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La Russie en 1842/I

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LA RUSSIE.

PREMIÈRE PARTIE.
La Finlande. — Pétersbourg. — La Société Russe.

I.

La mer Baltique traverse une grande partie de Stockholm et se réunit au lac Melar, près de la place de Gustave-Adolphe. Les plus grands bâtimens peuvent arriver jusqu’au pied du château ; les bateaux à vapeur de Pétersbourg, de Lubeck, s’arrêtent sous les fenêtres du prince royal. Quand la Finlande était encore réunie à la Scandinavie, les rois de Suède n’avaient qu’à descendre des marches de leur palais, et ils s’embarquaient pour aller visiter cette moitié de leur royaume, comme pour faire une promenade au Diurgarden. À l’endroit où Gustave III mit pied à terre au retour d’une glorieuse expédition en Finlande, la bourgeoisie de Stockholm lui a élevé une statue en bronze. Gustave III est représenté debout, dans un costume assez léger, un pied en l’air comme un danseur, une couronne à la main, et tourne le dos à la Finlande. Les artistes ont-ils, comme les poètes de l’antiquité, le droit de s’appeler vates ? Et Sergell, en traçant le modèle de ce monument, lisait-il dans l’avenir ? Gustave III, comme on sait, fut assassiné dans un bal ; et la couronne qu’il présente gracieusement à sa capitale était la dernière palme cueillie sur une terre alliée depuis près de huit siècles à la Suède. Les deux pays ont à présent de fréquentes communications entre eux, plus fréquentes peut-être que jamais, grace aux bateaux à vapeur ; mais les contributions de douane et les exigences de la police prouvent assez quelle barrière politique les sépare. Tous les symboles de la statue de Gustave III sont accomplis, les rois de Suède tournent le dos à la Finlande.

Au commencement de mai 1842, deux bateaux à vapeur arrivaient au pied de cette statue : le Solide et le Murtaia. Le Solide avait un petit air riant et paré qui me plaisait fort, un pavillon peint en vert qui me semblait un doux asile, une dunette qui invitait à la rêverie. Un officieux passant me fit observer que cette coquette embarcation n’avait pris le grave nom de Solide que pour mieux dissimuler la faiblesse de sa machine et la fragilité de sa structure. Puis le Solide partait trente-six heures plus tôt que son voisin, et trente-six heures de plus à passer à Stockholm pour qui a connu le charme de cette ville, c’est un bonheur auquel il est difficile de renoncer. Je laissai donc partir le Solide, et m’en retournai auprès de mes amis, riche de mes trente-six heures, et bénissant le Murtaia. Chemin faisant, j’appris qu’il retardait encore son départ pour attendre un conseiller intime dont la femme ne pouvait se lever avant le jour, et je me disais : Un bateau qui a tant de considération pour les femmes de l’aristocratie doit certainement être un bateau de très bonne compagnie. Et j’ajoutai une nouvelle bénédiction aux précédentes.

Hélas ! ce bateau que j’aurais volontiers chanté comme Horace chantait le navire où s’embarquait Virgile, si j’avais eu à ma disposition les mélodieux accens du grand lyrique, ce bateau est bien le plus étrange véhicule que j’aie jamais vu. Il a été construit pour transporter des tonnes de beurre et de fromage, des troupeaux de bœufs et de vaches, tantôt à Pétersbourg, tantôt à Stockholm, et, s’il prend des passagers, c’est parce qu’il n’a pas sa cargaison ordinaire de bestiaux, ou parce qu’il lui reste quelque place qu’un bœuf de Finlande ne se soucierait pas d’occuper. La plus belle moitié du pont a été convertie en étable. Les voyageurs s’entassent pêle-mêle, comme ils peuvent, sur l’avant du bâtiment, au milieu des voitures, des coffres et des ballots. Il n’y a ni premières ni secondes places : tous les passagers sont égaux dans cette écurie à vapeur. Le domestique circule à côté du maître, l’ouvrière s’asseoit fièrement sur l’escabeau qui fait envie à la baronne, la blouse plébéienne ne se dérange pas pour laisser passer l’habit aristocratique, et le titre de conseiller, directeur, bourgmestre, ne résonne ici que comme un vain nom. C’est une vraie démocratie.

Tout ce mélange de costumes, de figures, de personnages assemblés sur le bateau, présentait du reste un curieux spectacle. Un peintre comme Hogarth ou Téniers aurait pu dessiner là une belle série de portraits grotesques ; un vaudevilliste y eût certainement trouvé plus d’une plaisante scène et plus d’un couplet mordant, Parmi les personnages serrés ainsi l’un contre l’autre, je remarquais un grand homme à l’œil brûlant, à la figure presque aussi noire que celle d’un nègre, portant une longue redingote d’une façon étrange et un turban en mérinos noir. Cet homme était né à Madras ; son métier est de tenir en équilibre des anneaux de cuivre sur le bout de son nez et d’avaler des barres d’acier. Je ne sais si c’est en Europe ou en Asie qu’il a appris cette estimable profession ; quoi qu’il en soit, on dit qu’il l’exerce avec une parfaite légèreté. Il y a des hommes dont la vie est comme une amère parodie. Avec sa mâle et vigoureuse physionomie, ses cheveux touffus, ses prunelles de feu étincelant sous de noirs sourcils, cet homme semblait fait pour marcher le sabre à la main à la tête d’une tribu révoltée, et à certaines heures du soir il se met complaisamment au service du public. Dans les chaudes régions de l’Orient, il serait peut-être devenu un de ces aventuriers fameux dont le nom se perpétue par les traditions populaires, et en Europe il n’a rien trouvé de plus utile que de se poser des anneaux de cuivre sur le nez et d’avaler des barres d’acier.

Il y a quelques années que ce jongleur, allant de ville en ville pour montrer la souplesse de ses muscles, s’arrêta à Stockholm. Il entre un jour dans une boutique pour faire une emplette ; on lui demande un prix exorbitant ; une jeune fille qui se trouvait là par hasard s’écrie : C’est une honte que vous traitiez ainsi cet homme parce que vous voyez qu’il est étranger ; vous lui proposez l’objet qu’il veut acheter à un prix double de celui pour lequel vous me l’avez vendu. Et elle sort ; le jongleur, qui avait compris son généreux plaidoyer, la suit avec reconnaissance ; il la retrouve le lendemain, puis un autre jour, puis enfin il la demande en mariage. C’était la fille d’un prêtre suédois sans fortune qui n’avait d’autre ressource que de devenir maîtresse de pension ou demoiselle de comptoir. Elle accepta l’offre de l’Indien, seulement elle exigeait qu’il changeât de religion ; le jongleur y consentit, l’amour lui grava dans le cœur l’adorable verset de la Bible : Populus meus, populus tuus, et Deus tuus, Deus meus. Ce fut le vénérable évêque Franzen qui se chargea de convertir à la loi de l’Évangile le sectateur du culte de Brahma ; tout alla bien jusqu’au jour où le maître voulut enseigner à son disciple qu’il fallait pardonner à ses ennemis. Ah ! ceci est par trop fort, s’écria l’homme de l’Orient : « comment voulez-vous que je pardonne, moi à qui mes pères ont légué en mourant cinq à six vengeances héréditaires ? » Les douces remontrances du prêtre, les paroles encore plus douces de sa fiancée, lui firent franchir ce dernier obstacle, et il finit par réciter assez pieusement le Pater, y compris ce difficile passage : Pardonnez-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Depuis ce temps, le descendant de Brahma et la fille du prêtre suédois, l’homme de l’Orient et la femme du Nord, vont par le monde dans un parfait accord. La jeune Suédoise aux blonds cheveux chérit son noir époux, et le regarde avec admiration faire ses tours de souplesse. Quelqu’un lui disait un jour : Comment avez-vous pu vous décider à vous marier avec ce nègre ? — Ôtez-lui sa couleur, répondit-elle, et voyez qu’il est beau ! — Quant à lui, il a pour sa femme une sorte d’affection pieuse et de déférence touchante. Seulement, il porte sur sa figure l’expression d’une sombre tristesse ; peut-être regrette-t-il malgré lui, au milieu des froids climats du Nord, le soleil et la splendeur des contrées de l’Orient ; peut-être aussi sa tristesse lui vient-elle du métier qu’il exerce : il n’y a pas au monde une destinée plus pitoyable que celle d’amuser le public.

Cependant le bateau fuyait rapidement entre les quais de Stockholm. À droite, nous voyions se dérouler les grandes maisons blanches qui bordent le port, les hauteurs du Mosebacken, d’où l’on domine toute l’étendue de cette cité si riante et si pittoresque ; à gauche, les larges avenues, les jardins, les villas du parc. Du haut de ce pont, d’où le capitaine surveillait la manœuvre, tantôt je jetais un regard avide sur l’espace nouveau qui s’ouvrait à mes yeux, tantôt un regard de tristesse sur cette capitale chérie dont nous nous éloignions si vite, et je saluais avec un sentiment d’affection et de reconnaissance chacun de ces lieux dont j’emportais un souvenir. Au moment où nous levâmes l’ancre, toutes les rues étaient encore désertes et silencieuses, toutes les portes closes ; le sommeil fermait les yeux de ceux que j’avais vus la veille, de ceux qui me serraient la main en me disant : Revenez bientôt. Il est triste de quitter ainsi ceux que l’on aime ; quand ils s’éveillent, on est déjà loin d’eux, la journée commence de part et d’autre par un regret, et la brise infidèle, et la vague trompeuse ne redisent point dans leurs soupirs les vœux qu’on leur confie.

À quelque distance de Stockholm, peu à peu la mer s’élargit ; elle s’enfuit entre les forêts de sapins, qui la bordent de chaque côté, elle enlace dans ses ondes bleuâtres des pyramides de rocs et des écueils ; tantôt elle gronde au pied d’une côte aride et solitaire dont les flancs de granit opposent une barrière infranchissable à ses vagues emportées, tantôt elle entoure d’une couronne d’écume une île verdoyante habitée par une famille de pêcheurs, puis elle se resserre encore auprès de Waxholm. Il y a là une forteresse assez mal construite, il est vrai, mais dans une situation excellente, une forteresse qui domine le passage de Lubeck et de Pétersbourg, le seul rempart que la Suède ait gardé contre la Russie depuis qu’elle a perdu Sveaborg et les îles d’Aland. Avec quelques bastions et quelques pièces d’artillerie, Waxholm suffirait pour arrêter une flotte ennemie. Jusqu’à présent, cette île n’a pas eu une telle mission à remplir ; puisse-t-il en être toujours ainsi !

Sur un espace de dix milles à partir de Stockholm, la mer offre aux regards du voyageur le spectacle le plus varié et le plus attrayant. Quelquefois elle s’arrondit comme un grand lac, quelquefois elle serpente entre deux haies de sapins comme un fleuve profond, puis elle se jette de côté et d’autre dans des baies mystérieuses dont on ne voit pas la fin. Ici les bancs de sable arides qui la dominent, les blocs de pierres contre lesquels elle se brise, les noires forêts qui la traversent, lui donnent un aspect sombre et sauvage ; là, elle se déroule gaiement au soleil et reflète dans son bassin de cristal l’azur du ciel et la voile blanche du pêcheur. C’est une magicienne qui change à tout instant de forme et de couleur ; c’est la syrène antique dont la voix caressante et plaintive, inquiète et irritée, séduit, fascine, épouvante le voyageur.

Vers le soir, nous arrivâmes aux îles d’Aland, et nous jetâmes l’ancre devant le hameau de Degerby pour attendre les douaniers qui devaient visiter le bâtiment. Ces îles, occupées par une colonie suédoise, ont été longtemps réunies à la Suède. Depuis le traité de 1810, elles appartiennent à la Russie et lui servent d’avant-poste sur la mer Baltique. Par leur situation, elles menacent à la fois le centre de la Suède et les côtes septentrionales du golfe de Bothnie. En cas de guerre, elles pourraient être un point de ralliement pour une flotte considérable. La Russie les fait fortifier par les bastions qu’on élève à Bomarsund ; elle y fera sans doute encore creuser un port, et alors elle aura une position redoutable en face de toute la péninsule scandinave. Ces îles, coupées par des baies profondes parsemées de rochers et d’écueils, ne sont guère peuplées ; on y compte huit églises, sept chapelles, et environ quatorze mille habitans ; elles forment un des districts de la province d’Abo. La plupart des habitations sont situées sur la côte, l’intérieur des terres est hérissé de sapins et peu cultivé. La demeure du paysan est construite sur le même plan que celle des paysans de la Suède ; c’est une maison en bois, peinte en rouge, avec quelques cabanes dispersées çà et là, servant de grange, d’écurie et de laiterie. Chacune de ces habitations forme une petite colonie à part où le père de famille est tout à la fois, comme en Norvége, batelier, charron, serrurier, où sa femme et ses filles tissent et façonnent elles-mêmes le linge et les vêtemens. Séparés l’un de l’autre par plusieurs milles de distance, les paysans ne se réunissent que le dimanche à l’église, où ils se rendent l’été avec leurs barques, l’hiver avec leurs traîneaux. Ils n’ont point d’école sédentaire et point d’école ambulante, comme dans quelques provinces de la Suède ; eux-mêmes doivent apprendre à lire et à écrire à leurs enfans. C’est un devoir qu’ils accomplissent très scrupuleusement, sous la surveillance du prêtre. Plusieurs paroisses sont occupées par des familles fort pauvres qui n’ont pour toute ressource que la pêche ; d’autres cultivent quelques champs d’orge et de pommes de terre, et joignent à cette récolte assez précaire le produit d’un troupeau de vaches et de moutons, de leur chasse dans les forêts, de la vente de leur bois, et de leur commerce de transport. Tous les paysans de cet archipel sont bateliers, et presque tous bateliers habiles et courageux. Dès leur enfance, ils apprennent à gouverner une barque, à tourner un écueil, à reconnaître leur route par le contour des îles et la cime des montagnes ; ils se mettent comme des charretiers au service des marchands, et transportent du bois, du poisson, toute sorte de denrées d’un bout du golfe de Bothnie à l’autre, et des ports de Russie aux différens ports de Suède. Ce sont eux qui font tour à tour le service de la poste, de Finlande en Suède. C’est une corvée imposée au sol qu’ils occupent, une corvée pénible, dangereuse, à laquelle le modique salaire qu’ils reçoivent de l’état pour chaque voyage n’est qu’un faible allégement. En été, cette poste part deux fois par semaine d’Abo pour Grissel Hamn, en hiver une fois ; le bateau qui la transporte est conduit par six hommes. Lorsque le vent est bon, le trajet se fait en peu de temps. On reçoit souvent à Abo des lettres de Stockholm en trois jours. Lorsque le golfe et la mer sont couverts de glace, les bateaux font place aux traîneaux, le voyage est rapide et facile ; mais à la fin de l’automne, et vers le printemps, parfois aussi dans les mois d’hiver, quand la température est trop douce, comme l’hiver dernier, par exemple, c’est une rude tâche à remplir que de s’en aller du port d’Abo à celui de Grissel Hamn. La mer est çà et là libre, çà et là parsemée de bancs de glace. Il faut alors naviguer avec des bateaux à patins que tantôt on traîne sur les glaçons épars, que tantôt on conduit sur les vagues, ici avec la rame et la voile, là avec des crochets. Souvent, au milieu de cette excursion, le vent s’élève tout à coup, charrie les glaçons flottans et emporte loin de son but la pauvre barque ; souvent une brume épaisse enveloppe le ciel, les vagues, et dérobe aux bateliers la route qu’ils doivent suivre ; mais ces hommes, habitués à tous les caprices des élémens, ont une merveilleuse aptitude à reconnaître d’avance le danger qui les menace. Dès le jour du départ, le pilote étudie l’atmosphère et distingue dans la couleur de l’horizon, dans le souffle du vent, dans un nuage presque imperceptible, le temps qui se prépare. S’il prévoit un orage, il ne tente pas le trajet ; si les présages sinistres se révèlent à ses regards exercés quand il est déjà en route, il se hâte de virer de bord, et regagne la côte au plus vite. Quelquefois les dépêches restent ainsi deux ou trois semaines dans diverses stations, et les paysans qui sont obligés de venir à jour fixe les chercher à un certain bureau pour les transporter à un autre doivent les attendre patiemment. Tout ce transport d’hiver et d’été ne coûte pas à l’état douze mille francs par an. Je laisse à penser quelle faible indemnité les pauvres paysans condamnés à tant de jours d’attente, à tant de fatigues et de dangers, perçoivent sur cette somme quand on en a déduit le traitement des maîtres de poste et les frais d’entretien des bateaux. Cependant ils acceptent avec une touchante résignation les rudes travaux, les froids hivers, les orages et les déceptions ; ils aiment leurs îles arides, comme nos paysans de la Franche-Comté aiment leurs montagnes, et ces Îles ont parfois une imposante beauté.

Quand les employés de la douane eurent visité notre bateau, il nous fut permis de descendre à terre pendant que l’infatigable Murtaia, non content de son énorme cargaison, allait encore se charger de plusieurs cordes de bois. J’entrai dans une maison de paysans assez pauvre en apparence, mais très propre : de petites branches de sapin dispersées sur le plancher, quelques chaises en bois ; au fond d’une alcôve un lit recouvert d’une toile très blanche, et sur les murailles quelques grossières gravures chargées d’ocre et de carmin, représentant les héros du peuple, Napoléon et Charles XII, tel était à peu près l’aspect de la chambre d’apparat où le paysan me fit entrer fort respectueusement, son bonnet à la main. Tandis que la maîtresse de la maison allait me chercher une tasse de lait, je causais avec lui, et je lui demandais s’il était d’origine finlandaise ; — Non, me répondit-il avec orgueil, mes parens étaient Suédois. — C’est une chose remarquable que ce sentiment de supériorité nationale qui éclate jusque dans les classes les plus pauvres de la société. La population la plus nombreuse de la Finlande est de race finoise ; la Finlande n’appartient plus à la Suède, et, à moins d’une révolution presque incroyable, ne lui sera jamais rendue. Cependant les Suédois qui se trouvent là se souviennent que leurs pères ont été les maîtres de ce pays et sont fiers de s’appeler Suédois, de conserver les mœurs, la langue de la Suède.

Tout ce que le paysan me racontait de son existence, de ses joies et de ses travaux, était un simple et intéressant récit ; c’était le tableau sans art d’une de ces existences paisibles, obscures, ignorées qui s’écoulent dans la grande vie de l’humanité comme une goutte d’eau dans les vagues de l’Océan. Ses ancêtres étaient venus dans l’archipel d’Aland, il y a bien longtemps ; ils avaient défriché quelques terres, abattu des bois, construit une habitation ; lui-même avait hérité d’un assez large enclos, d’un champ d’orge et de pommes de terre ; il avait épousé une jeune fille du voisinage qui possédait aussi un petit patrimoine, et la mer, me disait-il, est là tout près de nous ; c’est notre ressource, notre fortune. J’ai un bon bateau et trois grands garçons qui n’ont peur ni du vent ni des rochers.

Au dehors de cette habitation, tout avait un aspect attrayant et paisible. Après avoir traversé la cour, arrosée par un ruisseau limpide, fermée de quatre côtés par la grange, par la laiterie et une palissade, on arrivait sur une colline au pied de laquelle l’industrieux Suédois avait établi une scierie. Le gazon n’avait pas encore reverdi, le champ d’orge n’offrait encore aux regards que ses sillons ternes ; mais tout l’espace était parsemé de groupes de sapins qui cachaient sous leurs longs rameaux la nudité du sol ; une belle génisse blanche errait dans le pâturage, un enfant courait gaiement après elle, une gelinotte voltigeait de branche en branche, jetant de temps à autre dans son vol un cri mélancolique. En face de cette île, on voyait se dérouler la mer à l’horizon ; le disque du soleil, éblouissant de lumière, se penchait sur une baie entre de larges forêts, et répandait un réseau d’or et de pourpre sur le ciel, sur les vagues, sur les bois ; nul peintre n’aurait trouvé assez de couleurs sur sa palette pour rendre toutes les variétés de ton de ce large tableau, nul poète n’aurait pu dire le charme solennel et la grace idyllique de ce paysage.

Au point du jour, on leva l’ancre ; le ciel était pur, le vent favorable. Nous voguâmes rapidement vers l’innombrable quantité d’îles situées à l’entrée de la Finlande. Ces îles appartiennent à des paysans qui vont y couper du bois, y récolter un peu de gazon, et qui y font paître leurs troupeaux pendant l’été. Il n’y a là heureusement point de loups. Quelquefois, pendant l’hiver, ils arrivent des forêts du Nord et s’en vont sur la glace cherchant fortune ; alors les paysans se réunissent comme ceux d’Islande à l’approche des ours du Groenland, et poursuivent avec des pieux et des fusils leurs ennemis affamés. Les uns succombent sur le champ de bataille, les autres s’enfuient avec effroi loin de cette terre inhospitalière.

Bientôt nous arrivons en face des rochers qui dominent la rivière de l’Aura. La mer s’arrête là ; les grands bâtimens à voile ne vont pas plus loin. Sur la colline s’élève le village de Backsholm, habité par des marchands, des aubergistes, des ouvriers, et dont les maisons, peintes en rouge, bâties en amphithéâtre, présentent de loin un joli aspect. À l’embouchure du fleuve est le château ; plus loin, on aperçoit les coteaux chauves qui ceignent une partie de la ville, la tour élégante qui servait autrefois d’observatoire, et quelques cabanes de pêcheur. On entre dans le bassin du fleuve, et peu à peu on distingue une double rangée de maisons spacieuses, revêtues de couches de plâtre de différentes couleurs ; dans le fond, une large tour en briques : c’est la ville, c’est la cathédrale d’Abo. À gauche s’élèvent deux grandes casernes ; à droite, de riantes habitations entourées de jardins. Nous jetons l’ancre auprès d’un pont qui traverse le fleuve. Les droschkis accourent à notre rencontre ; les soldats russes avec leurs longues redingotes d’hiver, les officiers avec leurs larges épaulettes, et une foule d’oisifs sont rangés sur le rivage ; les douaniers et les officiers de police arrivent à bord. On m’avait fait grand’peur des uns et des autres : je les ai trouvés d’une politesse extrême. Un voyageur m’avait aussi tracé une sombre peinture des hôtels d’Abo. Je suis entré dans une grande et belle auberge fort propre, inondée seulement dès les premiers jours de l’été d’une quantité de commis voyageurs hollandais, belges, allemands, anglais, dont l’idiome mercantile, entremêlé de chiffres, de locutions de banque, et vibrant impérieusement d’un bout de la table à l’autre, est bien le plus effroyable jargon qui ait jamais existé dans le monde. La Finlande a encore une assez grande quantité de produits territoriaux pour lesquels elle manque de débouchés et n’a point de fabriques. Les spéculateurs se jettent là avec avidité, comme des vautours sur une proie inerte. C’est une terre nouvelle découverte par le génie du commerce, c’est la forêt vierge des escompteurs et des courtiers. Malheur au pauvre étranger qui vient là tout simplement avec quelques idées d’étude et qui tombe dans un des hôtels hantés par cette tourbe vorace ! il n’entendra parler que de marcs banco et de frédérics d’or ; il n’apprendra que les exploits de tel héros de comptoir qui est parti avec une commission de plusieurs milliers d’écus, de tel marchand qui a placé en quelques jours une cargaison de draps ou de quincaillerie. Et comme ces fiers industriels régissent la maison, gouvernent les servantes, celui qui arrive parmi eux avec son innocente mission d’écrivain est bien sûr d’être relégué dans la chambre la plus obscure, et d’avoir la dernière place à table.

Dès que notre frugal dîner finlandais fut achevé, je me hâtai de sortir pour échapper au cercle d’agioteurs qui continuaient à crier et à glapir le cours des différentes bourses de l’Europe sur tous les tons de la gamme. Par bonheur, je fis connaissance avec quelques personnes qui eurent la bonté de me montrer et de m’expliquer ce qu’il y avait pour moi de plus intéressant à voir à Abo.

Cette ville est la cité la plus ancienne et la plus renommée de la Finlande, Son origine remonte jusqu’à l’époque où le christianisme fut introduit dans cette contrée, c’est-à-dire jusqu’au temps d’Éric le saint (1150-1160). Son nom se trouve souvent inscrit dans les annales du Nord. Souvent elle fut le champ de bataille des Russes et des Suédois qui s’en disputaient la possession ; souvent aussi, l’objet de la sollicitude des rois de Suède. Gustave-Adolphe la dota d’un gymnase et Christine d’une université. Elle eut une bibliothèque nombreuse, plusieurs professeurs illustres, et devint la capitale scientifique et administrative de la Finlande. Ce fut là qu’en 1812, après la fatale campagne de Russie, Charles-Jean XIV et Alexandre se réunirent et conclurent le traité d’alliance, le plan de campagne qui devait inonder du sang de nos soldats les plaines de Leipzig et décider du sort de la France.

Sept ans après, cette ville fut dépouillée de ses priviléges de capitale qui furent transférés à Helsingfors. Seize ans plus tard, elle perdait son université, ses livres, ses collections. On nous a tout enlevé, me disait un jour, avec un amer regret, un honnête citoyen d’Abo, tout jusqu’aux portes de notre salle académique. La cause de ce changement est facile à concevoir : l’université d’Abo était trop près de Stockholm ; par sa fondation, par ses souvenirs, par ses relations littéraires, elle était sous l’influence de la Suède. En la transportant à Helsingfors, le gouvernement russe remplace une œuvre d’origine étrangère par une œuvre à lui ; il rejette dans l’ombre du passé les traditions de l’ancienne université, et tient près de lui, sous sa direction absolue, cette jeune école qu’il a lui-même créée et dont il a lui-même déterminé les statuts.

Abo est maintenant une de ces villes silencieuses, mélancoliques, qui ont porté une couronne et qui en ont perdu l’un après l’autre tous les fleurons, qui ont eu un mouvement actif et qui sont tombées dans un morne affaissement, une de ces villes pareilles aux grandes familles déchues qui vivent dans le passé plus que dans le présent, et s’affligent de voir ce qu’elles sont devenues en songeant à ce qu’elles ont été. Il y a encore dans ces villes, dans ces familles, des idées de grandeur qui parfois les trompent elles-mêmes et qui imposent à ceux qui les observent un respect mêlé de pitié. La fortune viendra-t-elle à leur secours ? La nature les aidera-t-elle à reprendre une nouvelle vie ? C’est le problème qu’elles cherchent à résoudre, et qui souvent échappe à leurs efforts.

En 1827, un incendie effroyable éclata dans cette ville d’Abo, déjà dépouillée de ses prérogatives de capitale. Le feu prit un soir, au mois de septembre, dans la maison d’un marchand, et, au bout de quelques heures, se répandit comme une mer de flammes d’une extrémité à l’autre de la cité. En moins de deux jours, tous les établissemens publics, toutes les habitations des particuliers, toutes les rues, furent en partie dévastés, en partie anéantis ; il ne resta à la place de l’ancienne et opulente cité que des décombres fumans, des murailles nues et calcinées, à peine quelques maisons pour recueillir les pauvres gens privés de leur abri aux approches de l’hiver. En peu d’années, Abo a été rebâtie sur un autre plan. Les rues sont très larges, les édifices publics situés à l’écart ; beaucoup de maisons ont été construites en pierre et séparées l’une de l’autre. Abo occupe à présent un espace aussi vaste que la ville de Dresde, et ne renferme pas plus de douze mille habitans ; ses places, ses rues si larges semblent désertes, et le mouvement de son port est presque nul. La réunion de la Finlande à la Russie n’a pas seulement privé cette ville de son autorité administrative, de ses établissemens scientifiques ; elle a comprimé et presque paralysé son commerce. Autrefois Abo exportait librement en Suède tous les produits de la province dont elle est le chef-lieu et de quelques autres provinces voisines. Cette exportation est maintenant entravée par la douane suédoise, qui la traite comme une ville étrangère et la soumet à un rude tarif. Elle ne peut guère se tourner du côté de la Russie, car elle n’y porterait d’autres produits que ceux que la Russie possède déjà elle-même. Il faut donc qu’elle cherche ailleurs un débouché, et jusqu’à ce qu’elle l’ait trouvé, elle languira.

Les deux édifices situés aux deux extrémités de la cité, l’observatoire et le château, qui annonçaient autrefois de loin sa splendeur, sont aujourd’hui comme deux monumens de sa décadence. Les instrumens et les calculs de l’observatoire ont été transportés à Helsingfors. Le château, aussi ancien que la ville même, était jadis regardé comme l’une des forteresses de la Finlande ; plus d’une fois il arrêta l’invasion des Russes et résista aux attaques des divers partis politiques qui, aux XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles, se disputaient le gouvernement de la Suède. C’est dans ce château que le malheureux Éric XIV, dépouillé de son sceptre, fut enfermé quelque temps pour s’en aller ensuite mourir à Orebyhus. Aujourd’hui cet édifice, illustré par tant de traditions, est occupé par une garnison de deux cent cinquante hommes et par des prisonniers.

J’ai plus d’une fois, dans le cours de mes voyages, visité les hospices, les prisons et tout ce qu’on nomme si généreusement les institutions de la justice humaine et les établissemens de bienfaisance ; jamais aucun de ces douloureux refuges du vice et de la misère ne m’a fait autant de peine à voir que celui d’Abo. Le gouverneur de la citadelle, prévenu de notre visite, avait, selon les usages russes, ordonné des préparatifs cérémonieux pour nous recevoir. À notre arrivée, nous trouvâmes la garde sous les armes ; le concierge vint nous ouvrir la porte, revêtu de son uniforme ; un officier et un chapelain marchaient devant nous, suivis de deux gardiens portant des flambeaux, car en plein jour même les chambres que nous allions parcourir sont complètement obscures. Les prisonniers étaient debout rangés comme des soldats le long des murailles ; il y en avait de vieux coupables de récidive et déjà endurcis, qui cependant nous regardaient avec une visible émotion, d’autres tout jeunes qui venaient de faire le premier pas dans la voie fatale et qui baissaient la tête à notre approche. Cette prison renferme les hommes jugés par le tribunal de la province pour un grave délit et qui attendent de l’empereur la confirmation de leur sentence. Les plus coupables sont envoyés en Sibérie, d’autres condamnés aux travaux forcés dans la forteresse de Sveaborg ; quelques-uns achèvent à Abo leur temps d’incarcération. L’état leur donne le pain et six kopecks d’argent par jour (environ quatre sous de France) avec lesquels ils achètent à un prix déterminé par la taxe ce qu’ils veulent pour leur nourriture. Ils ne sont d’ailleurs astreints à aucun travail, ce qui est encore un vice de plus dans l’organisation de cette prison.

Les femmes seules sont forcées de travailler ; elles ont des quenouilles, des métiers, et doivent accomplir chaque jour une certaine tâche ; mais il n’en résulte pour elles aucun bénéfice, le produit de leur travail appartient à l’état. Les malheureuses étaient debout, alignées le long des murailles, quand nous entrâmes dans leur atelier. Elles avaient paré cet atelier pour nous recevoir, elles avaient formé avec du gazon et des branches de sapin une sorte de parterre émaillé sur le plancher. Ces riantes dépouilles de la nature au milieu d’une prison, ces meubles du cachot nettoyés, frottés pour tromper nos regards, ce cortége cérémonieux qui nous accompagnait dans notre visite, et ces victimes immobiles et silencieuses offertes à la froide curiosité de notre escorte, formaient un affligeant spectacle. Quand nous sortîmes de cette salle, il me sembla que je commençais à respirer, et, quand le concierge vint d’un air enjoué me demander si je ne voulais pas continuer ma visite, je me hâtai de le congédier, car je ne me sentais pas le courage de contempler plus longtemps une telle infortune avec l’impuissance d’y apporter quelque adoucissement.

Il y a encore à Abo une maison de correction pour les femmes condamnées seulement à une détention temporaire ; les unes filent, les autres tissent le chanvre ou la laine, et d’autres encore sont occupées à coudre les vêtemens à carreaux jaunes et gris que portent les prisonniers du château. Deux femmes ont demandé dernièrement comme une faveur à être enfermées dans cette maison ; elles n’avaient plus ni asile, ni famille, n’osaient pas mendier et ne trouvaient point d’ouvrage ; la prison leur offrait un refuge, un rouet et six kopecks par jour : elles y sont entrées.

L’église d’Abo est un monument intéressant, non par son aspect extérieur, qui est lourd et grossier, mais par sa structure intérieure, qui porte le cachet de trois époques différentes. Cette cathédrale a été le berceau du christianisme en Finlande ; c’est là que fut établi le premier siége épiscopal, c’est là que les familles nobles se glorifiaient d’être enterrées. Tous les caveaux des chapelles sont remplis d’ossemens, quelques-uns sont revêtus d’inscriptions et ornés de monumens splendides. Là est l’épitaphe de Catherine Morsson, cette fille du peuple que le roi Éric XIV fit reine de Suède, et qui, après avoir porté la couronne, vint mourir obscurément en Finlande, tandis que son royal époux mourait en prison. Au fond de la même chapelle, on aperçoit deux statues en marbre blanc de grandeur naturelle debout sur un sarcophage supporté par des colonnes de marbre noir : c’est le petit-fils d’Éric XIV, le riche et puissant Clas Tott avec ses cuissards ciselés et son armure de guerre, et sa femme revêtue d’une longue robe brodée, parée de ses colliers et de ses bracelets comme pour un jour de noces. Dans une autre est le monument de Stalhandsk, l’un des généraux de la guerre de trente ans.

L’incendie de 1827 ravagea cette église, les cloches furent fondues ; l’autel, la chaire, l’orgue, furent brûlés, et plusieurs tombes en pierre dévastées par les flammes ; avec le produit des quêtes, des souscriptions, on est parvenu à réparer ces désastres. Un brave boulanger, qui avait amassé dans son métier environ 60,000 francs, qui n’avait plus de famille et qui était désolé de ne plus entendre l’orgue dont les accords religieux édifiaient sa jeunesse, a légué en mourant toute sa fortune à l’administration de la cathédrale pour qu’elle en fit construire un nouveau. Son vœu est accompli, un orgue éblouissant de peintures et de dorures, composé de cinq mille tuyaux, s’élève à présent jusqu’à la voûte ; c’est le plus grand orgue qui existe dans le Nord, on doit l’inaugurer prochainement.

Près de l’église est l’ancien édifice universitaire commencé par Gustave IV, achevé par l’empereur Alexandre. Il renferme à la fois les appartemens du gouverneur, les salles du conseil, du chapitre métropolitain, les caisses de la banque, la poste, la grande salle de l’académie. On appelle cet édifice l’Omnibus d’Abo.

II.

À vingt-deux milles suédois (60 lieues) d’Abo est la capitale de la Finlande, Helsingfors. Nulle diligence ne vient sur cette route en aide au voyageur. Si l’on ne veut pas faire ce trajet par mer et attendre les bateaux à vapeur, qui ne commencent leur tournée hebdomadaire qu’en été et la terminent en automne, il faut prendre des chevaux de poste, acheter une voiture, ou se confier à la bondkàra. On nomme ainsi la charrette des paysans, et c’est bien le plus rude, le plus fatigant moyen de transport qui existe. Qu’on se figure une espèce de tombereau posé sur deux roues avec une planche clouée en travers ou quelquefois liée tout simplement aux deux extrémités par une corde. C’est là-dessus que le voyageur s’asseoit côte à côte avec le paysan qui lui sert de cocher. Il n’y a là ni dossier, ni appui ; on est obligé d’user constamment d’une manœuvre habile pour garder l’équilibre sur ce siége vacillant, et de s’y cramponner avec les deux mains aux endroits difficiles. À peine a-t-on commencé à se familiariser avec ces cercles en fer, ces clous et ces aspérités, qu’on rencontre la station ; il faut reprendre alors un autre chariot et lier connaissance avec un nouveau siége tout aussi peu commode que le précédent. J’avais fait l’essai des bondkàra en Norvége et n’étais pas tenté de le renouveler. Un de mes nouveaux amis de Finlande, M. Arnell, eut la bonté de me prêter sa voiture, une très bonne et très confortable calèche à deux chevaux, et, grace à lui, j’ai parcouru fort commodément la route d’Helsingfors.

L’organisation de la poste est en Finlande la même qu’en Suède ; à chaque distance de cinq ou six lieues, on trouve le gastgifwaregard, où il doit y avoir un certain nombre de chevaux appartenant aux maîtres de poste, et de chevaux de réserve fournis par les paysans de la commune. À chaque relai, il y a un cahier ou journal (dagbok) numéroté, coté par l’autorité du district, où le voyageur doit inscrire son nom, le lieu d’où il vient, celui où il va, et le nombre de chevaux qu’il a pris ; c’est une mesure de police qui aiderait au besoin à suivre les traces d’un fugitif. Ce journal indique la distance par werstes d’une station à l’autre, et ce que l’on doit payer pour chaque trajet, en sorte que, sans avoir besoin de prononcer une parole, l’étranger qui ne saurait pas la langue du pays peut régler son compte, prendre ses chevaux et partir. Le même journal lui offre de plus, à chaque page, une colonne d’observations où il peut formuler les plaintes qu’il aurait à faire contre le maître de poste. Chaque mois, ce cahier est envoyé au chef du district, et le maître de poste sur lequel pèse une de ces fâcheuses annotations est obligé de comparaître devant lui pour se justifier. C’est un voyage qu’il redoute fort, car il n’y recueille que des reproches, et, si sa défense n’est point parfaitement nette, il est condamné à l’amende.

Le prix des relais est du reste on ne peut plus modique. On paie 2 kopecks d’argent par werste pour chaque cheval, ce qui ne fait pas plus de 30 centimes par lieue de France ; et, si l’on donne quelques sous au postillon, il ôte respectueusement sa casquette et remercie avec une gratitude profonde. Les chevaux sont généralement petits, mais alertes ; ils s’en vont toujours trottant en plaine comme des rats, et galopent comme des coursiers sauvages à la descente. Avec un attelage qui, au premier abord, semble chétif et impuissant, on fait facilement trois lieues et demie à l’heure.

À chaque werste s’élève un large poteau où est inscrite d’un côté la distance de la station que l’on vient de quitter, et de l’autre celle de la station où l’on va. Je crois qu’on pourrait sans inconvénient réel diminuer ce luxe de poteaux ; mais celui qui a eu l’idée de les établir a certainement compris une des grandes jouissances du voyageur, qui est de pouvoir mesurer à chaque instant le chemin qu’il a parcouru et celui qui lui reste à parcourir, de pouvoir délimiter d’une manière certaine le paysage qui lui a plu, le village qui l’a intéressé ; c’est, sur le chemin désert, comme un souvenir amical des lieux habités, comme un encouragement qui attend à toutes les cinq minutes le passant fatigué. En hiver, ces poteaux sont des jalons précieux qui l’aident à reconnaître sa route au milieu des amas de neige.

La route d’Abo à Helsingfors est entretenue avec soin, mais silencieuse et déserte. Sur un espace de soixante lieues, il n’existe pas une ville et pas un village, et, dans le temps que j’ai mis à la parcourir, je ne crois pas avoir rencontré six voyageurs. Son aspect ressemble du reste à celui que j’avais déjà observé sur plusieurs points de la Suède. Tantôt on passe au milieu d’une forêt de sapins et de bouleaux, tantôt on gravit une colline parsemée de rocs, tantôt on descend dans une plaine de sable où coule mollement une rivière. À quelques werstes de Biorsberg, j’ai vu une cascade et une forge ; un peu plus loin, on découvre un lac entouré d’une ceinture de bois ou d’un rempart de granit. Les plus beaux lacs de la Finlande sont dans les provinces de Savolex et de Carélie, qui, par la fraîcheur de leurs vallons, les vertes pentes de leurs collines, rappellent les sites variés et pittoresques de la Dalécarlie. Sur ce sol rocailleux, sablonneux, ici couvert de mousse, là hérissé de forêts, partout où il y a un coin de terre cultivable, il est cultivé avec habileté et persévérance. Les Finlandais sont de très bons agronomes ; ni le travail du labourage, ni l’intempérie des saisons, ni la nature cruelle qui trompe leurs efforts, ne les épouvante. Ils ont porté le soc de la charrue au-delà du cercle polaire, et récolté de l’orge sur les confins de la Laponie. Partout où il y a quelque champ, il y a une habitation. Ce n’est souvent qu’une chétive cabane en bois, haute de quelques pieds, éclairée seulement par une vitre, plus semblable à un colombier qu’à une habitation humaine : n’importe, elle suffit pour abriter toute une famille ; il en sort des hommes robustes, habitués à toutes les privations, endurcis à toutes les fatigues, des femmes qui portent le type auguste de la beauté sous les vêtemens de la misère. Un jour, la jeune couvée, élevée avec du lait aigre et des pommes de terre, quitte son nid ; filles et garçons entrent au service et prélèvent sur leur salaire une dîme pieuse pour leurs vieux parens, qui, à l’aide de ce secours filial, achèvent dans une sorte d’aisance une vie commencée dans les fatigues et l’anxiété. Il faut bien peu pour rendre heureux ces pauvres gens, pour les récompenser d’un acte de complaisance, d’un service. L’argent est rare parmi eux ; ils sont honnêtes dans leurs transactions, modérés dans leurs désirs. Quelques roubles leur semblent un trésor, quelques kopecks les enrichissent. J’ai dîné un jour dans une jolie petite auberge, en face d’un lac charmant ; on m’a servi des œufs frais, du poisson, une moitié de coq de bruyère, du lait et du café : le tout coûtait un franc. Un autre jour, je donnais deux kopecks d’argent à une femme qui m’avait apporté une tasse de lait : « Ah ! le bon monsieur ! s’écria l’honnête créature, avec les formes respectueuses du langage suédois qui ne permettent de parler qu’à la troisième personne ; le bon monsieur peut boire beaucoup de lait pour deux kopecks ; et, pour mettre sa conscience en repos, elle courut m’en chercher une autre tasse.

Une seule fois, dans le cours de mon voyage j’ai eu à me défendre d’une de ces exigences qui, dans d’autres pays, atteignent à chaque instant l’étranger. Un de ces paysans finlandais qui, par l’isolement de leur habitation sont obligés d’être à la fois charrons, forgerons, cordonniers, avait fait pour moi le métier de sellier ; il avait raccommodé le harnais de l’un de mes chevaux et me demandait pour ce travail un prix qui me parut exorbitant : « Ce n’est pas bien, lui dis-je d’un ton calme et sérieux ; je ne reconnais pas là l’honnêteté des Finlandais. » Le pauvre homme rougit, baissa la tête et me répondit en balbutiant : « C’est vrai, j’ai eu tort ; monsieur me donnera ce qu’il jugera convenable ; » et il s’en alla avec ce que je lui mettais dans la main, tout honteux d’avoir eu une prétention dont un ouvrier anglais se serait glorifié.

Le lendemain, c’était à moi d’être honteux et de me repentir. Il faut que je raconte, pour mon humiliation, cette scène dont Sterne eût fait un délicieux chapitre. J’étais dans ma voiture au milieu d’une plaine monotone, la tête penchée sur un livre : tout à coup je sens quelque chose d’humide qui me frappe le front, je me lève, j’aperçois un enfant qui courait à côté des chevaux, et tournait son visage vers moi ; je crus qu’il m’avait jeté du gravier ou de la terre, et je lui adressai en colère je ne sais plus quelles rudes injures. Le pauvre enfant s’enfuit effrayé, et, en me rasseyant, je trouvai à côté de moi un bouquet d’anémones ; c’étaient les premières fleurs du printemps, les premiers dons d’une froide nature, que l’innocent enfant m’apportait pour recevoir en échange une légère aumône. Je me reprochai mon injustice, je voulus faire arrêter la voiture, il était trop tard. Quand je le rappelai, l’enfant courait encore plus fort et s’en allait avec douleur chercher un refuge dans sa cabane.

Grace à l’honnêteté, à la douceur des habitans de ce pays, un voyage en Finlande est comme une heureuse et facile promenade, et, quand j’arrivai à la station voisine de Helsingfors il me sembla que la route avait été bien courte.

Je venais de voir l’ancienne et vénérable ville d’Abo, fondée par la Suède, ennoblie par la Suède, déchue de sa grandeur du jour où elle avait été séparée du pays d’où lui venaient sa vie et sa fortune ; j’entrais dans la ville nouvelle adoptée et enrichie par la Russie. C’était à quelques lieues de distance l’histoire primitive et l’histoire récente, toute la chronique du pays réunie en deux pages.

L’origine de Helsingfors ne remonte pas au-delà du XVIe siècle ; elle fut construite en 1550, par l’ordre de Gustave Vasa. Son nom lui vient d’une colonie de la province de Helsingland, établie dans le voisinage depuis plusieurs siècles. En 1639, la ville de Gustave Vasa émigra tout entière, les habitans abandonnèrent le lieu que leurs ancêtres avaient choisi, et s’en vinrent avec leurs maisons en bois s’établir sur l’emplacement où s’élève la ville actuelle d’Helsingfors. La nouvelle cité porta le même nom que l’ancienne, et Christine lui conféra d’importants priviléges. Les guerres et la peste, la famine et l’incendie, la ravagèrent tour à tour ; elle grandit péniblement et s’enrichit peu. Cent ans après sa migration, elle ne comptait pas plus de cinq mille habitans. Aujourd’hui elle en renferme environ seize mille, et occupe autant d’espace qu’une des grandes cités de France ; c’est une ville attrayante et animée, qui se regarde avec joie dans sa fortune nouvelle et parle avec confiance de son avenir, une ville qui a vu, dans l’espace de quelques années, des centaines d’habitations surgir comme par enchantement dans son enceinte, et des édifices splendides s’élever, sur un sol naguère encore aride et nu. Ses rues sont larges, longues et tirées au cordeau, ses places publiques dessinées carrément, et, d’une de ses extrémités à l’autre, Helsingfors a la symétrie des villes construites d’un seul coup, par l’autorité d’un souverain. Elle est droite comme un soldat sous les armes, coquette et parée comme une jeune femme qui aspire à faire des conquêtes. S’il se trouve encore çà et là quelque rustique construction, quelque cabane chétive, dernier débris d’un autre temps, elle s’incline timidement devant les hautes maisons en pierre qui l’entourent, elle se cache comme un pauvre honteux de son obscur vêtement au milieu de ses riches voisins.

Tout ce qui donne à une cité un caractère d’autorité et d’agrément, tout ce qui instruit et tout ce qui plaît, tout ce qui régit les habitans d’un pays et attire les étrangers, tout a été en peu de temps réuni dans cette ville par le seul signe d’un sceptre puissant : grande cour judiciaire et sénat, université et caserne, observatoire et maison de bains, parcs et promenades. L’aspect de Helsingfors offre du reste à chaque pas l’empreinte du vaste empire auquel la Finlande a été réunie et de la grande ville où résident ses maîtres souverains ; la physionomie nationale, si marquée encore dans quelques autres villes du pays, si forte et si vivace dans les provinces de Savolax et de la Carélie, s’efface ici peu à peu sous l’influence des mœurs et de l’autorité russe. Déjà les droschkis russes sillonnent les rues, les cochers finlandais prennent la longue redingote, la ceinture et le chapeau évasé des cochers russes. Les enseignes des marchands et des artisans sont peintes comme à Pétersbourg, le nom de celui qui les fait placarder à sa porte est suédois, le titre de sa profession est écrit en russe. Des soldats russes paradent sur la place, au son des clairons et des trompettes. Helsingfors a six mille hommes de garnison dans son enceinte et six mille dans sa forteresse : c’est plus qu’il n’en faut pour donner à une ville de seize mille ames une apparence toute militaire. Les fonctionnaires de Helsingfors font de fréquens voyages en Russie, et chaque année un assez grand nombre de familles russes viennent ici passer une partie de l’été et y apportent leurs usages. Le luxe aristocratique de Saint-Pétersbourg pénètre peu à peu à Helsingfors ; la capitale de la Finlande dévie de la simplicité traditionnelle des anciennes mœurs finlandaises. On se plaint de la cherté toujours croissante des denrées, et l’on continue à s’abandonner au torrent. Les nobles, les hauts fonctionnaires, donnent l’exemple, et la bourgeoisie les suit pas à pas, comme cela arrive partout. Les salons de l’aristocratie de Helsingfors sont aussi élégans que les plus beaux salons de Paris, et la société qui les fréquente, finlandaise de cœur, russe par circonstance, française par l’esprit et les manières, présente à l’étranger un curieux assemblage d’idées, de sympathies, de traditions anciennes, d’espérances nouvelles et de langues diverses. Dans la même soirée, on entendra raconter les contes populaires des bords du Tornéo, les anecdotes de la cour impériale et les dernières nouvelles de la France ; on vantera tour à tour un chant de M. de Lamartine, une ballade naïve de Finlande, les vers suédois de Tegner, ou les élégies russes de Mme la comtesse Rostopschin. Un officier arrivant d’une garnison lointaine parlera de l’aspect de la Sibérie ou des peuplades sauvages du Caucase ; une femme dira le voyage qu’elle a fait récemment en Italie ; une autre décrira avec enthousiasme les rives de la Néva, et tout ce mélange de faits, d’analyses, de récits cosmopolites, a vraiment un grand charme. Je ne connais qu’une seule question qu’on aborde difficilement dans ces causeries si vives et si diaprées, c’est la question politique, soit que les belles dames de Helsingfors ne se soucient point d’aventurer les graces de leur esprit dans les parages rocailleux où celles de Paris marchent d’un pied si léger, soit qu’elles craignent l’oreille de la police et de la censure.

Cette société est du reste très spirituelle, très éclairée, et pratique avec une amabilité parfaite les vertus hospitalières de ses ancêtres. L’hiver, les soirées et les bals la réunissent fréquemment ; l’été, elle émigre en partie pour la campagne. Ceux que leurs fonctions retiennent en ville se consolent de leur solitude par le mouvement continuel des bateaux à vapeur, par l’arrivée des étrangers qui viennent peupler la maison de bains ou les jolies villas des environs de Helsingfors. Une de ces villas mérite d’être saluée avec respect. Elle a été construite, il y a vingt ans, par une brave femme, qui y a établi un café, une table d’hôte, et qui s’est imposé l’obligation de nourrir gratuitement ceux de ses habitués qui viendraient à se trouver gênés dans leurs affaires. Après avoir payé leur pension pendant quelque temps, si un malheur de fortune s’appesantit sur eux, si leur bourse est vide et leur crédit épuisé, ils sont sûrs du moins de garder leur place à la table de leur bonne hôtesse ; ils viennent là comme de coutume, ont leur couvert mis comme par le passé, sont servis avec une politesse toujours égale, et je crois même que ceux qui ont l’habitude de fumer trouvent de temps en temps à côté de leur assiette un fin cigare de la Havane. On dit que l’excellente fondatrice de ce charitable restaurant ne s’enrichit point, le nombre de ses habitués gratuits augmentant toujours avec celui de ses abonnés payans ; mais de combien de vœux n’est-elle pas entourée chaque jour, et combien de regrets la suivront dans sa tombe !

À quelque distance des faubourgs de la ville est l’hospice des fous, magnifique édifice, construit tout récemment au milieu d’un grand parc, au bord de la mer. On y arrive en longeant le mur du cimetière, ce refuge de toutes les douleurs ; on y entre et l’on en sort par la chapelle ; pour invoquer en passant la miséricorde de Dieu ou le remercier à l’heure de la guérison. De tous côtés, on aperçoit une vaste perspective dont l’aspect seul doit distraire les regards de ceux qui souffrent. Ici apparaît la haute tour de l’église, qui s’élève au-dessus des maisons de la ville comme une pensée d’espoir ; là le golfe, où souvent la pauvre barque surprise par l’orage vacille et chavire, comme la raison humaine dans les orages du monde.

Deux médecins, dont l’un a visité avec soin les meilleurs hospices de France et ceux des principales villes de l’Europe, donnent leurs soins journaliers à cet établissement, sous la surveillance immédiate du directeur-général des institutions médicales de Finlande, M. Haartmann, qui a puissamment contribué à sa fondation. Il y a là soixante-trois fous, hommes et femmes, riches et pauvres, les uns payant eux-mêmes une pension, les autres envoyés dans cette maison par la pitié de leur paroisse. Pour une somme de 500, de 400, de 300 francs même, l’hospice les adopte ; mais, lorsqu’ils meurent, l’hospice partage leur héritage avec leurs enfans. Chacun d’eux occupe une jolie chambre, très propre, bien meublée. Quand le temps est beau, les uns se promènent en plein air, d’autres travaillent au jardin ; pour les jours de pluie, ils ont de larges corridors, une salle de jeu et un billard. Tout a été prévu avec une attention compatissante ; l’établissement est entretenu avec un soin admirable. En voyant cette maison élégante, ces salles fraîchement décorées, ces allées bordées d’arbres et de gazon, on oublie presque la misère dont elles sont l’asile ; et pourtant quelle misère ! La plupart des cas de folie enregistrés dans cet hospice sont produits par des chagrins de famille, par des habitudes d’ivrognerie, quelques-uns par l’exaltation religieuse, très peu par l’amour. J’ai vu là une malheureuse femme qui porte un nom français illustre, et que la mauvaise conduite de son mari, la perte de sa fortune, ont jetée dans cet asile de la douleur. Une autre, née dans une condition obscure, a perdu la raison en voyant la beauté de ses filles et en songeant aux dangers auxquels cette beauté les exposait. « Ah ! mes filles, s’écrie-t-elle sans cesse, mes chères filles, qui sont si pauvres et si belles ! » Et toutes les angoisses, tous les déchiremens, tous les amers regrets que l’amour peut produire dans leur cœur éclatent dans le cœur de la tendre mère. Une troisième, jeune encore, était entrée à l’hospice complètement folle ; un homme l’avait abandonnée après l’avoir séduite : elle est devenue mère, et le sentiment de la maternité lui a rendu la raison. Elle a quitté le monde abandonnée de ses amis, condamnée par les médecins ; elle va y rentrer avec le pâle enfant qui l’a guérie.

Dans une autre partie de l’édifice, on m’a montré un homme qui a eu une tragique histoire. Il occupait une place assez importante de juge dans un district de la Finlande ; il devint amoureux d’une jeune fille, et entretint avec elle des relations fatales. Un jour, la malheureuse fut traduite devant lui comme coupable d’infanticide. Le crime était avéré ; elle-même le reconnaissait, et le texte de la loi n’était que trop formel. Il signa la sentence d’une main défaillante, et tomba sur le parquet. Lorsqu’on le releva, il était fou. Dans la chambre voisine, un étudiant se balançait sur sa chaise, le visage pâle, l’œil hagard ; la débauche en avait fait un idiot. Plus loin, un pauvre prêtre de campagne murmurait d’une voix mélancolique des prières et des versets de la Bible. Les idées religieuses, les scrupules de conscience avaient renversé l’équilibre de son esprit.

Après avoir vu ces images vivantes de tant de misères, ces naufrages du cœur et de la raison, on a besoin de chercher au dehors, dans l’aspect salutaire de la nature, une distraction aux pénibles pensées qu’un tel tableau réveille dans l’esprit, et, ce jour-là, je m’en allais avec un nouveau charme errer le long des grèves de Helsingfors, comme si la captivité des malheureux que je venais de voir me rendait la liberté plus douce, comme si, au sortir de leurs cellules, l’azur du ciel était plus pur, les bois plus verts, l’espace plus large. Je ne connais pas d’ailleurs, après celle de Stockholm, une situation plus pittoresque et plus belle que celle de Helsingfors. Cette ville s’étend sur une vaste presqu’île, parsemée de collines agrestes et de frais vallons ; de tous côtés, la mer l’entoure comme une ceinture d’or et d’argent, émaillée de bois et de rocs de granit. Ici la côte sablonneuse s’abaisse jusqu’au niveau des flots, qui y jettent avec un doux murmure leurs dentelles d’écume, leurs franges de nacre et d’azur. Là elle est hérissée d’un rempart de pierres pyramidales, plus loin couronnée d’une forêt de sapins. Sur l’esplanade, sur le quai, sur les places est l’agitation, le mouvement continu du monde, des chevaux, et, à quelques centaines de pas, la solitude sauvage, l’horizon lointain, et nul autre bruit que le soupir des flots ou le gémissement de la rafale.

En face du port s’élève la puissante forteresse de Sveaborg, qui, avec ses sept îles garnies de bastions, traverse le golfe comme une barrière de fer, défend la côte et la ville, et ouvre une large rade aux bâtimens de guerre. Le comte Ehrenswerd, feld-maréchal de Suède, construisit cette forteresse et demanda qu’on y mît son tombeau. Pas un roi d’Égypte n’a eu une sépulture plus belle, et je ne connais pas une inscription funéraire plus imposante que celle-ci : « En ce lieu repose le comte Auguste Ehrenswerd, entouré de son œuvre, des remparts de Sveaborg et de la flotte militaire. » La première pierre de la citadelle fut posée en 1749 par le roi Frédéric, la dernière en 1758 par Gustave III. Ces deux dates sont gravées sur la pierre. Une autre inscription signale ainsi la situation de la forteresse : « Sveaborg, qui d’un côté touche à la mer et de l’autre au rivage, donne à ses sages souverains la domination de la terre et des flots. »

Après la conquête de Viborg et de l’Ingermanie par Pierre-le-Grand, cette forteresse était le dernier rempart de la Suède contre la Russie, le soutien de ses provinces finlandaises, le point de ralliement de ses troupes et de ses bâtimens de guerre. Au mois de mars 1808, elle fut assiégée par les Russes, et, deux mois après, l’amiral Cronstadt, qui la défendait, capitula avec sept mille cinq cents hommes de garnison, deux frégates, trois mille barils de poudre, dix mille cartouches, deux mille boulets et une prodigieuse quantité d’autres munitions de guerre et d’approvisionnemens de toutes sortes. Les Russes avaient à peine assez de troupes pour remplacer sur les bastions, dans les casernes, les milliers d’hommes qui défilèrent devant eux. On n’a jamais pu savoir le secret de cette capitulation sans exemple dans l’histoire moderne. L’amiral Cronstadt avait fait ses preuves en diverses circonstances, chacun le regardait comme un homme de courage et un officier expérimenté ; rien ne prouve qu’il ait été assez misérable pour trahir son pays et vendre son honneur à prix d’argent. On ne peut croire non plus que, soutenu comme il l’était par un corps nombreux, maître d’une citadelle, pourvu abondamment de tout ce qui était nécessaire à sa défense, il ait pu se laisser effrayer par l’aspect d’une armée campée sur la côte et moins forte que la sienne. L’évènement qui détermina la reddition entière de la Finlande à la Russie est un problème dont personne n’a pu donner encore la solution. En quittant la forteresse, l’amiral, qui d’abord avait manifesté le désir de se rendre en Suède pour expliquer au roi les motifs de sa conduite, renonça à ce projet, qui, à vrai dire, n’était pas pour lui sans danger, et se retira à Helsingfors. Là, il abdiqua tout emploi, s’éloigna de ses anciennes relations, s’isola complètement du monde, et mourut quelques années après. Un fonctionnaire finlandais qui l’avait particulièrement connu m’a assuré qu’il était mort de chagrin.

Chaque jour, un bateau à vapeur fait plusieurs fois le trajet de Helsingfors à Sveaborg, et porte les passagers jusqu’au pied de la forteresse. Si l’on pénètre dans l’enceinte, on ne rencontre que des forçats traînant leur chaîne et des soldats. Si l’on fait mine de s’arrêter en face d’une inscription ou de vouloir franchir le seuil d’une porte, un factionnaire, le sabre sur la hanche et le fusil au bras, vous adresse aussitôt un énergique commandement qui coupe court aux velléités de causerie et d’exploration.

Sur les rives du golfe, sur les bords des baies, qui se découpent et fuient de tous côtés, il y a une quantité de ravissantes maisons de campagne et de sites admirables. Le dernier qu’on vient de voir est celui qu’on proclame le plus beau ; on traverse un bras de mer, on gravit une colline, et on en voit un plus beau encore. C’est comme un pays de fées, un pays trop ignoré, auquel on pensera souvent quand on en aura connu la douce et mélancolique beauté. Pour moi, je me souviendrai toujours des forêts de Standsvik, des coteaux, solitaires de Mailand, des verts jardins de Traëskenda, des frais horizons de Lemmsœholm.

Quand j’arrivai à Helsingfors, toute la ville était en mouvement : on attendait le prince héréditaire, et on lui préparait une réception pompeuse. L’architecte impérial et les ouvriers transformaient en salon de bal la grande salle de l’hôtel des voyageurs ; les cuisiniers des riches familles avaient été mis en réquisition pour préparer le souper. Dans tous les salons, on n’entendait parler que de gaze et de dentelles ; chez les marchands, on étalait les pièces de soie de Lyon et les velours d’Allemagne. Le printemps seul, le paresseux printemps du Nord, auquel on demandait des fleurs et des fruits, faisait la sourde oreille et continuait lentement sa marche habituelle.

Les salves d’artillerie retentirent enfin sur les remparts de Sveaborg. Le grand-duc arriva sur un magnifique bateau à vapeur. Il alla d’abord à l’église, selon l’usage des souverains russes. Il visita le sénat, l’université, dont il est le curateur, et les établissemens de bienfaisance ; puis, le soir, il parut au bal, préparé depuis tant de jours. C’est un grand et beau jeune homme, d’une figure douce et intéressante. Dans le rapide entretien qu’il a bien voulu me faire l’honneur de m’accorder, il a parlé avec une grande justesse d’esprit de quelques pays étrangers, et avec une vive sympathie de ce beau pays de Finlande qu’il venait voir pour la première fois, et dont l’aspect le charmait. Il était accompagné du prince de Mentschikoff, gouverneur-général de la province, amiral de l’empire, l’un des hommes les plus spirituels et les plus instruits qui existent parmi les hauts fonctionnaires russes. À chaque instant, le grand-duc se tournait vers lui, et semblait le consulter avec la déférence d’un élève modeste qui interroge son maître. Le lendemain au soir il partit, après un autre bal, accompagné d’une foule d’étudians, de bourgeois, d’ouvriers, qui faisaient retentir l’air de leurs acclamations, et d’une quantité de femmes qui se précipitaient vers le rivage avec leurs robes de gaze et leurs guirlandes de fleurs. Si l’atmosphère de la cour et l’exercice du pouvoir n’altèrent pas son heureuse nature, le grand-duc promet à la Russie un souverain d’un noble caractère et d’une rare douceur. Hélas ! la France avait aussi un prince jeune, doué des plus belles qualités, de l’instruction la plus sérieuse, et respecté de tous ceux qui l’ont connu. Celui-là avait déjà fait ses preuves d’honneur et de courage ; celui-là avait vécu d’une vie d’études et d’expérience, d’une vie toute pleine de nobles pensées et de douces affections, Nous aimions à le voir s’élever au-dessus de nous, nous les hommes de son âge ; nous parlions de ses vertus avec orgueil et de son règne futur avec espoir. La mort nous l’a enlevé, et quand on a appris la nouvelle de cette affreuse catastrophe, qui a troublé l’Europe entière, et quand j’ai revu dans l’éclat de sa force et de sa jeunesse, le prince héréditaire de Russie, j’ai pensé à celui qui était naguère encore notre prince héréditaire, à ceux que sa mort livre à des regrets éternels, et j’ai détourné la tête avec douleur.

III.

L’industrie des bateaux à vapeur a pris depuis quelques années un grand accroissement dans le Nord, et nulle contrée ne doit mieux en apprécier les avantages que ces lointaines provinces de la Finlande et de la Scandinavie, isolées à l’extrémité de l’Europe, séparées l’une de l’autre par des bras de mer et des golfes, enfermées pendant plusieurs mois dans une barrière de glace. Le bateau à vapeur est le magicien béni qui abrége les milliers de werstes, qui rapproche l’une de l’autre ces peuplades dispersées sur un espace immense, qui apporte en quelques jours, comme par miracle, les richesses d’une autre terre, les fleurs du midi. Dans ce pays de rochers, de montagnes coupées par tant de fleuves, le chemin de fer est impossible, c’est le bateau à vapeur qui le remplace. Plusieurs bateaux à vapeur passent chaque semaine à Helsingfors, les uns allant à Stockholm, d’autres à Revel et à Pétersbourg. Ce sont de grands et beaux bâtimens construits en Angleterre ou en Amérique, et ornés avec luxe. Leur nom aristocratique annonce à la fois leur caractère imposant et les habitudes du pays auquel ils appartiennent ; l’un s’appelle le Grand-Duc, l’autre le Prince Mentschikoff ; un troisième, beaucoup plus faible et plus modeste, porte tout simplement sur sa poupe le nom de Helsingfors. Il s’en va de ville en ville, le long des côtes, et, si le vent et le courant ont quelque complaisance pour sa petite machine, il s’avance jusqu’à Viborg. Le 3 juin, j’allai m’embarquer sur ce bateau, et j’en parle avec reconnaissance, car il m’a fait faire un doux et heureux trajet. Rien de plus frais, de plus riant à voir, par un beau jour d’été, que les rives du golfe de Finlande, à partir d’Helsingfors. En longeant les côtes, on navigue sans cesse entre des bois et des collines dont les contours, les formes, les couleurs, varient à chaque instant. Ici c’est une île arrondie et couverte de sapins, posée comme une corbeille de verdure au milieu des eaux ; là c’est une longue vallée ombragée par les bouleaux aux branches pendantes comme celles des saules et parsemée d’habitations ; plus loin, on rencontre les chaînes de rocs, les pyramides de granit rouge et veiné où l’on a taillé la colonne d’Alexandre et le piédestal de la statue de Pierre-le-Grand. Parfois la mer, coupée par des îles parallèles, apparaît de loin comme un fleuve plus large que le Rhône, plus pittoresque que le Rhin ; puis elle s’étend ; elle s’élargit de nouveau, et l’on n’entrevoit plus qu’à l’horizon lointain la grève noyée dans une brume d’azur. Bientôt cependant on rentre dans un vaste archipel, et, à voir ces forêts nouvellement reverdies, ces rameaux de pins et de sapins, d’aunes et de bouleaux avec leurs diverses nuances, ces promontoires effrangés par les vagues, ces baies mystérieuses qui s’enfuient dans l’ombre, on dirait un parc immense sillonné par des rivières, traversé par des lacs. Un vent léger plissait comme une dentelle d’argent la surface des flots, un ciel sans tache s’étendait sur nos têtes, et la mer reflétait tour à tour dans son sein les rayons du soleil, la pourpre des rochers, la verdure des bois.

Six heures après notre départ, nous arrivions à Borgo, pauvre petite ville dont les maisons chétives, les rues tortueuses et obscures, faisaient un singulier contraste avec l’éblouissant spectacle que nous venions d’avoir sous les yeux. Borgo est cependant le siége d’un évêché, et c’est là que demeure Runeberg, le poète chéri de la Finlande. Heureusement la nature qu’il aime et qu’il chante avec un rare talent n’est pas loin de lui : il n’a qu’à faire quelques pas hors de sa sombre cité, et il retrouve cette nature sérieuse et belle, et elle lui parle le doux langage qu’il traduit en vers harmonieux. Le lendemain, nous entrions dans la ville de Louisa, qui méritait vraiment de porter un nom de femme, car elle est riante et gracieuse. Une de ses rues descend jusqu’au bord de la mer, d’autres s’élèvent en amphithéâtre sur les flancs d’une colline ; son origine ne remonte pas au-delà d’un siècle ; elle a la fraîcheur et la gaieté de la jeunesse.

Le Helsingfors, qui nous conduisait ainsi de station en station, est bien le bateau le plus complaisant que l’on puisse voir ; ses heures de départ et de halte ne lui sont guère prescrites que pour la forme. C’est un philosophe qui ne se soucie point de se donner des fatigues inutiles ; il ne court pas, il se promène d’île en île, comme un heureux mortel qui aime à respirer l’air frais et à contempler la belle nature. S’il y a un passager en retard, il l’attend ; si un pêcheur errant sur le golfe invoque son obligeance, il lui jette une corde et le remorque bénévolement. Grace à ces caprices du bateau, au lieu d’arriver à Frederickshamn à cinq heures, selon les promesses du programme, il était près de minuit quand nous vîmes poindre la flèche de son clocher.

Un rempart construit d’après le système de Vauban entoure depuis un siècle cette ville ; il faut qu’il soit bâti sur un plan bien défectueux et dans une situation bien mauvaise, pour que la Russie le laisse tomber en ruines, car dans ce pays, partout où il se trouve une île, un roc qui puisse défendre un coin de terre, on peut être sûr qu’il y a là un bastion ou des soldats. En venant de la puissante forteresse de Sveaborg, nous avons vu sur notre route une citadelle à Svarhtolm, une autre à quelques lieues plus loin, à l’endroit où, il y a soixante ans, Gustave III remporta une victoire navale sur les Russes, une autre encore à six werstes de Viborg.

Frederikshamn était autrefois la résidence du gouverneur de la province ; une tour massive, bâtie au milieu d’une place, la dominait, et toutes les rues aboutissaient au pied de cette tour comme les rayons d’une roue. C’est là que fut signé, le 5 septembre 1809, le traité de paix qui sanctionnait la conquête de la Finlande par la Russie. Un incendie a ravagé, il y a quelques années, les rues construites sous les auspices d’un roi de Suède, et la maison où les plénipotentiaires d’un de ses successeurs abandonnaient au descendant des tzars le pays tant de fois envié et envahi par les Russes ; le traité seul est resté, et Dieu sait quel incendie il faudrait pour l’anéantir ! Ce n’était cependant pas, je l’avoue à ma honte, un souvenir historique, ni un sentiment poétique qui m’attirait à minuit avec mes compagnons de voyage dans cette ville ; c’était simplement le désir d’obtenir un morceau de pain, car le restaurateur du Helsingfors, persuadé que nous irions, selon la coutume admise à bord du bateau, dîner de côté et d’autre, n’avait pour toute provision que du thé et de l’eau-de-vie, la denrée obligée des équipages de mer. Les bons habitans de Frederikshamn dormaient déjà depuis trois heures d’un profond sommeil ; pas une porte ouverte, pas un léger nuage de fumée au-dessus d’un toit. Le garde de nuit, sa hallebarde à la main, s’en allait seul de long en large, criant l’heure à tue-tête, et ne sachant trop que penser de notre invasion nocturne. Peut-être aurions-nous été fort mal reçus par cette vigilante sentinelle préposée au repos du bourgmestre et des citoyens, si nous n’avions eu avec nous un officier finlandais, dont on voyait briller au clair de la lune les épaulettes d’argent. L’épaulette est, dans les domaines de l’empire russe, le symbole du pouvoir ; tout le monde la redoute et la respecte. Le garde de nuit s’interrompit dans son refrain en nous voyant passer, et salua militairement comme un homme qui sait sa consigne. Ce fut l’officier qui se chargea de nous héberger ; il frappa à la porte d’une petite maison en bois, décorée du nom d’hôtel. Une vieille femme mit sa tête échevelée à la fenêtre, murmura d’une voix aigre quelques paroles fort peu courtoises, puis disparut, et tout retomba dans le silence. Pendant ce temps, nous regardions les rues, où pas une ame ne remuait, et les étoiles, qui avaient l’air de se moquer de nous. Au bout d’un quart d’heure, l’officier, se croyant méconnu, frappa de nouveau d’une main impérieuse ; alors la vieille femme vint elle-même nous ouvrir la porte dans un costume que je n’essaierai pas de décrire. Elle nous fit passer par une chambre où toute une famille dormait dans quatre couchettes voisines l’une de l’autre, et nous conduisit dans une petite salle sombre où elle avait eu déjà la sage précaution de déposer une lumière, ce qui nous empêcha de fouler le corps d’un enfant étendu sur une botte de paille, et de nous heurter contre un large bahut qui barrait à moitié le passage. Nous nous assîmes en silence sur un banc rustique, pour ne pas troubler le repos des pauvres gens, qui en avaient probablement grand besoin. La digne hôtesse ouvrait son armoire, rôdait d’un pied léger dans la cuisine ; l’aspect magique des épaulettes lui avait donné l’activité de la jeunesse. Après ces nombreuses tournées, elle revint, rapportant des galettes de pain d’orge, du beurre qui était excellent, et quelques verres de lait. Les ressources de l’hôtel n’allaient pas plus loin, et, pour des lits, il ne fallait pas y songer. Toutes les couvertures de la maison et une partie de la paille de la grange étaient déjà occupées. D’ailleurs, nous nous serions fait un scrupule de tenir plus long-temps sur pied notre bonne vieille femme ; nous la remerciâmes donc très cordialement de son hospitalité patriarcale, en appuyant nos remerciemens de quelques roubles, et nous retournâmes à bord.

Le bateau n’avait pour tout meuble que quatre bancs en bois et un pliant ; les quatre bancs et le pont furent en un instant occupés par mes compagnons de voyage. Le capitaine était assis sur le pliant comme un pacha sur son tapis. Par bonheur, la chaloupe suspendue à l’arrière du bateau restait vide ; elle n’avait rapporté que quelques flots d’eau salée à la suite de ses excursions. J’y jetai mon manteau, et, tout seul à l’écart dans mon lit aérien, je m’endormis bercé comme une mouette, par la brise de la nuit, en dépit d’une nuée de cousins. Le jour suivant, nous continuâmes notre route à travers une large mer dont on ne distinguait plus que de loin en loin les côtes vaporeuses. Rien ne ralentissait plus notre voyage. À quatre heures de l’après-midi, nous arrivions dans le port de Viborg, un beau et large port formé par deux grandes îles qui coupent la mer comme deux jetées. Il y a là une centaine de maisons occupées par des marchands, des ouvriers, des aubergistes, et une immense quantité de planches et de poutres qui, dans quelques mois d’ici, couvriront peut-être les murailles d’une ville portugaise ou d’un palais de Cadix ; car la Finlande expédie ses bois jusque dans les contrées les plus reculées de l’Europe.

La ville est à douze werstes du port, au fond d’une large baie dont elle couvre le rivage avec ses vieux remparts et ses deux faubourgs. Son château, ravagé par un incendie, tombe aujourd’hui en ruines ; il fut construit en 1293 par le valeureux Torkel Knudtzon, l’un des hommes les plus illustres dont les annales de la Suède aient gardé le souvenir ; les remparts datent du XVe siècle. Viborg était alors l’une des cités les plus importantes de la Finlande, le siége d’un évêché, le chef-lieu d’un des trois grands districts du pays. À différentes époques, elle fut attaquée par les Russes, et leur résista plusieurs fois vaillamment. En 1710, Pierre-le-Grand en fit le siége et s’en empara après quelques semaines d’une lutte opiniâtre. En 1721, le traité de Nystad lui en concéda la possession définitive avec celle des terres environnantes. En 1743, le traité d’Abo élargit encore cette première conquête.

Pendant un siècle, les districts désignés sous le nom d’ancienne Finlande (gamla Finland) furent soumis aux mêmes règlemens, à la même administration que les autres provinces russes. Après la conquête entière de la Finlande, un ukase impérial les a réunis au pays dont ils avaient été disjoints, et leur a accordé les mêmes priviléges. Viborg est aujourd’hui le chef-lieu d’un gouvernement et le siége d’une cour suprême de justice. On y compte trois mille habitans et plusieurs milliers d’hommes de garnison. La Russie ne l’a pas régi si long-temps sans y marquer fortement son empreinte. Cette ville a plus que toutes les autres cités de Finlande, y compris même Helsingfors, l’aspect d’une ville russe. Vous traversez une place, et vous arrivez à une caserne ; vous tournez un coin de rue, et vous voyez un corps-de-garde ; vous allez un peu plus loin, encore une caserne ou un bastion ; partout les officiers revêtus du matin au soir de l’uniforme, et partout des soldats. Le clairon sonne à chaque heure, le tambour bat de tous côtés ; c’est une compagnie de cosaques du Don qui monte à cheval, un bataillon d’infanterie qui va à la parade, un corps d’ingénieurs qui fait l’exercice, une escouade de gendarmes qui manœuvre. Nous sommes pourtant en pleine paix.

La population bourgeoise se compose de quatre races distinctes : les Finlandais, qui les premiers ont occupé cette province ; les Suédois, qui l’ont conquise ; les Allemands, qui sont venus à diverses époques s’y établir, et enfin les Russes, qui dominent le tout. Chacune de ces peuplades a son église à part, ses prêtres et ses usages particuliers. Par complaisance l’une pour l’autre, et quelquefois par nécessité, elles essaient de parler tour à tour les quatre langues admises dans la vie publique et privée de Viborg, et il en résulte une incroyable cacophonie de dialectes et d’accens. Chaque idiome, jeté ainsi à force de barbarismes dans la circulation, a pourtant son domaine à part, et, s’il voulait rester dans ses limites, il ne serait pas trop maltraité. La langue suédoise est la langue judiciaire et administrative ; la langue russe est celle des soldats ; l’allemand est employé surtout par les négocians, le finlandais par les gens du peuple et les domestiques.

La science et les études sont représentées à Viborg par les professeurs du gymnase, qui possèdent une bibliothèque de quelques milliers de volumes ; l’art et la littérature, par des musiciens et des comédiens qui, en faisant le trajet de Pétersbourg, daignent accorder leurs instrumens ou chausser le cothurne pour les habitans de Viborg.

Le jour de mon arrivée dans cette ville, j’eus le bonheur d’assister à une de ces représentations extraordinaires que de temps à autre la fortune procure aux dignes habitans de Viborg, pour maintenir dans leur esprit le goût des belles choses. À voir du dehors la salle de spectacle, on l’eût prise pour l’état-major de la place. Tous les gradins étaient garnis d’officiers et de soldats ; c’était un soldat qui recevait les billets, un soldat qui faisait le métier d’ouvreuse de loges, un autre circulait le long des couloirs pour saluer les officiers à leur passage, afin qu’ils trouvassent jusque dans le sanctuaire des Muses le tribut d’honneur qui leur est dû.

Quatre quinquets éclairaient la rampe, un piano flanqué d’une basse et d’un violon servait d’orchestre, et une toile, représentant trois évêques la mitre en tête, formait le fond inamovible de toutes les décorations. Pourquoi ces évêques étaient-ils là ? c’est ce que je n’ai pu comprendre. Probablement la toile sur laquelle ils avaient été peints pour figurer dans quelque tragédie chrétienne était la seule qui pût fermer convenablement la perspective du théâtre, et les vénérables prélats se trouvaient ainsi condamnés à assister en effigie à la comédie, au drame, à l’opéra, au vaudeville, car on jouait tout cela sur le théâtre de Viborg, et tout cela dans une même soirée. Voici le programme de la représentation à laquelle j’ai assisté, copié fidèlement sur l’affiche : 1o une grande scène de l’opéra de Tancrède, 2o deux scènes du Don Carlos de Schiller, 3o un grand air du Mariage de Figaro, 4o une petite comédie de Saphir, 5o une comédie en un acte de Kotzebue, 6o une scène de Sargines, opéra de Paer, 7o la scène du serment dans la Norma ; de plus, en guise de ballet, la cachucha, dansée par Mlle Rothmeyer. C’était une seule et même famille, une famille composée de quatre individus, qui donnait ainsi au public, moyennant 1 fr. 50 cent. par personne, cet échantillon de tant de chefs-d’œuvre. Le père jouait dans la comédie les grands seigneurs, les vieillards, et dans l’opéra faisait tour à tour la basse et le ténor ; la mère figurait tantôt comme duègne et tantôt comme grande coquette. Les jeunes filles représentaient dans la même soirée des chevaliers, des princesses, des héros, des prêtresses majestueuses et des amantes éplorées. À la fin de la dernière pièce, tous les acteurs furent rappelés l’un après l’autre ; heureusement ils n’étaient que quatre. Mlle Rothmeyer mit la main sur son cœur et adressa au public un petit discours qui n’était pas annoncé sur le programme, et qui mit le comble à l’exaltation du public. Son père, qui parut ensuite, promit de revenir l’hiver prochain et de prendre des mesures pour que le théâtre fut chauffé. Les spectateurs se retirèrent en bénissant cette heureuse perspective.

Le district de Viborg s’étend jusqu’à la frontière russe à huit lieues environ de Pétersbourg. Ses habitans jouissent en général d’une plus grande aisance que ceux des autres provinces de la Finlande ; il est rare qu’ils soient obligés d’avoir recours au pain d’écorce de bouleau, comme cela arrive assez fréquemment aux pauvres gens de l’intérieur du pays. Un grand nombre d’entre eux vivent du produit de la chasse et de la pêche, d’autres naviguent pour le commerce sur les bâtimens de Finlande. Ils ne gagnent pas plus de 12 à 15 francs par mois ; c’est assez pour satisfaire à leurs modestes besoins. D’autres, plus ambitieux, s’engagent sur les navires anglais, où on les accueille avec empressement, car ce sont d’excellens marins. Ils reçoivent là 60 à 70 francs par mois, et s’en reviennent quelques années après riches de leurs économies. Beaucoup d’entre eux sont rangés dans la classe des torpars ou fermiers. Le torpar cultive pour son propre compte une certaine étendue de terrain, et paie son propriétaire en journées de travail, quelquefois deux, quelquefois trois par semaine ; quelquefois encore il s’engage à faire pour son maître un ou deux voyages par an à Pétersbourg ou à Viborg. C’est une espèce de servage volontaire réglé par un bail, un servage assez pénible, si l’on pense que le torpar est souvent obligé de quitter son champ dans les momens les plus importans et de s’en aller lui-même, à cinq ou six lieues de distance, se mettre à la disposition de son propriétaire ; mais le Finlandais est doué du caractère le plus patient et le plus résigné. Nul autre peuple n’accomplit comme celui-ci la sentence de la Bible : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Il travaille sans murmurer, et souffre sans se plaindre. Tel je l’ai vu, il y a trois ans, dans les sombres provinces du Nord, tel je le retrouve ici sur ces côtes méridionales, et je l’observe avec un profond sentiment d’intérêt et de sympathie.

Malgré le mélange de races établi dans la province de Viborg par la conquête et les colonisations du commerce, la tribu finlandaise a encore conservé plusieurs de ses anciens usages. On rencontre encore çà et là des familles nombreuses qui depuis plusieurs générations forment un petit monde à part, cultivent les mêmes champs, vivent de la même vie, et ne s’allient à aucune famille étrangère. Un des vieillards de la tribu a sur elle un ascendant patriarcal ; il ordonne et il conseille, il apaise les différends et condamne les coupables. Sa parole est aimée et respectée comme celle d’un père, et son jugement a plus d’autorité que celui d’un tribunal. À voir une de ces honnêtes familles réunie dans l’enceinte de ses domaines, prenant part aux mêmes travaux et s’associant aux mêmes fêtes, on dirait une institution de frères moraves, moins les rigueurs d’une loi systématique et la contrainte d’un devoir journalier. Tout est ici amour, union, confiance ; tous les membres de cette communauté sont attachés l’un à l’autre par les souvenirs d’une affection héréditaire, par les liens du sang. Celui qui les dirige est leur parent à tous, leur père, et leur aïeul, leur Nestor par l’âge, leur Mentor par l’expérience, leur maître par un sentiment réciproque de confiance et de tendresse. L’intérêt et l’orgueil ont amené la révolte dans le sanctuaire de ces pieuses associations. De jour en jour leurs liens se relâchent et se brisent. Un vieux proverbe finlandais dit : « Mieux vaut une bonne guerre qu’une mauvaise paix ; » quand les membres de l’ancienne communauté sentent que les fondemens de la concorde générale sont ébranlés, ils se retirent et s’en vont chercher ailleurs une autre demeure. Bientôt il ne restera plus de ces touchantes réunions de famille qu’une image voilée et un souvenir lointain.

Les cérémonies usitées autrefois dans les fiançailles et le mariage subsistent encore dans la plupart des paroisses. Quand un jeune homme veut se marier, il choisit parmi ses parens ou parmi les paysans les plus expérimentés du village un orateur chargé de formuler sa demande. Tous les deux s’en vont devant la maison de celle dont ils veulent solliciter la main ; les parens de la jeune fille, prévenus de leur visite, les amis et les voisins, sont réunis dans une même salle. L’orateur prend la parole, il énumère en termes pompeux les qualités, les mérites du prétendant, tout ce qu’il possède déjà et tout ce qu’il possédera un jour. Quand il a fini sa harangue, son client s’avance et offre des présens aux plus proches parens de la jeune fille, un anneau, à celui-ci, une ceinture à celui-là, quelques pièces d’argent au père et à la mère. Si ces présens sont acceptés, il est admis comme fiancé, et il a la permission d’aller dans la chambre voisine chercher sa future épouse, qui, pendant ce temps, est restée seule à l’écart. Les fiançailles se célèbrent ordinairement dans le cimetière : est-ce une idée philosophique qui amène là le jeune couple ? est-ce une pensée religieuse ? Les deux fiancés, en échangeant leur anneau sur la demeure des morts, doivent-ils abaisser leurs regards vers la terre et se dire que là est le terme de toutes les joies humaines, ou les élever vers le ciel et songer à ces régions éternelles où ceux qui se sont aimés dans ce monde se réunissent un jour pour ne plus se quitter ?

Quand cette première cérémonie est accomplie, la fiancée s’en va avec une femme, qui est son interprète, faire une tournée dans la paroisse. L’orateur féminin prend la parole et appelle la sympathie de ses auditeurs sur celle qui bientôt quittera son heureuse vie de jeune fille pour se dévouer aux soucis, aux anxiétés d’épouse et de mère, et chacun alors lui apporte son offrande. Celui-ci lui donne de la laine pour tisser ses vêtemens, cet autre quelques ustensiles de ménage, ou du linge, ou une pièce d’argenterie. C’est là le complément de sa dot, l’humble trésor qu’elle recueille avec joie et reconnaissance, car à chacun de ces modestes présens est attaché un vœu du cœur, un sentiment d’affection. Les jeunes filles riches font aussi cette collecte nuptiale ; si elles n’ont pas besoin des dons qui leur sont offerts, elles aiment pourtant à placer autour d’elles, dans leur nouvelle demeure, ces dîmes volontaires de l’amitié, comme des égides protectrices ou des amulettes.

Les noces se célèbrent avec une grande pompe. Tous les parens et amis y sont invités à plusieurs lieues à la ronde. La mariée apparaît au milieu des convives avec une couronne dorée qui ne lui appartient pas ; elle l’emprunte le matin et la rend le soir. N’est-ce pas un touchant et mélancolique symbole du bonheur qui brille aujourd’hui sur un front riant et demain répand ses lueurs célestes sur un autre visage ? À la fin du dîner, la mariée s’avance comme une walkyrie des temps anciens, et verse elle-même la bière à tous les convives ; puis on lui fait encore de nouveaux présens pour la remercier de son hospitalité, et elle quitte la maison de ses parens pour entrer dans celle de son époux.

Dans quelques paroisses, on croit que les morts s’éveillent de leur long sommeil trois fois par an, aux grandes fêtes qu’ils sanctifiaient pendant leur vie au sein de leur famille, à Noël, à Pâques et à la Saint-Jean. Ces jours-là, leurs proches parens déposent sur leur tombe des jattes de lait, des pâtés de poisson vulgairement appelés dans le pays pirogues, afin qu’en soulevant la terre qui couvre leur cercueil, ils retrouvent un souvenir des fêtes qui les réjouissaient et des êtres aimés qui les célébraient avec eux.

Après avoir vu et revu les casernes de Viborg, visité son église grecque pleine d’images et de dorures, parcouru ses environs, qui sont très beaux et très pittoresques, causé tour à tour avec le fonctionnaire et le marchand, l’officier et le bourgeois, il fallait cependant songer à continuer ma route vers Pétersbourg, et ce n’était pas un petit problème. L’unique diligence qui existait ici il y a quelques années a cessé ses voyages, et l’on invoque en vain le secours d’un bateau à vapeur ; il n’y en a point. Force me fut d’avoir recours aux charrettes de paysan, et de me livrer aux misères d’une route qui jouit dans toute la Finlande d’une juste célébrité. Par bonheur, j’avais rencontré un jeune négociant de Lyon d’un esprit cultivé, d’une humeur gaie et confiante, qui se proposait de faire le même trajet, et je me joignis à lui avec joie. À une si longue distance du sol natal, au milieu d’une peuplade étrangère, il est si doux de retrouver l’harmonie de la langue maternelle, de serrer la main d’un compatriote, d’entendre parler de la France avec amour et expansion !

Nous voilà donc tous deux montant sur une charrette découverte, à quatre roues, et nous asseyant qui de ci, qui de là, sur nos malles et nos valises, le corps sans appui, les jambes pendantes, très occupés de nous tenir en équilibre sur notre siége vacillant, et demandant au ciel d’arriver autant que possible sains et saufs à Pétersbourg. Si Scarron nous eût vus sur notre tombereau, avec nos cartons à chapeau d’un côté, nos sacs de nuit de l’autre, nos oscillations à chaque cahot, il eût ajouté un chapitre de plus à son Roman comique. Tout alla bien cependant sur un espace de quelques milles. Les voitures étaient assez larges, les postillons honnêtes et complaisans, la contrée pittoresque. Nous étions partis le soir, et nous jouissions avec bonheur d’une de ces belles nuits, ou plutôt d’un de ces charmans demi jours qui pendant l’été répandent sur les paysages du Nord tant de teintes si douces d’ombre et de lumière. Nous nous en allions sur notre rude siége, tantôt contemplant en silence, à travers le feuillage des arbres, les teintes de pourpre de l’horizon que le soleil n’abandonnait que pour un instant, tantôt nous rappelant l’un à l’autre avec enthousiasme les plus beaux sites de notre pays, et évoquant dans nos causeries, au milieu des profondes forêts de la Finlande, les rians aspects de nos vallées et de nos montagnes.

Notre joie fut bientôt amèrement troublée par l’aspect des nouvelles stations où nous changions de chevaux et de voitures. À la place des larges charrettes que nous avions trouvées aux environs de Viborg, voici des tombereaux où nous ne parvenons à nous asseoir qu’en nous pelotonnant sur notre coffre, le menton sur nos genoux. À la place de nos bons et officieux postillons de Finlande, voici des paysans qui appartiennent à je ne sais quelle race, et qu’on prendrait pour des sauvages ; la civilisation n’a encore rien fait pour ces hommes-là ; le rasoir n’a point attenté à leurs barbes, les ciseaux du coiffeur n’ont jamais touché leurs longs cheveux semblables à une quenouille d’étoupes ; le tailleur ne s’occupe pas de leur vêtement. Ils ne portent qu’une grande paire de bottes et une chemise nouée sur les flancs par une ceinture de couleur ; quelques-uns mettent une veste ronde en toile sur cette chemise, mais il nous a paru qu’en général ils regardaient ce surcroît de vêtement comme un luxe fort inutile. Les maisons où nous nous arrêtons exhalent une odeur fétide. À sept heures du matin, nous en apercevons une dont l’aspect extérieur nous séduit. Nous entrons dans le corridor ; il est occupé par quatre paysans étendus tout de leur long sur le plancher. Dans la chambre voisine, une femme est couchée à moitié nue sur la couverture de son lit ; nous voulons nous asseoir, et toutes les chaises sont couvertes d’une si épaisse poussière, que nous ne savons comment les prendre. Notre intention en entrant là était de demander une tasse de lait : il ne fallait que jeter un coup d’œil sur les pièces de vaisselle ébréchées et dispersées de côté et d’autre pour oublier aussitôt la soif la plus impérieuse.

Quant à la route où notre postillon nous conduisait, comment la décrire ? Dans quelle langue, dans quel dictionnaire trouver des mots assez caractéristiques pour représenter ces lambeaux de pavés interrompus par des crevasses, coupés par des ornières, ces amas de pierres jetées pêle-mêle, ces bonds impétueux de notre charrette et ces vacillemens perpétuels ? Le meilleur carrossier de Paris n’inventerait pas, avec toute son habileté, des ressorts assez flexibles pour rendre supportables les secousses d’un landau dans cet atroce trajet. Que l’on juge de ce qu’on doit souffrir dans un tombereau posé sur deux brancards ! À chaque instant nous étions obligés de nous cramponner aux lambris de notre équipage pour ne pas rouler dans une ornière, ou d’étendre les deux mains sur notre bagage de voyageur pour l’empêcher de se perdre en pleine campagne. Après une demi-heure de marche, ou pour mieux dire de navigation orageuse sur ces rocs et ces écueils, le cadenas d’une de nos malles avait éclaté en morceaux, une de nos valises s’était brisée, un de nos sacs de nuit était déchiré, un carton à chapeau s’en allait en lambeaux. En arrivant à Pétersbourg, tout ce que nous avions emballé avec une rare dextérité de voyageurs était renversé, froissé, couvert de boue et de poussière.

Quelques paysans de cette province, qui croient que les morts peuvent, à certaines époques, visiter leur maison, et qui n’ont nulle envie de les revoir, placent le cercueil qu’ils conduisent au cimetière sur la charrette la plus rude et la font passer par les cahots les plus violens, afin que, dans leur fosse, les pauvres morts se souviennent des fatigues de cette route cruelle et ne soient pas tentés d’y remettre le pied. Il me semble que les chemins et les chariots de poste de Viborg ont été faits en vue des étrangers avec la même intention, et ceux qui ont eu cette idée ont parfaitement atteint leur but. Je suis bien sûr qu’à moins d’y être absolument forcé, pas un voyageur qui aura connu par expérience les duretés de ce chemin de Viborg ne les affrontera.

À huit lieues environ de Pétersbourg, notre cocher arrêta ses chevaux au pied d’une large barrière en bois qui traverse la route, ôta respectueusement son chapeau, et entra avec une profonde humilité dans une maison gardée par des factionnaires. Nous étions à la frontière russe, et cette maison était la douane. La Finlande est pourtant incorporée à la Russie depuis plus de trente ans. Probablement on ne se fie pas encore assez à son contrôle, à ses lumières, pour lui abandonner le soin de visiter et de juger les voyageurs qui arrivent dans la capitale de l’empire. Du gouvernement de Viborg, conquis par Pierre-le-Grand, on entre dans celui de Pétersbourg comme dans une contrée étrangère.

Deux hommes vinrent prendre nos malles et les visitèrent avec un soin minutieux. Les livres surtout attirèrent leur attention ; j’avais eu la précaution de renvoyer à Stockholm tous les ouvrages d’histoire ou de littérature que j’avais recueillis pendant mon séjour en Finlande ; il ne me restait qu’un dictionnaire russe et un roman russe de Sagoskin ; un employé supérieur prit ces ouvrages, les feuilleta en tous sens pour s’assurer qu’ils ne renfermaient pas quelque supercherie, et les montra à un de ses collègues pour se mettre à l’abri de tout soupçon. Après cette double inquisition, mes innocens livres russes me furent rendus ; mais une malheureuse feuille égarée d’un journal français allongea la visite d’une bonne demi-heure. Les employés reprirent l’un après l’autre mes effets pour voir s’il ne s’y trouvait pas encore quelque fragment de ces feuilles funestes, et comme, grace à Dieu, je n’en avais nullement fait provision, on nous congédia très civilement ; nous regagnâmes aussitôt notre voiture.

Après les employés de la douane, c’était le tour du maître de poste ; il vint nous demander à voir notre podoroshna. Le podoroshna est le titre officiel en vertu duquel un voyageur obtient des chevaux le long de sa route, ou, si l’on aime mieux, un supplément de passeport inventé pour soumettre à une seconde rétribution tout individu à qui il prend fantaisie de se promener en voiture dans le pays. Le maître de poste nous rapporta notre podoroshna visé, bien entendu, moyennant une nouvelle taxe, et nous força de payer quatre chevaux, ce qui était encore un autre mode d’impôt ; nous n’avions eu que trois chevaux jusque-là, et il nous semblait que c’était bien assez. Quand il eut ainsi réglé nos comptes par roubles et par kopecks, il nous montra du doigt un cabaret rouge comme un nez de buveur, et nous demanda si nous ne voulions pas y entrer, pour boire, disait-il, une bonne bouteille de vin. Cette fois il nous parut qu’il outrepassait les règlemens, et, malgré notre respect pour sa casquette à galons et son habit à collet vert, nous crûmes pouvoir, sans nous rendre coupables d’une trop grande insubordination, résister à sa demande.

À la station suivante, nouvel examen du podoroshna et nouvelle taxe ; nous n’étions plus qu’à quatre lieues de Pétersbourg, et nous aurions pu nous croire au milieu des sombres et silencieux districts du Norrland ; car, de tous côtés, nous ne voyions qu’une épaisse forêt de pins et de bouleaux, et pas une pointe de clocher, pas une habitation. Enfin, nous arrivons à la barrière gardée par une demi-douzaine de fonctionnaires et un bataillon de grenadiers ; un douanier visite encore de fond en comble nos coffres, un officier fait une inspection minutieuse de nos papiers ; grace à Dieu, c’est fini, et nous sommes à Pétersbourg. Pas du tout : les puissans maîtres de Pétersbourg qui, dans le cours d’un siècle, ont couvert d’édifices un si vaste espace, aspirent à en occuper un plus vaste encore, et, pour ne pas être obligés de reculer quelque jour les barrières de leur capitale, ils les ont mises, par une sage précaution, à une bonne lieue de ses limites actuelles. Nous voilà donc errant encore pendant une grande heure sur notre charrette, sautant comme des poupées de carton sur ces brancards et supportant avec une merveilleuse résignation ces secousses inattendues. La première chose que nous cherchâmes en arrivant dans la capitale de l’empire russe, ce ne fut, je l’avoue, ni l’église en marbre d’Isaac, ni le Palais d’Hiver, ni tout autre édifice dont le Guide du voyageur nous avait dépeint les magnificences dans ses métaphores officielles : ce fut une maison de bains. Cette première incursion intra muros nous procura la satisfaction d’apprendre, en payant cinq francs pour une heure de repos, que nous étions dans la ville d’Europe où la vie est le plus coûteuse.

IV.

Je comprends à présent quelle surprise durent éprouver les confidens de Pierre Ier, lorsqu’il leur avoua le projet qu’il avait conçu de déplacer la capitale de son empire, et de la transporter du sanctuaire auguste du Kremlin sur les plages de la Néva. J’admire plus que jamais l’esprit de divination de ce grand homme, l’idée d’avenir qui lui donnait une noble audace, et l’inébranlable énergie avec laquelle il exécutait ses projets les plus téméraires. Qu’on se représente à l’une des extrémités de la Russie, à la pointe du golfe de Finlande, une vaste plaine nue et froide baignée par une rivière que les grands bâtimens ne peuvent remonter. Quand Pierre Ier choisit cette plaine pour y jeter les fondemens de sa future résidence, ce n’était encore qu’un marais fangeux et sans cesse exposé aux inondations de la Néva ; mais il avait appris en Hollande comment on dessèche le sol le plus humide, et comment on le garantit des ravages d’une onde impétueuse. Ce qui semblait aux autres un labeur effroyable n’était pour lui qu’un obstacle facile à surmonter, et il se mit à l’œuvre. Il commença par bâtir une forteresse pour défendre le cours de la Néva contre l’invasion des Suédois. Avant d’entreprendre cette construction, il fallait affermir et exhausser le sol. Les ouvriers appelés de toutes les parties de l’empire à cette œuvre nouvelle n’avaient pas même assez de hoyaux et de charrettes ; ils portaient la terre dans les pans de leurs vêtemens ou dans des nattes de paille. Une maladie engendrée par le changement de climat, par les fatigues et l’humidité les décimait ; mais rien n’ébranlait l’inflexible volonté du tzar. La forteresse fut achevée dans l’espace de cinq mois. Les Suédois, inquiets de ces préparatifs, s’avancèrent avec une armée de douze mille hommes ; Pierre marcha à leur rencontre, les défit et revint à son œuvre. Quelque temps après, il avait joint à la forteresse, inaugurée par une victoire, une double rangée de petites maisons en bois, une église, un arsenal, un corps de garde, une chancellerie, une pharmacie. La marine lui manquait encore. Pierre, qui était tour à tour soldat, ingénieur, architecte, matelot, qui enseignait par son exemple à sa nation tout ce qu’elle devait oser, s’en alla sur les rives du lac Ladoga élever un chantier et y construisit quinze bâtimens ; puis il descendit jusqu’à l’embouchure de la Néva, et détermina la position où devait être bâtie la forteresse de Cronstadt. L’année même où il avait entrepris et achevé déjà tant de travaux, un bâtiment hollandais arriva jusqu’à la ville naissante ; il fut reçu avec acclamation, et ses officiers s’en retournèrent comblés de présens.

Pour hâter l’exécution de ses plans, Pierre établit sa résidence sur les bords de la Néva. Il habitait une petite maison en bois composée seulement de deux chambres, d’un vestibule et d’une cuisine. C’est le premier palais impérial de Saint-Pétersbourg ; c’est le monument sacré que tout étranger est avide de voir, et devant lequel tout vrai Russe devrait se prosterner avec respect. Non loin de cette humble demeure, Mentschikoff en construisit une autre pour lui également en bois, mais plus large et plus élégante. C’était là que Pierre Ier donnait ses audiences.

Cependant l’exemple du souverain commençait à attirer un grand nombre de familles sur une plage naguère encore complètement déserte. Des ouvriers, des marchands, devinant tout ce qu’il y avait à gagner dans une capitale nouvelle, accoururent en foule. Il en vint de la Finlande et de la Livonie, de la vieille cité de Novogorod et des steppes des Tartares. On leur donnait un terrain, du bois, et ils se construisaient une habitation. Non content de cette colonisation volontaire, le tzar, pour l’accroître et la régulariser, eut recours à son autorité absolue, et sans cette autorité inflexible il est probable qu’il n’aurait jamais pu exécuter aucun de ses audacieux projets. Il ordonna à trois cent cinquante familles nobles de venir s’établir à Pétersbourg, aux marchands et aux industriels de bâtir trois cents maisons, aux propriétaires riverains de la Néva d’élever un quai le long de ses bords. Tous les bateaux et navires qui remontaient le fleuve furent obligés de prendre pour lest un certain nombre de pierres de construction. En 1714, cette ville, enfantée comme d’un jet par la volonté de Pierre Ier, comptait déjà plusieurs milliers d’habitations. Quelle joie et quel orgueil éclateraient dans les regards ardens de cet homme de génie s’il pouvait voir son œuvre telle qu’elle est aujourd’hui ! En transportant son glaive et son sceptre à l’extrémité de ses états, son but était d’achever la conquête de la Finlande, d’étendre ainsi son empire jusqu’à la Baltique et de le mettre en contact avec les nations les plus civilisées de l’Europe. Ce but a été poursuivi avec persévérance et atteint avec éclat par ses successeurs. La Finlande tout entière appartient maintenant à la Russie, et la civilisation est entrée dans Saint-Pétersbourg à pleines voiles.

Il faut le dire, la Russie est dans un remarquable état de progrès. Ses établissemens publics, ses manufactures, ses routes et ses canaux, tout annonce dans ce pays un développement d’idées, d’industrie, qu’il serait ridicule de vouloir nier encore. Seulement le gouvernement se trouve placé dans une singulière situation. Il a désiré le progrès, il a tendu les mains à la civilisation, il lui a ouvert les ports de Cronstadt et les remparts de ses grandes villes : à présent qu’il la voit de plus près, à présent qu’elle a mis le pied sur le sol russe et qu’elle entre fièrement dans les bourgades sans s’inquiéter des factionnaires, elle lui apparaît comme le fantôme gigantesque qui cachait dans sa large enveloppe le diabolique esprit de Méphistophélès et épouvantait Faust. Il l’évoque pourtant, comme le magicien allemand évoquait les génies d’un autre monde pour satisfaire aux exigences de son ame inquiète, pour donner un nouvel essor à son pouvoir ambitieux. Il aime cette civilisation, il la veut ; mais il la voudrait innocente et candide comme au jour de son enfantement, dépouillée de son appareil formidable d’idées et de constitutions libérales, soumise comme un enfant à tous les articles de ses ukases et priant comme une jeune fille dans l’église de Kasan pour la prospérité du tzar et de sa famille. Il l’a prise avec une pensée d’absolutisme, comme un instrument qui ne devait point résister à sa direction ; il voudrait la tenir entre ses mains, comme il tient l’autorité militaire et ecclésiastique, la gouverner comme un pope, la discipliner comme une recrue, la passer au tamis comme un grain qui a besoin d’être épuré, la répandre lui-même à son gré, par petites doses, comme une médecine dangereuse. De là tant d’efforts pour l’empêcher de s’infiltrer sans sa participation dans l’esprit de ses peuples, tant de journaux coupés par ses ciseaux impitoyables aux endroits dangereux, tant de livres mis à l’index ; de là tant d’hommes de police et de censeurs postés comme des sentinelles sur les frontières des régions scientifiques et littéraires pour arrêter au passage toute phrase trop excentrique et toute idée trop aventureuse : véritable comédie de Beaumarchais ! précaution inutile ! Le sage docteur porte les clés de sa maison attachées à sa ceinture, et on les lui vole. Il ferme la porte de sa demeure, et on entre par la fenêtre. Il croit garder sa pupille pour lui, et on la lui enlève. Toutes nos brochures politiques et la plupart de nos journaux sont sévèrement interdits en Russie ; mais un grand nombre des romans et des ouvrages littéraires dont on tolère l’entrée sont imprégnés des idées qui occupe la presse périodique. Nul cabinet de lecture russe ne reçoit le National, mais on reçoit partout la Gazette de France, organe d’un libéralisme que l’on peut bien prendre à la lettre[1]. Les Russes n’obtiennent que difficilement la permission de voyager en France, et cette défense ne fait qu’irriter leur curiosité. Quand ils sont en Allemagne ou en Italie, ils recherchent avec ardeur tout ce qui vient de la France. On veut empêcher les principes d’examen, de discussion, de libéralisme, d’entrer dans l’empire, et les hommes même du pays, les voyageurs, apportent ces principes dans les replis de leur cœur et de leur conscience, là où la main de la police ni les ciseaux de la censure ne peuvent pénétrer. L’idée que l’on redoute, l’idée proscrite par tant de règlemens et entourée de tant de barrières, arrive en dépit de tous les obstacles qu’elle doit franchir. Elle traverse les mers, elle flotte sur les grandes routes, elle répand partout ses germes, comme ces semences légères que le vent emporte sur ses ailes d’une contrée à l’autre. Nul cordon sanitaire n’en peut arrêter la marche.

Jusqu’à présent l’instruction, la science, les œuvres de l’art et de la civilisation sont restées concentrées dans les hautes classes de la société. Le gouvernement, les nobles, les riches particuliers, sont seuls possesseurs de ce nouveau domaine, comme de l’ancien domaine territorial. Le peuple est encore plongé dans une ignorance profonde, dans le sommeil de l’indifférence et les ténèbres de la superstition. Cultiver ses terres et celles de son seigneur, gagner son existence à la sueur de son front, soit par le labeur de la charrue, soit par quelque métier, se prosterner et se signer devant chaque église et chaque croix qu’il rencontre, voilà tout son savoir et toute sa religion. On peut dire sans exagération que les quatre cinquièmes des paysans russes ne savent ni lire ni écrire. Ils ne savent pas même, pour la plupart, prononcer une prière dans leur église. Le signe de croix remplace pour eux toutes les invocations. Les prêtres, qui devraient les éclairer et les instruire, sont en général trop ignorans eux-mêmes ou trop insoucians pour remplir cette noble mission, et l’état précaire dans lequel ils vivent, ou pour mieux dire leur pauvreté, ne leur permet pas d’avoir sur leurs paroissiens l’influence légitime qui résulte d’une honnête aisance. Toutefois, ce peuple si ignorant encore, si abandonné à lui-même, a été doué par la nature d’une aptitude merveilleuse à comprendre et à saisir tout ce qui s’offre à son instinct. La misère, le besoin, qui souvent amortissent ou brisent les ressorts de l’intelligence, éveillent au contraire celle du paysan russe, et l’obéissance est pour lui un mobile puissant. Dans les régimens russes cantonnés loin des villes, le chef fait de ses soldats tout ce qu’il veut ; il dit à l’un : Toi, tu seras cordonnier ; à un autre : Tu seras tailleur ; à un troisième : Tu seras maréchal-ferrant ; et ces hommes prennent les ustensiles du métier qui leur a été assigné et deviennent ce qu’on leur a ordonné d’être, ouvriers patiens et laborieux, souvent artisans habiles. Dans les campagnes, il en est qui, trouvant par hasard un livre, ont appris à lire, puis se sont efforcés d’avoir d’autres moyens d’instruction, et ont acquis ainsi des connaissances remarquables, tout en continuant à labourer le sol et à charrier leurs denrées. Je sais un jeune serf qui, de sa propre impulsion, s’est dévoué à l’étude de la médecine. À force de relire et d’analyser les livres dont il a besoin et qu’il n’a réunis qu’après de longues recherches, ce jeune homme est parvenu à subir un examen très honorable devant une faculté. Aujourd’hui il est installé comme médecin dans la propriété seigneuriale à laquelle il appartient. Dans les villes, il y a un grand nombre de serfs qui, partis tout jeunes de leur cabane avec la permission de leur maître, se sont faits, par leur industrie, une haute position de fortune. M. Scheremetieff compte parmi ses serfs plusieurs millionnaires. Le gouverneur d’une des premières forteresses de l’empire et le premier fabricant de tabac de la Russie ont été serfs. Un des plus riches marchands de Moscou ne sait pas même lire les traites qu’il doit payer ; on ne lui a jamais donné aucune leçon : l’intelligence mercantile s’est développée en lui par une sorte d’instinct inné, par la pratique journalière du commerce, et il fait pour plusieurs millions d’affaires par an.

J’avais déjà remarqué à l’extrémité du Nord cette aptitude du Russe pour tous les genres de travaux et tous les genres de métiers. Là, les populations avec lesquelles il établit des rapports deviennent bientôt ses tributaires ; il les domine par sa patience, par son habileté, et, disons-le, souvent aussi par son astuce. Le navigateur russe entreprend de traverser la mer Glaciale avec des bâtimens auxquels un bon matelot norvégien dédaignerait d’amarrer un cordage, et à une époque où les autres navigateurs se hâtent de regagner le port. Le pêcheur russe jette de larges filets là où le pêcheur de Finnemark ne sait encore poser, comme ses pères, qu’une ligne infructueuse. Le marchand russe enlève en deux semaines, avec quelques sacs de farine et quelques objets de quincaillerie, tout ce que le pauvre paysan de Norvége et le Lapon nomade ont péniblement pêché dans les eaux, atteint sur les rocs, pendant l’été et l’hiver.

À Saint-Pétersbourg, j’ai retrouvé sur une plus grande échelle, parmi les gens du peuple, les ouvriers, les cochers qui stationnent sur les places publiques, la même ténacité dans le travail, le même instinct du lucre et la même souplesse habile dans leurs transactions. La classe des cochers ou ischvosky est surtout une race d’hommes à part et éminemment caractéristique. On ferait un livre curieux sur leurs mœurs, sur leur manière de vivre, sur les scènes journalières de drame ou de comédie dont ils sont les principaux héros. La plupart de ces cochers sont Russes et serfs de naissance ; ils arrivent tout jeunes à Saint-Pétersbourg, servent d’abord comme valets jusqu’à ce qu’ils aient recueilli assez d’argent pour acheter un cheval, un droschky et un sac d’avoine. Leur petite voiture est en général très propre et bien tenue, et la plupart d’entre eux, avec leur longue barbe, leur caftan bleu noué sur les flancs par une ceinture de couleur, et leur chapeau évasé, ressemblent assez à des cochers de bonne maison.

Les paveurs, les charpentiers, sont, comme ces cochers, doués d’un rare instinct et d’une résignation innée. La plupart n’ont d’autre instrument de travail qu’une hache ; avec cette hache, ils façonnent des meubles, des lambris, ils cisèlent le bois, ils construisent des maisons et des navires. Ils travaillent patiemment tout le jour, et s’endorment l’hiver sous leur charpente, l’été au coin des rues. Le pavé nu leur sert de lit, une pierre est leur oreiller, et leur pelisse en peau de mouton devient leur couverture. Quand j’étais à Saint-Pétersbourg, je voyais chaque soir, à l’angle du pont de fer qui conduit au palais du grand-duc, une pauvre femme, assise sur un banc de pierre, et dormant, la tête appuyée sur un panier. C’était une marchande de gâteaux, qui, l’été, ne cherchait pas un autre asile. Elle venait là à la nuit tombante, et se réveillait au point du jour pour aller de côté et d’autre exercer son humble industrie. À la fin de l’hiver, la plupart de ces ouvriers, venus de l’intérieur du pays, s’en retournent dans leur famille avec le fruit de leur labeur et de leurs économies. Je les ai rencontrés par grandes bandes sur la route de Moscou, portant le havresac sur l’épaule, les souliers d’écorce aux pieds, et marchant avec gaieté, comme des gens qui vont revoir le sol où ils sont nés et le toit qui leur est cher.

Qu’on observe avec impartialité tout ce qu’il y a de dons naturels, de force physique, de patience et de germes incultes chez ce peuple auquel nous appliquons encore journellement l’épithète de barbare ; qu’on pense au développement que l’instruction même la plus restreinte pourrait lui donner, et je laisse à deviner jusqu’où il ira quand il aura porté la main à l’arbre de la science, et trempé son esprit à la source vive de la civilisation.

C’est par ses qualités naturelles et sa politique d’intuition que la Russie proprement dite, qui, il y a trois siècles, se composait de six millions d’hommes, a peu à peu subjugué, absorbé les innombrables peuplades qui l’entouraient, et conquis la moitié du globe. Dans son ignorance grossière, elle a su faire reconnaître sa supériorité intellectuelle aux hordes de Tartares et de Cosaques ; elle les a séduites par ses présens, attirées par des négociations, enchaînées par la subtilité de son esprit et de ses moyens d’action. Bien inférieure pour la civilisation aux provinces finlandaises et aux provinces allemandes de la mer Baltique, elle a su se les attacher par des concessions temporaires de politique et d’administration, et des générosités adroitement faites. Son grand art a été d’étudier le caractère des peuplades qu’elle essayait de vaincre, de respecter leurs coutumes héréditaires, leur culte et leur genre de vie, d’adapter son système de gouvernement à leurs exigences, et de chercher à se les assimiler graduellement par la communauté des vues et des intérêts ; c’est en un mot, on ne peut le nier, un mode de gouvernement très doux et parfois presque paternel. Seulement il ne faut pas qu’une de ces populations, traitées avec tant de précautions, s’avise de faire entendre un cri de révolte, car alors le système d’assimilation cesse tout à coup. L’épée de fer pèse dans la balance, et malheur aux vaincus !

Je reviens à Pétersbourg, et d’abord, je dois le dire, pendant tout le temps que j’ai passé dans cette ville, je n’ai point reconnu cette vénalité des employés, ni éprouvé ces inquisitions de la police, qu’on me présentait de loin comme un épouvantail. Il n’est que trop vrai pourtant que ces deux plaies existent au sein de l’administration et de la magistrature russe ; les hommes du pays eux-mêmes ne m’en ont point fait mystère. Mais ce que je puis affirmer, c’est que je n’ai point vu la bureaucratie me tendre la main, et que je n’ai eu recours à aucune séduction pécuniaire pour en obtenir ce que j’allais lui demander. Les petits employés ont seulement l’esprit étroit et l’humeur tout à la fois humble et arrogante. Il y a en eux de la nature du serf et de l’affranchi. Ils prennent au pied de la lettre le règlement qui leur est prescrit, obéissent comme des Cosaques à leur consigne, se courbent comme des valets devant leur chef, et se redressent de toute leur hauteur devant celui qui a besoin d’eux. Les employés supérieurs sont, en général, des hommes très affables, parlant facilement plusieurs langues, et pleins de courtoisie envers l’étranger. J’en citerais avec plaisir plusieurs, si je n’avais de bonnes raisons de croire qu’ils n’ont nulle envie de voir leur nom imprimé. Quant à la police, comment faire pour la dépeindre avec tous ses attraits et tous ses charmes ? C’est la grace en personne et l’urbanité même. Elle est coquette comme une jeune fille et mielleuse comme un faiseur de madrigaux ; elle porte sur ses épaules un habit vert, symbole d’espérance, et un collet bleu comme l’azur du ciel. Je cherchais toujours sous ses broderies en or, sous ses rubans moirés, quelque griffe cachée, quelque pointe de hallebarde, et, de quelque côté que je me tournasse, je ne rencontrais qu’un regard velouté et un sourire caressant. Il y a surtout à la chancellerie de M. le comte de … un petit général qui est chargé de recevoir les étrangers et qui parle comme un livre. Il a des complimens comme ceux de Vadius, et des épigrammes noyées dans des flots d’encens. À l’entendre, rien ne lui plaît plus que de voir les Français venir en Russie, et il voudrait qu’ils y restassent long-temps ; leurs observations l’intéressent, leurs récits de voyage l’enchantent. Qu’une fois cette belle harangue finie, il dépêche un ou deux de ses agens à la suite de ces Français qu’il est si heureux de voir, que le domestique qui les sert, le maître d’hôtel qui les héberge, soient chargés de surveiller leurs occupations et de rendre compte de leurs démarches, c’est ce qui me paraît au moins fort probable ; mais cette inquisition journalière s’opère en silence et sans qu’on s’en aperçoive. Les ressorts de la police sont cachés comme ceux d’une montre sous un cadran d’émail ; on sait qu’ils existent, qu’ils tournent régulièrement dans le cercle qui les renferme, on n’en distingue pas les mouvemens, et on serait tenté parfois de les croire arrêtés, lorsqu’un beau jour les voilà qui sonnent l’heure fatale, et un homme que vous avez rencontré vingt fois, errant d’un pas de flâneur sur la Perspective, ou lisant d’un air fort grave les journaux au café Béranger, vient très poliment prier l’étranger de vouloir bien partir dans vingt-quatre heures, ou le citoyen russe de monter dans une kibitka qui va le conduire au-delà de l’Oural, dans la Sibérie, que l’on dit être fort belle.

La police des rues s’exerce avec le même silence que celle de l’intérieur des maisons. En allant de côté et d’autre, on ne rencontre point de sergens de ville, point de gendarmes à pied ou à cheval. De distance en distance, on aperçoit seulement la petite cabane du boutschnik. Il y a là trois hommes vêtus d’une redingote militaire, qui se promènent tour à tour devant leur corps-de-garde avec une hallebarde et un sifflet dont ils se serviraient au besoin pour appeler à leur secours le poste voisin. Il est rare qu’ils soient obligés d’en venir à cette extrémité. Leur plus fréquente occupation consiste à relever quelques hommes du peuple jetés par l’ivresse sur le pavé, ou à rappeler à l’ordre quelques cochers de fiacre imprudens. Le reste du temps, ils peuvent dormir en paix dans leur gîte, ou s’asseoir paresseusement au soleil. Leur place leur a été accordée comme une retraite. La plupart d’entre eux ont été militaires, et on leur donne, après vingt ou trente ans de service, cet emploi d’agent de police comme on donne chez nous les invalides. Et pourquoi d’ailleurs se préoccuperaient-ils d’un vain souci, ces honnêtes boutschniks ? Les voleurs de Pétersbourg sont les voleurs les plus délicats qui existent. Ils n’exercent point leur métier avec la hache et l’effraction ; ils ne frappent pas et n’assomment pas leur victime. Fi donc ! ce sont là des cruautés auxquelles ils n’osent pas même songer. Non ; ils vous enlèvent d’une main légère votre bourse ou votre portefeuille, ils glissent en passant une petite lame sous votre gilet, et voilà votre chaîne de montre partie. Les Spartiates, ces sages républicains qui se faisaient une loi d’honorer tous les genres de mérite, tantôt par un titre pompeux et tantôt par l’ostracisme, n’auraient pas manqué de récompenser des filous si experts, et les bons boutschniks, qui ne sont pas assez riches pour leur donner eux-mêmes cette récompense, les laissent du moins poursuivre en paix le cours de leurs exploits. Une fois qu’on sort des difficiles parages du monde politique, il y a dans l’ame de la police de Pétersbourg une sorte de commisération paternelle vraiment touchante. Il semble qu’elle se dise chaque matin, en s’éveillant et en reprenant l’exercice de ses fonctions : Il faut que tout le monde vive ; et elle enveloppe dans cet axiome charitable les filous et les voleurs, pourvu qu’ils se conduisent décemment et qu’ils ne fassent pas de bruit. Le premier jour de mon arrivée à Pétersbourg, mon compagnon de voyage rencontra dans l’église de Kasan un de ces industriels ambulans, qui, jugeant à la rotondité de sa poche qu’il portait là un fardeau trop lourd, se fit un devoir de l’en délivrer, et lui enleva un portefeuille renfermant six cents roubles. Le pauvre voyageur, privé ainsi d’une somme dont il comptait faire un tout autre usage, s’adressa à plusieurs habitans de Pétersbourg, et leur demanda quel moyen il devait employer pour la recouvrer : il lui fut répondu que toute démarche serait inutile, que la police le soumettrait à une foule de formalités fatigantes, coûteuses et ne lui rendrait rien.

Le voyageur qui tient quelque peu au bien que la fortune lui a départi doit se tenir sur ses gardes dans un hôtel comme dans une petite forêt de Bondi, ne laisser, quand il sort, sur sa table que ce qui ne peut tenter aucune cupidité, mettre un double cadenas à sa malle, et fermer sa porte à double tour. Ces hôtels ont encore un autre inconvénient, non moins pénible à supporter ; c’est une saleté dont on ne trouverait peut-être pas d’exemple dans les plus obscures posadas de l’Espagne. Je demeurais, à Pétersbourg, dans un hôtel que l’on m’avait indiqué comme un des meilleurs. Tous les sept ou huit jours, quand mon moujik, las de bâiller sur l’escalier, ne savait plus que faire, il venait relever la couverture de mon lit, versait un peu d’eau fraîche dans ma cuvette, et s’en allait enchanté d’avoir accompli de telles merveilles. Quant à nettoyer une commode, essuyer un fauteuil, c’était une œuvre par trop indigne de lui ; il laissait paisiblement les flots de poussière s’amasser sur les meubles.

Quel contraste entre ces hôtels si sales, si déplaisans, et les grandes et majestueuses rues de Pétersbourg ! On a tant de fois décrit l’aspect imposant de cette capitale, que je ne sais ce que je pourrais ajouter à tout ce qui en a été dit, Je ne me soucie point de dépeindre l’un après l’autre tous ces quartiers, et de refaire ici le Guide de l’étranger. C’est sans contredit la ville la plus splendidement bâtie qui existe en Europe : des rues larges comme les squares de Londres, dessinées symétriquement comme les allées d’un jardin du XVIIIe siècle ; des édifices qui ont un demi-quart de lieue d’étendue, et qui renferment à eux seuls une population plus nombreuse que celle d’un grand nombre de petites villes de Suède, voire même d’Allemagne. Point de ruelles étroites et grossièrement construites, point de carrefours sombres ; on dirait que cette immense cité n’est habitée que par des millionnaires ; partout le même nivellement, partout de l’air et de l’espace, des maisons de tailleurs enrichis qui ressemblent à des châteaux, des habitations de gentilshommes qui feraient envie à des princes ; à chaque pas le balcon ciselé, la grille en fer, la colonne dorique, le bronze et le marbre, le porphyre et le granit. Tout cet ensemble de riches constructions, dominé par des toitures vertes, par des coupoles arrondies et dorées, par des flèches étincelantes qui s’élancent dans l’air comme des aiguilles, produit au premier abord un merveilleux effet. On s’en va de côté et d’autre avec une curiosité toujours croissante, on s’arrête et on regarde avec une surprise qui ne ressemble en rien à la surprise produite par l’aspect des autres villes. Bientôt à cet étonnement si nouveau succède je ne sais quelle fatigue d’esprit qui est comme un désenchantement. Dans ces rues si larges, si droites, à travers ces places bordées de tant de vastes édifices, il n’y a rien qui fixe l’œil et attire la pensée. L’histoire n’a pas encore donné à ces monumens splendides son auguste consécration, l’art ne leur a pas imprimé l’immortel caractère de sa perfection, la poésie ne les couvre pas de ses ailes ; une ville sans histoire et sans souvenirs est comme une belle femme sans ame. L’histoire de Pétersbourg ne date que d’un siècle, et quand on a vu la chaloupe, la cabane, la première habitation de Pierre-le-Grand, l’Hermitage, quel est celui de ces édifices qui rappelle quelque glorieux souvenir ? Pétersbourg est une ville toute jeune, qui se développe avec l’ardeur de la jeunesse et marche à pas de géant. Il y a trente ans, on ne voyait encore qu’un marais et des broussailles là où s’élève aujourd’hui un de ses quartiers les plus animés. On m’a cité un gentilhomme qui, revenant à Pétersbourg après quinze ans d’absence, et s’imaginant que les limites de sa ville natale étaient encore à l’endroit où il les avait laissées, s’arme un matin de son fusil, prend ses chiens, et se dirige vers la forêt où il avait coutume dans sa jeunesse d’aller chasser les loups et les sangliers ; mais, en suivant la route naguère encore si solitaire et si sauvage, il trouve une double rangée d’élégantes maisons, et là où il n’avait jamais vu qu’un épais taillis, il aperçoit des magasins et des hôtels.

Entraînée ainsi par sa marche rapide, la population de Pétersbourg semble n’avoir eu jusqu’à présent qu’une pensée, celle de couvrir au plus tôt d’édifices l’immense espace qu’elle occupe, et de donner à ces constructions, par une étendue démesurée, par un luxe inoui de matériaux, un aspect colossal et pompeux. Quant à l’art même, à l’art qui, pour se développer dans sa grace et sa majesté, n’a pas besoin de tant de blocs de pierres et de tant de dorures, on voit bien qu’elle a tenté aussi de le saisir ; mais il a échappé à ses efforts. La plupart des édifices publics de Pétersbourg sont bâtis dans le plus mauvais goût : maladroite imitation de la renaissance, lourd pastiche de la forme grecque, copie fardée du rococo ; peu de proportion dans l’ensemble ; quelques jolis travaux çà et là dans les détails. L’église d’Isaac, toute bâtie en marbre, en porphyre et en granit, décourage déjà par son aspect ceux qui l’ont entreprise ; elle aura cependant une magnifique partie : le fronton de M. Lemaire et le fronton d’un artiste russe de naissance, italien d’origine, dans lequel il y a une tête de vierge de toute beauté. Les deux statues en bronze placées devant l’église de Kasan sont d’une telle lourdeur de formes, qu’elles offusquent le regard le moins difficile en matière d’art, et la statue de Suwaroff, érigée près du pont de Kaminoi, est si grotesque, que je ne comprends pas qu’on la laisse encore debout. Restent parmi les œuvres de sculpture les quatre chevaux du pont Anischkoff, fiers, forts, superbes, pleins de vie, le léger monolithe de granit qui porte la statue d’Alexandre, et la statue équestre de Pierre-le-Grand, admirable conception de notre Falconet ; parmi les édifices, on remarque le palais du grand-duc Michel, qui est d’une structure noble et élégante, et le Palais d’Hiver. Il n’y a pas dans le monde beaucoup de demeures aussi imposantes que celle-ci. C’est là que réside huit mois de l’année cet empereur dont la domination s’étend sur les deux hémisphères, cet homme qui gouverne soixante millions d’hommes, ce souverain sans constitution, qui ordonne et qui est obéi, qui peut d’un trait de plume, d’un signe de tête, envoyer en Sibérie le plus puissant de ses nobles, et élever un pauvre serf au rang des princes. Auguste ne régnait pas sur un empire aussi vaste, et Louis XIV n’avait pas un pouvoir si absolu sur ses sujets. Les gens du peuple de Pétersbourg regardent ce palais avec un singulier mélange de respect craintif et de confiance ; ils savent que là est leur destinée, leur loi suprême, la loi qui a régi leurs pères et qui régira peut-être encore leurs enfans. Les yeux fixés sur la demeure impériale, ils répètent leur proverbe traditionnel : « Près du tzar le pouvoir, près du tzar la mort. »

Dans l’espace d’un siècle, ce palais a été le théâtre des fêtes les plus éclatantes et des plus profondes angoisses. C’est là que Catherine réunissait parfois la société d’élite dont elle aimait à s’entourer, et c’est là qu’Alexandre apprit l’entrée des Français à Moscou. « Et quelle est, a dit un écrivain de Pétersbourg, quelle est la noble famille de Russie qui n’ait aussi quelque glorieux souvenir à revendiquer dans ces murs ? Nos pères, nos ancêtres, toutes nos illustrations politiques, administratives, guerrières, y reçurent des mains du souverain et au nom de la patrie le témoignage de distinction dû à leurs travaux, à leurs services, à leur valeur. C’est ici que Lomonosoff, que Derjavin, firent résonner leur lyre nationale, que Karamsin lut les pages de son histoire devant une assemblée auguste. Ce palais est le palladium de toutes nos gloires, le Kremlin de notre histoire moderne.

Le jour où l’on vit ce Kremlin moderne envahi tout à coup par les flammes, dévasté, incendié, fut pour Pétersbourg un jour de douleur générale. Il semblait que chacun eût perdu sa propre maison en perdant cet édifice, orgueil de la ville, et des milliers de citoyens demandèrent spontanément à le rebâtir à leurs frais. Le comte Barincky offrit à l’empereur un million de sa fortune pour aider à cette reconstruction. Un pauvre marchand offrit avec empressement une somme de quinze cents roubles, fruit de ses travaux et de ses épargnes. Deux jours après l’incendie, Nicolas traversait une rue, seul, dans son léger droschky. Un homme portant la longue barbe et le caftan de moujik accourt à sa rencontre, lui met sur les genoux vingt-cinq mille roubles en billets de banque, et s’enfuit sans même dire son nom. L’empereur n’a point voulu accepter ces offres généreuses, et le palais a été rebâti en quelques mois tel à peu près qu’il était autrefois, avec ses parquets de différentes couleurs, pareils à des mosaïques, ses petits appartemens frais et mystérieux, ornés de colonnes de malachite, de meubles en lapis-lazuli, ses grandes salles de réception éblouissantes de splendeur, celle-ci dorée du haut en bas comme une image byzantine, celle-là revêtue du plus beau marbre. Une de ces salles est consacrée à la mémoire de Pierre-le-Grand, une autre à celle d’Alexandre. On aime à voir dans la demeure d’un souverain se perpétuer ainsi le souvenir de ses prédécesseurs les plus illustres ; ils sont là auprès de lui comme les génies protecteurs de sa maison et de ses états. L’hommage qu’il leur décerne est comme un engagement qu’il prend d’imiter leur courage ou leur vertu, et, dans des circonstances difficiles, leur aspect peut lui inspirer d’heureuses pensées. Deux autres salles sont couvertes des portraits de tous les généraux qui ont fait la mémorable campagne de 1812, et de tous les maréchaux de l’empire russe. C’est là que j’ai vu pour la première fois un portrait de Potemkin. C’était un homme d’une taille colossale et d’une figure charmante, étonnant tout à la fois par la force de ses membres et la douce expression de ses yeux, bleus, vraiment fait pour commander une armée de Cosaques et troubler le cœur d’une femme. Tous les meubles, les ornemens précieux qui décoraient l’ancien palais, avaient été sauvés des flammes ; ils décorent aujourd’hui le nouvel édifice. Il y a là des pyramides de vases d’or et de vermeil offerts à l’empereur et à son fils par les différentes villes qu’ils ont visitées ; dans la chapelle, des images chargées de rubis, de diamans, d’émeraudes ; et le Petit Hermitage conserve la riche galerie de tableaux admirée de tous les connaisseurs.

S’il y a, comme nous l’avons dit, peu de véritable sentiment de l’art dans les constructions de Pétersbourg, cet état de dénuement et de médiocrité ne durera pas long-temps, nous osons le croire. L’empereur et les princes aiment les artistes, ils les accueillent avec distinction et les paient largement. Quand on sera moins pressé de bâtir, on fera à Pétersbourg des constructions d’un meilleur goût, on ornera les places publiques, les édifices, de monumens vraiment mémorables. En attendant, j’aimerais mieux revoir les rues étroites de Rouen ou de Nuremberg que les larges avenues de cette immense ville.

Je dois noter pourtant deux quartiers qui font à juste titre l’orgueil des habitans de Pétersbourg et charment constamment l’étranger : c’est le quartier de la Néva et celui de la Perspective de Newsky. La Néva est l’un des plus beaux, des plus majestueux fleuves qui existent. Il sort du lac de Ladoga, et, presque à sa source même, porte de gros navires. Pareil à la grande cité qu’il arrose, il surgit et se déroule au loin tout d’un coup ; comme elle, il a été long-temps ignoré, et, comme elle, il a aujourd’hui un nom européen. C’est un fleuve actif et aristocratique, qui ne s’endort point sur le sable d’une grève déserte, et n’arrose pas d’obscures cabanes. Des quais splendides l’enferment dans leur double rempart, des phares et des palais bordent de chaque côté son onde limpide, des flèches dorées scintillent sur ses flots comme des étoiles. Si à quelque distance de Pétersbourg il se divise lui-même en plusieurs branches, si les rivières qui sortent de son lit s’en vont de côté et d’autre courir comme des enfans capricieux, elles ne compromettent pas la dignité de leur origine ; elles enlacent dans leurs contours comme dans un bracelet d’argent les îles où se rassemble chaque été la haute société de Pétersbourg ; elles serpentent le long des parcs impériaux et le long des frais cottages, au pied des tilleuls embaumés et des lilas en fleurs. La principale branche du fleuve poursuit cependant sa course solennelle ; elle s’en va porter à la mer les denrées nationales et en rapporte les livres, les œuvres d’art et d’industrie de l’Europe occidentale, qui se répandront ensuite par des canaux, par des lacs, jusque dans les provinces les plus reculées de l’empire, Pétersbourg est le principal foyer de la civilisation européenne en Russie, et la Néva est la route féconde par laquelle cette civilisation arrive avec les bâtimens à voiles et les bateaux à vapeur, avec les cargaisons de marchands et les voyageurs.

L’été, à cette heure si douce, dans les contrées du Nord où le soleil descend lentement à l’horizon et ne disparaît dans sa couche de pourpre que pour se relever bientôt plus pur et plus riant ; quand la nature entière semble tout à la fois voilée par une gaze diaphane et éclairée par un crépuscule d’or et d’argent, qui répand sur les bois, sur les eaux, sur les plaines, les nuances les plus insaisissables et les teintes les plus suaves ; qu’il est beau de voir du milieu des larges ponts qui la traversent, entre les hauts édifices qui la dominent, cette Néva sillonnée par des navires et des chaloupes, poursuivant en silence son cours imposant, rassemblant sur ses vagues profondes les hommes et les œuvres de deux hémisphères, lien de la nature entre des régions divisées, instrument de Dieu dans le progrès de ses lois humanitaires ! Mais j’oublie que M. de Maistre a dépeint dans de charmantes pages ce même tableau ; je le copierais maladroitement en essayant de le reproduire.

Ce fleuve, si pur, si vénéré, est pourtant, comme le Rhône à Lyon et l’Y à Amsterdam, une cause perpétuelle d’effroi, au printemps, par le charriage de ses glaces ; en automne, par ses inondations. En 1726, 1752, 1777, il bondit sur ses rives, et entraîna dans son débordement impétueux tout ce qui se trouvait sur son passage. En 1824, il menaçait la ville d’une dévastation entière. Les habitans effrayés montaient sur les toits, cherchaient un refuge sur la cime des arbres ; c’était une vraie scène du déluge. On a marqué de tous côtés la hauteur à laquelle l’eau s’était élevée. Quelques pouces de plus, et la ville était perdue.

La Perspective de Newsky est la rue la plus longue, la plus riante et la plus animée de Saint-Pétersbourg. Elle aboutit, d’un côté, à la façade de l’Amirauté, et s’étend au-delà du pont Anischkoff. C’est le boulevard Italien, le Regent-Street de cette capitale du Nord, le foyer du luxe, le centre du mouvement. C’est là que se révèle surtout le caractère varié, cosmopolite de cette cité, bien plus européenne que russe : des enseignes bariolées et revêtues d’inscriptions en toute sorte de langues, des librairies françaises, allemandes, anglaises, cinq églises appartenant à cinq religions différentes, des hôtels de grands seigneurs et des magasins éblouissans de marchandises et de modes de Paris ; à côté du bijoutier de Tula, le tailleur de Berlin ; en face du marchand de cuirs d’Astracan, la porcelaine de Sèvres mêlée à celle de Russie ; le riche bazar anglais, qui paie 50,000 roubles de loyer par an, côte à côte avec le confiseur russe. La rue fuit en ligne droite, comme une vraie perspective. Sur toute sa longueur, elle est bordée d’un excellent pavé en bois et de larges trottoirs. Au milieu est l’immense édifice de Gastinnoi Dvor, ville de boutiques et de comptoirs, amas gigantesque de toutes les denrées du Nord et de l’Orient, de toutes les productions de l’industrie nationale et de l’industrie étrangère. Là se presse une foule de marchands et d’oisifs, de filous expérimentés et de chalands précautionneux, de juifs et de chrétiens, de bourgeois et de soldats. C’est aux environs de ce bazar et le long des maisons qui aboutissent à l’opulente librairie de M. Bellizard que les gens du monde et les désœuvrés de toute sorte s’en vont respirer le grand air et flâner capricieusement vers les deux ou trois heures de l’après-midi. Je ne connais pas un spectacle plus vivant, plus curieux, que celui-là, un coup d’œil plus pittoresque et plus mobile. On dirait un panorama dont les différentes images changent à tout instant, un caléidoscope dont les figures et les couleurs se reproduisent sans cesse sous des formes et des nuances nouvelles. Vous apercevez le dandy, rasé, parfumé, serré dans son gilet de cachemire, à côté du moujik au large caftan et à la longue barbe, qui se fait une gloire de garder l’antique costume et les mœurs primitives de ses pères. Le mahométan passe la tête haute devant l’église que le Russe salue en se signant trois fois ; l’Arménien croise le catholique ; la lourde charrette du paysan finlandais s’avance péniblement à la suite de la kibitka polonaise. Un feldjager, le manteau gris sur les épaules, le plumet blanc sur le chapeau, part au galop, Dieu sait pour quel lointain district. Ces feldjagers sont les courriers particuliers de l’empereur ; ce sont eux qui, par l’incroyable rapidité de leur marche, rapprochent les immenses distances qui séparent Saint-Pétersbourg des frontières de l’empire. Assis sur une mauvaise charrette sans ressort et sans dossier, dont ils doivent changer à chaque relais, ils entreprennent des voyages de plus de mille lieues, et s’en vont nuit et jour, sans prendre de repos et sans dormir. C’est l’un des plus cruels métiers qui aient jamais été imaginés ; aussi les feldjagers sont-ils bien payés. Ce sont pour la plupart des fils de soldats, qui ont été élevés par le gouvernement, et qui entrent dans ce corps de courriers comme sous-officiers. En portant au nord ou au sud les dépêches de l’empereur, en allant dans l’espace de quelques jours faire exécuter au-delà de l’Oural, au pied du Caucase, un ordre de leur souverain maître, ils deviennent promptement officiers, et en vérité, quand on voit avec quelle ardeur ils remplissent leur mission et à quelles fatigues ils se condamnent, on doit avouer qu’ils gagnent courageusement leurs épaulettes.

Ce qui contribue surtout à donner à la Perspective un aspect étrange, unique dans le monde, c’est la quantité d’habits brodés d’officiers et de soldats que l’on rencontre à tout instant. Il y a à Pétersbourg soixante mille hommes, infanterie, cavalerie, tartares et cosaques, allemands et circassiens, et un détachement formé de cinq hommes, choisis dans chacun des régimens de l’empire, qui représente comme une députation tous les uniformes et tous les corps de l’armée. Le plus beau, le plus riche, est celui des gardes circassiennes. Elles portent le costume national, la toque argentée avec une bordure de poil noir, le caftan et le pantalon bleu avec de larges galons d’argent, à la ceinture le poignard ciselé du Caucase, sur la poitrine seize cartouches enfermées dans une boîte d’argent. Les officiers de ce corps sont pour la plupart des princes, des chefs de clans, séparés par une longue hostilité des tribus sauvages qui occupent encore leurs montagnes ; dévoués à la civilisation européenne, et conservant, au milieu des idées nouvelles qu’ils ont adoptées en Russie, un caractère à part, une énergique empreinte de nationalité. J’en ai connu un jeune, beau, instruit, parlant avec facilité plusieurs langues, lisant toutes les œuvres littéraires de la France et de l’Allemagne, et tout imbu encore des traditions poétiques et guerrières de son pays. C’est un des hommes les plus intéressans que j’aie jamais rencontrés. Appelé par son père vieux et infirme, il s’en allait dans ses terres, voisines des clans non encore subjugués, exposées sans cesse à leurs invasions, pour défendre sa famille et ses vassaux, et tâcher d’enlever les restes de sa fortune aux ravages de ses ennemis.

Les officiers russes en garnison à Pétersbourg doivent être constamment en uniforme. À la campagne même, il ne leur serait pas permis de franchir le seuil de leur maison sans avoir l’épée au côté et l’épaulette sur l’habit. Je laisse à penser quel étonnant effet doit produire l’aspect de ces vêtemens argentés, dorés, bariolés de différentes couleurs, de ces casques et de ces chapeaux à panaches ondulans, de ces troupes qui circulent continuellement à pied ou à cheval, avec le tambour ou le clairon, enfin de tous ces soldats qui passent isolément, et qui, du plus loin qu’ils aperçoivent un de leurs chefs, se découvrent et s’en vont jusqu’à lui le bonnet à la main. Il y a, comme je l’ai dit, soixante mille hommes de garnison à Pétersbourg. En retranchant d’une population de cinq cent mille hommes les femmes et les enfans, on peut dire que chaque sixième ou septième homme que l’on rencontre est un militaire. Ajoutez à cela les uniformes à parement vert, bleu, rouge, des divers fonctionnaires, car ici chacun doit avoir un uniforme ; le chef d’administration et l’employé subalterne, le professeur et l’étudiant. Sur l’uniforme d’un homme qui est depuis plusieurs années au service, il est rare qu’on ne voie pas briller une ou plusieurs croix. Tout ce que les voyageurs disent de ce luxe de décorations est encore bien au-dessous de la réalité ; le nombre des croix va sans cesse en augmentant. Les décorations sont ici un signe de distinction presque indispensable. La plupart des gens du monde ou des fonctionnaires n’attachent peut-être pas une valeur réelle à tel ou tel bout de ruban ; cependant ils se trouveraient humiliés de ne pas avoir le droit de le porter comme leur collègue ou leur voisin. Certaines croix sont d’ailleurs l’emblème visible d’une dignité nominale ; d’autres sont comme le certificat d’un certain nombre de services. Le grand fonctionnaire veut avoir la plaque en diamant pour paraître plus convenablement aux fêtes de la cour ; l’employé subalterne aspire au ruban de Wladimir pour avoir une attitude plus imposante devant ses égaux ou ses inférieurs ; et quand on a une décoration, on trouve que c’est peu : chacun tend la main, sollicite, espère, attend, et les croix de Stanislas, de Wladimir, de Sainte-Anne, etc., tombent de la chancellerie impériale et rafraîchissent comme la rosée du ciel l’ame altérée du Russe fidèle. La croix du Christ a sauvé le monde ; les croix du tzar sauvent chaque jour les fonctionnaires de l’empire du doute et du découragement.

Au milieu de la Perspective est l’église de Kasan ; bâtie en 1811, sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, toute ruisselante d’or, d’argent et de pierres précieuses, et décorée des trophées de guerre de 1812 et 1815. On y voit les drapeaux enlevés à nos troupes pendant notre terrible retraite, le bâton de commandement du maréchal Davoust, perdu dans la même campagne, et les clés des villes de France envahies trois ans après par les alliés. Non loin de là est la belle bibliothèque impériale, qui renferme aujourd’hui près de quatre cent mille volumes. Cette pacifique institution, qui ne devrait reposer que sous les ailes des muses, est pour la Russie un monument de conquête militaire. C’est par la guerre qu’elle s’est enrichie, c’est le sabre qui lui a donné ses trésors. Il y avait jadis à Ardibil, ville forte, sépulture de plusieurs générations de shahs persans, cent soixante-six volumes d’une rare valeur. En tête de la plupart de ces volumes ornés de vignettes et d’encadremens on lisait ces mots : « Abba, de la famille de Sefy, chien gardien du seuil du sépulcre d’Aly, fils d’Abou Tahil, avec qui soit la paix, a légué ces livres au tombeau illustre de shah Sefy, sur lequel Dieu étendra sa miséricorde. Il sera libre à tout le monde de les lire, à la condition toutefois qu’on ne les emportera pas hors du mausolée. Et si quelqu’un osait les enlever, que le sang de l’iman Hussein, à qui Dieu donne la paix, retombe sur lui. » Les Russes n’ont pas eu peur du sang de l’iman Hussein. Le général Paul de Suchtelen est entré en 1827 dans le mausolée d’Ardibil, et a rapporté les cent soixante-six volumes à la bibliothèque impériale de Pétersbourg. Il y avait à Akhaltsikhé, dans la mosquée d’Ahmed, une bibliothèque orientale de trois cents volumes. Le maréchal Paskewitch l’a enlevée en 1839, avec cinquante manuscrits qui se trouvaient à Erzeroum, et, non content de cette capture guerrière, s’est fait donner par le shah de Perse, comme supplément obligé, dix-huit ouvrages de luxe, parmi lesquels se trouvent le Shah-Nameh, le divan de Hafiz, les œuvres complètes de Saadi. Les généraux russes connaissent la bibliographie. Un de nos orientalistes n’aurait pas mieux choisi. Mais ce ne sont là que de modestes tributs comparés à ceux qu’a payés la Pologne. Le comte Stanislas Zalouski, évêque de Cracovie, avait amassé, à force de recherches, de temps et d’argent, une bibliothèque de près de trois cent mille volumes, célèbre jadis dans toute l’Europe. Il la laissa en mourant à son neveu, André, évêque de Kiew, qui la légua à la république de Pologne. Elle fut transportée à Varsovie et ouverte en 1746 au public. Suwaroff, en subjuguant la Pologne, fit enlever par ses Cosaques cette magnifique collection, et l’envoya à Catherine. En 1813, nouvelle invasion militaire à Varsovie et nouvel enlèvement de livres. En 1838, il restait encore sur cette inépuisable terre des Jagellons et des Sobieski cent cinquante mille volumes, recueillis à Varsovie, et plus de sept mille volumes rangés dans le château des princes Czartoriski. Cette fois, tout fut enlevé, jusqu’à la plus mince brochure, jusqu’au plus léger carton de manuscrits. Voilà l’origine de la bibliothèque de Pétersbourg.

À côté de cette collection formée par la force et l’injustice, il y en a une autre, recueillie sur notre sol, et qui est seulement l’œuvre de l’adresse. C’est un peu plus honnête, hélas ! et nous n’avons pas le droit de réclamer. Pendant les premières années de notre révolution, il y avait en France un diplomate russe nommé Doubrowski, qui avait voyagé en Angleterre, en Allemagne, étudiant partout les catalogues, cherchant les livres rares, et qui arrivait à Paris juste à point pour satisfaire à bon marché ses goûts bibliographiques. Dans ce temps d’agitation et de désordre, de massacres et de terreur, on ne s’occupait guère de la valeur d’une bibliothèque et de l’importance d’un manuscrit. Les archives des monastères et des châteaux étaient saccagées et bouleversées, les livres jetés dans les rues par la populace, ou vendus à l’encan, et l’habile Doubrowski était là qui allait, qui venait librement, protégé par son caractère de diplomate qui s’enquérait de la démolition de la Bastille, du pillage des abbayes, pour savoir ce qu’il en pouvait retirer, et qui achetait de gré à gré, pour quelques méchans assignats, un manuscrit, une charte, un recueil de lettres inédites, un livre au besoin, pourvu que ce fût un livre vraiment curieux ; car il s’y connaissait, le terrible diplomate, et, dans ce champ immense où il récoltait une si belle moisson, il ne se serait pas amusé à glaner quelque volume vulgaire. Quelques années après, il retournait dans son pays, emportant l’une des collections les plus précieuses qui existent, manuscrits sur vélin, documens inédits ; trésors inestimables enlevés aux archives de notre histoire.

Sur les larges rayons où est rangée cette bibliothèque française dont je mesurais l’étendue avec douleur, on compte cent vingt volumes in-folio des lettres de nos princes et de nos souverains, cent cinquante volumes d’autographes de différentes célébrités, un volume des lettres de Maurice à Henri IV, et plusieurs lettres de différens ministres et ambassadeurs de France. Parmi les manuscrits, on m’a montré une feuille de papier sur laquelle Louis XIV a écrit six fois de suite, en grosses lettres péniblement formées : « L’hommage est dû aux rois ; ils font tout ce qui leur plaît. » C’était là le sage axiome que son maître lui donnait à copier comme modèle d’écriture.

Je n’examinai que rapidement les manuscrits classiques grecs et latins décrits d’ailleurs très exactement par M. Adelung. Les ouvrages qui rappellent un de nos noms chéris ou une page de nos annales m’arrêtèrent plus long-temps. Je remarquai dans le nombre un petit volume renfermant les prières et psaumes en français, imprimé en lettres rapportées par Mme Élisabeth pendant les longs jours de deuil et d’angoisses que la malheureuse princesse a passés en prison.

Cette bibliothèque possède un autre monument de douleur d’une femme qui n’avait pas les mêmes vertus et qui ne mérite pas la même admiration, mais dont le nom éveille toujours, en dépit de ceux qui ont essayé de le noircir, une tendre sympathie, et dont l’image nous apparaît, à travers le voile du temps, entourée d’une auréole de grace et de beauté. C’est un livre d’Heures de Marie Stuart. La pauvre femme l’a porté en Écosse et en Angleterre, et l’a lu souvent, on le voit, avec de profanes distractions. Les versets austères des psaumes, les exhortations évangéliques tracées sur les pages de ce livre, les guirlandes de fleurs, les miniatures religieuses qui les entourent, ne détournaient point ses yeux et sa pensée des images mondaines. En essayant de se recueillir devant Dieu, elle entendait encore vibrer dans son cœur l’accent mélodieux d’une voix aimée ou le rire farouche d’une rivale sans pitié. Tantôt elle se laissait aller aux rêveries de son amour, et elle écrivait sur les marges du livre pieux :

Pour récompense et pour salaire
De mon amour et de ma foi,
Rendez-m’en, ange tutélaire !
Autant que je vous en doi.

Et un peu plus loin :

Si mes pensers sont eslevéz,
Ne l’estime pas chose étrange ;
Ils méritent d’être approuvez,
Ayant pour objet un bel ange.

Tantôt elle fléchit sous le poids de son infortune, et, à côté des prières qui n’ont pu la consoler, elle écrit çà et là, selon l’émotion saisissante du moment, ces strophes douloureuses :

Un cœur que l’outrage martyre

Par un affront, par un refus,
A le pouvoir de faire dire
Je ne suis plus ce que je fus.

En feinte mes amis changent leur bienveillance,
Tout le bien qu’ils me font est désirer ma mort ;
Comme si en mourant j’étais en défaillance,
Dessus mes vêtemens ils ont jeté le sort.

La vieillesse est un mal qui ne se peut guérir,
Et la jeunesse un bien que pas un ne ménage,
Qui fait qu’aussitôt né l’homme est près de mourir,
Et qui l’on croit heureux travaille davantage.

Pétersbourg, en été, n’est pas seulement à Pétersbourg ; il faut aller le chercher aux îles de la Néva, où la haute société se retire, à Peterhoff, où est la résidence de l’empereur, à Oranienbaum, où s’élève le château bâti par Mentschikoff, favori de Pierre-le-Grand, qui abritait sa grandeur sous des lambris dorés, tandis que son maître poursuivait son œuvre dans une cabane, enfin à Tsarkoselo et Pawlowski. Un chemin de fer a été établi, il y a quelques années, entre cette résidence et Pétersbourg. Pour un rouble d’argent, on fait vingt-sept werstes en trois quarts d’heure. À peine sorti de Pétersbourg, on se retrouve déjà dans la plaine monotone et froide ; plus de mouvement, plus rien qui rappelle le voisinage d’une grande ville ; çà et là seulement quelques petits villages de colons allemands qui ont défriché cette terre et qui continuent à la cultiver. Bientôt, cependant, on voit surgir dans les airs la haute coupole dorée du palais de Tsarkoselo. Il y a cinquante ans, non-seulement la coupole, mais le toit des édifices, les bordures extérieures des fenêtres, tout était doré. À présent, les toits sont peints en vert ; les arabesques, les ciselures des portes et des fenêtres, sont revêtues d’une couleur jaune foncée, ce qui produit, sur une large façade blanche, un effet assez désagréable.

Tsarkoselo (village du tsar) n’était d’abord qu’une modeste propriété que Pierre-le-Grand donna à la belle Catherine. Catherine se contenta d’y faire bâtir quelques maisons en bois et une église. L’impératrice Élisabeth prit en grande affection ce coin de terre, je ne sais pourquoi, et voulut en faire une attrayante résidence, ce qui n’était pas facile. Catherine II continua l’œuvre d’Élisabeth. On sait que la fière impératrice ne se laissait pas arrêter par les obstacles, quand elle avait un caprice à satisfaire ou une idée à réaliser. Il lui fallut d’abord une route pour se rendre plus commodément, dans ses lourds carrosses, à ses palais d’été, et cette route coûta près d’un million. Élisabeth avait déjà construit deux ou trois édifices et tracé les contours d’un parc immense, le plus grand parc peut-être qui existe en Europe. Catherine appela à elle des architectes, des sculpteurs, des jardiniers disciples de Le Nôtre et des peintres de l’école de Watteau. On éleva des colonnades, des terrasses, des voûtes, des escaliers magnifiques ; on décora l’intérieur des appartemens de tout ce que le mauvais goût, aidé par le trésor impérial, pouvait imaginer de mieux pour suppléer à l’art : ici des salons en nacre de perle, en laque de Chine, en lapis-lazuli, là des boudoirs couverts d’ambre, partout des meubles d’une recherche splendide.

Une partie du parc a été dessinée d’après les règles symétriques des beaux jours de Le Nôtre, une autre façonnée en forme de jardin anglais. Tout a été employé pour lui donner l’apparence la plus pittoresque ; là où il n’y avait autrefois qu’une terre aride et fangeuse, on a planté des bois, tracé des routes tortueuses, semé des gazons, creusé des pièces d’eau. On a formé, à force de patience et de travail, des allées d’arbres presque touffues, et des points de vue qui ont la prétention de paraître imposans et sauvages. Inutile de dire que le promeneur retrouve là tout ce qui entre dans le procédé de fabrication d’un parc anglais bien organisé, ponts couverts, sources artificielles, fermes suisses, tours gothiques. De plus on a l’agrément de découvrir, en errant de côté et d’autre, des mosquées turques, des obélisques égyptiens, un village chinois, une colonne élevée en commémoration d’une victoire d’Orloff, et non loin de cette colonne historique un monument de deuil et de regret, la tombe des chiens favoris de Catherine et leur marbre funèbre, sur lequel trois courtisans de l’impératrice, M. de Ségur en tête, ont fait graver une longue épitaphe pour les recommander à l’amour de la postérité. Si les nymphes des eaux et des bois, les divinités austères de la nature du Nord, ne sont pas satisfaites de tous ces embellissemens, il faut convenir qu’elles sont bien difficiles.

Quand on a vu l’une après l’autre ces fades ou prétentieuses inventions d’une époque de luxe et de galanterie, on aime à se reposer dans la maison de la ferme, qui est meublée très simplement et renferme pourtant un vrai trésor, une collection de quelques-uns des meilleurs tableaux de Paul Potter, Berghem, Dujardin. Le bâtiment le plus curieux à visiter est un arsenal gothique consacré aux souvenirs du moyen-âge et à des souvenirs de guerre plus récens. Une des salles de cet édifice renferme une nombreuse collection d’armes et armures, cottes de mailles, arquebuses, fusils, pistolets ciselés, de l’Europe occidentale et de l’Orient ; des boucliers, œuvre charmante de quelque Benvenuto ignoré ; des sabres et des poignards façonnés avec amour par les artistes de la Perse et du Caucase ; une bibliothèque composée tout entière de poèmes du moyen-âge, d’ouvrages français, anglais, allemands, relatifs à la chevalerie, à ses lois et à ses mœurs. Dans une autre salle, douze chevaliers armés de pied en cap et assis sur leurs chevaux caparaçonnés représentent les douze preux de la Table-Ronde. Une troisième renferme les présens offerts à l’empereur de Russie par le sultan, chaque fois que ce pauvre sultan a perdu une bataille et livré une partie de ses états, et quels présens ! des housses et des selles tissues d’or et d’argent, étincelantes de pierreries ; des brides et des mors couverts d’émeraudes, de rubis, de turquoises ; des sabres d’un travail exquis et chargés de brillans. C’est une générosité bien chrétienne pour un mahométan. Sur une table, à l’écart, on voit un plateau en argent avec une tasse et une cafetière, trophée de combat plus précieux que toutes ces lames damasquinées et ces diamans. C’est le plateau et la tasse qui servaient au déjeuner de Napoléon pendant la retraite de 1812, et qui furent pris par un Cosaque.

À trois werstes de Tsarkoselo est Pawlowski, résidence de M. le grand-duc Michel. On y arrive par une allée d’arbres imposante. Le parc est entretenu avec le même soin, la même propreté minutieuse que tous les parcs impériaux, et le palais construit avec la même élégance. Mais la nature a donné à Pawlowski ce qu’elle a refusé à Tsarkoselo : des terrains accidentés, des collines ondulantes, des vallons traversés par une rivière. On n’a eu qu’à jeter çà et là quelques groupes d’arbres, tracer ici un chemin, ouvrir ailleurs une clairière et Pawlowski est devenu l’un des sites les plus pittoresques qui existent autour de Pétersbourg, une rareté charmante dans un pays plat. Le grand-duc n’occupe pas ce palais, que l’impératrice sa mère lui a légué avec cette vaste propriété ; il s’est fait construire un peu plus loin une demeure beaucoup plus simple, dans laquelle il se retire avec joie, chaque fois qu’il a quelques heures de pleine liberté. Dans l’enceinte de son parc, sur la pente des collines, au bord de la forêt, de tous côtés, on aperçoit un grand nombre de jolies maisons nouvellement bâties. C’est en été la demeure de plusieurs milliers de familles de Pétersbourg, auxquelles le grand-duc abandonne gratuitement le terrain qu’elles désirent occuper, à condition seulement de lui soumettre le plan de l’habitation qu’elles veulent y élever, afin de maintenir autant que possible, par la correction des détails, l’harmonie de l’ensemble.

Au milieu du parc, sur un coteau d’où l’on jouit d’un large point de vue, on a dessiné un jardin, planté des allées d’arbres, construit une salle de bal et de concert. Chaque jour, la musique d’un régiment vient jouer dans ce Wauxhall des airs nationaux et des fragmens d’opéras de France et d’Allemagne. Les familles de la colonie s’y rassemblent aussi après dîner, et l’on s’asseoit sous les rameaux de lilas, on erre à travers les allées du jardin, tantôt causant, tantôt prêtant une oreille rêveuse aux mélodies de Rossini, aux chants de Mozart. C’est une réunion gaie, variée, où la présence fréquente des princes entretient certaine bienséance sans aucune rigueur d’étiquette, une réunion qui me rappelait les soirées du Prater à Vienne, et les maisons de bain du midi de l’Allemagne. Le jour où je visitais cette résidence avec deux jeunes Russes dont l’entretien augmentait encore pour moi le plaisir de cette soirée, le grand-duc se promenait de long en large au milieu de la foule, sans cortége et sans état-major, allant de groupe en groupe, causant avec chacun, comme un bon voisin. Une dame, chez laquelle j’avais eu l’honneur de dîner ce jour-là, voulut bien me présenter à lui ; il me reçut avec une bienveillance à laquelle je ne me reconnaissais aucun titre, et me parla avec une aimable et touchante simplicité du bonheur qu’il éprouvait à venir passer une soirée au milieu de ses chers habitans de Pawlowski. Nous continuâmes notre promenade avec lui ; chacun se levait respectueusement quand il passait, mais son aspect n’imposait ni gêne pénible ni contrainte. Quand nous partîmes, il nous accompagna jusqu’au dehors du jardin, et reconduisit jusqu’à sa voiture, avec une parfaite galanterie, la personne qui m’avait présenté à lui.

Toute cette société de nobles, de fonctionnaires, réunie l’hiver dans les magnifiques quartiers de Pétersbourg, dispersée l’été dans les îles de la Néva, dans les villas de Peterhof, de Pawlowski, est sans aucun doute l’une des sociétés les plus aimables et les plus attrayantes qui existent. En lui donnant cet éloge, je ne fais que répéter ce qui a été dit maintes fois par ceux qui l’ont connue. Tout ce qui forme l’élément d’une véritable aristocratie, naissance et fortune, illustration historique, exercice du pouvoir, appartient à cette société. Tout ce qui tient à l’ornement d’un salon, élégance choisie, goûts d’art et d’étude, musique et poésie, on le trouve dans ses demeures, au milieu d’un cercle de femmes gracieuses, instruites, nées sous le ciel brillant de la Crimée ou sur les rives nuageuses de la Néva, réunies comme des fleurs de différentes contrées dans l’enceinte pompeuse de la capitale et portant encore sur leur front le type majestueux de la beauté orientale ou la douce expression de la beauté du Nord.

Cette noblesse de Pétersbourg, si riche qu’elle soit, si splendide qu’elle apparaisse encore dans certaines circonstances, n’offre cependant plus aux regards de l’étranger ce faste royal que tous ses ancêtres avaient coutume de déployer. On ne voit plus ces seigneurs d’autrefois traversant les rues avec des carrosses de parade, escortés d’une garde à cheval, comme des souverains, entourés à leur table, comme des patriciens romains, d’une foule de cliens, sacrifiant cent villages au plaisir de donner une fête brillante. Il existe encore des seigneurs qui ont, comme des princes, leur chancellerie, leur chapelle, leur musique, mais il n’y a plus de Potemkin. La nombreuse domesticité qui peuple encore les escaliers, les antichambres des maisons russes, est souvent entretenue par un sentiment de piété plutôt que par une idée de luxe. Un gentilhomme, en héritant des biens de son père, hérite en même temps de ses vieux serviteurs. Il les garde autour de lui, quoiqu’ils lui soient en grande partie inutiles, pour qu’ils vivent jusqu’à leur dernier jour sous le toit où ils ont été élevés, à la table où ils se sont assis pendant de longues années. J’ai connu un jeune homme, non marié, qui avait dans sa demeure quinze domestiques. « Je serais beaucoup mieux servi, me disait-il si je n’en avais que deux ; mais ceux-ci m’ont été légués par ma mère, ceux-là par mon frère. Ils sont venus à moi portant le deuil de ceux que j’aimais, ils sont entrés dans ma maison comme dans l’asile qui leur était naturellement ouvert, et ils y resteront. « La plupart de ces domestiques coûtent, du reste, fort peu à leur maître. Ce sont des serfs qu’il prend tout jeunes dans un de ses villages, qu’il revêt d’une livrée de jockey, de laquais, qu’il élève plus tard au poste important de cocher ou de valet de chambre, et auxquels il donne de temps à autre une légère gratification. Servitude pour servitude, ils aiment mieux celle de l’hôtel du maître que celle de leur pauvre cabane de paysan, et, une fois qu’ils sont entrés dans cet état de domesticité, ils n’y renonceraient pas volontiers. Il n’y a que le cuisinier dont les idées hautaines contrastent avec cette résignation innée des habitans de l’antichambre ; le cuisinier a des prétentions d’artiste et croit faire beaucoup d’honneur à son maître en lui consacrant, moyennant quelques milliers de francs, le fruit de ses veilles et les inspirations de son génie. L’usage d’avoir des cuisiniers français coûte encore énormément à la Russie. C’est un tribut annuel que nous imposons à ce pays avec celui de nos coiffeurs et de nos modistes.

D’année en année, les vieilles coutumes de la noblesse russe se modifient. Les grossières magnificences d’autrefois font place à des habitudes d’élégance et de comfort. Moscou et Pétersbourg ont ouvert la marche, et les autres villes suivent leur exemple. Je ne sais s’il existe encore dans quelque antique château de l’intérieur de l’empire quelques-uns de ces rudes boyards dont il est si souvent question dans les anciennes descriptions de voyages, qui passaient leurs journées à courir le cerf ou à s’enivrer, et qui, pour se distraire dans une heure d’ennui, faisaient fouetter devant eux un de leurs paysans ; mais assurément on ne voit plus rien de tel dans les deux capitales.

Les gentilshommes russes sont dès leur enfance entourés de maîtres qui leur enseignent plusieurs langues. À l’âge où nous commençons à peine nos études, la plupart d’entre eux, exercés par la conversation journalière, parlent déjà français, russe, allemand avec une irréprochable pureté. Ils entrent ensuite dans une école de cadets ou à l’université ; puis ils voyagent en pays étrangers. Il n’y a qu’à voir dans nos théâtres, dans nos salons, ces grands jeunes hommes à la chevelure blonde, aux manières élégantes, applaudissant avec enthousiasme Mlle Rachel ou Mme Persiani, et, quelques heures après, discutant avec esprit sur le mérite d’un opéra ou d’un livre nouveau, sur le talent d’un orateur de la chambre ou la portée d’un article politique ; ce sont les descendans de ces farouches gentilshommes de l’ancien temps dont on nous a fait une peinture si sombre ; ce sont les fils de ces prétendus barbares du Nord qui viennent modestement s’instruire à l’école d’Athènes.

Les femmes ont la même instruction et le même goût pour la science étrangère. Tous les ouvrages de littérature qui paraissent à Paris sont rapidement envoyés à Pétersbourg et rapidement répandus dans des centaines de familles. Il y a là un tel besoin de lire et de savoir, qu’on recherche avec empressement des livres qui chez nous n’ont pas arrêté un seul regard. Je pourrais citer plus d’un auteur dont les œuvres naissent et meurent parmi nous sous le voile fatal de l’oubli, et qui occupent un rang assez honnête dans l’estime des salons de Pétersbourg. Avec ses mille préoccupations de chaque jour, ses joies et ses soucis d’une heure, sa vie si affairée et si mobile, Paris n’enregistre qu’à la hâte, et en courant de la bourse à la chambre, quelques noms qui l’arrêtent bon gré mal gré, quelques livres qui le surprennent dans un bon moment. Pétersbourg, plus calme et moins distrait par le tourbillon naissant de tant de projets et de tentatives, note avec une conscience de bibliographe tous les produits de notre littérature. Si le catalogue minutieux de M. Quérard ou le journal périodique de M. Beuchot venaient à disparaître, on en retrouverait les plus belles pages dans la mémoire de telle jeune femme du monde de Pétersbourg, qui fume nonchalamment son paquitos sur un divan de satin. Si nos poètes pouvaient entendre dans une maison de la capitale russe, honorée d’un beau nom historique, leurs vers récités par une jolie muse du Nord, à l’œil noir, à la physionomie vive et expressive, qui écrit elle-même de charmantes strophes, et qui oublie ce qu’elle écrit pour ne songer qu’à ce qu’elle lit ; s’ils pouvaient voir leurs noms gravés dans sa pensée avec leurs meilleures élégies, je suis sûr qu’ils ne demanderaient pas une autre gloire et pas un autre panthéon. Le temps que nous employons à parler du vote de l’adresse, de la réforme électorale, de la crise ministérielle, Pétersbourg l’emploie à parler d’art, de musique, de littérature. Qu’il y ait dans le cours de ses lectures ou de ses entretiens des manifestations d’idées fausses, des enthousiasmes déplacés, des admirations gratuites ; que toutes ces petites mains de femmes qui posent avec tant d’empressement nos livres devant elles laissent parfois monter trop haut ou tomber trop bas un des bassins de cette balance où nous pesons le mérite de nos écrivains ; que les hommes auxquels elles communiquent leurs impressions commettent la même légèreté et associent dans leur estime des noms sans valeur à des noms dignement appréciés, en vérité je ne saurais le nier. Après tout, c’est une injustice dont nous nous rendons nous-mêmes souvent coupables, et dont les conséquences sont moins dangereuses à Pétersbourg qu’à Paris, car là-bas elle reste ignorée de celui pour qui elle serait un motif de triomphe ou un sujet de douleur, et chez nous elle peut enfler d’orgueil la médiocrité ou décourager un noble talent. Puis, une fois l’injustice commise, nous la maintenons par amour-propre ou par esprit de parti, et la société russe y renonce dès qu’elle l’a reconnue. Nos rivalités de coterie, nos haines jalouses et orgueilleuses ne l’atteignent point : elle entre comme une cohorte neutre dans nos camps ennemis, et cueille partout où il lui plaît les fleurs de notre littérature, sans s’inquiéter, dans son heureux éclectisme, qu’elles soient préconisées par tel aréopage de critique et condamnées par tel autre. Tout ce que cette société veut, c’est lire, c’est apprendre, sauf à revenir ensuite sur ce qu’elle aura amassé à la hâte, à épurer le fruit de ses lectures et de ses études. Sous des formes légères, sous un langage frivole, elle porte, sans s’en rendre compte peut-être à elle-même, le sentiment de sa haute mission. Placée en tête de ces innombrables peuplades plongées encore dans une ignorance profonde, elle sait que c’est elle qui doit faire jaillir à leurs yeux une lumière nouvelle, les arracher peu à peu à leur grossière indifférence et les régénérer. C’est cette société qui est l’organe de la loi de progrès dans un pays où il reste encore tant de grandes réformes à entreprendre, et qui sert d’intermédiaire à des peuples qui, sans son assistance, se rapprocheraient peut-être difficilement. C’est par elle surtout que les idées de civilisation se répandent dans les lointaines régions de l’empire russe, et c’est elle qui, par ses manières séduisante et son hospitalité libérale, fait chérir cette contrée à tous les voyageurs.

En quittant Pétersbourg, après y avoir éprouvé mainte émotion pénible et mainte joie inespérée, je me rappelais cette apostrophe que lui adressait Pouschkin : « Ville magnifique, ville misérable, esprit de servitude, régularité systématique, brume des cieux, vert pâle, ennui froid, et granit, je te regrette pourtant, car dans tes rues je vois courir parfois un pied léger, je vois flotter une boucle de cheveux blonds. » Comme le poète, je regrettais Pétersbourg, mais c’était en songeant à cette société au sein de laquelle j’avais passé bien des heures de causerie et d’épanchemens affectueux, à cette société aimable et sérieuse qui allie dans son incessante activité les traditions du passé aux rêves ambitieux de l’avenir.


X. Marmier.
  1. On trouve aussi le Journal des Débats dans plusieurs cafés de Pétersbourg et dans les riches familles ; mais la poste ne le livre pas à moins de cent écus par an, et n’en donne souvent que d’informes lambeaux, car, à son arrivée à Pétersbourg, chaque journal étranger est soumis à une censure rigoureuse, et je laisse à penser les ravages qu’elle exerce sur nos premiers Paris quand je dirai qu’elle mutile parfois jusqu’aux plus innocentes feuilles d’Allemagne.