, trahis ou assassinés par leurs soldats, tel était l’état de la Péninsule quand les cortès fédérales, prises d’une soudaine inquiétude, cédant à la peur plus qu’au remords, nommèrent M. Castelar chef du pouvoir exécutif, en lui donnant carte blanche, et par une heureuse inspiration, la seule qui leur fût jamais venue, décidèrent que leurs séances seraient suspendues jusqu’au 2 janvier 1874.

Autant que M. Houghton, nous admirons tout ce qu’entreprit, tout ce qu’osa ce grand orateur pour remettre sur pied une maison qui croulait. Il avait été un fervent fédéraliste, mais il préférait son pays à son utopie, et désabusé par l’événement, il la maudit. Plus sage que le fabricant d’idoles du prophète Isaïe, il dit à sa chimère : « Tu n’es plus mon Dieu. Mon cœur s’était repu de cendres, et je sauverai mon âme en m’écriant : n’est-ce pas du mensonge que j’avais dans la main?» M. Castelar sauva son âme, et il s’honora par son courage, par son tardif bon sens, par son intrépide et chevaleresque générosité ; mais quand les cortès intransigeantes l’auraient laissé faire jusqu’au bout, aurait-il sauvé la république espagnole? Quoi qu’en dise M. Houghton, cela me semble douteux. Rien n’est plus grand dans l’ordre moral qu’un homme qui a le courage de dire : Je me suis trompé. Mais le repentir n’est pas une vertu politique. Un gouvernement qui désavoue son principe et réagit contre lui est sans autorité, sans prestige. Aussi bien peut-il traiter rigoureusement des erreurs qu’il a partagées, des fous dont il fut l’inspirateur ou le complice ? Désormais, tout ce qu’il fera pour réparer sa faute se retournera contre lui et ne servira qu’à préparer et à faciliter le règne de ses successeurs. En politique, les pénitens ne travaillent que pour les autres. Vous avez dit : « n’est-ce pas du mensonge que j’avais dans la main? » Vos ennemis vous diront : « De votre propre aveu, vous vous étiez trompé; êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper encore? Vous ressemblez à un pharmacien qui a vendu du poison et dont la méprise a été funeste; il ne vous reste plus qu’à fermer boutique. » C’est ainsi que M. Castelar eut toute la gloire de son repentir, et n’en eut pas le profit.

Au surplus, ce ne furent pas ses ennemis, mais ses amis qui le renversèrent. Les cortès fédérales, honteuses d’avoir été sages pendant quelques mois, étaient résolues à se débarrasser de lui dès le jour de leur rentrée. Rien n’égale l’aveuglement d’une majorité intransigeante; les dangers, l’événement de demain, l’épée suspendue sur sa tête, elle ne voit rien que sa passion. Les intransigeans sont de tous les hommes ceux que l’expérience éclaire le moins ; ils la méprisent et elle se venge. Si les cortès fédérales avaient eu le sens commun, il ne tenait qu’à elles de savoir qu’un capitaine-général avait juré de ne pas laisser le soleil se coucher sur leur triomphe.

Ce capitaine-général s’appelait don Manuel Pavia y Rodriguez de Albuquerque, et il était né sous le beau ciel de l’Andalousie. M. Houghton nous le peint comme un homme un peu corpulent, au-dessus de la taille moyenne, au teint coloré, aux traits froids et durs, et dont l’œil vif étincelait derrière son lorgnon. Toujours mis avec soin, ganté de frais, parlant par saccades, il était fort empressé, fort assidu auprès des jolies femmes, et il aimait la musique, l’art, la littérature. Quand on aime la musique, on n’aime pas l’anarchie, et quand on est un homme d’épée, on souffre impatiemment le règne des indisciplinés et des braillards. Le général Pavia avait prouvé tout récemment qu’il savait se faire obéir. Quand le 19 juillet 1873, on l’avait chargé d’aller mettre à la raison les anarchistes andalous, M. Salmeron lui avait dit : — « Si vous parvenez à décider un seul soldat à tirer sur un cantonal, l’ordre est sauvé. » — Peu de jours lui suffirent, et il eut sa petite armée dans la main. Il était entré avec elle à Séville, à Cadix, à Malaga, et si on ne l’avait pas rappelé, si on ne l’eût soupçonné de vouloir trop sauver l’Espagne, Carthagène ne se serait pas soulevée. Nommé capitaine-général de Madrid, il avait décidé qu’une république très unitaire et très conservatrice était le seul régime possible en Espagne, que tant que M. Castelar serait au pouvoir, il le servirait loyalement, mais que le jour où les cantonalistes le renverseraient, le général Pavia balaierait les cantonalistes.

Au préalable, il se présenta un jour auprès du chef du pouvoir exécutif et l’engagea à proroger indéfiniment les cortès, se faisant fort de maintenir l’ordre à Madrid. Comme il le raconta à M. Houghton, M. Castelar lui répondit qu’il voulait être le martyr de la légalité : — « Le 2 janvier, je me présenterai devant les cortès, je leur expliquerai ma conduite et si je suis battu, je me retirerai le cœur plein d’amertume pour pleurer chez moi les malheurs de ma patrie. » Peut-être comptait-il encore sur un miracle de son incomparable éloquence ; mais le plus grand orateur du monde a-t-il jamais converti un intransigeant? Le 2 janvier, il était renversé et le 3 janvier, à la première heure, la garde civile de Madrid dispersait cette incorrigible assemblée. Ce coup de force fut exécuté avec une courtoisie vraiment castillane. Les aides-de-camp du capitaine-général signifièrent à M. Nicolas Salmeron, président des cortès, « qu’ils se trouvaient, bien à regret, dans la cruelle nécessité de le prier avec insistance d’être assez bon pour ordonner aux députés de sortir du congrès. » Ils ajoutèrent, avec la même politesse, « que le capitaine-général se trouvait bien malgré lui dans la triste obligation d’assigner aux députés de la nation un délai fort court pour évacuer leur palais... » — En Espagne, l’émeute a rarement les jambes avinées et elle rougirait de ne pas observer certaines formes, et, de son côté, le pronunciamiento croirait se déshonorer, s’il ne sauvait sa brutalité par les procédés et les gestes d’un parfait hidalgo.

Ce coup d’état, préparé de longue main et sans beaucoup de mystère, parut tout naturel à l’Espagne et ne fut une surprise pour personne, sauf pour ces intransigeans qu’on balayait et qui, après avoir fait mine de mourir sur leurs sièges, aimèrent mieux sortir par la porte que par la fenêtre. L’un après l’autre, ils se retirèrent, en demandant des explications au caporal, qui d’habitude ne se croit pas tenu d’en donner. Mais ce qui étonna toute l’Espagne, ce pays qui ne s’étonne de rien, ce fut l’incroyable désintéressement du vainqueur. Il était de bonne foi, il avait voulu sauver la République en la rendant conservatrice et unitaire. Il convoqua chez lui les chefs des partis modérés, il leur exposa ses vues, les exhorta à se concerter pour donner à leur pays un gouvernement qui lui fît honneur, et il leur déclara que pour sa part il ne voulait rien, qu’il ne serait de rien.

On eut beaucoup de peine à l’en croire. On contemplait avec autant de défiance que de stupeur ce personnage miraculeux. On croyait rêver, on se frottait les yeux, on s’avançait avec inquiétude dans ce pays des songes, comme dans un bois où à chaque pas on croit trouver un piège à loups. Mais enfin il fallut se rendre à l’évidence. Le général Pavia ne voulait être de rien; il avait décousu, il laissait aux autres le soin de recoudre. Les hommes d’état qu’il avait mis en demeure se concertèrent, et ce fut ainsi que le maréchal Serrano, duc de la Torre, devenu chef du pouvoir exécutif et dictateur, forma un ministère recruté dans les deux fractions du parti progressiste, les unionistes et les radicaux, et dans lequel figurait un républicain de la veille. Quant au général, son épée était rentrée d’elle-même dans le fourreau sans qu’il eût besoin de l’essuyer, et de ce jour les femmes l’appelèrent en riant « le héros du 3 janvier,» et quelquefois aussi « fleur d’un jour, » Dans l’admiration qu’inspire la vertu politique en Espagne, il entre toujours une pointe d’ironie. Fleur d’un jour! cela signifie une plante que le soleil de l’Andalousie a séchée avant qu’elle eût donné son fruit, un général capable de vaincre et qui ne sait que faire de sa victoire, un chasseur qui a tiré et tué l’oiseau, et qui, ne sachant comment s’y prendre pour le manger, dit : « Le voilà, je vous le donne. »

Les hommes d’état à qui le général Pavia avait fait présent de sa victoire auraient-ils pu, par une politique à la fois énergique et habile, se maintenir au pouvoir et retarder indéfiniment la restauration des Bourbons? M. Houghton estime que, si le maréchal Serrano était parvenu à rétablir l’ordre, à porter un coup définitif au carlisme, à délivrer l’Espagne et de la guerre civile et de l’anarchie, il dépendait de lui, son œuvre faite, de convoquer des cortès qui l’auraient nommé président à vie ou pour dix ans. Beaucoup d’Espagnols pensent au contraire que ni la vigueur, ni l’habileté n’aurait pu le sauver, que son sort était écrit dans les étoiles, qu’il y a des pentes fatales qu’on ne remonte pas, que, la république s’étant à jamais discréditée, perdue par ses fautes, la restauration était un de ces événemens inévitables qu’on ne peut tout au plus retarder que d’un jour ou d’une heure.

M. Houghton est devenu philosophe, mais il n’est pas devenu fataliste, il croit que les hommes font eux-mêmes leur destinée. Il convient cependant que la situation était périlleuse, qu’il y avait beaucoup à faire et que les ressources manquaient. Les caisses étaient vides, on ne percevait plus d’impôts dans une dizaine de provinces occupées par les carlistes ou exposées à leurs incursions. Le commerce se mourait, les douanes ne rendaient presque plus rien. On avait suspendu le paiement des arrérages de la dette et tout amortissement, et on ne réunissait qu’à grand’peine des sommes suffisantes pour l’administration du pays et pour les dépenses des armées en campagne. On n’avait pas seulement affaire aux carlistes, il fallait réprimer l’insurrection créole de Cuba, et même après la reddition de Carthagène, on devait entretenir des forces nombreuses dans le midi pour contenir les fédéraux, que les comités carlistes et alphonsistes poussaient à rentrer en campagne, en leur fournissant en secret des armes et de l’argent. « Le plus grand danger, dit M. Houghton, auquel la république du maréchal Serrano eut à parer fut cette incessante campagne de pessimisme que les partisans des deux branches rivales de la famille de Bourbon poursuivaient parallèlement et sans relâche pour miner le sol sous ses pieds. Tous avaient le même objectif : paralyser toute réorganisation des ressources du pays et retarder la pacification des esprits, que le gouvernement provisoire voulait faire marcher de front avec les opérations militaires. »

Si le maréchal avait eu le génie politique, ce courage d’esprit qu’aucune difficulté ne rebute, cette autorité du caractère qui s’impose aux partis, cette confiance en soi qui se communique, cette ambition dévorante qui ose tout, que sait-on ? Le duc de La Torre avait le courage du soldat; toujours prêt à jouer sa vie, on l’avait vu conserver toute sa tranquillité sous un feu terrible ; mais il n’avait pas le sang-froid de l’homme d’état; et s’il n’eût pas été marié, l’amour du repos eût prévalu peut-être sur son ambition. Au surplus, ses aventures, son passé, le gênaient un peu pour prêcher aux autres les principes et le respect de la légalité. Son grand air, sa superbe prestance, faisaient illusion. Dans le fond, il ne croyait qu’à moitié en lui-même. Il n’avait pas conquis le pouvoir, il devait son élévation à un coup de fortune, et se sentant inférieur à sa destinée, on eût dit qu’il s’en remettait au hasard du soin de conserver ce que le hasard avait fait. Dans une situation périlleuse, il ne prit que des demi-mesures. Il semblait vouloir racheter quelques actes de vigueur par de longues nonchalances, il déroutait ses ministres par ses inégalités et ses contradictions, il vivait au jour le jour, sans avoir d’autres vues d’avenir que celles qui conviennent à la modestie d’un gouvernement provisoire. Il n’avait pas l’air d’un propriétaire; il n’était qu’un locataire principal, et il n’était pas bien sûr que son bail fût en règle.

Assurément, il tâchait de se défendre ; provisoire ou non, tout gouvernement a l’instinct de la conservation. Mais il ne cherchait pas ses ennemis où ils étaient. Sa seule crainte était que quelque soldat ambitieux ne devînt assez puissant et assez populaire pour le supplanter. Un officier général s’était-il signalé par quelque action d’éclat contre les carlistes, il le rappelait, l’écartait ou lui refusait les ressources nécessaires pour poursuivre son succès, admirable moyen d’éterniser la guerre civile. Et pendant qu’il se défendait ainsi contre un péril imaginaire, il laissait la taupe creuser la terre sous ses pas. Dans tous les chefs-lieux de province, dans toutes les villes de quelque importance, les alphonsistes avaient établi des juntes pour diriger la propagande, créé des cercles où se réunissaient les partisans de la famille exilée, ils avaient pour eux et la plupart des évêques et les femmes surtout, qui travaillaient avec zèle à préparer le retour de leur señor y rey. « Elles apportaient, dit M. Houghton, dans leurs efforts auprès de leurs maris, de leurs frères, de leurs fils, de leurs fiancés, de leurs simples connaissances et de leurs amis, une ardeur et une ténacité qui frappaient les étrangers. A les entendre parler, on aurait cru l’Espagne encore sous le joug des fédéraux intransigeans et des cantons insurgés. Elles affectaient de croire leur religion, leurs propriétés menacées, si l’on ne mettait pas vite un terme à la révolution... On était frappé d’ostracisme dans les salons, dans le monde, dans les familles, quand on passait pour un partisan trop tiède de la restauration, à plus forte raison si l’on avouait encore quelque penchant pour le provisoire Serrano. » Plus les ennemis du maréchal se montraient audacieux, actifs et résolus, plus le zèle de ses amis, découragés par ses incertitudes. se refroidissait de jour en jour. Les uns disaient mélancoliquement : Eso se va. Les autres préparaient de loin des excuses à leur défection. Que d’abandons déjà commencés ! Que de trahisons qui couvaient dans l’ombre ! Que de fidélités douteuses où les vers se mettaient !

Les alphonsistes avaient déjà tout organisé pour le jour de leur triomphe. Dix-huit mois auparavant, M. Canovas del Castillo avait reçu du jeune roi exilé un blanc-seing qui l’autorisait, le cas échéant, à former un gouvernement provisoire. M. Canovas est un de ces hommes qui ne cueillent pas l’orange avant qu’elle soit mûre ; mais il la voyait mûrir d’heure en heure. Une dictature qui ne se justifie pas par son action et ses bienfaits se perd; un dictateur inutile a rendu d’avance son épée. Le duc de La Torre s’était enfin résolu à aller prendre en personne le commandement de l’armée du nord et à porter au carlisme ce coup décisif qu’on annonçait depuis si longtemps. Il était trop tard ; les rigueurs d’un hiver neigeux devaient le condamner à piétiner sur place, à faire dire une fois de plus: Il ne peut rien ou il ne veut rien.

Dès le 1er‘décembre, M. Canovas avait fait écrire ou signer par son prince un manifeste qui était un chef-d’œuvre de modestie fière ou de fierté modeste. Ce jeune roi de dix-sept ans insinuait « que la monarchie constitutionnelle pouvait seule mettre un terme à l’oppression, à l’incertitude, aux troubles cruels dont souffrait l’Espagne. » — « On m’écrit qu’avant longtemps tous les gens de bonne foi seront avec moi, quels que soient leurs antécédens politiques, comprenant tous qu’ils n’ont pas à craindre des exclusions ni d’un monarque jeune et sans parti-pris, ni d’un régime qui s’impose aujourd’hui précisément parce qu’il représente l’union et la paix. Je ne sais, moi, ni quand ni comment cette espérance se réalisera, ni même si elle se réalisera jamais. » Après cela, enflant la voix, il promettait à l’Espagne tous les biens du ciel et de la terre, le relèvement rapide de son crédit, de longues années de prospérité glorieuse, des garanties de bonheur pour tout le monde et particulièrement « pour les honnêtes et laborieuses classes populaires, » la concorde, l’ordre et la liberté, et appelant à lui tous les partis, il leur donnait à entendre qu’il y aurait autant d’élus que d’appelés. Puis, baissant de nouveau le ton : « Il ne faut pas croire que je déciderai rien sur-le-champ ou arbitrairement. Les princes espagnols, là-bas, dans les anciens temps de la monarchie, ne décidaient pas les affaires difficiles sans les cortès. Une fois l’heure arrivée, il sera facile pour un prince loyal et un peuple libre de s’entendre et de se concerter sur toutes les questions à résoudre... Quel que soit mon sort, je ne cesserai d’être bon Espagnol, et comme tous mes ancêtres bon catholique, et comme homme de mon siècle libéral. »

Ainsi parlait M. Canovas par la bouche de son prince. S’il avait eu le choix des moyens, ce n’est pas à l’armée, c’est à une assemblée constituante qu’il eût laissé le soin de terminer cette affaire, qu’il avait si bien conduite. M. Canovas est un libéral trop sincère et un homme d’ordre trop convaincu pour ne pas avoir horreur des pronunciamientos, et il n’est pas de ceux qui disent: « Encore un ! Ce sera le dernier.» Mais quand on ne commande pas aux vents, quel que soit celui qui souffle, il faut lui prêter sa voile et ne pas sacrifier le succès à une doctrine. Il était écrit que, cette fois encore, l’épée déciderait des destinées de la péninsule. A la vérité, sa tâche fut aisée; elle n’eut qu’à se montrer, et l’Espagne presque tout entière lui obéit comme à la baguette d’une fée. Le 29 décembre, le général Martinez Campos proclamait Alphonse XII à Sagonte. Le lendemain, le général Primo de Rivera signifiait aux ministres que la garnison de Madrid adhérait au pronunciamiento; le même jour, à Logrono, le général Laserna convoquait les officiers supérieurs de l’armée du nord, et dans cette junte on arrêtait la résolution d’avertir « loyalement et franchement » le duc de La Torre qu’il n’eût pas à compter sur ses soldats pour réprimer une insurrection qu’ils approuvaient.

Étrange et triste situation que celle de ce chef d’État, qui, occupé de combiner une campagne contre les carlistes, se voit abandonné par tout son monde et mis en demeure de déposer son commandement! S’il pensa à résister, il n’y pensa pas longtemps. De la station de Tudela, il avait pendant deux heures causé par le télégraphe avec Madrid et ses ministres. Cette conversation peut se résumer ainsi : « Nous ne pouvons plus rien, lui disaient-ils ; nous sommes à la merci du capitaine-général et de la garnison. Si vous pouvez quelque chose, nous sommes à vos ordres. — Hélas! je ne peux rien, et puisque vous êtes dans le même cas que moi, le mieux que nous puissions faire est de ne rien faire et de nous résigner aux événemens. — Nous admirons votre patriotisme, et nous vous embrassons. — Recevez de votre côté, mes nobles et chers amis, tous mes remercîmens pour votre amitié. Rappelez-moi, avec tendresse, au souvenir de vos familles; je vous recommande mes enfans chéris et ma chère épouse. — Adieu. La duchesse et vos enfans sont en sûreté. Nous prenons congé de vous les larmes aux yeux. »

O courtoisie castillane! La maréchale n’avait jamais vu chez elle tant de monde qu’à sa dernière réception. Ses salons étaient trop petits pour contenir la foule très bigarrée qui s’y pressait, et à laquelle s’étaient mêlés les chefs de tous les partis. Pas un mot blessant ! Ceux qui parlaient haut n’avaient garde de dire ce qu’ils pensaient; la vérité ne se disait que dans les coins, à voix basse, «comme il convient dans la chambre d’un moribond qui n’a pas encore perdu le sens de l’ouïe, » et la belle duchesse, à la fois indifférente et agitée, promenait au milieu de ces courtisans du malheur ses grâces hautaines et sa dédaigneuse clairvoyance. Ce fut aussi avec une extrême politesse que les officiers chargés de signifier au maréchal qu’il n’était plus leur chef, s’acquittèrent de leur délicate commission. Son attitude fut noble, son langage digne et sévère. Il leur déclara qu’il rougirait d’infliger à l’Espagne, en face des carlistes en armes, le fléau d’une nouvelle guerre civile, que deux gouvernemens, c’était beaucoup, que trois, c’était trop, et que désormais on n’avait plus à compter avec le sien. M. Castelar avait sauvé son âme, le duc de La Torre sauvait sa dignité. Dans ce beau pays, heureux jusque dans ses malheurs, le décor sauve toujours la pièce.

Je doute que le maréchal, se fût-il montré plus énergique ou plus habile, eût pu demeurer longtemps le président d’une république conservatrice ; j’en crois les Espagnols qui affirment qu’après de funestes expériences, l’Espagne, déchirée et dégoûtée, retournait par une pente fatale à la monarchie. Ce sont les mœurs qui décident de la forme des gouvernemens, et, à tel moment donné, il y a pour toute nation un gouvernement naturel qui tend par la force des choses à se maintenir ou à se rétablir. Dans un pays où tous les partis sont intransigeans et où l’opinion publique, trop souvent indifférente, n’a pas la force de leur faire la loi, ils ont besoin d’un modérateur, d’un arbitre, et si cet arbitre n’est pas un roi, aura-t-il l’autorité nécessaire ? Livré à lui-même, le parti qui est aux affaires exerce un tel empire sur le corps électoral qu’il ne tiendrait qu’à lui de perpétuer sa domination si le grand arbitre n’y mettait ordre. C’est au souverain de remplacer à propos un cabinet conservateur par un cabinet libéral, de modérer les prétentions des vainqueurs, de donner des espérances aux vaincus: refusez-leur ce pain du ciel, ces affamés ne garderont plus ni loi ni mesure. Tel est l’office propre de la royauté constitutionnelle en Espagne : elle représente l’opportunisme de la raison s’imposant à des partis qui n’écoutent que leur passion et leurs nerfs. Ce rôle, qui demande autant de résolution que de discernement, est glorieux, mais difficile. Que le caprice, la prévention ou l’orgueil gouverne, les catastrophes sont proches.

Après quelques années de règne, Alphonse XII avait déjà compromis gravement sa situation. Ses fautes ont été réparées par la reine régente. Cette étrangère avait compris l’Espagne ; elle a su jusqu’aujourd’hui, selon les cas, se servir des libéraux et des conservateurs, exercer avec prudence son droit d’initiative; elle a prouvé qu’elle avait le génie de l’à-propos. Elle peut se dire que, sans elle, l’inévitable restauration de 1874 aurait été peut-être, comme le général Pavia, une fleur d’un jour.


G. VALBERT.

  1. Les Origines de la restauration des Bourbons en Espagne, par A. Houghton. Paris, 1890 ; librairie Plon.