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La Russie en 1839/Lettre quatorzième

La bibliothèque libre.
Amyot (deuxième volumep. 69-105).


SOMMAIRE DE LA LETTRE QUATORZIÈME.


Population de Pétersbourg. — Ce qu’il faut croire des récits des Russes. — L’attelage à quatre chevaux. — Solitude des rues. — Profusion de colonnes. — Caractère de l’architecture sous le despotisme. — Architectes français. · — Place du Carrousel à Paris. — Place du Grand-Duc à Florence. — Perspective Newski. — Pavé de bois. — Vrai caractère d’une ville slave. — La débâcle. — Crise naturelle périodique. — Intérieur des habitations. — Le lit russe. — Coucher des gens de service. — Visite au prince***. — Cabinet de verdure dans les salons. — Beauté du peuple slave. — Le regard des hommes de cette race. — Leur aspect original. — Cochers russes. — Leur adresse. — Leur silence. — Les voitures. — Les harnais. — Petit postillon. — Condition des cochers et des chevaux de remise. — Hommes qui meurent de froid. — Propos d’une dame russe à ce sujet. — Valeur qu’a la vie dans ce pays. — Le feldjæger. — Ce qu’il représente. — Effets du despotisme sur l’imagination. — Ce qu’a de poétique un tel gouvernement. — Contraste entre les hommes et les choses. — Caractère slave. — Architecture pittoresque des églises. — Les voitures et les équipages russes. — Flèches de la citadelle et de l’Amirauté. — Clochers innombrables. — Description de l’ensemble de Pétersbourg. — Aspect particulier de la Néva. — Contradiction dans les choses. — Beautés du crépuscule. — La nature belle même près du pôle. — Idée religieuse. — Races teutoniques antipathiques aux Russes. — Le gouvernement des Slaves en Pologne. — Quelques traits de ressemblance entre les Russes et les Espagnols. — Influence des races dans l’histoire. — Chaleur de l’été de cette année. — Approvisionnements de bois pour l’hiver. — Charrettes qui le transportent. — Adresse du peuple russe. — Son temps d’épreuves. — Rareté du combustible à Pétersbourg. — Dilapidation des forêts. — Charettes russes. — Mauvais ustensiles. — Les Romains du Nord. — Rapports des peuples avec leurs gouvernements. — Barques de foin sur la Néva. — Le badigeonneur russe. — Laideur et mal. — Laideur et malpropreté des femmes dans les basses classes. — Beauté des hommes. — Rareté des femmes à Pétersbourg. — Souvenir des mœurs asiatiques. — Tristesse inévitable d’une ville militaire.


LETTRE QUATORZIÈME.


Pétersbourg, ce 22 juillet 1839.

La population de Pétersbourg est de quatre cent cinquante mille âmes sans la garnison, à ce que disent les Russes bons patriotes ; mais des gens bien informés et qui, conséquemment, passent ici pour malintentionnés, m’assurent qu’elle n’atteint pas à quatre cent mille, y compris la garnison. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette ville de palais, avec ses immenses espaces vides qu’on appelle des places, ressemble à des parties de champs clos de planches. Les petites maisons de bois dominent dans les quartiers éloignés du centre.

Les Russes, sortis d’une agglomération de peuplades longtemps nomades et toujours guerrières, n’ont pas encore complétement oublié la vie du bivouac. Tous les peuples fraîchement arrivés de l’Asie campent en Europe comme les Turcs. Pétersbourg est l’état-major d’une armée et non la capitale d’une nation. Toute magnifique qu’est cette ville militaire, elle paraît nue à l’œil d’un homme de l’Occident.

Les distances sont le fléau de la Russie, m’a dit l’Empereur ; c’est une remarque dont on peut vérifier la justesse dans les rues mêmes de Pétersbourg : aussi n’est-ce pas par luxe qu’on s’y promène en voiture à quatre chevaux conduits par un cocher et un postillon. Là, une visite est une excursion. Les chevaux russes, pleins de feu et de nerf, n’ont pas autant de force musculaire que les nôtres ; la rudesse des pavés les fatigue : deux chevaux auraient de la peine à traîner longtemps dans les rues de Pétersbourg une voiture ordinaire ; l’attelage de quatre est donc un objet de première nécessité pour quiconque veut aller un peu dans le monde.

Parmi les gens du pays, tous n’ont pas le droit d’avoir quatre chevaux à leur voiture ; on n’accorde cette permission qu’à des personnes d’un certain rang

Pour peu que vous vous éloigniez du centre de la ville, vous vous perdez dans des terrains vagues, bordés de baraques qui semblent destinées à loger des ouvriers rassemblés là provisoirement pour quelque grand travail. Ce sont des magasins de fourrages, des hangars remplis d’habillements et de toutes sortes d’approvisionnements pour les soldats : on se croit au moment d’une revue où à la veille d’une foire qui n’arrive jamais. L’herbe croît dans ces soi-disant rues, toujours désertes, parce qu’elles sont trop spacieuses pour la population qui les parcourt.

Tant de péristyles ont été ajoutés aux maisons, tant de portiques ornent les casernes qui représentent des palais, un tel luxe de décorations d’emprunt a présidé à la construction de cette capitale provisoire, que je compte moins d’hommes que de colonnes sur les places de Pétersbourg, toujours silencieuses et tristes, à cause de leur grandeur et surtout de leur imperturbable régularité. L’équerre et le cordeau s’accordent si bien avec la manière de voir des souverains absolus, que les angles droits sont un des attributs de l’architecture despotique. L’architecture vivante, passez-moi l’expression, ne se commande pas ; elle naît pour ainsi dire d’elle-même, et sort comme involontairement du génie et des besoins d’un peuple. Faire une grande nation, c’est créer immanquablement une architecture : je ne serais pas étonné si l’on venait à prouver qu’il y a eu autant d’architectures originales que de langues mères.

Au reste, la manie de la symétrie n’est pas particulière aux Russes. C’est chez nous un héritage de l’Empire. Sans ce mauvais goût des architectes parisiens, il y a longtemps que nous aurions un plan raisonnable pour orner et terminer notre monstrueuse place du Carrousel ; mais la nécessité des parallèles arrête tout.

Lorsque des artistes de génie réunirent successivement leurs efforts pour faire de la place du Grand-Duc à Florence une des plus belles choses du monde, ils n’étaient pas tyrannisés par la passion des lignes droites et des monuments symétriques ; ils concevaient le beau dans sa liberté, hors des carrés longs et des carrés parfaits. À Venise pas une place n’est symétriquement régulière. À défaut du sentiment de l’art et des libres créations de la fantaisie de la science de l’harmonie, une justesse de coup d’œil mathématique a présidé à la création de Pétersbourg. Aussi ne peut-on oublier un instant, en parcourant cette patrie des monuments sans génie, que c’est une ville née d’un homme et non d’un peuple. Les conceptions y paraissent étroites, quoique les dimensions y soient énormes. En voyant des efforts si prodigieux et des effets si mesquins on reconnaît que tout peut se commander, hors la grâce, sœur de l’imagination et fille de la liberté.

La principale rue de Pétersbourg est la Perspective Newski, l’une des trois avenues qui aboutissent au palais de l’Amirauté. Ces trois lignes, formant patte d’oie, divisent régulièrement en cinq parties la ville méridionale, qui prend la forme d’un éventail comme Versailles. Cette ville, en partie plus moderne que le port, créé près des îles par Pierre Ier, s’est étendue sur la rive gauche de la Néva, malgré la volonté de fer du fondateur ; cette fois la peur de l’inondation l’a emporté sur la peur de la désobéissance, et la tyrannie de la nature a vaincu le despotisme de l’homme.

Cette Perspective Newski mérite de vous être décrite avec quelque détail. C’est une belle rue longue d’une lieue, large comme nos boulevards, et dans plusieurs parties de laquelle on a planté des arbres aussi malheureux que ceux de Paris ; elle sert de promenade et de rendez-vous à tous les désœuvrés de la ville. À la vérité, il y en a peu, car ici on ne remue guère pour remuer, chaque pas que chacun fait ayant son but indépendant du plaisir. Porter un ordre, faire sa cour, obéir à un maître quel qu’il soit, voilà ce qui met en mouvement la plus grande partie de la population de Pétersbourg et de l’Empire.

D’abominables cailloux en tête de chat servent de pavés à ce boulevard, appelé la Perspective. Mais ici du moins, ainsi que dans quelques autres des principales rues, on a incrusté au milieu des pierres des blocs de bois qui font glissoirs pour les roues des voitures ; ces belles voies au rez du pavé sont formées par une marqueterie en dés et quelquefois en octogones de sapins profondément encaissés. Elles consistent chacune en deux bandes larges de deux à trois pieds et séparées par une voie de cailloux ordinaires sur laquelle marche le limonier : deux de ces voies, c’est-à-dire quatre bandes de bois, longent la Perspective Newski, l’une à droite, l’autre à gauche de la rue, sans toucher aux maisons, dont elles sont encore séparées par des dalles ; ces dernières terrasses sont de pierre et servent de trottoirs aux piétons. Ces beaux promenoirs diffèrent beaucoup des misérables trottoirs en planches qui déshonorent encore aujourd’hui quelques-unes des rues écartées. Il y a donc quatre lignes de dalles dans cette belle et vaste Perspective qui s’étend, tout en se dépeuplant insensiblement, en s’enlaidissant et en s’attristant graduellement, jusqu’aux limites indéterminées de la ville habitable, c’est-à-dire jusque vers les confins de la barbarie asiatique dont Pétersbourg est toujours assiégé, car on retrouve le désert à l’extrémité de ses rues les plus somptueuses. Un peu au delà du pont d’Aniskoff, vous rencontrez une rue qu’on appelle la rue Telejnaïa, laquelle conduit à un désert nommé la place d’Alexandre. Je doute que l’Empereur Nicolas ait jamais vu cette rue. La superbe ville créée par Pierre le Grand, embellie par Catherine II, tirée au cordeau par tous les autres souverains, à travers une lande spongieuse et presque toujours submergée, se perd enfin dans un horrible mélange d’échoppes et d’ateliers, amas confus d’édifices sans nom, vastes places sans dessin, et que le désordre naturel et la saleté innée du peuple de ce pays laissent depuis cent ans s’encombrer de débris de toutes choses, d’immondices de tous genres. Ces ordures s’entassent d’année en année dans les villes russes pour protester contre la prétention des princes allemands, qui se flattent de policer foncièrement les nations slaves. Le caractère primitif de ces peuples, quelque défiguré qu’il soit par le joug qu’on lui impose, se fait jour au moins dans quelque coin de leurs villes de despotes et de leurs maisons d’esclaves ; et si même ils ont de ces choses qu’on appelle des villes et des maisons, ce n’est pas parce qu’ils les aiment ou qu’ils en sentent le besoin, c’est parce qu’on leur dit qu’il faut les avoir ou plutôt les subir pour marcher de front avec les vieilles races de l’Occident civilisé ; c’est surtout parce que, s’ils s’avisaient de discuter contre les hommes qui les conduisent et les instruisent militairement, ces hommes étant tout à la fois leurs caporaux et leurs pédagogues, on les renverrait à coups de fouet dans leur patrie d’Asie. Ces pauvres oiseaux exotiques, mis en cage par la civilisation européenne qu’ils ne peuvent s’empêcher de haïr ni de singer, sont les victimes de la manie ou, pour mieux dire, de l’ambition profondément calculée des Czars, conquérants du monde à venir, et qui savent bien qu’avant de nous subjuguer il faut nous imiter.

Une horde de Calmoucks qui campent sous des baraques autour d’un amas de temples antiques, une ville grecque improvisée pour des Tatares comme une décoration de théâtre, décoration magnifique, mais sans goût, préparée pour servir de cadre à un drame réel et terrible, voilà ce qu’on aperçoit du premier coup d’œil à Saint-Pétersbourg.

Je vous ai parlé du malheur des arbres condamnés à servir d’ornement à la Perspective Newski : ces pauvres bouleaux malingres vivent tout juste assez pour ne pas mourir ; ils seront bientôt aussi à plaindre que les ormes des boulevards et des champs Élysées de Paris, que nous voyons lentement dépérir, piqués au cœur par les boutiquiers qu’ils offusquent, desséchés par le gaz et à demi enterrés dans le bitume : triste spectacle offert pendant la belle saison aux habitués de Tortoni et du cirque olympique. Les arbres de Pétersbourg n’ont pas un meilleur sort : l’été la poussière les ronge, l’hiver la neige les ensevelit ; puis le dégel les écorche, les coupe, les déracine.

La nature et l’histoire ne sont pour rien dans la civilisation russe ; rien n’est sorti du sol ni du peuple : il n’y a pas eu de progrès ; un beau jour tout fut importé de l’étranger. Dans ce triomphe de l’imitation il y a plus de métier que d’art : c’est la différence d’une gravure à un dessin. Le talent du graveur ne s’exerce que sur les idées des autres.

Nul étranger, dit-on, ne peut se figurer le bouleversement des rues de Pétersbourg à la fonte des neiges. Durant les quinze jours qui suivent la débâcle, la Néva charrie des blocs de glace ; tous les ponts sont enlevés, les communications sont pendant quelques jours interrompues entre les deux principales parties de la ville ; plusieurs quartiers restent isolés. On m’a conté la mort d’une personne considérable causée par l’impossibilité de faire venir son médecin durant ces jours désastreux. Alors les rues ressemblent à des lits de torrents furieux où l’inondation élève en passant ses barricades annuelles. Peu de crises politiques causeraient autant de dommages que cette révolte périodique de la nature contre une civilisation incomplète et impossible.

Depuis qu’on m’a décrit le dégel de Pétersbourg, je ne me plains plus du pavé, tout détestable qu’il est, car il est à refaire tous les ans. C’est un triomphe de volonté que de circuler onze mois en voiture dans une ville ainsi labourée par les zéphyrs du pôle.

Passé midi, la Perspective Newski, la grande place du palais, les quais, les ponts, sont traversés par une assez grande quantité de voitures de diverses sortes et de formes singulières ; ce mouvement égaie un peu la tristesse habituelle de cette ville, la plus monotone des capitales de l’Europe. C’est une résidence allemande sur une plus grande échelle.

L’intérieur des habitations est également triste, parce que, malgré la magnificence de l’ameublement, entassé à l’anglaise dans certaines pièces destinées à recevoir du monde, on entrevoit dans l’ombre une saleté domestique, un désordre naturel et profond qui rappelle l’Asie.

Le meuble dont on use le moins dans une maison russe, c’est le lit. Des femmes de service couchent dans des soupentes pareilles à celles des anciennes loges de portiers en France, tandis que les hommes se roulent sur l’escalier, dans les vestibules, et même, dit-on, dans le salon, sur des coussins qu’ils jettent à terre pour la nuit.

Ce matin j’ai fait une visite au prince***. C’est un grand seigneur ruiné, infirme, malade, hydropique ; il souffre au point de ne pouvoir se lever, et néanmoins il n’a pas de quoi se coucher, je veux dire qu’il n’a pas ce qu’on appelle un lit dans les pays où la civilisation date de loin. Il loge dans la maison de sa sœur, qui est absente. Seul, au fond de ce palais nu, il passe la nuit sur une banquette de bois, recouverte d’un tapis et de quelques oreillers. Ceci ne peut être attribué au goût particulier d’un homme : dans toutes les maisons russes où je suis entré, j’ai vu que le paravent est nécessaire au lit des Slaves, comme le musc l’est à leur personne : profonde malpropreté qui n’exclut pas toujours l’élégance apparente. Quelquefois on a un lit de parade, objet de luxe dont on fait montre par respect pour la mode européenne, mais dont on ne fait pas d’usage

Il y a un ornement particulier aux habitations de quelques Russes élégants : c’est un petit jardin factice dans un coin du salon. Trois longues caisses à fleurs enserrent une fenêtre, et forment une salle de verdure (altana), espèce de kiosque qui rappelle ceux des jardins. Les caisses sont surmontées d’une palissade ou balustrade en bois des îles ou en bois doré, faisant barrière à hauteur d’homme. Ce petit boudoir découvert s’entoure de lierre et d’autres plantes grimpantes qui serpentent le long du treillage, et produisent un effet agréable au milieu d’un vaste appartement rempli de dorure et obstrué de meubles : ainsi, dans un salon brillant la vue est récréée par un peu verdure et de fraîcheur, choses de luxe pour ce pays. Là se tient la maîtresse de la maison, assise devant une table ; près d’elle on voit quelques chaises, deux ou trois personnes au plus peuvent entrer à la fois dans cette retraite peu profonde, mais pourtant assez secrète pour plaire à l’imagination.

L’effet de cette espèce de bosquet de chambre m’a paru agréable, et l’idée en est raisonnable dans un pays où le mystère doit présider à toute conversation intime. Je crois cet usage importé de l’Asie.

Je ne serais pas surpris si on introduisait un jour dans quelque maison de Paris le jardin artificiel des salons russes. Il ne déparerait pas la demeure des femmes d’État les plus à la mode en France aujourd’hui. Je me réjouirais de cette innovation, ne fût-ce que pour faire pièce aux anglomanes, à qui je ne pardonnerai jamais le mal qu’ils ont fait au bon goût et au véritable esprit français.

Les Slaves, lorsqu’ils sont beaux, ont une taille svelte, élégante, et qui cependant donne l’idée de la force ; ils ont tous les yeux coupés en amande ; et le regard fourbe et furtif des peuples de l’Asie. Leurs yeux, qu’ils soient noirs ou bleus, sont toujours transparents, ils ont de la vivacité, du mouvement et beaucoup de charme, parce qu’ils rient.

Ce peuple, sérieux par nécessité plus que par nature, n’ose guère rire que du regard ; mais à force de paroles réprimées, ce regard, animé par le silence, supplée à l’éloquence, tant il donne de passion à la physionomie. Il est presque toujours spirituel, quelquefois doux, lent, plus souvent triste jusqu’à la férocité ; il tient de celui de la bête fauve prise au piége.

Ces hommes, nés pour guider un char, ont de la race, ainsi que les chevaux qu’ils conduisent : leur aspect étrange et la légèreté de leurs bêtes rendent les rues de Pétersbourg amusantes à parcourir. Ainsi, grâce à ses habitants et malgré ses architectes, cette ville ne ressemble à aucune des villes européennes.

Les cochers russes sont assis droits sur leurs siéges ; ils mènent leurs chevaux toujours grand train, mais avec beaucoup de sûreté, quoiqu’un peu rudement : la justesse, la promptitude de leur coup d’œil est admirable ; et, soit qu’ils conduisent à deux ou à quatre chevaux, ils ont toujours deux rênes pour chaque cheval, et les tiennent à pleines mains, avec force, les bras tendus en avant, très-loin du corps ; nul embarras ne les arrête. Bêtes et hommes à demi sauvages parcourent précipitamment la ville avec un air de liberté inquiétant ; mais la nature les a rendus prestes, adroits ; aussi, malgré l’extrême audace de ces cochers, les accidents sont-ils rares dans les rues de Pétersbourg. Souvent ces hommes n’ont pas de fouet ; quand ils en ont un, il est si court qu’ils ne peuvent s’en servir. Ne faisant pas non plus usage de la voix, ils ne mènent que des rênes et du frein. Vous pouvez parcourir Pétersbourg pendant des heures sans entendre un seul cri. Si les piétons ne se rangent pas assez vite, le falleiter (postillon de volée qui monte le cheval de droite des attelages à quatre chevaux) pousse un petit glapissement assez semblable aux gémissements aigus d’une marmotte relancée dans son gîte ; à ce bruit menaçant, qui veut dire : Rangez vous ! tout s’écarte, et la voiture a passé, comme par magie, sans ralentir son train.

Les équipages sont en général dépourvus de goût et mal tenus ; les voitures, mal lavées, mal peintes, encore plus mal vernies, n’ont pas de véritable élégance : si l’on en fait venir une d’Angleterre, elle ne résiste que peu de temps aux pavés de Pétersbourg et au train des chevaux russes. Les harnais solides, légers et gracieux, sont faits d’excellent cuir ; en somme, malgré la négligence des gens d’écurie, et le peu d’invention des ouvriers, l’ensemble des équipages a un caractère original et pittoresque qui remplace jusqu’à un certain point le soin minutieux dont on se pique ailleurs ; et comme les grands seigneurs vont toujours à quatre chevaux, les cérémonies de la cour ont bon air, même vues de la rue.

On n’attelle quatre chevaux de front que pour les voyages et les longues courses hors de la ville, dans Pétersbourg les chevaux vont toujours deux à deux ; les traits de volée sont démesurément longs ; l’enfant qui les mène est costumé à la persane, de même que le cocher : cet habit, nommé armiak, ne convient pourtant qu’à l’homme assis sur son siége, il n’est pas commode pour enfourcher un cheval ; mais malgré ce désavantage le postillon russe est leste et hardi.

Je ne saurais vous peindre le sérieux, la fierté silencieuse, l’adresse, l’imperturbable témérité de ces petits polissons slaves ; leur insolence et leur habileté font ma joie chaque fois que je me promène dans la ville ; voilà pourquoi je vous parle d’eux souvent et en détail ; enfin, et c’est chose plus rare ici qu’ailleurs, ils ont l’air heureux.

Il est dans la nature de l’homme d’éprouver du contentement à bien faire ce qu’il fait ; les cochers et les postillons russes, étant des plus habiles du monde, peuvent se trouver satisfaits de leur condition, quelque dure qu’elle soit d’ailleurs.

Il faut dire aussi que ceux qui sont au service des seigneurs se piquent d’élégance et paraissent bien soignés ; mais les chevaux de remise et leurs tristes conducteurs me font pitié, tant leur vie est dure : ils demeurent dans la rue depuis le matin jusqu’au soir, à la porte de la personne qui les loue ou sur les places que la police leur assigne. Les bêtes toujours attelées, et les hommes toujours sur le siége, mangent à leur poste, sans l’abandonner un instant. Pauvres chevaux !… je plains moins les hommes ; le Russe a le goût de la servitude. On donne aux chevaux des auges portatives, posées sur des tréteaux : ainsi, vous trouvez votre voiture prête chaque fois que vous voulez sortir, sans qu’il soit nécessaire de la commander.

Cependant les cochers ne vivent de cette manière que pendant l’été ; pour l’hiver, ils ont des hangars bâtis au milieu des places les plus fréquentées. On allume de grands feux autour de ces abris à portée des spectacles, des palais et de tous les lieux où se donnent des fêtes, et c’est là que se réchauffent les domestiques ; néanmoins il ne se passe guère de nuit de bal, au mois de janvier, sans qu’un homme ou deux meurent de froid dans la rue ; les précautions mêmes prouvent le danger plutôt qu’elles ne l’écartent, et les dénégations obstinées des Russes me confirment la vérité du fait que je vous rapporte.

Une femme, plus sincère que les autres, m’a répondu aux questions réitérées que je lui adressais à ce sujet : « C’est possible, mais je n’en ai jamais en tendu parler. » Dénégation qui vaut un aveu précieux. Il faut venir ici pour savoir jusqu’où l’homme riche peut porter le dédain pour la vie de l’homme pauvre, et pour apprendre en général le peu de valeur qu’a la vie aux yeux de l’homme condamné à vivre sous l’absolutisme.

En Russie, l’existence est pénible pour tout le monde ; l’Empereur n’y est guère moins rompu à la fatigue que le dernier des serfs. On m’a montré son lit : la dureté de cette couche étonnerait nos laboureurs. Ici, tous les hommes sont forcés de se répéter une vérité sévère : c’est que le but de la vie n’est pas sur la terre, et que le moyen de l’atteindre n’est pas le plaisir.

L’inexorable image du devoir et de la soumission vous apparaît à chaque instant et ne vous permet pas d’oublier la rude condition de l’existence humaine : le travail et la douleur ! Il n’est permis de subsister en Russie qu’en sacrifiant tout à l’amour de la patrie terrestre, sanctifié par la foi en la patrie céleste.

Si par moments, au milieu d’une promenade publique, la rencontre de quelques oisifs me fait illusion en me persuadant qu’il pourrait y avoir en Russie comme ailleurs, des hommes qui s’amuseraient pour s’amuser, des hommes pour qui le plaisir serait une affaire, je suis détrompé l’instant d’après par la vue du feldjæger, qui passe silencieusement au grand galop dans sa kibitka. Le feldjæger est l’homme du pouvoir ; il est la parole du maître ; télégraphe vivant, il va porter un ordre à un autre homme aussi ignorant que lui de la pensée qui les fait mouvoir : cet autre automate l’attend à cent, à mille, à quinze cents lieues dans les terres. La kibitka sur laquelle chemine l’homme de fer est, de toutes les voitures de voyage, la plus incommode. Figurez-vous une petite charrette à deux bancs de cuir, sans ressorts et sans dossier ; aucun autre équipage ne peut servir dans les chemins de traverse, auxquels aboutissent toutes les grandes routes commencées jusqu’à ce jour à travers ce vague et sauvage empire. Le premier banc est réservé au postillon ou au cocher qui change à chaque relais, le second au courrier qui voyage jusqu’à la mort, laquelle vient de bonne heure pour les hommes voués à ce dur métier.

Ceux que je vois rapidement traverser dans toutes les directions les belles rues de la ville me représentent aussitôt les solitudes où ils vont s’enfoncer : je les suis en imagination, et au bout de leur course m’apparaît la Sibérie, le Kamtschatka, le désert salé, la muraille de la Chine, la Laponie, la mer Glaciale, la Nouvelle-Zemble, la Perse, le Caucase ; ces noms historiques, presque fabuleux, produisent sur ma pensée l’effet d’un lointain vaporeux dans un grand paysage ; mais vous pouvez vous imaginer combien ce genre de rêverie attriste l’âme !… Néanmoins l’apparition de ces courriers sourds, aveugles et muets, est un aliment poétique incessamment fourni à l’esprit de l’étranger. Cet homme, né pour vivre et mourir sur sa charrette, tout en portant dans son portefeuille les destinées du monde, répand à lui seul un intérêt mélancolique sur les moindres scènes de la vie ; rien de prosaïque ne peut subsister dans l’esprit en présence de tant de souffrances et de tant de grandeur. Il faut convenir que si le despotisme rend malheureux les peuples qu’il opprime, il a été inventé pour le plaisir des voyageurs, qu’il jette dans un étonnement toujours nouveau. Sous la liberté, tout se publie et s’oublie, car tout est vu d’un coup d’ail ; sous le gouvernement absolu, tout se cache, mais tout se devine, de là un vif intérêt : on retient, on remarque les moindres circonstances, une secrète curiosité anime la conversation, rendue plus piquante par le mystère, et par l’absence même d’intérêt apparent ; là, l’esprit est paré de ses voiles comme la beauté chez les musulmans ; si les habitants d’un pays ainsi gouverné ne peuvent s’y amuser de bon cœur, un étranger ne s’y peut déplaire de bonne foi. Moins on jugerait le fond des choses, et plus l’apparence devrait intéresser. Moi, je pense un peu trop à ce que je ne vois pas pour être tout à fait satisfait de ce que je vois ; néanmoins, tout en m’affligeant, le spectacle me paraît attachant.

La Russie n’a point de passé, disent les amateurs de l’antiquité. C’est vrai ; mais l’avenir et l’espace y servent de pâture aux imaginations les plus ardentes. Le philosophe est à plaindre en Russie, le poëte peut et doit s’y plaire.

Il n’y a de poëtes vraiment malheureux que ceux qui sont condamnés à languir sous le régime de la publicité. Quand tout le monde peut tout dire, le poëte n’a plus qu’à se taire. La poésie est un mystère qui sert à exprimer plus que la parole ; elle ne saurait subsister chez les peuples qui ont perdu la pudeur de la pensée. La vision, l’allégorie, l’apologue, c’est la vérité poétique ; or, dans les pays de publicité, cette vérité-là est tuée par la réalité, toujours trop grossière au gré de la fantaisie. Là, l’élément poétique manque au génie, qui de sa nature produit toujours, mais qui ne produit rien de complet.

Il faut que la nature ait mis un sentiment profondément poétique dans l’âme des Russes, peuple moqueur et mélancolique, pour qu’ils aient trouvé le moyen de donner un aspect original et pittoresque à des villes bâties par des architectes entièrement dépourvus d’imagination, et cela dans le pays le plus triste, le plus monotone et le plus nu de la terre. Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes : voilà la Russie. Cependant, si je pouvais vous montrer Pétersbourg, ses rues et ses habitants, tels que je les vois, je vous ferais un tableau de genre à chaque ligne, tant le génie de la nation slave a puissamment réagi contre la stérile manie de son gouvernement. Ce gouvernement antinational n’avance que par évolutions militaires : il rappelle la Prusse sous son premier roi.

Je vous ai décrit une ville sans caractère, plutôt pompeuse qu’imposante, plus vaste que belle, remplie d’édifices sans style, sans goût, sans signification historique. Mais pour être complet, c’est-à-dire vrai, il fallait en même temps faire mouvoir à vos yeux, dans ce cadre prétentieux et ridicule, des hommes naturellement gracieux, et qui, avec leur génie oriental, ont su s’approprier une ville bâtie pour un peuple qui n’existe nulle part ; car Pétersbourg a été fait par des hommes riches et dont l’esprit s’était formé en comparant, sans étude approfondie, les divers pays de l’Europe. Cette légion de voyageurs plus ou moins raffinés, plus expérimentés que savants, était une nation artificielle, un choix d’esprits intelligents et habiles recrutés chez toutes les nations du monde : ce n’était pas le peuple russe, celui-ci est narquois comme l’esclave qui se console de son joug en se moquant tout bas de ses oppresseurs ; superstitieux, fanfaron, brave et paresseux comme le soldat ; poétique, musical et réfléchi comme le berger ; car les habitudes des races nomades seront longtemps dominantes parmi les Slaves ; tout cela ne s’accorde ni avec le style des édifices ni avec le plan des rues de Pétersbourg ; il y a évidemment scission ici entre l’architecte et l’habitant. Les ingénieurs européens sont venus dire aux Moscovites comment ils devaient construire et orner une capitale digne de l’admiration de l’Europe, et ceux-ci, avec leur soumission militaire, ont cédé à la force du commandement. Pierre le Grand a bâti Pétersbourg contre les Suédois bien plus que pour les Russes ; mais le naturel du peuple s’est fait jour malgré son respect pour les caprices du maître, et malgré sa défiance de soi-même ; et c’est à cette désobéissance involontaire que la Russie doit son cachet d’originalité : rien n’a pu effacer le caractère primitif des habitants ; ce triomphe des facultés innées contre une éducation mal dirigée est un spectacle intéressant pour tout voyageur capable de l’apprécier.

Heureusement pour le peintre et pour le poëte que les Russes sont essentiellement religieux : leurs églises, au moins, sont à eux ; la forme immuable des édifices pieux fait partie du culte, et la superstition défend ces forteresses sacrées contre la manie des figures de mathématiques en pierres de taille, des carrés longs, des surfaces planes et des lignes droites ; enfin contre l’architecture militaire plutôt que classique qui donne à chacune des villes de ce pays l’air d’un camp destiné à durer quelques semaines pendant les grandes manœuvres.

On reconnaît également le génie d’un peuple nomade dans les chariots, les voitures, les harnais et les attelages russes. Figurez-vous des essaims, des nuées de droschki rasant la terre et roulant entre des maisons très-basses, mais au-dessus desquelles on découvre les aiguilles d’une multitude d’églises et de quelques monuments célèbres : si cet ensemble n’est pas beau, il est au moins étonnant. Ces flèches dorées ou peintes rompent les lignes monotones des toits de la ville ; elles percent les airs de dards tellement aigus qu’à peine l’œil peut-il distinguer le point où leur dorure s’éteint dans la brume d’un ciel polaire. La flèche de la citadelle, racine et berceau de Pétersbourg, et celle de l’Amirauté, revêtue de l’or des ducats de Hollande offerts au Czar Pierre par la république des Provinces-Unies, sont les plus remarquables. Ces aigrettes monumentales, imitées des parures asiatiques, dont sont ornés, dit-on, les édifices de Moscou, me paraissent d’une hauteur et d’une hardiesse vraiment extraordinaires. On ne conçoit ni comment elles se soutiennent en l’air, ni comment elles ont été portées là : c’est un ornement vraiment russe. Figurez-vous donc un assemblage immense de dômes accompagnés des quatre campaniles obligés chez les Grecs modernes pour faire une église. Imaginez-vous une multitude de coupoles argentées, dorées, azurées, étoilées, et les toits des palais peints en vert d’émeraude ou d’outremer, les places ornées de statues de bronze en l’honneur des principaux personnages historiques de la Russie et des Empereurs : bordez ce tableau d’un fleuve immense qui, les jours de calme, sert de miroir, et les jours de tempête, de repoussoir à tous les objets ; joignez-y le pont de bateaux de Troïtza, jeté sur le point le plus large de la Néva, entre le champ de Mars, où la statue de Suwarow se perd dans l’espace, et la citadelle où dorment dans leurs tombeaux dépouillés d’ornements Pierre le Grand et sa famille[1] ; enfin, rappelez-vous que la nappe d’eau de la Néva toujours pleine, coule à rez de terre et respecte à peine au milieu de la ville une île toute bordée d’édifices à colonnes grecques, supportés par des fondements de granit et bâtis d’après des dessins de temples païens ; et si vous saisissez bien cet ensemble, vous comprendrez comment Pétersbourg est une ville infiniment pittoresque, malgré le mauvais goût de son architecture d’emprunt, malgré la teinte marécageuse des campagnes qui l’environnent, malgré l’absence totale d’accidents dans le terrain et la pâleur des beaux jours d’été sous le terne climat du Nord.

Le peu de mouvement du fleuve aux approches de son embouchure, où très-souvent la mer le force de s’arrêter et même de rebrousser chemin, ajoute encore à la singularité de la scène.

Ne me reprochez pas mes contradictions, je les ai aperçues avant vous sans vouloir les éviter, car elles sont dans les choses ; ceci soit dit une fois pour toutes. Comment vous donner l’idée réelle de ce que je vous dépeins, si ce n’est en me contredisant à chaque mot ! Si j’étais moins sincère je vous paraîtrais plus conséquent : considérez que, dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, la vérité n’est qu’un assemblage de contrastes tellement criants, qu’on dirait que la nature et la société n’ont été créées que pour faire tenir ensemble des éléments qui sans elles devraient s’abhorrer et s’exclure.

Rien n’est triste comme le ciel de Pétersbourg à midi ; mais si le jour est sans éclat sous cette latitude, les soirs, les matins y sont superbes ; c’est alors qu’on voit se répandre dans l’air et sur la glace des eaux presque sans rivages qui continuent le ciel, certaines gerbes de lumière, des jets, des bouquets de feu que je n’avais encore aperçus nulle part.

Le crépuscule, qui dure ici les trois quarts de la vie, est riche en accidents admirables ; le soleil d’été, un moment submergé vers minuit, nage longtemps à l’horizon au niveau de la Néva et des basses terres qui la bordent ; il darde dans le vide des lueurs d’incendie qui rendraient belle la nature la plus pauvre ; ce qu’on éprouve à cet aspect, ce n’est pas l’enthousiasme que produit la couleur des paysages de la zone torride, c’est l’attrait d’un rêve, c’est l’irrésistible pouvoir d’un sommeil plein de souvenirs et d’espérances. La promenade des îles à cette heure-là est une véritable idylle. Sans doute il manque beaucoup de choses à ces sites pour en faire de beaux tableaux bien composés, mais la nature a plus de puissance que l’art sur l’imagination de l’homme ; son aspect ingénu suffit sous toutes les zones au besoin d’admiration qu’il a dans l’âme : et comment placerait-il mieux ce sentiment ? Dieu, aux environs du pôle, a beau réduire la terre au dernier degré d’aplatissement et de nudité, malgré cette misère, le spectacle de la création sera toujours pour l’œil de l’homme le plus éloquent interprète des desseins du Créateur. Les têtes chauves n’ont-elles pas leur beauté ? quant à moi, je trouve les sites des environs de Pétersbourg plus que beaux, ils ont un caractère de tristesse sublime, et qui équivaut bien, pour la profondeur de l’impression, à la richesse et à la variété des paysages les plus célèbres de la terre. Ce n’est pas une œuvre pompeuse, artificielle, une invention agréable, c’est une profonde solitude, une solitude terrible et belle comme la mort. D’un bout de ses plaines, d’un rivage de ses mers à l’autre, la Russie entend la voix de Dieu que rien n’arrête, et qui dit à l’homme enorgueilli de la mesquine magnificence de ses pauvres villes : Tu as beau faire, je suis toujours le plus grand ! Tel est l’effet de nos préoccupations d’immortalité que ce qui intéresse surtout l’habitant de la terre, c’est ce qui lui parle d’autre chose que de la terre.

Admirez la puissance des dons primitifs chez les nations : pendant plus de cent ans les Russes bien élevés, les grands seigneurs, les savants, les puissants du pays, ont été mendier des idées et copier des modèles dans toutes les sociétés de l’Europe : eh bien ! cette ridicule fantaisie de princes et de courtisans n’a pas empêché le peuple de rester original[2].

Cette race spirituelle est trop fine de sa nature, elle a le tact trop délicat pour se pouvoir confondre avec les peuples teutoniques. La bourgeoise Allemagne est encore aujourd’hui plus étrangère à la Russie que ne l’est l’Espagne avec ses peuples de sang arabe. La lenteur, la lourdeur, la grossièreté, la timidité, la gaucherie, sont antipathiques au génie des Slaves. Ils supporteraient mieux la vengeance et la tyrannie ; les vertus germaniques elles-mêmes sont odieuses aux Russes ; aussi en peu d’années ceux-ci, malgré leurs atrocités religieuses et politiques, ont-ils fait plus de progrès dans l’opinion à Varsovie, que les Prussiens, avec les rares et solides qualités qui distinguent la race teutonique ; je ne dis pas que ceci soit un bien, je le note comme un fait : tous les frères ne s’aiment pas, mais tous se comprennent[3].

Quant à l’analogie que je crois découvrir sur certains points entre les Russes et les Espagnols, elle s’explique par les rapports qui ont pu exister originairement entre les tribus arabes et quelques-unes des hordes qui passèrent de l’Asie en Moscovie. L’architecture moresque a du rapport avec la bizantine, type de la vraie architecture moscovite. Le génie des peuples asiatiques errants en Afrique ne saurait être contraire à celui des autres nations de l’Orient à peine établies en Europe : l’histoire s’explique par l’influence progressive des races, ce sont des nécessités sociales comme les caractères sont des fatalités personnelles.

Sans la différence de religion, sans les mœurs diverses des peuples, je me croirais ici dans une des plaines les plus élevées et les plus stériles de la Castille. A la vérité, il y fait une chaleur d’Afrique ; depuis vingt ans, la Russie n’a pas vu un été aussi brûlant.

Malgré cette température des tropiques, je vois déjà les Russes faire leur provision de bois. Des bateaux chargés de bûches de bouleau, le seul chauffage dont on fasse usage ici, où le chêne est un arbre de luxe, obstruent les nombreux et larges canaux qui coupent en tous sens cette ville bâtie sur le modèle d’Amsterdam, car dans les principales rues de Pétersbourg coule un bras de la Néva ; cette eau disparaît l’hiver sous la neige, et l’été sous la quantité de barques qui se pressent le long des quais pour déposer à terre leurs approvisionnements.

Le bois est d’avance scié très-court ; puis, au sortir des bateaux, on le place sur des voitures assez singulières. Ces charrettes, d’une simplicité primitive, consistent en deux gaules qui font brancards et qui sont destinées à lier le train de devant avec celui de derrière : on entasse sur ces longues perches très-rapprochées l’une de l’autre, car la voie du char est étroite, un rang de bûches montées comme une muraille à la hauteur de sept ou huit pieds. Vu de côté, cet échafaudage est une maison qui marche. On lie le bois sur la charrette avec une chaîne : si la chaîne vient à se lâcher dans les secousses du pavé, le conducteur la resserre chemin faisant avec une corde et un bâton qu’il emploie en forme de tourniquet, sans arrêter ni même ralentir son cheval. On voit l’homme pendu à son pan de bois pour en relier avec effort toutes les parties : on dirait d’un écureuil qui se balance à sa corde dans une cage, ou à sa branche dans une forêt, et pendant cette opération silencieuse, la muraille de bois continue silencieusement son chemin dans la rue, qu’elle suit sans encombres, car sous ce gouvernement violent, tout se passe sans heurt, ni paroles ni bruit. C’est que la peur inspire à l’homme une mansuétude calculée, plus égale et plus sûre que la douceur naturelle.

Je n’ai pas vu un seul de ces chancelants édifices s’écrouler pendant les scabreux, et souvent les longs trajets qu’on leur fait faire à travers la ville.

Le peuple russe est souverainement adroit : c’est contre le vœu de la nature que cette race d’hommes a été poussée près du pôle par les révolutions humaines, et qu’elle y est retenue par les nécessités politiques. Qui pénétrerait plus avant dans les vues de la Providence, reconnaîtrait peut-être que la guerre contre les éléments est la rude épreuve à laquelle Dieu a voulu soumettre cette nation marquée par lui pour en dominer un jour beaucoup d’autres. La lutte est l’école de la Providence.

Le combustible devient rare en Russie. Le bois se paie à Pétersbourg aussi cher qu’à Paris. Il est telle maison ici dont le chauffage coûte, par hiver, de neuf à dix mille francs. En voyant la dilapidation des forêts, on se demande avec inquiétude de quel bois se chauffera la génération qui suivra celle-ci.

Pardonnez-moi la plaisanterie : je pense souvent que ce serait une mesure de prudence de la part des peuples qui jouissent d’un beau climat que de fournir aux Russes de quoi faire bon feu chez eux. Ils regretteraient moins le soleil.

Les charrettes destinées à emporter les immondices de la ville sont petites et incommodes ; avec une telle machine un homme et un cheval ne peuvent faire que peu d’ouvrage en un jour. Généralement les Russes manifestent leur intelligence plutôt par la manière d’employer de mauvais ustensiles que par le soin qu’ils mettent à perfectionner ceux qu’ils ont. Doués de peu d’invention, ils manquent le plus souvent des mécaniques appropriées au but qu’ils veulent atteindre. Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu de génie créateur. Encore une fois, les Russes sont les Romains du Nord. Les uns et les autres ont tiré leurs sciences et leurs arts de l’étranger. Ils ont de l’esprit, mais c’est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que fécond : cet esprit contrefait tout, il n’imagine rien.

La moquerie est le trait dominant du caractère des tyrans et des esclaves. Toute nation opprimée a l’esprit tourné au dénigrement, à la satire, à la caricature ; elle se venge de son inaction et de son abaissement par des sarcasmes. Reste à calculer et à formuler le rapport qui existe entre les nations et les constitutions qu’elles se donnent ou qu’elles subissent. Mon opinion est que chaque nation policée a pour gouvernement le seul qu’elle puisse avoir. Je ne prétends pas vous imposer ni même vous exposer ce système : c’est un travail que je laisse à de plus dignes et à de plus savants que moi ; mon but aujourd’hui est moins ambitieux, c’est de vous décrire ce qui me frappe dans les rues et sur les quais de Pétersbourg.

En quelques endroits la Néva disparaît, couverte par des barques de foin. Ces rustiques édifices sont plus grands que bien des maisons, et leur aspect me semble pittoresque et ingénieux comme tout ce que les Slaves ne doivent qu’à eux-mêmes. Ces barques, habitées par les hommes qui les conduisent, sont tendues de tapis de paille, espèce de sparterie qui, toute grossière qu’elle est, donne un air de pavillon oriental, de jonque chinoise au mobile édifice : ce n’est qu’à Pétersbourg que j’ai vu des murailles de foin tapissées de paillassons, et des familles sortir de dessous ce foin comme des bêtes s’élançant de leurs tanières.

Le métier de badigeonneur devient important dans une ville où l’intérieur des maisons reste en proie à des fourmilières de vermine, tandis que l’extérieur est régulièrement dégradé par les hivers. En Russie, il faut recrépir chaque année tout édifice qu’on veut préserver d’une prompte destruction.

La manière dont le badigeonneur russe fait son métier est curieuse : il n’a que trois mois par an pour travailler au dehors des maisons. Vous jugez que le nombre des ouvriers doit être considérable : on en rencontre à chaque coin de rue. Ces hommes, assis au péril de leur vie sur une planchette mal attachée à une grande corde flottante, se balancent comme des insectes contre les édifices qu’ils reblanchissent. Quelque chose de semblable a lieu chez nous, où des ouvriers se pendent aussi aux nœuds d’une corde pour monter et descendre le long des maisons. Mais en France les badigeonneurs, toujours en petit nombre, sont bien moins téméraires que les Russes. En tout lieu l’homme apprécie sa vie ce qu’elle vaut.

Figurez-vous des centaines d’araignées pendues au fil de leurs toiles déchirées par l’orage, et qu’elles s’empressent de réparer avec une dextérité, une activité merveilleuses, et vous aurez l’idée du travail des badigeonneurs dans les rues de Pétersbourg pendant le court été du Nord. Les maisons n’ont guère plus de trois étages ; elles sont blanches, mais leur apparence est trompeuse, car on les croirait propres. Moi qui sais la vérité sur l’intérieur, je passe devant ces brillantes façades avec un respectueux dégoût.

En province, on badigeonne les villes où l’Empereur doit passer : est-ce un honneur rendu au souverain, ou veut-on lui faire illusion sur la misère du pays ?

En général, les Russes portent avec eux une odeur désagréable et dont on s’aperçoit en plein air, même de loin. Les gens du monde sentent le musc, et les gens du peuple le chou aigre, mêlé d’une exhalaison d’oignons et de vieux cuirs gras parfumés. Ces senteurs ne varient pas.

Vous pouvez conclure de là que les trente mille sujets de l’Empereur qui viennent au 1er janvier lui offrir leurs félicitations jusque dans son palais, et les six ou sept mille que nous verrons demain se presser dans l’intérieur du château de Péterhoff pour fêter leur Impératrice, doivent laisser sur leur passage un parfum redoutable.

De toutes les femmes du peuple que j’ai rencontrées jusqu’ici dans les rues, pas une seule ne m’a semblé belle ; et le plus grand nombre d’entre elles m’a paru d’une laideur remarquable et d’une malpropreté repoussante. On s’étonne en pensant que ce sont là les épouses et les mères de ces hommes aux traits si fins, si réguliers, aux profils grecs, à la taille élégante et souple, qu’on aperçoit même parmi les dernières classes de la nation. Rien de si beau que les vieillards, de si affreux que les vieilles femmes russes. J’ai vu peu de bourgeoises. Une des singularités de Pétersbourg, c’est que le nombre des femmes, relativement à celui des hommes, y est moindre que dans les capitales des autres pays ; on m’assure qu’elles forment tout au plus le tiers de la population totale de la ville.

Cette rareté fait qu’elles ne sont que trop fêtées : on leur témoigne tant d’empressement qu’il n’en est guère qui se risquent seules passé une certaine heure dans les rues des quartiers peu populeux. Dans la capitale d’un pays tout militaire et chez un peuple adonné à l’ivrognerie, cette retenue me paraît assez motivée. En général, les femmes russes se montrent moins en public que les Françaises ; il ne faudrait pas remonter bien haut pour arriver au temps où elles passaient leur vie enfermées comme les femmes de l’Asie. Il n’y a guère plus de cent ans que les Russes les tenaient sous clef. Cette réserve, dont le souvenir se perpétue, rappelle, comme tant d’autres coutumes russes, l’origine de ce peuple : elle contribue à la tristesse des fêtes et des rues de Pétersbourg. Ce qu’on voit de plus beau dans cette ville, ce sont les parades, tant il est vrai que c’est à bon droit que je vous ai dit que toute ville russe, à commencer par la capitale, est un camp un peu plus stable et plus pacifique qu’un bivouac.

On compte peu de cafés dans Pétersbourg ; il n’y a point de bals publics autorisés dans l’intérieur de la ville ; les promenades ne sont guère fréquentées et on les parcourt avec une gravité peu réjouissante. Néanmoins le séjour de Pétersbourg serait tout à fait agréable pour un voyageur du grand monde qui croirait aux paroles et qui aurait en même temps du caractère. Mais il en faudrait beaucoup afin de refuser les fêtes et de renoncer aux dîners, véritables fléaux de la société russe, et l’on peut dire de toutes les sociétés où sont admis les étrangers, et d’où par conséquent l’intimité est bannie.

Je n’ai accepté ici que bien peu d’invitations chez les particuliers : j’étais surtout curieux des solennités de cour ; mais j’en ai assez vu ; on se blase vite sur des merveilles où le cœur n’a rien à sentir. Si l’on était amoureux, on pourrait se résigner à suivre au palais une femme qu’on aimerait, tout en maudissant le sort qui l’attache à une société uniquement animée par l’ambition, la peur et la vanité. On a beau dire que le grand monde est le même partout ; la Russie est aujourd’hui le pays de l’Europe où les intrigues de cour tiennent le plus de place dans l’existence de chaque individu.


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  1. Le rit grec défend la sculpture dans les églises.
  2. Ce reproche, qui tombe sur Pierre Ier et sur ses successeurs immédiats, complète l’éloge de l’Empereur Nicolas, qui a commencé d’arrêter ce torrent.
  3. Voyez les Lettres cinquième et vingt-neuvième.