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La Russie et l’Église Universelle/Livre deuxième/12

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CHAPITRE XII.


SAINT LÉON LE GRAND, SUR LE POUVOIR PAPAL.


Selon cette notion du pouvoir souverain de Pierre demeurant en permanence dans l’Église romaine, saint Léon ne pouvait se considérer autrement que comme « le recteur de l’univers chrétien[1] », responsable de la paix et du bon ordre dans toutes les Églises[2]. « Veiller assidûment à cette tâche immense était pour lui un devoir religieux. » La raison de la piété (ratio pietatis), écrit-il aux évêques de l’Afrique, exige qu’avec la sollicitude que nous devons, par une institution divine, à l’Église Universelle, nous nous efforcions de connaître la vérité certaine des choses. Car l’état et l’ordre de toute la famille du Seigneur seraient ébranlés si quelque chose dont le corps aurait besoin ne se trouvait pas dans la tête[3]. »

Le même sentiment est exprimé avec plus de développements dans l’épître aux évêques de la Sicile : « Nous sommes sollicité par les préceptes divins et par les admonitions apostoliques de veiller avec une affection active sur l’état de toutes les Églises ; et s’il s’y trouve quelque chose de répréhensible nous devons avec un soin diligent avertir le coupable tantôt d’ignorance imprudente, tantôt d’usurpation présomptueuse. Sous l’empire de la parole du Seigneur, qui a pénétré le bienheureux Pierre par la triple répétition de la sanction mystique pour que celui qui aime le Christ paisse les brebis du Christ, — la révérence de son siège que nous occupons, par l’abondance de la grâce divine, nous oblige à éviter autant que nous le pouvons le péril de la paresse ; pour qu’on ne cherche pas en vain chez nous la profession du Saint Apôtre par laquelle il s’est affirmé comme disciple du Seigneur. Car celui qui paît avec négligence le troupeau tant de fois transmis est convaincu de ne pas aimer le souverain pasteur[4]. »

Dans son épître au patriarche de Constantinople, saint Flavien, le pape s’attribue la tâche de conserver intacte la foi catholique par l’amputation des dissensions, d’avertir par son autorité (nostrâ auctoritate) les défenseurs de l’erreur et de fortifier ceux dont la foi est approuvée[5].

Quand l’empereur Théodose II voulut intercéder auprès de saint Léon en faveur de l’archimandrite Eutychès (l’initiateur de l’hérésie monophysite), le Souverain pontife répondit qu’Eutychès pouvait être pardonné s’il rétractait les opinions condamnées par le pape. Celui-ci décide définitivement dans la question dogmatique. « Quant à ce que l’Église catholique croit et enseigne sur le mystère de l’incarnation du Seigneur — cela est pleinement contenu dans mon écrit envoyé à mon frère et coévêque Flavien[6]. »

Saint Léon n’admettait pas que le conseil œcuménique eût à décider du dogme qui était déjà défini par le pape[7]. Dans l’instruction que le pape donne à son légat, l’évêque Paschasinus, il lui indique son épître dogmatique à Flavien comme la formule complète et définitive de la vraie foi[8]. Dans une autre lettre à l’empereur Marcien, saint Léon se déclare instruit par l’esprit de Dieu pour apprendre et enseigner la vraie foi catholique[9]. Dans une troisième lettre au même, il fait savoir qu’il n’a demandé la convocation du concile que pour rétablir la paix de l’Église Orientale[10], et, dans l’épître adressée au concile lui-même, il dit qu’il ne l’accepte qu’en « réservant le droit et l’honneur appartenant au siège du bienheureux Pierre l’Apôtre », et il exhorte les évêques orientaux à « s’interdire entièrement l’audace de disputer contre la foi divinement inspirée » — telle qu’il l’a déterminée dans son épître dogmatique. « Il n’est pas permis, dit-il, de défendre ce qu’il n’est pas permis de croire ; puisque dans nos lettres envoyées à l’évêque Flavien, de bienheureuse mémoire, nous avons déjà expliqué très complètement et avec la plus grande clarté (plenissime et lucidissime), selon les autorités évangéliques, les paroles prophétiques et la doctrine apostolique, quelle est la pieuse et pure confession concernant le mystère de l’incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ[11].

Et voici en quels termes saint Léon fait part aux évêques gaulois des résultats du concile de Chalcédoine :

« Le saint Synode, en adhérant avec une pieuse unanimité aux écrits de notre humilité, renforcés par l’autorité et le mérite de monseigneur le bienheureux apôtre Pierre, a effacé cet opprobre abominable de l’Église de Dieu » (l’hérésie d’Eutychès et de Dioscore)[12].

Mais, outre ce résultat approuvé par le pape, on sait que le concile de Chalcédoine fut signalé par un acte d’un genre différent : dans une séance irrégulière, les évêques orientaux soumis au patriarche de Constantinople promulguèrent le célèbre canon, le vingt-huitième, par lequel ils décernèrent à leur chef hiérarchique la primauté en Orient au détriment des patriarches d’Alexandrie et d’Antioche. Il est vrai qu’ils déclarèrent eux-mêmes ce canon provisoire et le soumirent humblement au jugement de saint Léon. Celui-ci le rejeta avec indignation ; et ce lui fut une nouvelle occasion d’affirmer ses principes hiérarchiques et l’étendue de son pouvoir. Il fait remarquer en premier lieu (dans sa lettre à l’empereur) que les prétentions du patriarche constantinopolitain se fondant sur des considérations politiques n’ont rien de commun avec la primauté de saint Pierre qui est une institution divine. « Autre est la raison des choses séculières, et autre est celle des choses divines ; et en dehors de la seule Roche que le Seigneur a posée comme fondement aucune construction ne sera stable. — Qu’il lui suffise (au patriarche Anatole) d’avoir obtenu l’épiscopat d’une telle ville avec l’aide de votre piété et par l’assentiment de ma faveur. Il ne doit pas dédaigner la cité royale qu’il ne peut pas transformer en siège apostolique ; et qu’il n’espère d’aucune façon pouvoir augmenter sa dignité par l’offense des autres. — Qu’il pense bien à cela, puisque c’est à moi que le gouvernement de l’Église est confié. Je serais responsable si les règles ecclésiastiques étaient violées par suite de ma complaisance (que cela soit loin de moi !), et si la volonté d’un seul frère avait plus de valeur auprès de moi que l’utilité commune de la maison universelle du Seigneur[13]. »

« Les conventions des évêques qui répugnent aux saints canons de Nicée, nous les déclarons non avenues, et, par l’autorité du bienheureux apôtre Pierre, nous les annulons entièrement par une définition général[14]. »

Dans sa réponse à la supplique des évêques du quatrième concile, le pape confirme son approbation de leur décret dogmatique (formulé d’après son épître à Flavien) ainsi que l’annulation du vingt-huitième canon. « Avec quelle révérence, leur écrit-il, le siège apostolique observe les règles des Saints Pères, votre sainteté pourra l’apprécier en lisant mes écrits par lesquels j’ai repoussé les prétentions de l’évêque constantinopolitain ; et vous comprendrez que je suis, avec l’aide du Seigneur, le gardien de la foi catholique et des constitutions paternelles[15]. »

Quoique saint Léon, comme nous venons de le voir, ne pensât pas qu’après les définitions de son épître un concile œcuménique fût nécessaire dans l’intérêt de la vérité dogmatique, il le trouvait très désirable au point de vue de la paix de l’Église ; et l’adhésion spontanée et unanime du concile à ses décrets le remplit de joie. Cette unité libre réalisait selon lui l’idéal des rapports hiérarchiques[16]. « Le mérite de l’office sacerdotal, écrit-il à l’évêque Théodoret de Cyre, acquiert une grande splendeur là où l’autorité des supérieurs est conservée de telle façon que la liberté des inférieurs ne paraisse nullement diminuée. — Le Seigneur n’a pas permis que nous souffrions aucun détriment dans nos frères, mais ce qu’il a défini auparavant par notre ministère Il le confirma ensuite par le sentiment irrétractable de la fraternité universelle ; pour montrer que c’est vraiment de Lui que provenait « l’acte dogmatique » qui, émis auparavant par le premier de tous les sièges, fut reçu par le jugement de tout l’univers chrétien, pour qu’en cela aussi les membres soient d’accord avec la tête[17]. »

On sait que le savant Théodoret, accusé de nestorianisme, a été disculpé au concile de Chalcédoine : mais il ne regardait lui-même ce jugement que comme provisoire et il s’adressa au pape pour avoir de lui un arrêt définitif. Saint Léon le déclara orthodoxe en ces termes : « Au nom de notre Dieu béni dont la vérité invincible t’a démontré pur de toute tache d’hérésie selon le jugement du siège apostolique, » et il ajoute : « Nous reconnaissons le très grand soin que prend de nous tous le bienheureux Pierre qui, après avoir affirmé le jugement de son siège dans la définition de la foi, a justifié les personnes injustement condamnées[18]. »

Tout en reconnaissant dans l’accord libre l’idéal de l’unité ecclésiastique, saint Léon distinguait clairement dans cette unité l’élément de l’autorité et l’élément du conseil : le Saint-Siège qui décide et le concile œcuménique qui consent. Ce consentement de la fraternité universelle est exigé par l’idéal de l’Église ; la vie ecclésiastique est incomplète sans l’unanimité de tous ; mais sans l’acte décisif du pouvoir central le consentement universel lui-même manque de base réelle et ne saurait avoir son effet, comme l’histoire de l’Église le prouve suffisamment. Le dernier mot dans toute question de dogme, la confirmation définitive de tout acte ecclésiastique appartiennent au siège de saint Pierre. C’est pour cela qu’en écrivant au patriarche de Constantinople, Anatole, à propos d’un clerc constantinopolitain, Atticus, qui devait rétracter ses opinions hérétiques et se soumettre au quatrième concile, saint Léon fait une différence essentielle entre sa part à lui dans les décisions du concile œcuménique et la part qui revient au patriarche grec : « Il (Atticus) doit professer qu’il maintiendra sur tous les points la définition de la foi du concile chalcédonien, à laquelle ta charité a consenti en la souscrivant et qui a été confirmée par l’autorité du siège apostolique[19]. »

On ne saurait mieux formuler le principe constitutif du gouvernement ecclésiastique qu’en y distinguant, comme le fait saint Léon, l’autorité qui confirme de la charité qui consent. Ce n’est certes pas une primauté d’honneur que revendique le Pape par ces paroles. Bien loin de là, saint Léon admettait parfaitement l’égalité d’honneur entre tous les évêques ; à ce point de vue, tous étaient pour lui des frères et des coévêques. C’était, au contraire, la différence du pouvoir qu’il affirmait en termes explicites. La fraternité de tous n’exclut pas pour lui l’autorité d’un seul.

En écrivant à Anastasius, évêque de Salonique, sur les affaires qui ont été confiées à sa fraternité par l’autorité du bienheureux apôtre Pierre[20], il résume ainsi la notion du principe hiérarchique : « Entre les bienheureux apôtres eux-mêmes il y a eu dans la similitude d’honneur une différence de pouvoir ; et, si l’élection était égale pour tous, la prééminence sur les autres a été pourtant donnée à un seul. De cette forme est venue aussi la distinction des évêques, et il a été disposé, selon un grand ordre providentiel, que tous ne puissent s’arroger toute chose, mais que dans chaque province il y eût quelqu’un qui possédât sur les frères la primauté de juridiction (littéralement : la première sentence) ; et de nouveau dans les cités plus grandes ont été institués ceux qui reçurent une charge plus étendue, et par ceux-ci le soin de l’Église Universelle revient au siège unique de Pierre, et rien ne doit se séparer de son chef[21]. »

Quant à la garantie et à la sanction définitive de ce « grand ordre providentiel » elles consistent, selon saint Léon, en ce que le chef unique de l’Église, auquel se rattachent les droits et les devoirs de tous, ne tient pas son pouvoir des institutions humaines et des circonstances historiques, mais représente la pierre inébranlable de la Vérité et de la Justice posée par le Seigneur Lui-même comme base de Son édifice social. Ce ne sont pas les considérations d’utilité seulement, c’est surtout la ratio pietatis qu’invoque celui qui a reçu l’administration de l’Église entière e divinâ institutione[22].

  1. C’est ainsi qu’il est désigné dans la constitution de l’empereur Valentinien III. Voir les œuvres de saint Léon, t. I, col. 637.
  2. Ibid., col. 664.
  3. Ibid., col. 646.
  4. Ibid., col. 695, 6.
  5. Ibid., col. 733.
  6. Ibid., col. 783.
  7. Épître de saint Léon à l’empereur Marcien. Ibid., col. 918.
  8. Ibid., col. 927.
  9. Ibid., col. 930.
  10. Ibid., col. 932.
  11. Épître de saint Léon. Ibid., col. 937, 9.
  12. Ibid., col. 987.
  13. Ibid., col. 995.
  14. Ibid., col. 1000.
  15. Ibid., col. 1027 ssq.
  16. Épître de saint Léon. Ibid., col. 1048.
  17. Ibid., col. 1046,
  18. Épître de saint Léon. Ibid., col. 1053.
  19. Épître de saint Léon. Ibid., col. 1147.
  20. Ibid., col. 668.
  21. Épître de saint Léon. Ibid., col. 676.
  22. Ibid., col. 646.