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La Russie et l’Église Universelle/Livre troisième/10

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CHAPITRE X.


SOUVERAINETÉ ABSOLUE DU CHRIST. — TRINITÉ SOCIALE, SACERDOCE ET PATERNITÉ.


Comme Dieu dans la Trinité de ses hypostases possède d’une manière absolue la plénitude de sa substance divine, son corps céleste ou sa sagesse essentielle, de même l’Homme-Dieu dans la Trinité de ses pouvoirs messianiques possède complètement l’Église Universelle, — son corps divino-humain, céleste et terrestre à la fois ; l’Épouse parfaite du Verbe incarné. « Tout pouvoir m’a été donné aux cieux et sur la terre. » Ce pouvoir universel n’est pas la toute-puissance divine qui appartenait éternellement au Verbe et par conséquent ne pouvait Lui être donnée. C’est du pouvoir messianique de l’Homme-Dieu qu’il s’agit — du pouvoir qui ne se rapporte pas à l’univers extra-divin comme tel, mais à l’univers réuni à Dieu, coopérant avec Lui et incarnant dans le temps Son essence éternelle. Si la plénitude de ce pouvoir appartient de droit au Christ et à lui seul — puisque Lui seul a pu le mériter, — l’exercice de ce pouvoir divino-humain demande la soumission libre et la coopération vivante de l’humanité elle-même. L’action du Christ est donc déterminée ici par le développement progressif de l’humanité, graduellement attirée dans la sphère divino-humaine, assimilée au corps mystique du Christ, transformée en Église Universelle.

Si Dieu, si le Christ glorifié voulait imposer aux hommes sa vérité et sa volonté d’une manière immédiate et surnaturelle ; s’Il voulait sauver le monde par force, Il aurait bien pu le faire ; comme ayant sa glorification, Il aurait pu demander au Père céleste d’envoyer une légion d’anges pour le défendre contre les agents de Caïphe et les soldats de Pilate. L’histoire du monde eût été alors bientôt achevée, mais aussi elle n’aurait pas atteint son but : il n’y aurait pas eu de coopération libre de l’homme avec Dieu, il n’y aurait pas eu de vraie union et de conjonction parfaite entre la créature et le créateur, et l’humanité elle-même en perdant son libre arbitre eût été assimilée au monde physique. Mais ce n’est pas pour donner raison au matérialisme que le Verbe divin s’est incarné sur la terre. Après cette incarnation la liberté humaine est toujours sauvegardée, et l’Église Universelle a une histoire. Il fallait que le Christ, élevé aux cieux, gouvernât l’Église par l’intermédiaire de ministres humains auxquels il déléguât la plénitude morale et juridique des trois pouvoirs messianiques, sans leur communiquer pour cela l’efficacité immédiate de sa toute-puissance qui aurait lié la liberté des hommes. Nous savons en effet qu’en fondant l’Église, le Christ lui a délégué ses pouvoirs ; et, dans cette délégation, Il a suivi ce que nous pouvons appeler la raison de la Trinité, — ratio trinitatis.

La Trinité de Dieu est l’évolution de l’unité absolue qui contient en soi toute la plénitude de l’être se déployant dans trois modes hypostasiés de l’existence divine. Nous savons que l’unité absolue est sauvegardée dans la Trinité : 1° par la primauté ontologique de la première hypostase qui est la cause originelle ou le principe des deux autres, mais non vice versa ; 2° par la consubstantialité de toutes les trois qui fait qu’elles sont indivisibles quant à l’être ; et 3° par leur solidarité parfaite, qui ne leur permet pas d’agir séparément. La Trinité sociale de l’Église Universelle est l’évolution de la monarchie ecclésiastique, qui contient en soi toute la plénitude des pouvoirs messianiques se déployant dans les trois formes de la souveraineté chrétienne. Comme dans la Divinité, l’unité de l’Église Universelle est sauvegardée : 1° par la primauté absolue du premier entre ces trois pouvoirs — le pontificat, qui est la seule souveraineté directement et immédiatement instituée de Dieu et partant, au point de vue du droit, la cause et la condition nécessaire des deux autres ; 2° par la communauté essentielle de ces trois pouvoirs en tant que contenus dans le même corps du Christ, participant à la même substance religieuse — à la même foi, à la même tradition, aux mêmes sacrements ; 3° par la solidarité morale ou communauté de but, qui, pour tous les trois, doit être l’avènement du règne de Dieu, la manifestation parfaite de l’Église Universelle.

La communauté religieuse et la solidarité morale des trois pouvoirs souverains sous la primauté absolue du pontificat universel, — c’est la loi suprême, l’idéal définitif de la Chrétienté sociale. Mais si en Dieu la forme de l’unité trinitaire existe actuellement de toute éternité, dans l’Église elle ne se réalise que graduellement. De là il y a non seulement une différence, mais même un certain contraste entre la Trinité divine et la Trinité sociale. La donnée primitive de l’existence divine, c’est l’unité absolue, dont la Trinité est le déploiement immédiat, parfait et par là éternel. La donnée primitive de l’Église est, au contraire, la pluralité indéterminée de l’humanité naturelle et déchue. Dans l’être divin la Trinité est la forme par laquelle l’unité absolue et positive s’étend et se déploie ; dans l’être social du genre humain la Trinité est la forme par laquelle la pluralité indéterminée des éléments particuliers est réduite à une unité synthétique. Ainsi le développement de l’Église est un processus d’unification, en rapport, idéalement fixé mais réellement variable, entre l’unité de droit et la pluralité de fait — ce qui suppose deux opérations principales : la centralisation graduée du corps ecclésiastique donné, et l’action unifiante et synthétique de l’Église centralisée tendant à s’incorporer l’humanité entière. Les hypostases de la trinité divine sont absolument simples en elles-mêmes et leur rapport trinitaire est parfaitement pur et immédiat. Les pouvoirs souverains de la société trinitaire ou de l’Église Universelle ne sont pas simples, ni par eux-mêmes ni par les conditions dans lesquelles ils doivent être réalisés. Ils ne sont pas simples par eux-mêmes, car ce ne sont que des centres relatifs d’un tout collectif. Le mode de leur réalisation est compliqué, non seulement par la pluralité indéterminée du milieu humain dans lequel ils doivent se manifester, mais aussi de par le fait que la révélation messianique parfaite trouve dans l’humanité naturelle des essais plus ou moins réussis d’une unification partielle, sur lesquels l’œuvre unifiante de l’Église doit se greffer. Si cela facilite matériellement l’opération divino-humaine, cela lui communique en même temps un caractère moins pur, moins régulier et harmonique. Le chaos qui n’est que recouvert par la création physique affirme encore ses droits non seulement dans l’histoire de l’humanité naturelle, mais aussi dans l’histoire de la Religion et de l’Église.

Le but de l’œuvre divino-humaine est de sauver tous les hommes également, de transformer tout ce monde en un sacerdoce royal et prophétique, en une société de Dieu où les hommes se trouvent en un rapport immédiat avec le Christ et n’ont pas besoin de soleil (c’est-à-dire d’un pontificat spécial) ni de la lune (c’est-à-dire d’une royauté spéciale), ni des étoiles (c’est-à-dire du prophétisme comme fonction publique). Mais il ne suffit pas d’affirmer ce but pour qu’il soit déjà atteint. Il n’est que trop évident que la masse des hommes ne possède pas individuellement et subjectivement la piété, la justice et la sagesse à un degré suffisant pour entrer en rapport immédiat avec la divinité, pour donner à chacun la qualité de prêtre, de roi et de prophète. Dès lors il faut que ces trois attributs messianiques s’objectivent et s’organisent dans la vie sociale et publique ; qu’il se fasse une différenciation fixée dans l’organisme universel pour que le Christ ait des organes spécifiques de son action sacerdotale, royale et prophétique. Le peuple d’Israël au pied du Sinaï dit à Moïse : « Nous ne pouvons pas souffrir la présence de Jahvé, nous mourrons tous. Toi, va à notre place parler à Jahvé et tu nous rapporteras tout ce qu’il te dira pour nous ; ainsi tu seras un médiateur entre nous et le Très-Haut pour que nous puissions vivre. » Et le Seigneur dit à Moïse : « Ce que ce peuple t’a dit, il l’a bien dit. » — Et par l’ordre de Jahvé, Moïse non seulement servit personnellement de médiateur entre la Divinité et le peuple ; mais encore, tout en déclarant que le peuple a été appelé à devenir malkhouth cohanim (royauté sacerdotale), Moïse, comme nous l’avons vu, institua les trois pouvoirs par lesquels Jahvé devait exercer son action sociale en Israël. Le médiateur humain de l’ancien Testament préfigurait ainsi le médiateur divino-humain de la Nouvelle-Alliance. Jésus-Christ, tout en annonçant le Royaume des Cieux qui est au-dedans de nous — la grâce et la vérité — tout en proclamant l’unité parfaite, l’unité de l’amour et de la liberté, comme loi suprême de son Église, procède cependant par voie d’élection pour organiser le corps ecclésiastique et pour lui donner un organe central. Tous doivent être parfaitement légaux, tous doivent être un, et cependant il n’y a que douze apôtres auxquels le pouvoir du Christ est délégué, et parmi les douze il n’y a qu’un seul auquel ce pouvoir est conféré d’une manière complète et absolue.

Nous savons que le principe de l’existence chaotique ou extradivine se manifeste dans la vie humaine naturelle par la succession indéterminée des générations, où l’actualité s’empresse à supplanter le passé pour être elle-même continuellement supplantée par un avenir illusoire et éphémère. Les fils parricides, en devenant pères, ne peuvent engendrer qu’une nouvelle génération de parricides et ainsi à l’infini. Telle est la mauvaise loi de la vie mortelle. Pour régénérer l’humanité, pour lui donner la vraie vie, il fallait donc avant tout fixer le passé humain en organisant une paternité permanente. La société purement humaine donne déjà à la paternité passagère de la vie naturelle trois fonctions distinctes : le père produit et soutient l’existence de l’enfant en l’engendrant, en pourvoyant à ses besoins matériels ; il dirige le développement moral et intellectuel de l’adolescent, il l’élève ; enfin à l’égard d’un fils majeur le père reste la mémoire vivante et vénérable de son passé. Le premier rapport est pour l’enfant une dépendance complète ; le second impose à l’adolescent le devoir de l’obéissance ; le troisième ne demande que la piété filiale, un sentiment libre de vénération et une amitié réciproque. Si, dans la vie de famille, la paternité se manifeste successivement sous ces trois aspects, elle les revêt simultanément dans la vie sociale régénérée de l’humanité entière. Car il y a toujours des individus et des peuples qui doivent encore être engendrés à la vie spirituelle et recevoir la nourriture religieuse élémentaire ; — il y a des peuples et des individus qui sont dans l’enfance morale et intellectuelle ; d’autres à chaque époque doivent comme des adolescents développer leurs forces et leurs facultés spirituelles avec une certaine liberté, mais ils ont besoin cependant d’être constamment surveillés et dirigés dans la vraie voie par le pouvoir paternel, qui se manifeste surtout à ce degré comme autorité pédagogique et enseignante. Enfin il y a toujours, sinon des peuples entiers, du moins des individus, qui ont atteint l’âge majeur de l’esprit ; chez eux la vénération et l’amour filial pour la paternité spirituelle sont d’autant plus grands qu’ils sont plus conscients et plus libres.

À un autre point de vue, il y a nécessairement une gradation hiérarchique dans la paternité spirituelle selon l’étendue des unités sociales qu’elle embrasse. Nous savons que l’Église est l’humanité naturelle transsubstantiée. Or, l’humanité naturelle est constituée selon l’analogie d’un corps physique vivant. Celui-ci est une unité complexe formée d’unités relativement simples de différents degrés dans un rapport compliqué de subordination et de coordination. Les degrés principaux de cette hiérarchie physique sont au nombre de trois. Le degré inférieur est représenté par les unités (relativement) simples, les organes élémentaires ou éléments organiques du corps. Au degré moyen nous trouvons les membres du corps et les organes proprement dits, qui sont plus ou moins composés. Enfin tous ces membres et tous ces organes sont subordonnés à l’unité du corps entier régi par un organe central. De même dans le corps politique de l’humanité naturelle, qui devait être régénéré par le christianisme, des unités sociales (relativement) simples, des tribus, des clans, des communes rurales, de petites cités — étaient réunis en collectivités composées, plus ou moins subdivisées, — des nations plus ou moins développées, des provinces plus ou moins étendues ; — enfin toutes les provinces et toutes les nations se réunissaient, dans la monarchie universelle, gouvernée par un organe social unique, la ville de Rome — une cité qui concentrait en soi l’univers entier, qui était à la fois urbs et orbis.

C’était là l’organisation qui a dû être transsubstantiée par le christianisme. Le corps de l’humanité historique a dû être régénéré dans toutes ses parties selon l’ordre de sa composition. Et puisqu’à la base de la régénération le Christ a posé une paternité spirituelle, cette paternité devait se constituer selon les différences données de l’articulation sociale. Il y a eu donc trois degrés principaux de la paternité spirituelle ou du sacerdoce : chaque unité sociale élémentaire, chaque commune transsubstantiée en Église reçut un père spirituel, un prêtre ; et tous ces prêtres ensemble formèrent le clergé inférieur ou le sacerdoce proprement dit. Les provinces de l’Empire, transsubstantiées en éparchies ou diocèses de différents ordres, formèrent chacune une grande famille avec un père commun dans la personne de l’archiereus ou évêque, — père immédiat des prêtres subordonnés à lui et, par eux, de toute la chrétienté de son diocèse. Mais toutes les sociétés spirituelles de ce second ordre représenté par l’épiscopat — les églises particulières des cités, des provinces et des nations gouvernées par des pontifes de tous rangs (simples évêques, archevêques, métropolitains, primats ou patriarches) — ne sont que les membres de l’Église Universelle qui doit se manifester distinctement comme une unité supérieure embrassant tous ces membres. La simple juxtaposition des parties ne suffit pas en effet pour constituer un corps vivant. Il lui faut une unité formelle ou une forme substantielle embrassant actu et d’une manière déterminée toutes les unités particulières, — les éléments et les organes dont le corps est composé. Et si les familles spirituelles particulières qui partagent entre elles l’humanité doivent former réellement une seule famille chrétienne, une seule Église Universelle — elles doivent être soumises à une paternité commune embrassant toutes les nations chrétiennes. Affirmer qu’il n’y a réellement que des Églises nationales, c’est affirmer que les membres d’un corps existent en soi et pour soi et que le corps lui-même n’a aucune réalité. Cependant le Christ n’a immédiatement fondé aucune Église particulière. — Il les a créées toutes dans l’unité réelle de l’Église Universelle qu’il a confiée à Pierre, représentant supérieur et unique de la paternité divine à l’égard de toute la famille des fils de l’homme.

Ce n’est pas en vain que Jésus-Christ a rapporté spécialement à la première hypostase divine, au Père céleste, l’acte divino-humain qui a fait de Simon bar Jonâ le premier père social de la famille humaine tout entière et l’infaillible maître d’école de l’humanité. « Ce n’est pas la chair et le sang, etc., mais mon père qui est aux cieux. » La Sainte Trinité dans son action ad extra est aussi indivisible que dans sa vie intérieure. Si saint Pierre a été inspiré par Dieu, il l’a été par Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit autant que par Dieu le Père ; et puisqu’il s’agit d’inspiration, il pourrait sembler plus juste de mentionner spécialement le Saint-Esprit qui a parlé par les prophètes. Mais c’est précisément ici que nous voyons la raison divine qui a déterminé chaque parole du Christ et le sens universel de son discours à Pierre. Car il ne s’agissait pas de constater que Simon, dans ce cas particulier, a été inspiré d’en-haut, — ce qui pouvait se produire pour lui comme pour tout autre de ses collègues, — mais il s’agissait d’inaugurer en sa faveur l’institution unique de la paternité universelle dans l’Église — image et organe de la paternité divine ; et c’est au Père céleste que devait être rapportée par excellence la raison et la sanction suprêmes de cette institution.

Il est pénible de quitter l’air pur des montagnes galiléennes pour affronter les miasmes de la mer Morte. Nos polémistes anticatholiques, tout en admettant que les églises paroissiales et diocésaines ont besoin de prêtres et d’évêques, de pères visibles, d’organes humains de la paternité divine, ne veulent pas entendre parler d’un père commun pour toute l’Église Universelle ; le seul chef de l’Église c’est Jésus-Christ. Cependant rien n’empêche une paroisse et un diocèse d’être gouvernés par un ministre visible ; et tout orthodoxe reconnaît volontiers un vicaire de Jésus-Christ dans chaque évêque et dans chaque prêtre, tout en criant au blasphème quand les catholiques donnent ce nom au premier des patriarches, au successeur de saint Pierre. Mais ces particularistes orthodoxes reconnaissent-ils réellement Jésus-Christ comme chef de l’Église ? S’il était vraiment pour eux le Chef souverain, ils obéiraient à sa parole. Est-ce pour obéir au maître qu’ils se révoltent contre l’intendant qu’il a nommé Lui-même ? Ils veulent bien permettre au Christ d’agir par des ministres dans telle ou telle partie de son royaume visible, mais ils croient évidemment qu’Il a outrepassé les limites de son pouvoir et abusé de son droit en donnant à Pierre les clefs du Royaume tout entier. C’est comme si un sujet anglais, tout en accordant à l’Impératrice des Indes le pouvoir de nommer un gouverneur à Madras et un juge de paix à Bombay lui contestait la nomination du vice-roi à Calcutta.

Mais, pourrait-on dire, l’Église Universelle, dans sa totalité, dépasse les bornes de l’humanité terrestre, elle embrasse les saints au paradis, les âmes du purgatoire et — ajoute Khomiakoff — les âmes de ceux qui ne sont pas nés. Nous ne croyons pas que le pape tienne beaucoup à étendre son pouvoir sur les âmes qui ne sont pas nées encore. Pour parler sérieusement, il ne s’agit pas de l’Église Universelle dans sa totalité absolue et éternelle, mais dans sa totalité relative et temporelle ; il s’agit de l’Église visible dans chaque moment donné de son existence historique. Pour l’Église comme pour un homme individuel, il y a la totalité invisible ou l’âme, et la totalité visible, ou le corps. L’âme humaine dépasse les limites de l’existence terrestre, elle survit à l’organisme physique, et dans le monde des esprits elle pense et agit sans l’intermédiaire d’un cerveau matériel ; mais si quelqu’un voulait conclure de là que dans son existence terrestre aussi l’homme se passe du cerveau, — une telle conclusion ne serait acceptable qu’à l’égard de celui-là.

Il y a encore une manière d’éluder par un raisonnement général la nécessité de la paternité universelle. Puisque le principe paternel représente la tradition, la mémoire du passé, on croit qu’il suffit à l’Église, pour avoir la vraie paternité spirituelle, de garder la tradition, de conserver la mémoire de son passé. La paternité spirituelle serait, à ce point de vue, représentée uniquement par les grands ancêtres défunts de la société religieuse — les pères de l’Église. Mais pourquoi ne pas étendre ce raisonnement aux églises particulières ? Pourquoi les fidèles d’une paroisse ne se contentent-ils pas, en fait de paternité spirituelle, des souvenirs historiques concernant les premiers fondateurs de leur église paroissiale, pourquoi ont-ils encore besoin d’un père spirituel vivant, d’un curé permanent ? Et pourquoi les habitants de Moscou ne se tiennent-ils pas complètement satisfaits d’avoir une tradition sacrée et un pieux souvenir des premiers chefs de leur Église, des saints métropolitains Pierre et Alexis, pourquoi veulent-ils encore avoir avec eux un évêque vivant, un représentant perpétuel de cette ancienne tradition ? C’est méconnaître l’essence même, la raison d’être de l’Église que de reléguer sa paternité spirituelle dans le passé proprement dit, dans le passé qui n’a plus qu’une existence idéale pour nous. Les ancêtres barbares de l’humanité étaient plus sages : ils reconnaissaient la survivance des ancêtres, ils en faisaient même le principal objet de leur culte, mais, pour maintenir continuellement ce culte, ils exigeaient que l’ancêtre mort eût toujours un successeur vivant, l’âme de la famille, le prêtre, le sacrificateur, l’intermédiaire permanent entre la divinité invisible et la vie actuelle.

Sans un seul père commun à toute la famille humaine la vie terrestre des enfants d’Adam sera abandonnée à toutes les divisions, et l’unité n’aura ici-bas qu’une existence idéale. L’unité réelle serait chassée dans les cieux comme la mythique Astrée ; et le Chaos régnerait sur la terre. Le but du Christianisme serait alors manqué. Car c’est pour unifier le monde inférieur, c’est pour tirer la terre du chaos et la mettre en rapport avec les cieux que le Verbe s’est fait chair. Pour fonder une Église invisible, le Christ docétique de la gnose, le Christ fantôme serait plus que suffisant.

Mais le Christ réel a fondé une Église réelle sur la terre et Il lui a donné pour base une paternité permanente universellement distribuée dans toutes les parties de l’organisme social, mais réellement concentrée pour le corps entier dans la personne du père commun de tous les fidèles, le pontife suprême l’ancien ou le prêtre par excellence — le pape.

Le pape comme tel est immédiatement le père de tous les évêques et par eux de tous les prêtres ; Il est ainsi père des pères. Et il est constant que le pape est le seul évêque qui fût dès les plus anciens temps appelé par les autres évêques non seulement frère mais aussi père : et ce n’étaient pas des évêques isolés seulement qui reconnaissaient son autorité paternelle sur eux, mais des assemblées de tout l’épiscopat aussi imposantes, par exemple, que le concile de Chalcédoine. Mais cette paternité du pape par rapport à l’Église enseignante ou au clergé n’est pas sa paternité absolue. Sous certains rapports, non seulement tous les évêques, mais aussi tous les prêtres sont des égaux du pape. Le pape n’a aucun avantage essentiel sur un simple prêtre dans le ministère des sacrements excepté celui de l’ordre et, par rapport à ce dernier, le pape n’a aucun privilège sur les autres évêques. C’est pour cela que le pape appelle les évêques, non seulement ses fils, mais aussi ses frères et qu’il a été de même appelé frère par eux. Ainsi, dans les limites de l’Église proprement dite, le pape n’a qu’une paternité relative et sans analogie complète avec la paternité divine. Le caractère essentiel de celle-ci est que le Père est tel d’une manière absolument unique, qu’il est seul Père, et que le Fils et l’Esprit, tout en participant à la divinité, ne participent d’aucune manière et en aucune mesure à la paternité divine. Mais les évêques et les prêtres (toute l’Église enseignante) participent plus ou moins à la paternité spirituelle du pape. Au fond, cette paternité spirituelle ou le pouvoir sacerdotal chez le pape n’est pas quelque chose d’essentiellement différent du même pouvoir chez les évêques : la papauté est la plénitude absolue du pouvoir épiscopal, de même que celui-ci est la plénitude relative du pouvoir des prêtres.