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La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/IV

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IV


Ici l’élément chrétien forme l’immense majorité des habitants et se range dans le même culte et dogme, celui professé par l’Église d’Orient ; mais nous y rencontrons trois nationalités importantes bien distinctes, également vivaces et également tenaces dans les traits qui les distinguent. Lorsque je parle ici de nationalités, je dois expliquer que j’entends dire de langues. En Asie comme en Europe, les races ont été cent fois confondues et mélangées soit par l’action violente des conquêtes, soit par la voie plus douce du commerce et des émigrations. Certains types primordiaux des traits du visage, de la structure du corps, se conservent distincts en certains groupes dispersés çà et là ; mais tout ceci ne fait impression qu’aux physiologistes et aux physiognomonistes : les foules s’attirent et sympathisent entre elles par la communauté de langage, à laquelle s’allie quelquefois la communauté de religion ; le reste n’attire pas trop leur attention.

Quand une partie quelconque d’une nation, forcée par les événements, a été réduite à adopter la langue d’une autre, elle a déjà cessé d’appartenir à la première : c’est ce qui est arrivé aux populations de la Prusse orientale, qui de slaves sont devenues allemandes ; de même à un grand nombre de Tartares assujettis aux Russes, qui sont devenus Slaves ; et, pendant le moyen âge, aux Bulgares, qui, ayant adopté la langue de leurs sujets, sont devenus Slaves, de Tartares qu’ils étaient. Des vicissitudes analogues font que diverses populations flamandes ou allemandes des provinces du Rhin se trouvent dans la voie de transformation par la superposition de la langue française.

Il est arrivé aussi qu’une population au langage barbare et inculte ait abandonné spontanément le sien pour adopter celui de son voisin plus poli et plus cultivé ; mais ces cas sont très-rares, tandis qu’on pourrait citer encore un grand nombre d’exemples pour ce qui regarde la première catégorie. C’est ce qui est arrivé anciennement dans la plus grande partie des parages de la Méditerranée et du Pont-Euxin au contact des colonies helléniques. Tout le monde barbare adoptait alors la langue en même temps qu’il embrassait les idées helléniques. C’est ce qui fit dire à Cicéron que les rivages de tous les pays barbares semblent comme décorés d’une frange de territoire hellénique.

D’un autre côté, lorsqu’il arrive qu’une certaine culture ayant dégrossi des langages incultes, les a mis dans une voie de perfectionnement, on n’abandonne plus le sien, si supérieur que soit celui du voisin. C’est le cas où se trouvent les dispositions des Slaves de la Turquie et des Daco-Roumains. Leur langue ayant fait quelques progrès, il devint impossible de leur persuader de l’abandonner pour adopter celle des Hellènes, qui, étant d’une supériorité incontestée et incontestable, pourrait servir de lien pour former une seule nation de toutes ces populations.

À cause de ce manque d’unité dans le langage, il faut reconnaître qu’on ne saurait constituer, avec l’assentiment de tous, un État unitaire, comme celui de l’État oriental. Là, l’unité de religion peut servir de lien commun ; ici, elle est insuffisante par elle seule, une fois que les populations parlent des langues différentes. En Asie, l’identité de religion suffit pour unir des populations de langue et de race différentes sous le même gouvernement et la même législation, puisque les sympathies religieuses sont supérieures à tout ; mais, généralement, en Europe le sentiment individuel de nationalité parmi les grandes races repousse obstinément toute fusion. En Asie, où parmi les populations musulmanes, la fonction d’un gouvernement absolu sera, pour le premier quart de siècle au moins, d’une nécessité inévitable, de petites divergences d’intérêts locaux ou des répugnances de races faiblement accentuées peuvent être facilement conciliées et même effacées par l’action prépondérante du gouvernement. En Europe, où parmi les populations chrétiennes on ne pourrait pas gouverner sans le concours du peuple et des assemblées qui doivent le représenter, si ces divergences, ces répugnances, sont d’une importance telle qu’on ne puisse les faire disparaître par la persuasion et par le sentiment de solidarité, il ne saurait plus y avoir d’unité de but, ni convergence de volontés, ni concours d’action ; mais tout sera contraire.

Avant la grande révolution hellénique de 1821, et même quelques années après, il existait chez les populations orthodoxes de l’empire ottoman une tendance à se fondre dans une seule et même nationalité. Tout le monde prenait alors volontairement le nom générique de Romaios (ce qui signifiait et signifie encore en Turquie le Grec), comme une tradition de l’empire gréco-romain. Tout le monde tenait à honneur d’appartenir à la nationalité grecque et de parler le grec, qu’on appelait alors romaïque. Tous ceux qui des provinces danubiennes prenaient leur vol vers l’Europe s’y présentaient comme Grecs, tenant à grand honneur de s’appeler Grecs. Mais cette époque, quoique peu éloignée par le temps, l’est déjà trop par les changements survenus dans les esprits.

À cette époque on n’avait rien fait pour les prévenir, on ne pensait point alors à encourager ni à aider ces libres dispositions, ces mouvements spontanés. Si, d’un côté, le joug écrasant des Ottomans portait toutes ces populations à oublier leurs origines et à se serrer dans une solidarité commune, de l’autre, le péril même où se trouvait exposée tous les jours l’existence de tous ceux qui s’élevaient au-dessus de la foule empêchait la conception de grands projets dont les résultats ne pouvaient se produire qu’avec le temps. Si même on les avait conçus, ces projets, l’instabilité des choses et le renversement continuel des positions ne permettaient point de s’occuper de leur réalisation. Lorsqu’on vivait au jour le jour, dans la vie physique comme dans l’action politique, de telles préoccupations ne pouvaient guère avoir lieu. Tout ce qui arrivait, tout ce qui s’y produisait donc ne se faisait que par un élan de spontanéité, sans l’existence de projet conçu et médité. Si un projet eût existé, il aurait même produit un effet plus considérable.

Après l’insurrection hellénique, le sort commun ne se trouvant plus placé sous une oppression identique, on commence à songer aux différences de nationalité, d’intérêts, de passé et d’avenir. L’influence étrangère, notamment après la guerre de 1828, s’y mêlant, on a su faire ressortir de plus en plus les différences, grossir les griefs, entretenir la discorde et inspirer une espèce de répulsion. Il est inutile d’entrer ici dans des détails sur ces mésintelligences, d’expliquer les motifs supérieurs qui les produisirent, de constater les griefs réels, de réfuter les imaginaires, de représenter les fatalités insurmontables qui devaient et doivent encore en produire tant que durera le régime ottoman. Il est inutile, je veux dire, de les discuter, puisqu’on ne saurait agir sous ce régime pour les faire cesser.

Mais entendons-nous bien. De ce que les diversités de race et de langue seraient un grand obstacle à la formation d’un État unitaire il ne s’ensuit pas qu’il en serait de même pour la formation d’un État confédéré. Il serait aussi absurde de ne pas en tenir compte dans le premier cas qu’il serait stupide de les considérer comme des empêchements péremptoires dans le second. Une fois que les craintes d’empiétements d’une nation sur l’autre disparaîtraient, une fois qu’on aurait des gouvernements et des administrations distinctes, nous ne voyons pas pourquoi l’intérêt commun ne les mènerait pas à une entente nécessaire dans l’intérêt de tous. On pourrait même affirmer que ceci ne serait nié ni contesté par personne. Mais il y aura des divergences multiples d’opinions et de prétentions sur la manière de délimiter, d’établir, ou de constituer cette confédération. Nous allons passer à l’examen de ces différents points.