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La Russie en 1839/Lettre vingt-huitième

La bibliothèque libre.
Amyot (troisième volumep. 289-321).


SOMMAIRE DE LA LETTRE VINGT-HUITIÈME.


Aspect oriental de Moscou. — Rapport qui existe entre l’architecture de cette ville et le caractère de ses habitants. — Ce que les Russes répondent au reproche d’inconstance qu’on leur adresse. — Fabriques de soie. — Apparences de liberté. — À quoi elles tiennent. — Club anglais. — Isolement de Moscou au milieu d’un vaste continent. — Piété des Russes. — Entretien sur ce sujet avec un homme d’esprit. — Que l’Angleterre sait bien tirer parti de l’hypocrisie ! — De l’Église anglicane. — De ses inconséquences. — Les vrais dévots et les hommes d’État. — Erreur des libéraux lorsqu’ils repoussent le catholicisme. — Politique de l’Angleterre. — Sur quoi elle s’appuie. — Vrai moyen de faire la guerre à l’Angleterre. — Sacerdoce des journaux. — Ce gouvernement est-il plus moral que celui des ecclésiastiques ? — Église gréco-russe. — Silence officiel. — Point de prédication. — Point d’enseignement religieux en public. — Sectes nombreuses. — Le calvinisme y domine. — Mauvaise politique. — Secte qui favorise la polygamie. — Corps des marchands. — Fête publique au monastère de Devitscheipol. — Vierge miraculeuse. — Tombeaux de plusieurs princesses de la famille Impériale. — Cimetière. Foule populaire. — Caractère particulier des paysages. — Le pays dans la ville. — Ivrognerie : vice des Russes. — Ce qui l’excuse. — Emblème de la nation et de son gouvernement. — Place où se donne la fête. — Site du couvent. — Singularité de cette fête. — Physionomie du peuple. — Poésie cachée. — Chant des Cosaques du Don. — Mélodie analogue aux Folies d’Espagne. — Style de la musique chez les peuples septentrionaux. — Les Cosaques. — Leur caractère. — Subterfuge indigne employé par les officiers. — Courage extorqué. — L’Attelage : fable polonaise traduite.


LETTRE VINGT-HUITIÈME.


Moscou, ce 12 août 1839.

Avant de venir en Russie, j’avais lu, je crois, la plupart des descriptions de Moscou publiées par les voyageurs ; cependant je ne me figurais pas le singulier aspect de cette cité montueuse, sortant de terre comme par magie, et apparaissant dans des espaces unis, immenses, avec ses collines encore exhaussées par les bâtiments qu’elles supportent et qui font saillie au milieu d’une plaine onduleuse. C’est une décoration de théâtre. Moscou est à peu près le seul pays de montagnes qu’il y ait au centre de la Russie… N’allez pas, sur ce mot, vous imaginer la Suisse ou l’Italie : c’est un terrain inégal, voilà tout. Mais le contraste de ces accidents du sol au milieu d’espaces où l’œil et la pensée se perdent comme dans les savanes de l’Amérique ou comme dans les steppes de l’Asie, produit des effets surprenants. Cette ville rappelle l’idée qu’on s’est formée, sans trop savoir pourquoi, de Persépolis, de Bagdad, de Babylone, de Palmyre, romanesques capitales des pays fabuleux dont l’histoire est une poésie et l’architecture un rêve ; en un mot, à Moscou, on oublie l’Europe. Voilà ce que j’ignorais en France.

Les voyageurs ont donc manqué à leur devoir. Il en est un surtout auquel je ne puis pardonner de ne m’avoir pas fait jouir de son séjour en Russie. Nulle description ne vaut les dessins d’un peintre exact et pittoresque à la fois, comme Horace Vernet. Quel homme fut jamais mieux doué pour sentir et pour faire sentir aux autres l’esprit qui vit dans les choses ? La vérité de la peinture, c’est la physionomie des objets : il la comprend comme un poëte, et la reproduit comme un artiste : aussi je ne sors pas de colère contre lui, chaque fois que je reconnais l’insuffisance de mes paroles : regardez les Horace Vernet, vous dirais-je, et vous connaîtrez Moscou ; ainsi j’atteindrais mon but sans peine, tandis que je me fatigue à le manquer.

Ici tout fait paysage. Si l’art a peu fait pour cette ville, le caprice des ouvriers et la force des choses y ont créé des merveilles. L’aspect extraordinaire des groupes d’édifices, la grandeur des masses frappent l’imagination. À la vérité, c’est une jouissance d’un ordre inférieur : Moscou n’est pas le produit du génie, et les connaisseurs n’y trouvent aucun monument digne d’un examen attentif ; ce n’est pas non plus une majestueuse solitude où le temps silencieux transforme incessamment ce qu’a fait la nature : c’est l’habitation désertée de quelque race de géants, race intermédiaire entre Dieu et l’homme ; c’est l’œuvre des cyclopes. On ne saurait la comparer au reste de l’Europe ; mais dans une ville où nul grand artiste en aucun genre n’a laissé l’empreinte de sa pensée, on s’étonne, rien de plus ; or, l’étonnement s’épuise vite, et l’âme ne se complaît guère à l’exprimer.

Toutefois il n’y a pas jusqu’au désenchantement qui suit ici la première surprise, dont je ne tire quelque leçon ; il marque un rapport intime entre l’aspect de la ville et le caractère des hommes. Les Russes aiment ce qui brille, ils se laissent séduire par l’apparence, et c’est aussi ce qui séduit en eux : faire envie, n’importe à quel prix, voilà leur bonheur ! L’orgueil ronge l’Angleterre, la vanité rouille la Russie.

Je sens le besoin de vous rappeler ici que les généralités passent toujours pour des injustices. Toutefois le retour périodique de cette précaution oratoire doit vous ennuyer autant qu’il me fatigue ; je voudrais donc, une fois pour toutes, faire réserve des exceptions, et protester de mon respect, de mon admiration pour les mérites et les agréments individuels qui échappent naturellement à mes critiques. Après tout, je me rassure en pensant que nous ne sommes pas à la Chambre, et que nous ne discutons pas mes opinions à coups d’amendements et de sous-amendements.

D’autres voyageurs ont dit avant moi que moins on connaît un Russe et plus on le trouve aimable : on leur a répondu qu’ils parlaient contre eux-mêmes, et que le refroidissement dont ils se plaignaient ne prouvait que leur peu de mérite : « Nous vous avons bien accueillis d’abord, leur disent les Russes, parce que nous sommes naturellement hospitaliers ; et si nous avons ensuite changé pour vous, c’est que nous vous avions estimé plus que vous ne valez. » Cette réponse a été faite il y a longtemps à un voyageur français, écrivain habile, mais d’une excessive réserve, commandée par sa position, et dont je ne veux citer ici ni le livre ni le nom. Le petit nombre de vérités qu’il avait laissé entrevoir dans ses récits pâles de prudence, lui ont attiré néanmoins beaucoup de désagréments. C’était bien la peine de se refuser l’usage de l’esprit qu’il avait pour se soumettre à des vanités qu’on ne peut jamais désarmer, pas plus en les flattant qu’en en faisant justice ! Il n’en coûte pas davantage de les braver : c’est ce que je fais, comme vous le voyez. Sûr de déplaire, je veux que ce soit pour avoir dit la vérité tout entière.

Moscou s’enorgueillit du progrès de ses fabriques ; les soieries russes luttent ici avec celles de l’Orient et de l’Occident. La ville des marchands, le Kitaigorod, ainsi que la rue surnommée le Pont des Maréchaux, où se trouvent les boutiques les plus élégantes, sont comptés parmi les curiosités de cette capitale. Si j’en fais mention, c’est parce que je pense que les efforts du peuple russe pour s’affranchir du tribut qu’il paye à l’industrie des autres peuvent avoir de graves conséquences politiques et commerciales en Europe.

La liberté qui règne à Moscou n’est qu’une illusion ; cependant on ne peut nier que, dans les rues de cette ville, il n’y ait des hommes qui paraissent se mouvoir spontanément, des hommes qui pour penser et pour agir n’attendent l’impulsion que d’eux-mêmes. Moscou est en cela bien différent de Pétersbourg

Parmi les causes de cette singularité je mets en première ligne la vaste étendue et les accidents du territoire au milieu duquel Moscou a pris racine. L’espace et l’inégalité (je prends ici ce mot dans toutes ses acceptions) sont des éléments de liberté, car l’égalité absolue est synonyme de tyrannie, puisque c’est la minorité mise sous le joug ; la liberté et l’égalité s’excluent, à moins de réserves et de combinaisons plus ou moins fausses, plus ou moins habiles, qui dénaturent ou neutralisent les choses tout en conservant les mots.

Moscou reste comme enterré au milieu même du pays dont il est la capitale. De là le cachet d’originalité empreint sur ses édifices ; de là l’air de liberté qui distingue ses habitants ; de là enfin le peu de goût des Czars pour cette résidence à physionomie indépendante. Les Czars, ces anciens tyrans, mitigés par la mode qui les a métamorphosés en Empereurs, bien plus, en hommes aimables, fuient Moscou. Ils préfèrent Pétersbourg malgré tous ses inconvénients, parce qu’ils ont besoin d’être en rapport continuel avec l’occident de l’Europe. La Russie, telle que Pierre le Grand l’a faite, ne se fie pas à elle-même pour vivre et pour s’instruire. À Moscou, on ne pourrait recevoir en sept jours des pacotilles d’anecdotes de Paris, et rester au courant des moindres commérages relatifs à la société, à la littérature éphémère de l’Europe. Ces détails, tout misérables qu’ils nous paraissent, sont cependant ce qui intéresse le plus la cour, et par conséquent la Russie.

Si les neiges glacées et les neiges fondantes ne rendaient les chemins de fer nuls en ce pays pendant six et huit mois de l’année, vous verriez le gouvernement russe devancer les autres dans la construction de ces routes qui rapetissent la terre ; car, plus que tout autre, il souffre de l’inconvénient des distances. Mais on aura beau multiplier les lignes de fer, augmenter la vitesse des transports, une vaste étendue de territoire est et sera toujours le plus grand obstacle à la circulation de la pensée, car le sol ne se laisse pas sillonner en tous sens comme la mer ; l’eau, qui au premier coup d’œil paraît destinée à diviser les habitants de ce monde, est ce qui les unit. Merveilleux problème : l’homme prisonnier de Dieu n’en est pas moins le roi de la nature.

Certes, si Moscou était un port de mer, ou seulement le centre d’un vaste réseau de ces ornières de métal, conducteurs électriques de la pensée humaine, et qui semblent destinées à satisfaire quelques-unes des impatiences du siècle où nous vivons, on n’y verrait pas ce que j’ai vu hier au club anglais : des militaires de tout âge, des messieurs élégants, des hommes graves et de jeunes étourdis, faire le signe de la croix et se recueillir quelques instants avant de se mettre à table, non pas en famille, mais à table d’hôte, entre hommes. Les personnes qui s’abstiennent de ce devoir religieux (il y en avait un assez grand nombre) regardaient faire les autres sans s’étonner : vous voyez bien qu’il y a encore huit cents bonnes lieues de Paris à Moscou.

Le palais où ce club est installé me paraît grand et beau, tout l’établissement est conçu et dirigé convenablement ; on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs dans les clubs. Ceci ne m’a pas surpris ; mais ce que j’admire de très-bonne foi, c’est la piété des Russes. Et je l’ai dit à la personne qui m’avait présenté à ce cercle.

Nous causions en tête à tête après le dîner, au fond du jardin du club. « Il ne faut pas nous juger sur l’apparence, me répondit mon interlocuteur qui est un Russe des plus éclairés, comme vous l’allez voir. — C’est justement cette apparence, repris-je, qui m’inspire de l’estime pour votre nation. Chez nous, on ne craint que l’hypocrisie ; le cynisme est pourtant bien plus funeste aux sociétés. — Oui, toutefois il révolte moins les cours nobles. — Je le crois, repris-je ; mais par quelle bizarrerie est-ce surtout l’incrédulité qui crie au sacrilége dès qu’elle suppose au fond du cœur d’un homme un peu moins de piété qu’il n’en affiche dans ses actes et dans ses paroles ? Si nos philosophes étaient conséquents, ils toléreraient l’hypocrisie comme un des étais de la machine de l’État. La foi est plus accommodante que le matérialisme : elle croit les dévots sur parole. — Je ne m’attendais pas à vous entendre faire l’apologie de l’hypocrisie. — Je la déteste comme le plus odieux de tous les vices, mais je dis que ne nuisant à l’homme que dans ses rapports avec Dieu, l’hypocrisie est moins pernicieuse pour les sociétés que l’incrédulité effrontée, et je soutiens que les âmes vraiment pieuses auraient seules le droit de la qualifier de profanation ; tandis que les esprits irréligieux, les hommes d’État philosophes devraient la traiter avec indulgence, et pourraient même s’en servir comme d’un puissant auxiliaire politique ; néanmoins, c’est ce qui n’est arrivé en France que rarement et à de longs intervalles, parce que la sincérité gauloise se refuse à tirer parti du mensonge pour gouverner les hommes ; mais le génie calculateur d’une nation rivale a su se plier mieux que nous au joug des fictions salutaires. La politique de l’Angleterre, pays où règne l’esprit par excellence, n’a-t-elle pas généreusement rémunéré l’inconséquence théologique et l’hypocrisie religieuse ? L’Église anglicane est certes beaucoup moins réformée que ne l’est l’Église catholique, depuis que le concile de Trente a fait droit aux réclamations légitimes des princes et des peuples ; il est absurde de détruire l’unité, sous prétexte d’abus, tout en perpétuant ces mêmes abus pour l’abolition desquels on s’est arrogé le funeste droit de faire secte ; pourtant, cette Église fondée sur des contradictions patentes et appuyée sur et par l’usurpation, aide encore aujourd’hui le pays à poursuivre la conquête du monde, et le pays la récompense par une protection hypocrite ; cela peut paraître révoltant, mais c’est un moyen de force. Aussi je soutiens que ces inconséquences et ces hypocrisies monstrueuses ne sauraient choquer des philosophes ni des hommes d’État. — Vous ne prétendez pas dire qu’il n’y ait nuls chrétiens de bonne foi chez les anglicans ? — Non, j’admets des exceptions, il y en a toujours à tout ; je soutiens seulement que, chez ces chrétiens-là, le grand nombre manque de logique, ce qui n’empêche pas, je vous le répète, que je n’envie pour la France la politique religieuse de l’Angleterre, de même qu’ici j’admire à chaque pas que je fais la pieuse soumission du peuple russe. Chez les Français, tout prêtre en crédit devient un oppresseur aux yeux des esprits forts qui gouvernent le pays en le désorganisant depuis tantôt cent trente ans, soit ouvertement par leur fanatisme révolutionnaire, soit tacitement par leur indifférence philosophique. »

L’homme vraiment éclairé avec qui je causais parut réfléchir sérieusement ; puis, après un silence assez long, il reprit : « Je ne suis pas si loin que vous le pensez de partager votre opinion ; car depuis l’expérience que j’ai acquise pendant mes voyages, une chose m’a toujours paru impliquer contradiction, c’est l’éloignement des libéraux pour la religion catholique. Je parle même de ceux qui se disent chrétiens. Comment ces esprits-là (il y en a qui raisonnent juste, et poussent les arguments jusqu’à leurs dernières conséquences), comment ne voient-ils pas qu’en renonçant à la religion romaine, ils se privent d’une garantie contre le despotisme local que tout gouvernement, de quelque nature qu’il soit, tend toujours à exercer chez soi ? — Vous avez bien raison, répliquai-je ; mais le monde se conduit par la routine ; et pendant des siècles, les meilleurs esprits ont tellement crié contre l’intolérance et l’avidité de Rome, que personne encore n’a pu s’habituer chez nous à changer de point de vue, et à regarder le pape en sa qualité de chef spirituel de l’Église, comme l’immuable appui de la liberté religieuse dans toute la chrétienté ; et en sa qualité de souverain temporel, comme une puissance vénérable, embarrassée dans ses devoirs de double nature, complication inévitable peut-être pour conserver son indépendance au vicaire de Jésus-Christ, dont la politique est devenue inoffensive au dehors, à force de faiblesse au dedans. Comment ne voit-on pas d’un coup d’œil qu’il suffirait qu’une nation fût sincèrement catholique pour devenir inévitablement l’adversaire de l’Angleterre, dont la puissance politique s’appuie uniquement sur l’hérésie ? Que la France arbore et défende de toute la force de sa conviction la bannière de l’Église catholique, elle fait par cela seul, d’un bout du monde à l’autre, une guerre terrible à l’Angleterre[1]. Ce sont de ces vérités qui devraient sauter aux yeux de tout le monde aujourd’hui, et qui pourtant n’ont frappé jusqu’à présent, chez nous, que l’esprit de quelques personnes intéressées, et dès lors sans autorité ; car, et ceci est une autre bizarrerie de notre époque, on se figure en France qu’un homme a tort dès qu’on soupçonne qu’il a quel que intérêt à avoir raison : le bon sens aurait plus de crédit, s’il était bien prouvé qu’il ne rapporte jamais rien…[2]

« Tel est le désordre d’idées produit par cinquante ans de révolutions et cent ans et plus de cynisme philosophique et littéraire. N’ai-je pas raison de vous envier votre foi ?

— Mais le résultat de votre politique religieuse serait de mettre la nation aux pieds de ses prêtres.

— Les exagérations pieuses ne sont pas ce que je vois de plus à redouter dans notre siècle ; mais quand la piété des fidèles serait aussi menaçante qu’elle me le paraît peu, je ne reculerais pas pour cela devant les conséquences de mes principes ; tout homme qui veut obtenir ou faire quelque chose de positif en ce monde, se met nécessairement aux pieds de quel qu’un, pour me servir de votre expression.

— D’accord, mais j’aime encore mieux flatter le gouvernement des journalistes que celui des prêtres ; la liberté de la pensée a plus d’avantages que d’inconvénients.

— Si vous aviez vu de près, comme je l’ai vue, la tyrannie de l’esprit, résultat du pouvoir arbitraire de la plupart des hommes qui dirigent la presse périodique en France, vous ne vous contenteriez pas de ce beau mot : liberté de la pensée ; vous demanderiez la chose, et bientôt vous reconnaîtriez que le sacerdoce des journalistes s’exerce avec autant de partialité et beaucoup moins de moralité que l’autorité des ecclésiastiques. Laissant un moment de côté la politique, allez demander aux journaux ce qui les décide dans la part de renommée qu’ils accordent à chacun… la moralité d’un pouvoir dépend de l’école par laquelle sont obligés de passer les hommes qui se destinent à en user. Or, vous ne croyez pas que l’école du journalisme soit plus capable d’inspirer aux ambitieux des sentiments vraiment indépendants, vraiment humains, que ne l’est l’école sacerdotale. Croyez-vous que le monde puisse jamais être gouverné par des hommes qui dédaignent le pouvoir ? Non ! Il ne s’agit donc pas d’exclure les ambitieux, mais de former de bonnes écoles d’ambitieux, afin d’y choisir ceux de la plus honnête espèce pour les mettre à la tête de la société. Or, en toute simplicité, je vous avoue que la politique des prêtres me paraît de meilleur aloi que celle des journalistes ; ils sont moins charlatans, plus studieux, mieux disciplinés, et ils ont plus de probité publique. Enfin, ils sont plus disposés à exercer l’autorité avec douceur ; l’humilité est un bon contrepoids de la puissance.

Ceci ne veut pas dire que les prêtres doivent oublier leur mission divine pour se jeter dans les affaires ; mais je pense que les gouvernements devraient accorder aux ministres de Jésus-Christ une influence morale et intellectuelle telle qu’à la longue elle se fasse reconnaître par ses bienfaits, non-seulement dans les transactions particulières de la vie sociale, mais encore surtout dans la marche des affaires intérieures et extérieures des États. Le désir d’arriver au pouvoir, non pour jouir avec égoïsme des priviléges de l’autorité, mais pour répandre la vérité, pour étendre le règne de la vertu, est le propre des ambitieux que j’appelle honnêtes, et cette ambition trop rare s’appelle du zèle. Loin de la proscrire, il faut la propager par tous les moyens légitimes ; et le premier de ces moyens c’est, sans contredit, le crédit que l’État doit accorder au clergé. Des hommes qui, par état, sont forcés de rapporter à Dieu les honneurs qu’on leur rend sur la terre, me paraîtront toujours moins exposés que les esprits mondains à tomber dans le vertige de l’orgueil, si souvent cause des excès et de la perte des chefs des peuples[3]. Toute la question est là ; et la France d’aujourd’hui est appelée à la résoudre ainsi que bien d’autres questions, par des transactions conformes à l’esprit du temps, car quelle que soit l’opinion qui prévaudra, je me rassure en pensant que Dieu n’applique jamais rigoureusement la logique humaine au gouvernement de ce monde, et que les hommes à sentiments inflexibles, à idées absolues, exclusives, ne conservent que pendant bien peu de moments le pouvoir qu’ils usurpent quelquefois. Pour conserver longtemps l’autorité, il faut l’exercer de manière à mécontenter tout le monde.

« Mais laissons là les considérations générales, et donnez-moi une idée de l’état de la religion dans votre pays ; dites-moi quelle est la culture d’esprit des hommes qui enseignent et qui expliquent l’Évangile en Russie ? »

Bien qu’adressée à un homme fort supérieur, cette question eût été indiscrète à Pétersbourg ; à Moscou, je sentis qu’on pouvait la risquer par la raison qu’ici règne cette liberté mystérieuse dont on use sans s’en rendre compte, qu’on ne peut motiver ni définir, mais qui est réelle, quoique la trompeuse confiance qu’elle inspire puisse parfois se payer bien cher[4]. Voici en résumé ce que m’a répondu mon Russe philosophe, j’emploie le mot dans l’acception la plus favorable. Vous savez déjà de quelle nature sont ses opinions : après des années de séjour dans les divers pays de l’Europe, il est revenu en Russie très-libéral, mais très-conséquent. Voici donc ce qu’il m’a dit :

« On a toujours prêché fort peu dans les églises schismatiques grecques ; et chez nous, l’autorité politique et religieuse s’est opposée plus qu’ailleurs aux discussions théologiques ; sitôt qu’on a voulu commencer à expliquer les questions débattues entre Rome et Byzance, le silence a été imposé aux deux partis. Les sujets de dispute ont si peu de gravité que la querelle ne peut se perpétuer qu’à force d’ignorance. Dans plusieurs institutions de filles et de garçons, à l’instar des jésuites, on a fait donner quelques instructions religieuses ; mais l’usage de ces conférences n’est que toléré, et de temps à autre on l’abroge : un fait qui vous paraîtra incompréhensible, quoiqu’il soit positif, c’est que la religion n’est pas enseignée publiquement en Russie[5]. Il résulte de là une multitude de sectes dont le gouvernement ne vous laisse pas soupçonner l’existence.

Il y en a une qui permet la polygamie : une autre va plus loin ; elle pose en principe et met en pratique la communauté des femmes pour les hommes, et des hommes pour les femmes.

« Il est défendu à nos prêtres d’écrire, même des chroniques : à chaque instant un paysan interprète un passage de la Bible, qui, pris isolément et appliqué à faux, donne aussitôt lieu à une nouvelle hérésie, calviniste le plus souvent. Quand le pope du village s’en aperçoit, l’hérésie a déjà gagné une partie des habitants de la commune, et grâce à l’opiniâtreté de l’ignorance, elle s’est même enracinée jusque chez les voisins : si le pope crie, aussitôt les paysans infectés sont envoyés en Sibérie, ce qui ruine le seigneur, lequel, s’il est prévoyant, fait taire le pope par plus d’un moyen ; et quand, malgré tant de précautions, l’hérésie arrive au point d’éclater aux yeux de l’autorité suprême, le nombre des dissidents est si considérable qu’il n’est plus possible d’agir : la violence ébruiterait le mal sans l’étouffer, la persuasion ouvrirait la porte à la discussion, le pire des maux aux yeux du gouvernement absolu ; on n’a donc recours qu’au silence qui cache le mal sans le guérir, et qui, au contraire, le favorise.

« C’est par les divisions religieuses que périra l’Empire russe ; aussi, nous envier, comme vous le faites, la puissance de la foi, c’est nous juger sans nous connaître !! »

Telle est l’opinion des hommes les plus clairvoyants et les plus sincères que j’aie rencontrés en Russie……

Un étranger digne de foi, établi depuis longtemps à Moscou, vient aussi de me raconter qu’un marchand de Pétersbourg le fit dîner, il y a quelques années, avec ses trois femmes ; non pas ses concubines, mais ses femmes légitimes : ce marchand était un dissident, sectateur secret d’une nouvelle église. Je pense que les enfants que lui ont donnés ses trois épouses n’ont pas été reconnus pour légitimes par l’État, mais sa conscience de chrétien était tranquille.

Si je tenais ce fait d’un homme du pays, je ne vous le raconterais pas, de crainte d’être dupe d’un mystificateur : vous savez qu’il est bon nombre de Russes qui s’amusent à mentir pour dérouter les voyageurs trop curieux et trop crédules, ce qui ne laisse pas que d’entraver un métier difficile partout pour qui veut l’exercer en conscience, mais plus difficile ici que partout ailleurs : le métier d’observateur.

Le corps des négociants est très-puissant, très ancien et très-considéré à Moscou ; l’existence de ces riches trafiquants rappelle la condition des marchands de l’Asie : nouveau rapport entre les moeurs moscovites et les usages de l’Orient, si bien retracés dans les contes arabes. Il y a tant de points de ressemblance entre Moscou et Bagdad, que lorsqu’on voyage en Russie, on perd la curiosité de voir la Perse : on la connaît.

J’ai assisté à une fête populaire autour du monastère de Devitscheipol. Là les acteurs sont des soldats et des mougiks ; les spectateurs sont des gens du monde qui ne laissent pas que d’y venir en grand nombre. Les tentes et les baraques où l’on boit sont plantées près du cimetière : le culte des morts sert de prétexte au plaisir du peuple. La fête a lieu en commémoration de je ne sais quel saint dont on visite scrupuleusement les reliques et les images entre deux libations de kwas. Il se fait ce soir-là une consommation fabuleuse de cette boisson nationale.

La Vierge miraculeuse de Smolensk, d’autres disent sa copie, est conservée dans ce couvent qui renferme huit églises.

Vers la fin du jour, je suis entré dans la principale ; elle m’a paru imposante : l’obscurité ajoutait à l’impression du lieu. Les nonnes ont le soin d’orner les autels de leurs chapelles, et elles s’acquittent très exactement de ce devoir, le plus facile de leur état, sans doute ; quant aux devoirs les plus difficiles, ils sont, à ce qu’on m’assure, assez mal observés, car, s’il en faut croire des personnes bien instruites, la conduite des religieuses de Moscou n’est rien moins qu’édifiante.

Cette église renferme les tombeaux de plusieurs Czarines et princesses, notamment celui de l’ambitieuse Sophie, sœur de Pierre le Grand, et le tombeau de la Czarine Eudoxie, la première épouse de ce prince. Cette malheureuse femme répudiée, je crois, en 1696, fut forcée de prendre le voile à Sousdal.

L’Église catholique a tant de respect pour l’indissoluble nœud du mariage, qu’elle ne permet à une femme mariée de se faire religieuse que lorsque son époux entre en même temps dans les ordres ou prononce comme elle des vœux monastiques. Telle est la règle ; mais chez nous comme ailleurs, les lois ont souvent plié sous les intérêts ; toutefois, l’histoire atteste que le clergé catholique est encore celui qui, dans le monde entier, sait le mieux défendre les droits sacrés de l’indépendance sacerdotale contre les usurpations de la politique humaine.

L’Impératrice nonne mourut à Moscou, au monastère de Devitscheipol, en 1731.

Le préau de l’église est en partie consacré au cimetière, qui est beau. En général, les couvents russes ont plutôt l’air d’une agglomération de petites maisons, d’un quartier de ville muré que d’une retraite religieuse. Souvent détruits et rebâtis, ils ont une apparence moderne ; sous ce climat où rien ne dure, nul édifice ne peut résister à la guerre des éléments. Tout s’use en peu d’années, et tout se refait à neuf ; aussi le pays a-t-il l’apparence d’une colonie fondée de la veille. Le Kremlin seul semble destiné à braver les hivers, et à vivre autant que l’Empire dont il est l’emblème et le boulevard.

Mais si les couvents russes n’imposent pas par le style de l’architecture, l’idée de l’irrévocable inspire toujours le respect et la crainte. En sortant de cette enceinte, je n’étais guère en train de me mêler à la foule dont le bruit m’importunait. La nuit montait doucement jusqu’au faîte des églises ; je me mis à examiner un des plus beaux sites de Moscou et des environs ; dans cette ville, les points de vue abondent. Du milieu des rues, vous n’apercevez que les maisons qui les bordent ; mais traversez une grande place, montez quelques degrés, ouvrez une fenêtre, sortez sur un balcon, sur une terrasse, vous découvrez aussitôt une ville nouvelle, immense, répandue sur des collines assez profondément séparées les unes des autres, par des champs de blé, des étangs, des bois même : l’enceinte de cette cité est un pays, et ce pays se prolonge jusque vers les campagnes inégales, mais dont les ondulations ressemblent aux vagues de la mer. La mer, vue de loin, fait toujours l’effet d’une plaine.

Moscou est la ville des peintres de genre ; mais les architectes, les sculpteurs et les peintres d’histoire n’ont rien à y voir, rien à y faire. Des masses d’édifices espacés dans des déserts y forment une multitude de jolis tableaux, et marquent hardiment les premiers plans des grands paysages qui rendent cette vieille capitale un lieu unique dans le monde, parce qu’elle est la seule grande cité qui, tout en se peuplant, soit encore restée pittoresque comme une campagne. On y compte autant de routes que de rues, de champs cultivés que de collines bâties, de vallons déserts que de places publiques. Sitôt qu’on s’éloigne du centre on se trouve dans un amas de villages, d’étangs, de forêts plutôt que dans une ville : ici vous apercevez de distance en distance d’imposants monastères qui s’élèvent avec leurs multitudes d’églises et de clochers ; là vous voyez des coteaux bâtis, d’autres coteaux ensemencés, ailleurs une rivière presque à sec en été ; un peu plus loin ce sont des îles d’édifices extraordinaires autant que variés ; des salles de spectacle, avec leurs pérystiles antiques sont environnées de palais de bois, les seules habitations d’architecture nationale, et toutes ces masses de constructions diverses sont à moitié cachées sous la verdure ; enfin cette poétique décoration est toujours dominée par le vieux Kremlin aux murailles dentelées, aux tours extraordinaires, et dont la couronne rappelle la tête chenue des chênes d’une forêt. Ce Parthénon des Slaves commande et protége Moscou ; on dirait d’un doge de Venise assis au milieu de son sénat.

Ce soir les tentes où s’entassaient les promeneurs de Devitscheipol étaient empestées de senteurs diverses dont le mélange produisait un air fétide ; c’était du cuir de Russie parfumé, c’étaient des boissons spiritueuses, de la bière aigre, du chou fermenté, c’étaient de la graisse aux bottes des Cosaques, du musc et de l’ambre sur la personne de quelques seigneurs venus là par désœuvrement, et qui paraissaient décidés à s’ennuyer, ne fût-ce que par orgueil aristocratique ; il m’eût été impossible de respirer longtemps cet air méphitique.

Le plus grand des plaisirs de ce peuple, c’est l’ivresse, autrement dit, l’oubli. Pauvres gens ! il leur faut rêver pour être heureux ; mais ce qui prouve l’humeur débonnaire des Russes, c’est que lorsque des mougiks se grisent, ces hommes, tout abrutis qu’ils sont, s’attendrissent au lieu de se battre et de s’entretuer selon l’usage des ivrognes de nos pays ; ils pleurent et s’embrassent : intéressante et curieuse nation !… il serait doux de la rendre heureuse. Mais la tâche est rude, pour ne pas dire impossible à remplir. Trouvez-moi le moyen de satisfaire les vagues désirs d’un géant, jeune, paresseux, ignorant, ambitieux et garotté au point de ne pouvoir bouger ni des pieds ni des mains !… Jamais je ne m’attendris sur le sort du peuple de ce pays sans plaindre également l’homme tout-puissant qui le gouverne.

Je m’éloignai des tavernes et me mis à parcourir la place : des nuées de promeneurs y soulevaient des flots de poussière. L’été d’Athènes est long, mais les jours en sont courts, et, grâce à la brise de mer, l’air n’y est guère plus chaud qu’il ne l’est à Moscou pendant le rapide été du Nord. Cette saison est en Russie d’une chaleur insupportable ; elle tire à sa fin, la nuit revient et l’hiver la suit à grands pas ; il va me forcer d’abréger mon séjour, malgré l’intérêt que je trouverais à prolonger mon voyage.

On ne souffre pas du froid à Moscou, c’est le refrain de tous les apologistes du climat de la Russie ; peut-être disent-ils vrai, mais huit mois d’emprisonnement, de fourrures, de doubles fenêtres et de précautions pour se garantir d’une gelée de 15 à 30 degrés, n’y a-t-il pas là de quoi nous faire hésiter ?

Le couvent de Devitscheipol est situé près de la Moskowa qu’il domine ; le champ de foire, comme on dit en Normandie, c’est-à-dire la place où se donne la fête, est un terrain vague, descendant en pente, tantôt douce, tantôt rapide, jusqu’au lit de la rivière qui, cette année, ressemble à une route inégalement large, sablonneuse, sillonnée dans toute sa longueur par un filet d’eau. D’un côté, vers la campagne, s’élèvent les tours du couvent qui bornent l’espace, et du côté opposé apparaissent les édifices du vieux Moscou, qu’on entrevoit dans le lointain ; les échappées de vue sur la plaine et les masses de maisons coupées par des masses d’arbres, les planches grises des cabanes à côté du plâtre et de la chaux des splendides palais, les lointaines forêts de pins entourant la ville d’une ceinture de deuil, les teintes lentement décroissantes d’un long crépuscule : tout concourt ici à grandir l’effet des monotones paysages du Nord. C’est triste, mais c’est imposant. Il y a là une poésie écrite dans une langue mystérieuse que nous ne connaissons pas : en foulant cette terre opprimée, j’écoute sans les comprendre les lamentations d’un Jérémie ignoré ; le despotisme doit enfanter ses prophètes : l’avenir est le paradis des esclaves et l’enfer des tyrans ! Quelques notes d’un chant douloureux, des regards obliques, fourbes, furtifs, rusés, me font interpréter la pensée qui germe dans le cœur de ce peuple, mais le temps et la jeunesse, qui, bien qu’on la calomnie, est plus favorable à l’étude que ne l’est l’âge mûr, pourraient seuls m’enseigner nettement tous les mystères de cette poésie de la douleur.

À défaut de documents positifs je m’amuse au lieu de m’instruire ; la physionomie du peuple, son costume moitié oriental, moitié finlandais, contribuent incessamment à divertir le voyageur ; je m’applaudis d’être venu à cette fête si peu gaie, mais si différente de tout ce que j’ai vu ailleurs.

Les Cosaques se trouvaient mêlés en grand nombre parmi les promeneurs et les buveurs qui remplissaient la place. Ils formaient des groupes silencieux autour de quelques chanteurs dont les voix perçantes psalmodiaient des paroles mélancoliques sur une mélodie très-douce, quoique le rhythme en soit fortement marqué. Cet air est le chant national des Cosaques du Don. Il a quelque analogie avec la vieille mélodie des Folies d’Espagne ; mais il est plus triste ; c’est doux et pénétrant comme la tenue du rossignol quand on l’entend de loin, la nuit, au fond des bois. Quelquefois les assistants répétaient en cour les dernières paroles de la strophe.

Un Russe vient de m’en apporter la traduction en prose vers par vers ; la voici :


LE JEUNE COSAQUE.

Ils poussent le cri d’alarme,
J’entends mon cheval frapper la terre ;
Je l’entends hennir,
Ne me retiens pas.

LA JEUNE FILLE.

Laisse les autres courir à la mort,
Toi, trop jeune et trop doux,
Tu veilleras encore cette fois sur notre chaumière ;
Tu ne passeras pas le Don.

LE JEUNE COSAQUE.

L’ennemi, l’ennemi, aux armes !…
Je vais me battre pour vous ;
Doux avec toi, fier avec l’ennemi,
Je suis jeune, mais j’ai du courage ;
Le vieux Cosaque rougirait de honte et de colère
S’il partait sans moi.

LA JEUNE FILLE.

Vois ta mère pleurer,
Vois ses genoux trembler ;
C’est elle et moi que va frapper ta lance
Avant d’avoir atteint l’ennemi.

LE JEUNE COSAQUE.

En racontant la campagne,
On me nommerait comme un lâche ;
Si je meurs, mon nom, célébré par mes frères,
Te consolera de ma mort.

LA JEUNE FILLE.

Non, le même tombeau nous réunira ;
Si tu meurs, je te suivrai ;
Tu pars seul, mais nous succomberons ensemble.
Adieu ; je n’ai plus de pleurs.


Le sens de ces paroles me paraît moderne, mais la mélodie leur prête un charme d’ancienneté, de simplicité qui fait que je passerais des heures sans ennui à les entendre répéter par les voix du pays.

À chaque refrain, l’effet augmente : autrefois on dansait à Paris un pas russe que cette musique me rappelle ; mais sur les lieux, les mélodies nationales produisent une tout autre impression ; au bout de quelques couplets on se sent pénétré d’un attendrissement irrésistible.

Il y a plus de mélancolie que de passion dans le chant des peuples du Nord ; mais l’impression qu’il cause ne peut s’oublier, tandis qu’une émotion plus vive s’évanouit bientôt. La mélancolie dure plus longtemps que la passion. Après avoir écouté cet air plusieurs fois, je le trouvais moins monotone et plus expressif ; c’est l’effet que produit ordinairement la musique simple, la répétition lui donne une puissance nouvelle. Les Cosaques de l’Oural ont aussi des chants particuliers ; je regrette de ne les avoir pas entendus.

Cette race d’hommes mériterait une étude à part ; mais ce travail n’est pas facile à faire pour un étranger pressé comme je le suis ; les Cosaques, mariés pour la plupart, sont une famille militaire, une horde domptée plutôt qu’une troupe assujettie à la discipline du régiment. Attachés à leurs chefs comme un chien l’est à son maître, ils obéissent au commandement avec plus d’affection et moins de servilité que les autres soldats russes. Dans un pays où rien n’est défini, ils se croient les alliés, ils ne se sentent pas les esclaves du gouvernement impérial. Leur agilité, leurs habitudes nomades, la vitesse et le nerf de leurs chevaux, la patience et l’adresse de l’homme et de la bête identifiés l’un à l’autre, endurcis ensemble à la fatigue, aux privations, sont une puissance. On ne peut s’empêcher d’admirer quel instinct géographique aide ces sauvages éclaireurs de l’armée à se guider sans routes dans les contrées qu’ils envahissent : dans les plus désertes, les plus stériles, comme dans les plus civilisées et les plus peuplées. À la guerre, ce seul nom de Cosaque ne répand-il pas d’avance la terreur chez les ennemis ? Des généraux qui savent bien employer une telle cavalerie légère ont un grand moyen d’action que n’ont pas les capitaines des armées plus civilisées.

Les Cosaques sont, dit-on, d’un naturel doux ; ils ont plus de sensibilité qu’on n’aurait droit d’en attendre d’un peuple aussi grossier ; mais l’excès de leur ignorance me fait de la peine pour eux et pour leurs maîtres.

Quand je me rappelle le parti que les officiers tirent ici de la crédulité du soldat, tout ce que j’ai de dignité dans l’âme se révolte contre un gouvernement qui descend à de tels subterfuges, ou qui ne punit pas ceux de ses serviteurs qui osent y recourir.

Je tiens de bonne part que plusieurs chefs des Cosaques conduisant leurs hommes hors du pays, lors de la guerre de 1814 à 1815, leur disaient : « Tuez beaucoup d’ennemis, frappez vos adversaires sans crainte. Si vous mourez dans le combat, vous serez avant trois jours revenus auprès de vos femmes et de vos enfants ; vous ressusciterez en chair et en os, corps et âme ; qu’avez-vous donc à redouter ? »

Des hommes habitués à reconnaître la voix de Dieu le Père dans celle de leurs officiers, prenaient à la lettre les promesses qu’on leur faisait, et se battaient avec l’espèce de courage que vous leur connaissez, c’est-à-dire qu’ils fuient en maraudeurs tant qu’ils peuvent échapper au danger ; mais si la mort est inévitable, ils l’affrontent en soldats.

Quant à moi, s’il fallait nécessairement recourir à de tels moyens ou à des moyens semblables pour conduire ces pauvres braves gens, je ne consentirais pas à rester huit jours leur officier : tromper les hommes, dût le mensonge créer des héros, me paraîtrait une tâche indigne d’eux et de moi ; je veux bien user du courage de ceux que je commande, mais je veux pouvoir l’admirer tout en en profitant ; les exciter par des moyens légitimes à braver le danger, c’est le devoir d’un chef ; les décider à mourir en leur cachant la mort, c’est ôter la vertu à leur courage, la dignité morale à leur dévouement ; c’est agir en escamoteur de corps : escobarderie militaire qui ne vaut pas mieux qu’une escobarderie religieuse. Si la guerre excusait tout comme certaines gens le prétendent, qui excuserait la guerre ?

Mais peut-on se figurer sans épouvante et sans dégoût l’état moral d’une nation dont les armées étaient dirigées de la sorte il n’y a pas vingt-cinq ans ? Ce qui se passe aujourd’hui, je l’ignore, et je crains de l’apprendre.

Ce trait est venu à ma connaissance, mais vous pouvez penser combien d’autres ruses pires que celle-ci peut-être ou semblables à celle-ci, me sont restées inconnues. Quand une fois on a recours à la puérilité pour gouverner les hommes, où peut-on s’arrêter ? Toutefois la supercherie n’a qu’un effet borné ; mais un mensonge par campagne, et la machine de l’État marche : à chaque guerre suffit sa fraude.

Je finis par une fable qui semble avoir été faite exprès pour justifier ma colère. L’idée est d’un Polonais, l’évêque de Warmie, fameux par son esprit, sous le règne de Frédéric II ; l’imitation en français est du comte Elzéar de Sabran.


L’ATTELAGE. — FABLE.

 
Un habile cocher menait un équipage,
Avec quatre chevaux par couples attelés ;
Après les avoir muselés,
En les guidant il leur tint ce langage :
Ne vous laissez pas devancer,
Disait-il à ceux de derrière,
Ne vous laissez pas dépasser,
Ni même atteindre, en si belle carrière,
Disait-il à ceux de devant,
Qui l’écoutaient le nez au vent.
Un passant, dans cette occurrence,
Lui dit alors à ce propos :
Vous trompez ces pauvres chevaux,
Il est vrai, reprit-il, mais la voiture avance.


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  1. Voyez l’Avant-Propos, p. x, vol. I.
  2. Les derniers événements de Taïti justifient l’opinion émise par l’auteur dans ce dialogue.
  3. Voir l’Avant-Propos.
  4. Voir, plus loin, le danger d’une telle illusion, et la détention arbitraire d’un Français. Vol. IV, Appendice.
  5. Je savais ce fait, et je l’ai noté ailleurs.