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La Saga du scalde Egil Skallagrimsson/La saga

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Félix Wagner.
Anciens établissements J. Lebègue & Cie (p. 1-258).

LA SAGA
DU SCALDE
EGIL SKALLAGRIMSSON


1.

Kveldulf. Sa naissance et sa famille.

Il y avait un homme qui s’appelait Ulf ; il était fils de Bjalfi et de Hallbera, fille d’Ulf Oargi[1] et sœur de Hallbjörn Halftröll de Hrafnista, père de Ketil Häing. Sous le rapport de la taille et de la force, Ulf n’avait pas ses pareils. Pendant sa jeunesse, il se livra à la piraterie et aux entreprises guerrières. Il entretenait des relations d’amitié avec un homme du nom de Berdlu-Kari, personnage de haut rang et absolument supérieur sous le rapport de la force et de la bravoure ; c’était un « berserk[2] ». Ulf et lui avaient une seule et même bourse et entre eux régnait l’amitié la plus intime. Quand ils rentrèrent de leurs expéditions, Kari regagna sa propriété de Berdla. Il était excessivement riche et avait trois enfants : un de ses fils s’appelait Eyvind Lambi, l’autre Ölvir Hnufa ; la fille, Salbjörg, était une personne d’une belle prestance et d’une grande énergie. Ulf l’épousa et retourna aussi dans son domaine. Il était riche à la fois en terres et en biens meubles ; il se fit octroyer la qualité de feudataire[3], ainsi que ses ancêtres avaient fait et devint un personnage puissant. On raconte qu’il s’occupa activement de culture. Il avait l’habitude de se lever de bonne heure pour surveiller les travaux de ses gens ou bien pour aller à ses forges, et de visiter son bétail et ses champs. Parfois aussi il s’entretenait avec ceux qui avaient besoin de ses conseils ; il s’entendait à faire d’excellentes recommandations, car il était très avisé. Mais chaque jour, à l’approche du soir, il devenait d’un abord difficile, si bien que peu de personnes parvenaient à lier conversation avec lui. À la tombée de la nuit, il était pris de sommeil. Le bruit courait qu’il avait la faculté de se métamorphoser[4]. On l’appelait Kveldulf.

Kveldulf et Salbjörg eurent deux fils ; l’aîné s’appelait Thorolf et le cadet Grim. Ils grandirent et devinrent tous les deux des hommes de taille et de force, comme leur père. Thorolf se distinguait par sa beauté et sa bravoure et ressemblait aux parents de sa mère. Il était d’un tempérament fort joyeux, énergique, très entreprenant en toutes choses et d’une grande vivacité. Tout le monde l’aimait. Grim, noir et laid, ressemblait à son père par son extérieur et par son caractère. Il s’adonnait avec ardeur à la culture du sol, travaillait avec habileté le bois et le fer, et devint un excellent forgeron. Souvent, en hiver, il allait à la pêche au hareng[5], emmenant une gabare et de nombreuses gens de sa ferme. À l’âge de vingt ans, il organisa une expédition guerrière. Kveldulf lui procura un « long bateau ». À cette expédition prirent part les fils de Berdlu-Kari, Eyvind et Ölvir, avec une suite nombreuse et un autre long bateau. Durant l’été, ils se livrèrent à la piraterie, amassant des richesses et faisant un grand butin. Quelques étés se passèrent en pérégrinations lointaines[6] ; en hiver, ils restaient à la maison auprès de leurs pères. Thorolf rapporta un grand nombre d’objets de valeur qu’il remit à son père et à sa mère. C’était alors chose facile que d’acquérir de la fortune et de la considération. Kveldulf approchait de la vieillesse, alors que ses fils étaient dans toute la force de l’âge.

2.

Ölvir Hnufa s’éprend de Solveig.

Au Firdafylki régnait alors un roi du nom d’Audbjörn. Un de ses jarls[7], appelé Hroald, avait un fils nommé Thorir. À Gaular habitait, à la même époque, le jarl Atli le Svelte. Ses enfants étaient Hallstein, Holmstein, Herstein et Solveig la Belle. Un jour d’hiver une foule considérable se trouvait réunie à Gaular en vue du sacrifice solennel d’automne[8]. C’est là qu’Ölvir Hnufa vit Solveig et conçut pour elle un vif amour. Dans la suite, il la demanda en mariage ; mais le jarl le jugea trop peu distingué et ne voulut pas la lui accorder. Là-dessus Ölvir composa de nombreux chants d’amour[9]. Il était tellement épris de Solveig qu’il renonça aux expéditions ; il se fit donc que Thorolf et Eyvind Lambi s’embarquèrent seuls.

3.

Harald aux Beaux Cheveux soumet toute la Norvège à son pouvoir.

Harald[10], fils de Halfdan le Noir, était entré en possession de l’héritage paternel à Vik, dans l’Est. Il avait fait le vœu de ne pas se faire couper ni peigner les cheveux, avant d’être unique souverain en Norvège. On l’appelait Harald Lufa. Il partit en guerre contre les rois voisins et les vainquit. De longs récits circulent à ce sujet. Ensuite il s’empara des « Hautes Terres ». De là il se dirigea vers le Nord, sur Thrandheim où il eut à livrer de nombreux combats avant d’imposer sa domination à tout le pays des Thröndir[11]. Puis il résolut de porter la guerre au Naumudal, dans le Nord, pour s’en prendre aux frères Herlaug et Hrollaug, à cette époque rois de ce pays. Dès que les frères apprirent son arrivée, Herlaug se réfugia avec onze de ses hommes dans le tertre funéraire[12] qu’il avait édifié trois hivers auparavant[13]. Ce tertre fut ensuite refermé. Hrollaug, de son côté, abdiqua la dignité royale, accepta la condition de jarl et se soumit à l’autorité du roi Harald auquel il abandonna son royaume. C’est ainsi que Harald conquit le district du Naumudal et le Halogaland ; il établit des gouverneurs dans ses possessions. À Thrandheim, Harald équipa une expédition maritime et se dirigea sur Möri, dans le Sud. Là il livra bataille au roi Hunthjof et fut vainqueur. Hunthjof y laissa la vie, et le roi Harald s’empara de Nordmöri et du Raumsdal. Cependant Sölvi Klofi, fils de Hunthjof, avait échappé ; il alla à Sundmöri trouver le roi Arnvid auquel il demanda aide et protection en disant : « Maintenant que ce malheur nous a frappés, il ne se passera guère de temps avant que pareille calamité vous atteigne. Je crois, en effet, que Harald ne tardera pas à venir, puisqu’il vient de réduire en esclavage et d’asservir, suivant son bon vouloir, tous les gens de Nordmöri et du Raumsdal. Vous pouvez vous attendre à subir le même sort que nous ; vous aurez à défendre votre bien et votre liberté et à compter sur tous les hommes dont vous pouvez espérer du secours. Je me tiens prêt à lutter, avec mes troupes, contre tant d’arrogance et d’injustice. Dans le cas contraire, vous agirez comme l’ont fait les habitants du Naumudal : vous vous laisserez assujettir volontairement et deviendrez esclaves de Harald. Mon père a préféré mourir glorieusement, revêtu de la dignité royale, plutôt que de devenir, dans sa vieillesse, le sujet d’un autre roi. Je suppose que telle est aussi votre intention et celle des personnes qui ont du pouvoir et de la dignité, et qui veulent montrer qu’ils sont hommes de valeur. »

À la suite de ce discours, le roi prit la ferme résolution de rassembler des troupes et de défendre son pays. Il conclut une alliance avec Sölvi et envoya un message au roi Audbjörn qui régnait sur le Firdafylki, pour l’engager à joindre ses forces aux leurs. Quand les envoyés furent arrivés chez le roi Audbjörn et qu’ils se furent acquittés de leur mission, celui-ci consulta ses amis à ce sujet et tous furent d’avis de réunir des troupes et de se rejoindre à Möri, selon le vœu exprimé dans le message. Audbjörn fit circuler la flèche de guerre[14] et proclamer l’appel aux armes dans tout son royaume. Il envoya des messagers auprès des notables pour les inviter à sa cour. Les envoyés arrivèrent chez Kveldulf et lui notifièrent les ordres du roi, ajoutant que le roi désirait que Kveldulf se joignît à lui avec tous les gens de sa maison. Kveldulf répondit : « Il est de mon devoir, je pense, de me mettre en campagne avec le roi, lorsqu’il doit défendre son pays. Il faut que la guerre se fasse à Firdafylki même. Mais je ne me crois nullement obligé de me rendre dans le Nord, à Möri, et d’y combattre pour la défense de cette région. Hâtez-vous de dire au roi que Kveldulf restera chez lui pendant cette campagne, qu’il ne rassemblera pas de troupes et qu’il ne se mettra pas en route, si c’est pour lutter contre Harald Lufa ; car j’estime que celui-ci a du bonheur abondamment, tandis que votre roi n’en a pas une main pleine.

Les envoyés retournèrent auprès du roi et lui firent connaître le résultat de leur démarche. Quant à Kveldulf, il resta chez lui, exploitant son domaine.

4.

La bataille de Solskel. Harald poursuit sa marche victorieuse à travers la Norvège.

Le roi Audbjörn se porta vers le nord avec les hommes attachés à sa suite. À Möri, il rejoignit le roi Arnvid et Sölvir Klofi, et, réunis, ils eurent une armée considérable. Le roi Harald aussi était venu du Nord avec ses troupes. La rencontre générale eut lieu dans l’île de Solskel. La lutte fut âpre et des deux côtés les hommes tombèrent en grand nombre. Dans les rangs de Harald périrent deux jarls, Asgaut et Asbjörn, ainsi que deux fils de Hakon, jarl[15] à Hladir (ils s’appelaient Grjotgard et Herlaug) et beaucoup d’autres notables. Parmi les gens de Möri, les rois Arnvid et Audbjörn y laissèrent la vie. Quant à Sölvir Klofi, il parvint à s’échapper ; il fut dans la suite un redoutable viking[16] et exerça fréquemment de grands ravages dans le royaume de Harald ; de là son nom de Sölvir Klofi[17].

À la suite de ces événements, le roi Harald assujettit Sunnmöri. Le frère du roi Audbjörn, Vemund, qui avait gouverné Firdafylki, devint roi de ce pays. Comme l’automne était venu, on conseilla au roi Harald de ne pas s’avancer, en cette saison, au delà de Stad. Harald nomma Rögavald jarl dans les deux Möri et le Raumsdal. Ensuite il reprit le chemin du nord et gagna Thrandheim, accompagné d’une suite nombreuse. En ce même automne, les fils d’Atli attaquèrent Ölvir Hnufa dans sa demeure et voulurent le tuer. Ils avaient une troupe trop forte pour qu’Ölvir pût opposer de la résistance ; il se sauva par la fuite. Il se rendit dans le Nord, alla trouver le roi Harald à Möri, se mit à son service et l’accompagna, pendant l’automne, à Thrandheim. Il se concilia à un haut degré les bonnes grâces du roi, resta longtemps auprès de lui et devint son scalde[18].

Cet hiver-là le jarl Rögnvald se transporta vers le sud du côté des Firdir, en suivant la route de terre par Eid. Il faisait épier le voyage de Vemund et arriva à la nuit tombante à un endroit appelé Naustdal. Vemund s’y trouvait à un festin. Rögnvald le surprit dans sa maison et l’y brûla avec dix-neuf de ses compagnons. Bientôt après Berdlu-Kari rejoignit le jarl Rögnvald avec un long bateau complètement équipé, et tous deux s’avancèrent vers le nord, sur Möri. Rögnvald saisit tous les vaisseaux qui avaient appartenu au roi Vemund et tous les biens mobiliers dont il pouvait s’emparer. Berdlu-Kari fit route vers Thrandheim, alla trouver le roi et se mit à son service.

Au printemps suivant, le roi Harald embarqua une armée et s’en alla vers le sud le long de la côte. Il s’empara des Firdir et des Fjalir et distribua des terres à ses hommes. Il nomma Hroald jarl dans le Firdafylki. Il surveilla de près les régions qu’il avait conquises et qui venaient d’être placées sous son autorité, ainsi que les vassaux et les grands propriétaires et tous ceux qu’il soupçonnait d’avoir quelque velléité de recouvrer le pouvoir. Il ne leur laissa d’autre alternative que de devenir ses sujets ou de quitter le pays. En dehors de ces deux conditions, ils avaient le choix entre un traitement impitoyable ou la mort. Quelques-uns eurent les mains et les pieds coupés. Dans chaque région le roi s’appropria tous les alleux, toutes les terres, qu’elles fussent exploitées ou non, et même les mers et les lacs. Tous les propriétaires durent se faire ses vassaux ; de même les exploiteurs de forêts, les sauniers, les pêcheurs et les chasseurs, tous furent assujettis à son autorité[19]. Cependant, à la suite de cette oppression, un grand nombre s’enfuirent du pays pour aller s’établir dans différentes contrées non peuplées, notamment dans le Jamtaland, à l’est[20], le Helsingjaland[21] et aussi dans les pays d’ouest, tels que les Hébrides, le territoire de Dublin[22], l’Irlande, la Normandie en Gaule, Katanes en Écosse, les Orkneyjar[23], le Hjaltland[24], les Färeyjar. C’est vers cette époque qu’on découvrit l’Islande[25].

5.

Le roi Harald et Kveldulf.

Le roi Harald, qui campait avec son armée aux Firdir, envoya des messagers à travers le pays auprès de ceux qui ne s’étaient pas joints à lui et avec lesquels il comptait traiter d’affaires importantes. Les envoyés du roi se présentèrent chez Kveldulf et y reçurent un bienveillant accueil. Ils s’acquittèrent de leur mission, disant que le roi désirait que Kveldulf vînt lui rendre visite. « Il a appris, » dirent-ils, « que tu es un homme de valeur et de famille distinguée ; voici pour toi une occasion d’être comblé d’honneurs par lui ; le roi éprouve vivement le désir d’avoir à ses côtés des gens dont on lui parle comme étant des personnages remarquables sous le rapport de la force et de la bravoure. » Kveldulf répondit qu’il était vieux et nullement en état d’entreprendre des expéditions guerrières : « Je resterai à la maison et renoncerai à servir les rois. » L’envoyé reprit : « Laisse alors ton fils venir auprès du roi ; il est grand et a l’air d’être brave. Le roi fera de lui son vassal, s’il consent à le servir. » « Je ne veux point », dit Grim, « devenir vassal, aussi longtemps que mon père vivra, pour la raison qu’il doit être mon seigneur toute sa vie. »

Les messagers repartirent et, à leur arrivée chez le roi, lui rapportèrent intégralement le langage que Kveldulf leur avait tenu. Le roi en fut vexé, proféra quelques paroles à ce sujet, disant que ce devaient être des personnages hautains et se demandant quelles pouvaient être leurs intentions. Ölvir Hnufa, qui était présent, pria le roi de ne pas se mettre en colère. « J’irai trouver Kveldulf et il consentira sans doute à vous rejoindre, dès qu’il saura que vous y attachez beaucoup d’importance. »

Là-dessus Ölvir alla trouver Kveldulf et lui dit que le roi était irrité et que cela tournerait mal, à moins que l’un d’eux, le père ou le fils, ne se joignît à lui. Il ajouta que de grands honneurs leur étaient réservés à la cour, s’ils voulaient accepter ses offres d’amitié. Il insista en déclarant — ce qui était vrai — que le roi était généreux à l’égard de ses hommes, en fait de richesses et d’honneurs. Kveldulf exprima ses appréhensions en disant : « Ni mon fils ni moi ne trouvons le bonheur dans l’intimité du roi, et je n’irai pas le voir ; mais si Thorolf rentre au pays l’été prochain, il se laissera bien décider à faire ce voyage et à devenir ainsi l’homme du roi. Dites à celui-ci que je veux bien être son ami et que tous ceux qui agiront selon mes ordres ne failliront pas aux devoirs d’amitié à son égard. Je conserverai, en son nom, et le gouvernement et l’administration, comme je les ai eus sous le roi précédent, s’il consent à ce qu’il en soit ainsi. D’ailleurs, l’avenir décidera du caractère de nos rapports avec lui. »

Ölvir retourna auprès du roi et lui fit savoir que Kveldulf se proposait de lui envoyer son fils, ajoutant que celui-ci s’y prêtait mieux, mais qu’il n’était pas à la maison en ce moment. Le roi se déclara satisfait. Au retour de l’été, il pénétra dans le Sogn, et, quand l’automne fut venu, il se disposa à faire route vers le nord, du côté de Thrandheim.

6.

Le roi Harald et Thorolf, fils de Kveldulf.

Thorolf Kveldufsson et Eyvind Lambi rentrèrent, vers l’automne, de leurs expéditions. Thorolf alla trouver son père et, au cours de l’entretien qu’ils eurent ensemble, il lui demanda en quoi avait consisté la mission des hommes que Harald lui avait délégués. Kvelduf répondit : « Le roi a fait exprimer le vœu que moi-même ou bien l’un ou l’autre de mes fils se mît à son service. » « Que lui as-tu répondu ? » dit Thorolf. « J’ai dit comme je l’ai pensé, à savoir que jamais je ne me mettrais à la disposition du roi Harald et que vous deux vous agiriez comme moi, si j’avais à donner mon avis. J’ai pensé que les choses se termineraient de telle sorte que nous laisserions la vie entre les mains du roi. » « J’ai dans l’idée », reprit Thorolf, « que cela se passera d’une tout autre manière. Je crois, en effet, que je trouverai les plus grands honneurs auprès du roi ; aussi suis-je fermement résolu d’aller le trouver et de devenir son homme. J’ai appris de source certaine que sa suite se compose de personnages très distingués[26] ; je me sens fort séduit par l’idée d’entrer en pareille compagnie, si l’on veut bien m’accueillir. Ces gens ont meilleure situation que n’importe qui en ce pays. J’ai entendu dire du roi qu’il est d’une libéralité excessive à l’égard de ses hommes en fait de richesses et qu’il n’est pas moins généreux quand il s’agit d’octroyer honneurs et considération à ceux qu’il juge aptes à le servir. D’autre part, on m’a dit que tous ceux qui veulent se détourner de lui et ne recherchent pas son amitié, tombent au rang de gens sans valeur : les uns s’enfuient précipitamment hors du pays, les autres sont réduits à l’état de domestiques. De la part d’un homme aussi intelligent et aussi ambitieux que toi, mon père, je trouve que c’est une idée bizarre que de ne pas accepter avec reconnaissance les distinctions que t’offre le roi. Si tu crois pouvoir prédire que ce roi causera notre perte et qu’il vise à être notre ennemi, pourquoi n’as-tu pas pris part à la lutte contre lui avec le roi à qui tu devais obéissance autrefois ? Aujourd’hui il me semble très peu honorable de n’être ni son ami ni son ennemi. »

« Les choses se sont passées, répondit Kveldulf, « comme mon imagination me l’avait fait prévoir, à savoir qu’ils ne seraient point victorieux, ceux qui ont combattu contre Harald Lufa à Möri, dans le Nord. Il sera non moins vrai que Harald infligera de grands dommages aux membres de ma famille. Quant à toi, Thorolf, tu auras à veiller à tes propres intérêts. Je ne crains pas, si même tu te fais recevoir dans les rangs de l’entourage de Harald, que tu ne saches prendre ta part des labeurs et te montrer, en toutes circonstances, digne des plus valeureux. Garde-toi d’outrepasser la juste mesure et de chercher querelle à de plus puissants que toi ; et cependant tu ne devras jamais reculer ! »

Lorsque Thorolf fut prêt à partir, Kveldulf l’accompagna jusqu’au bateau, l’embrassa et lui souhaita de faire bon voyage et de revenir sain et sauf.

7.

Björgolf et Hildirid. Mariage de Bard, fils de Brynjolf.

Dans le Halogaland vivait un homme du nom de Björgolf. Il habitait Torgar. C’était un puissant et riche vassal et en même temps un demi-géant des montagnes par la force, la taille et la naissance. Il avait un fils appelé Brynjolf. Celui-ci ressemblait à son père. Björgolf à cette époque était vieux et sa femme était morte. Il avait remis entre les mains de son fils toute l’administration de ses biens et s’était occupé à lui trouver une épouse. Brynjolf épousa Helga, fille de Ketil de Hrafnista. Bard est le nom de leur fils. Celui-ci fut de bonne heure grand et beau de figure ; c’était, dans toute la force du terme, un homme accompli.

En automne il y eut un jour, à Torgar, un festin auquel prirent part de nombreux convives. Björgolf et son fils étaient les personnages les plus éminents du banquet. Ainsi que le voulait l’usage, le sort décida quelles personnes, au soir, prendraient place deux à deux l’une auprès de l’autre[27]. Au festin il y avait un homme du nom de Högni. Il possédait une ferme à Leka. C’était un personnage très riche, entre tous le plus beau d’aspect, intelligent et de naissance modeste. Il s’était élevé par ses propres moyens. Il avait une fille très belle du nom de Hildirid. Le sort voulut qu’elle prît place à côté de Björgolf. Pendant la soirée ils causèrent beaucoup ensemble. La belle jeune fille plut à Björgolf. Peu après le banquet prit fin.

Ce même automne, le vieux Björgolf quitta son domaine dans un « scute[28] » qui lui appartenait. Il avait trente hommes avec lui. On arriva à Leka. Vingt hommes se dirigèrent vers l’habitation ; dix surveillaient le bateau. À leur arrivée dans la ferme, Högni se porta à leur rencontre, les accueillit bien et offrit l’hospitalité à Björgolf et à ses compagnons de voyage. Celui-ci accepta, et ils entrèrent dans l’appartement[29]. Quand ils eurent ôté leurs habits de voyage et mis leurs manteaux, Högni fit apporter des coupes et de la bière. Hildirid, la fille du propriétaire, versa à boire aux hôtes. Björgolf appela à lui le « bondi[30] » Högni et lui dit : « Voici l’affaire qui m’amène ici : je désire que ta fille vienne avec moi dans mon domaine ; je vais sans tarder contracter mariage avec elle[31]. » Högni ne voyait pas d’autre solution que de laisser toutes choses s’accomplir comme le voulait Björgolf. Celui-ci donna en échange une once d’or[32] et les deux fiancés gagnèrent le lit nuptial[33]. Hildirid s’en alla avec Björgolf à Torgar. Mais Brynjolf fut mécontent de cet arrangement. Björgolf et Hildirid eurent deux fils ; l’un s’appelait Harek, l’autre Hrörek. Peu de temps après Björgolf mourut. Il ne fut pas plutôt enterré que Brynjolf fit éloigner Hildirid avec ses fils. Elle retourna à Leka chez son père : c’est là que les enfants de Hildirid furent élevés. C’étaient des jeunes gens de belle prestance, de taille plutôt modeste, mais doués d’intelligence ; ils ressemblaient aux parents de leur mère. On les appelait « fils de Hildirid[34] ». Brynjolf les aimait peu et il ne leur céda rien de l’héritage paternel. Hildirid était héritière de Högni ; à la mort de celui-ci, elle et ses fils recueillirent ses biens. Ils habitèrent dès lors à Leka et possédaient une fortune considérable. Bard, fils de Brynjolf, et les fils de Hildirid étaient à peu près du même âge. De longue date Brynjolf et Björgolf, le père et le fils, avaient pour mission d’aller au Finnmörk recueillir les tributs[35].

Dans le Nord, au Halogaland, il y a un fjord du nom de Vefsnir. Dans ce fjord se trouve une île grande et fertile appelée Alöst. Là s’élève une ferme du nom de Sandnes, alors habitée par un homme qui s’appelait Sigurd. C’était le plus riche de cette région du Nord ; il était vassal et de grande intelligence. Sigrid, sa fille, apparaissait comme le ineilleur parti du Halogaland. Elle était enfant unique et devait recueillir l’héritage paternel à la mort de Sigurd. Un jour Bard, fils de Brynjolf, partit de chez lui ; il avait avec lui un scute et trente hommes. Il s’en alla vers le nord à Alöst et arriva à Sandnes, chez Sigurd. Bard prit la parole et demanda la main de Sigrid. On fit à sa démarche une réponse favorable et pleine d’espoir. Il se fit ainsi que la jeune fille fut promise à Bard. Cette promesse devait s’accomplir l’été suivant[36]. Bard était tenu de se rendre, pour le mariage, dans le Nord, à Sandnes.

8.

Thorolf, fils de Kveldulf, au service du roi Harald.
Mariage de Bard.

Dans le courant de l’été, le roi Harald avait envoyé un message aux notables du royaume qui habitaient dans le Halogaland, pour inviter à sa cour ceux qui jusqu’alors ne lui avaient pas rendu visite. Brynjolf se décida à faire le voyage en compagnie de Bard, son fils. En automne, ils partirent pour le Sud et trouvèrent le roi à Thrandheim. Celui-ci les reçut avec la plus grande bienveillance. Brynjolf, à cette occasion, devint vassal du roi qui lui accorda d’importants apanages, différents de ceux qu’il avait eus auparavant. Il lui confia aussi la mission de se rendre au Finnmörk, d’administrer au nom du roi ces régions des montagnes et de faire le commerce avec ce pays. Ensuite Brynjolf s’en alla pour regagner son domaine ; Bard, lui, resta et fit partie de la suite du roi.

Les scaldes étaient, de toutes les personnes de son entourage, celles que Harald estimait le plus. Ils prenaient rang au second siège d’honneur ; parmi eux, Audun, le « méchant poète[37] », occupait la première place. Il était le plus âgé d’entre eux et avait été scalde à la cour de Halfdan le Noir, père du roi Harald. Au rang suivant était assis Thorbjörn Hornklofi[38]. Ensuite venait Ölvir Hnufa. Bard eut son siège à côté de ce dernier. Là on l’appelait Bard le Blanc ou Bard le Fort, et tout le monde le tenait en haute estime. Des liens de bonne camaraderie s’établirent entre lui et Ölvir Hnufa.

Ce même automne Thorolf, fils de Kveldulf, et Eyvind Lambi, fils de Berdlu-Kari, arrivèrent chez le roi Harald et y trouvèrent bon accueil. Ils avaient fait le trajet sur un voilier rapide à vingt rames qui leur avait servi autrefois dans des entreprises guerrières. On les conduisit, eux et leur escorte, dans la salle des convives[39]. Ils demeurèrent en cet endroit jusqu’au moment où ils jugèrent que le moment était venu de se présenter devant le roi. Berdlu-Kari et Ölvir Hnufa se joignirent à eux. Ils saluèrent le roi et Ölvir prit la parole : « Voici venu le fils de Kveldulf dont je vous ai parlé l’été dernier. Je vous ai dit que Kveldulf l’enverrait auprès de vous. Vous voyez que sa promesse était tout à fait sérieuse. Vous pouvez en déduire la preuve indiscutable que Kveldulf veut être pour vous un ami parfait, lui qui a envoyé ici, pour qu’il se mette à votre service, son fils, un homme si accompli, comme vous pouvez le constater en ce moment. Kveldulf et nous tous, nous faisons le vœu que vous accueilliez Thorolf honorablement et qu’il devienne auprès de vous un homme remarquable. »

Le roi répondit aimablement à ces paroles et déclara qu’il en serait ainsi, « pourvu que Thorolf se montre aussi accompli que son extérieur est distingué. » Là-dessus Thorolf se mit à la disposition du roi et fut reçu dans son entourage. De leur côté, Berdlu-Kari et Eyvind Lambi, son fils, firent route vers le Sud avec le bateau qui avait amené Thorolf dans le Nord. Kari retourna à sa ferme en même temps qu’Eyvind. Thorolf demeura auprès du roi qui lui assigna un siège entre Ölvir Hnufa et Bard et il vécut avec eux sur le pied de la meilleure amitié. On se racontait, au sujet de Thorolf et de Bard, qu’ils étaient égaux en beauté, en taille, en force et par toutes les qualités physiques. Tous les deux, Thorolf et Bard, furent dès lors l’objet de la plus vive affection de la part du roi.

Or, à la fin de l’hiver, quand l’été arriva, Bard demanda au roi l’autorisation de partir en vue de célébrer la noce, ainsi qu’il en avait été décidé l’été précédent. Le roi, apprenant qu’il s’agissait d’une affaire urgente, permit à Bard de rentrer dans son pays. Aussitôt la permission obtenue, celui-ci invita Thorolf à l’accompagner dans le Nord, disant ce qui était vrai qu’il y trouverait un grand nombre de parents distingués qu’il n’avait sans doute jamais vus ni appris à connaître. Ce projet sourit à Thorolf, et ils obtinrent à cette fin l’autorisation du roi. On fit alors les préparatifs. Ils avaient un excellent bateau et des compagnons de voyage, et, dès qu’ils furent prêts, ils se mirent en route.

Arrivés à Torgar, ils envoyèrent des messagers auprès de Sigurd pour lui faire dire que Bard allait exécuter les projets au sujet desquels ils s’étaient mis d’accord l’été précédent. Sigurd déclara qu’il tiendrait tous les engagements qui avaient été pris. De commun accord, ils fixèrent donc l’époque de la noce. Bard et ses hommes devaient se rendre dans le Nord, à Sandnes. À l’approche de la date fixée, Brynjolf et Bard se mirent en route avec un grand nombre de notables, parents ou alliés à la famille. Il en fut comme Bard avait dit. Thorolf y rencontra beaucoup de ses parents qu’il n’avait pas encore appris à connaître. Ils poursuivirent leur voyage jusqu’à Sandnes où un banquet grandiose fut organisé. La fête terminée, Bard rentra chez lui avec son épouse et y resta pendant l’été, de même que Thorolf. Vers l’automne, ils rejoignirent le roi dans le Sud et demeurèrent auprès de lui l’hiver suivant. Dans le courant de cet hiver Brynjolf mourut. Bard, apprenant qu’il avait à recueillir un héritage, demanda au roi l’autorisation de retourner dans son pays. Elle lui fut accordée. Avant de partir, il fut créé vassal à l’exemple de son père et obtint du roi tous les apanages dont Brynjolf avait eu la jouissance. Bard regagna son domaine et devint bientôt un grand seigneur. Quant aux fils de Hildirid, tout comme autrefois ils furent exclus de l’héritage. Bard eut de sa femme un fils qui reçut le nom de Grim. Thorolf vécut à la cour du roi et y fut comblé d’honneurs.

9.

La bataille du Hafrsfjord. Mort de Bard.
Thorolf épouse la veuve de Bard.

Le roi Harald ordonna une grande levée de troupes et rassembla une armée de mer, et de toutes les contrées fit venir ses hommes auprès de lui. Il quitta Thrandheim pour se porter vers le Sud. Il avait appris qu’une armée considérable se trouvait concentrée à Agdir, au Rogaland et au Hördaland, tirée des diverses régions, aussi bien des contrées inférieures que de Vik, à l’est. Des personnages puissants s’y étaient rejoints en grand nombre dans l’intention de défendre le pays contre le roi Harald. Harald descendit du Nord à la tête de ses troupes. Il possédait personnellement un grand bateau sur lequel il avait posté les gens de sa suite. À la proue se tenaient Thorolf, fils de Kveldulf, Bard le Blanc, les fils de Berdlu-Kari, Ölvir Hnufa et Fyvind Lambi. Douze « berserkir[40] » du roi occupaient l’endroit plus resserré, du côté de l’avant. La rencontre eut lieu au Rogaland, dans le Hafrsfjord[41]. Là fut livrée la plus grande bataille que Harald ait eu à soutenir. De part et d’autre, beaucoup d’hommes tombèrent. Le roi poussa son bateau contre la première ligne de combat, là où la lutte était particulièrement ardente. L’engagement se termina par la victoire de Harald. Là périt Thorir Haklang, roi d’Agdir. Kjötvi le Riche prit la fuite avec celles de ses troupes qui étaient encore valides, sauf une partie qui se rendit, la bataille terminée.

En passant en revue l’armée de Harald, on constata que les pertes étaient grandes et que beaucoup de guerriers étaient grièvement blessés. Thorolf portait de graves blessures ; plus graves encore étaient celles de Bard. Aucun des combattants postés sur le devant du bateau n’était indemne, si ce n’est ceux que le fer ne pouvait atteindre, c’est-à-dire les « berserkir ». Le roi fit panser les blessés, remercia ses hommes de leur bravoure, distribua des cadeaux et combla d’éloges ceux qui lui en paraissaient dignes. Il promit de rehausser leurs dignités ; il les éleva au grade de commandants de navire, de maîtres pilotes et à d’autres postes éminents. Cette bataille fut la dernière que le roi Harald livra dans l’intérieur du royaume. Dans la suite il ne rencontra plus aucune résistance et s’empara du pays tout entier. Il fit soigner ceux qui avaient eu la vie sauve. Quant aux morts, il leur fit faire des funérailles, comme c’était l’usage à cette époque[42]. Thorolf et Bard gisaient couverts de blessures. Celles de Thorolf se mirent à guérir, mais pour Bard il n’y avait plus d’espoir. Ce dernier fit mander le roi auprès de lui et lui parla en ces termes : « Si le sort veut que je succombe à mes blessures, je voudrais vous demander de me laisser disposer de ma succession. » Le roi ayant consenti, il reprit : « Je désire que Thorolf, mon parent et ami, entre en possession de toutes mes propriétés, terres et biens meubles ; à lui aussi je veux confier mon épouse et l’éducation de mon fils, car pour ce soin, c’est lui, parmi tous les hommes, qui m’inspire le plus de confiance. » Après avoir, avec le consentement du roi, confirmé ces dispositions, ainsi que le voulaient les lois, Bard mourut. On lui fit des funérailles et il fut vivement regretté.

Thorolf guérit de ses blessures. En été, il suivit le roi et acquit une très grande réputation. Le roi partit, en automne, pour Thrandheim. Thorolf alors lui demanda l’autorisation de se rendre au Halogaland pour visiter les biens que, l’été précédent, son ami Bard lui avait légués. Le roi y consentit et remit à Thorolf un message et des attestations, déclarant que celui-ci devait recueillir tout ce que Bard lui avait laissé ; il y ajouta encore que cette donation avait été faite avec l’assentiment royal et que tout devait être arrangé en conséquence. Enfin le roi créa Thorolf vassal, lui octroya tous les apanages que Bard avait possédés jusqu’alors et lui conféra la charge des tournées au Finnmörk dans des conditions identiques à celles auxquelles Bard l’avait jadis obtenue. Il lui fit cadeau d’un excellent long bateau avec tous ses agrès et veilla à ce que le départ se fît dans les meilleures conditions.

Ensuite Thorolf se mit en route, après avoir pris congé du roi en parfaite amitié. À son arrivée à Torgar, dans le Nord, il fut bien accueilli. Il parla de la mort de Bard, ajoutant que ce dernier lui avait légué ses terres et biens meubles et qu’il lui avait confié son épouse. Sur ces mots, il exhiba les ordres et l’attestation du roi. Sigrid, à l’annonce de ces nouvelles, éprouva de vifs regrets au sujet de la perte de son époux. Elle savait, d’autre part, que Thorolf, avec qui elle avait jadis fait intime connaissance, était un homme de haute distinction et qu’un mariage avec lui était très avantageux. De plus, puisque c’était le vœu du roi, elle-même, comme ses amis, jugèrent opportun qu’elle fût promise à Thorolf, pourvu que son père à elle n’eût rien à objecter. Là-dessus Thorolf prit en mains toute l’exploitation du domaine et l’administra au nom du roi.

Thorolf conçut le projet d’entreprendre un voyage. Il avait un long bateau et environ soixante hommes. Les apprêts terminés, il fit route vers le nord du pays. Un beau soir il arriva à Alöst, dans le pays de Sandnes, amarra son bateau au port et, après avoir tendu les toiles[43] et tout arrangé, il s’achemina vers la ferme avec vingt hommes. Sigurd le reçut amicalement et lui offrit l’hospitalité, car ils se connaissaient fort bien depuis que des liens de parenté s’étaient noués entre Sigurd et Bard. Thorolf et ses hommes entrèrent ensuite dans l’appartement et s’y installèrent. Sigurd se mit à causer avec Thorolf et lui demanda des nouvelles. Thorolf parla de la bataille qui avait été livrée dans le sud du pays, l’été précédent ; et de la mort de nombreux guerriers que Sigurd connaissait. Il raconta comment Bard, son gendre, avait succombé aux blessures reçues dans la mêlée. Cette mort leur apparaissait à tous deux comme une perte très sensible. Ensuite Thorolf rapporta à Sigurd ce qui avait été convenu entre lui et Bard, avant que celui-ci mourût ; il communiqua le message royal qui ordonnait que toutes les conventions fussent exécutées et montra en même temps les attestations. Là-dessus Thorolf produisit sa demande en mariage, disant à Sigurd qu’il désirait pour femme sa fille Sigrid. Ce dernier accueillit favorablement la démarche, en déclarant que de multiples circonstances plaidaient en faveur de ce mariage : d’abord, la volonté du roi qui désirait qu’il en fût ainsi ; ensuite, le vœu exprimé à ce sujet par Bard ; enfin, le fait qu’il connaissait Thorolf, qui lui paraissait être pour sa fille un parti honorable. L’assentiment de Sigurd fut donc obtenu sans difficulté. On célébra les fiançailles et l’on décida que la noce aurait lieu à Torgar, en automne.

Thorolf retourna ensuite dans sa propriété de Sandnes avec ses compagnons de voyage. Il y organisa un splendide festin auquel il convia beaucoup de monde. Il y eut là de nombreux personnages de marque, parents de Thorolf. Sigurd aussi arriva du Nord avec un grand bateau et une compagnie d’élite. Une foule considérable se trouva ainsi réunie au banquet. On s’aperçut bientôt que Thorolf était un hôte généreux et un gentilhomme distingué. Il était entouré d’une suite imposante dont l’entretien exigeait de grands frais et d’importantes provisions. L’année avait été bonne et il ne fut pas difficile de se procurer le nécessaire. Dans le courant de cet hiver, Sigurd mourut à Sandnes, et Thorolf recueillit toute sa succession qui constituait une fortune considérable.

Les fils de Hildirid réclament l’héritage paternel.

Les fils de Hildirid allèrent trouver Thorolf et firent valoir les réclamations qu’ils croyaient pouvoir produire au sujet de la fortune qu’avait possédée Björgolf, leur père. Voici ce que Thorolf répondit : « J’ai assez connu Brynjolf et mieux encore Bard, pour savoir qu’ils auraient eu assez de bon sens pour vous céder la part de la succession de Björgolf qu’ils auraient jugée vous revenir de droit. J’étais présent lorsque vous adressiez cette même revendication à Bard et je l’ai entendu avouer que la chose ne lui paraissait pas admissible, puisqu’il vous appelait enfants illégitimes[44]. »

Harek déclara qu’ils allaient produire des témoignages prouvant que leur mère s’était mariée selon la loi[45] ; « il est bien vrai que nous n’avons pas d’abord fait part de la chose à notre frère Brynjolf ; nous devions aussi admettre nos parents au partage. De la part de Bard nous nous attendions à être traités, à tous les points de vue, comme il convenait. Cela ne se fit point, car nos rapports furent de courte durée. Or, voici que l’héritage en question est tombé entre les mains de personnes qui ne nous sont pas apparentées, et actuellement il ne nous est absolument plus possible de garder le silence au sujet de la perte que nous venons de faire. Aujourd’hui comme autrefois, il se peut que la force en décide, et que tu ne nous rendes pas justice en cette affaire, en te refusant à entendre les témoignages que nous avons à produire et qui attestent que nous sommes de naissance légitime. » Thorolf irrité répliqua : « Je pense d’autant moins que vous avez droit à l’héritage, qu’il m’a été dit que votre mère avait été enlevée de force et amenée captive à la maison[46]. Sur ces mots l’entretien prit fin.

10.

Premier voyage de Thorolf au Finnmörk[47].

À l’approche de l’hiver, Thorolf entreprit un voyage dans les montagnes. Il avait avec lui une escorte considérable qui ne comprenait pas moins de quatre-vingt-dix personnes. Autrefois cependant la coutume voulait que les fonctionnaires ne fussent accompagnés que de trente hommes, quelquefois même de moins. Thorolf emmenait avec lui quantité de marchandises. Il fixa sans retard des entrevues avec les Finnois, reçut d’eux le tribut et fit le négoce avec eux. Ils traitèrent ensemble en parfait accord et en toute amitié ; parfois il y eut, de la part des Finnois, une docilité dictée par la crainte. Thorolf parcourut la région en tous sens. Arrivé dans les montagnes orientales, il apprit que les Kylfingar[48] étaient venus de l’est pour faire le commerce avec les Finnois, se livrant de-ci de-là au pillage. Thorolf enjoignit aux Finnois d’épier la marche des Kylfingar ; lui-même suivait, pour surprendre ces derniers. Dans un campement il atteignit trente hommes et les tua tous ; pas un n’échappa. Dans la suite, il en rencontra encore un groupe de quinze ou vingt. En tout une centaine d’hommes furent tués. Il s’empara d’une quantité considérable de biens et, dans ces circonstances, il revint en Norvège avec les siens, au printemps. Thorolf regagna son domaine de Sandnes et y passa une grande partie de la belle saison. Il se fit construire un long bateau à tête de dragon[49], qu’il fit aménager le mieux possible et sur lequel il quitta les régions du Nord. Thorolf rassembla avec empressement toutes les provisions qu’il put trouver dans le Halogaland. Ses hommes se livraient à la pêche du hareng et de la morue. Il y avait aussi des phoques et des œufs en quantité suffisante. Il fit transporter tout cela chez lui. Dans sa maison il n’avait jamais moins d’une centaine[50] d’affranchis[51]. C’était un homme large et généreux et il vivait dans les meilleurs termes avec tous les notables qui habitaient à proximité de son domaine. Il devint un personnage puissant et s’intéressait beaucoup à l’art de construire des bateaux et de confectionner des armes.

11.

Le roi Harald chez Thorolf.

Cet été le roi se rendit dans le Halogaland. Des festins furent organisés en son honneur, aussi bien dans les fermes qui lui appartenaient que chez les vassaux et les grands propriétaires[52]. Thorolf aussi apprêta un banquet en l’honneur du roi et y consacra de grands frais. L’époque de la visite du roi avait été fixée de commun accord. Thorolf invita une foule de convives, parmi lesquels toute l’élite de ses hommes, dans la mesure du possible. Le roi arriva au festin avec une escorte d’environ trois cents hommes. Thorolf, de son côté, en avait auparavant réuni cinq cents. Il avait fait aménager une grande halle aux grains qui se trouvait là ; il y avait fait placer des bancs, et c’est là qu’il offrit à boire, attendu qu’aucune autre salle n’était suffisamment grande pour contenir pareille affluence. Sur tout le pourtour de la halle des boucliers se trouvaient accrochés aux parois. Le roi prit place sur le haut siège[53]. Quand tout fut occupé, aussi bien les places intérieures que les rangées de devant, il promena les regards autour de lui et rougit sans dire mot, et l’on crut s’apercevoir qu’il était en colère. Le banquet fut des plus splendides et la réception, dans son ensemble, excellente. Le roi, bien qu’un peu contrarié, y resta trois nuits, comme il était convenu. Au jour fixé pour le départ, Thorolf s’avança vers lui et l’invita à descendre en sa compagnie jusqu’au rivage. Le roi y consentit. Là flottait près du bord, muni de tentures et de tous ses agrès, le « dragon » que Thorolf avait fait construire. Thorolf en fit don au roi, le priant d’apprécier les choses d’après les raisons qui l’avaient fait agir ; il dit qu’il n’avait convoqué une pareille masse d’hommes que dans le but d’honorer le roi et nullement en vue de rivaliser avec lui. Le roi accueillit de bonne grâce les paroles de Thorolf et se montra dès lors aimable et de joyeuse humeur. De nombreux invités y joignirent une bonne parole pour dire — comme c’était vrai — que le banquet avait été très brillant et la cérémonie du départ des plus magnifiques[54], et que de pareils hommes rehaussaient la puissance royale. Ensuite on se sépara en excellents termes d’amitié. Le roi se dirigea vers le nord du Halogaland, comme il avait été décidé, pour revenir dans le sud vers la fin de l’été, où il devait assister à un autre banquet organisé en son honneur.

12.

Les fils de Hildirid invitent le roi et répandent la calomnie sur Thorolf.

Les fils de Hildirid allèrent trouver le roi et lui proposèrent de venir, pour trois nuits, séjourner chez eux[55]. Le roi accepta leur invitation et fixa l’époque de sa visite. Au jour convenu, il se présenta avec sa suite. Il n’y avait pas grande affluence, mais le festin se passa brillamment. Le roi était de fort joyeuse humeur. Harek entama une conversation avec lui ; et au cours de l’entretien il en vint à demander au roi des détails sur les voyages qu’il avait faits pendant l’été. En réponse à ses questions, le roi déclara que tout le monde l’avait bien reçu, et chacun précisément selon ses moyens. « Le banquet de Torgar, » dit Harek, « où il y avait tant de monde, a dû singulièrement surpasser tous les autres ? » Le roi avoua qu’il en était bien ainsi. Harek reprit : « C’était à prévoir, attendu qu’on avait fait d’énormes apprêts pour cette réception ; et le plus grand bonheur, ô roi, vous accompagnait, puisque les choses se sont passées sans que votre vie ait couru aucun risque. De plus, on a pu constater, comme il fallait s’y attendre, que vous avez été aussi perspicace qu’heureux ; en effet, vous avez soupçonné aussitôt que tout n’allait pas se faire sans arrière-pensée, dès que vous avez vu la grande foule qu’on y avait rassemblée. On m’a dit aussi que vous mainteniez constamment toute votre escorte sous les armes et que vous faisiez faire bonne garde nuit et jour. »

Le roi lui lança un regard et dit : « Comment peux-tu dire pareille chose, Harek, et qu’est-ce que tu en sais pour parler de la sorte ? » Harek répondit : « Puis-je, avec votre permission, ô roi, dire ce que bon me semble ? » « Parle, » dit le roi. « Voici ce que je pense, » reprit Harek, « si vous entendiez, ô roi, toutes les paroles que les gens, dans leur sincérité, disent chez eux à propos de la tyrannie que, à leur avis, vous exercez contre toute la population, vous n’en jugeriez pas favorablement. Et voulez-vous savoir la franche vérité, ô roi ? Pour se soulever contre vous, il ne manque au peuple rien d’autre que l’audace et un chef. Cela n’est d’ailleurs pas étonnant, » continua-t-il, « de la part d’un personnage du tempérament de Thorolf, qui se croit supérieur à n’importe qui. Il ne lui manque ni la force ni la beauté ; il est entouré d’une escorte tout comme un roi ; il dispose d’une grande quantité d’argent, n’eût-il que celui qui lui appartient en propre, et, ce qui est plus grave, il fait personnellement usage de biens qui ne sont pas à lui. Vous lui avez octroyé des apanages considérables. Or, il était à craindre qu’il ne vous payât d’ingratitude ; car, pour vous dire toute la vérité à ce sujet, en apprenant que vous partiez pour le Halogaland avec votre suite qui ne comptait pas plus de trois cents hommes, les gens de la région prirent la résolution de concentrer une armée en ces lieux et de vous mettre à mort, vous, le roi ! et tout votre entourage. À la tête de la conspiration se trouvait Thorolf à qui l’on avait fait entrevoir l’obtention de la dignité royale sur le peuple du Halogaland et du Naumudal. Il explora chaque fjord dans tous ses recoins et contourna toutes les îles, réunit tous les hommes qu’il pouvait recruter et toutes les armes, et ce n’était un secret pour personne que cette armée était destinée à marcher contre le roi Harald pour lui livrer bataille. Mais, bien que votre escorte ait été un peu moins nombreuse au moment où la rencontre allait se produire, je vous le dis en vérité, ô roi, dès qu’ils virent vos bateaux s’approcher, ces rustres de paysans furent saisis de frayeur. Dès lors, on prit le parti de se présenter devant vous en toute amitié et de vous offrir un festin, dans le dessein de profiter de votre état d’ivresse ou de votre sommeil pour vous attaquer par le fer et par le feu. La preuve que je suis bien informé, c’est qu’on vous a conduit dans un magasin à blé, et cela pour la raison que Thorolf ne voulait point incendier son habitation toute neuve qu’il avait fait édifier au prix de beaucoup de difficultés. Une autre preuve en est que chaque place regorgeait d’armes et d’armures. Or, s’apercevant qu’ils ne parvenaient pas à vous surprendre par la ruse, ils s’arrêtèrent au parti qui leur parut le meilleur : ils renoncèrent complètement à pareil projet. Tous, je pense, s’efforcent de dissimuler ces intentions, car peu d’entre eux, à mon avis, seraient reconnus innocents, si la vérité était dévoilée. Or donc, ô roi, si je peux te donner un conseil, prends Thorolf à ton service, admets-le dans ta suite, fais-lui porter ta bannière et place-le à la proue de ton vaisseau[56] ; c’est le rôle pour lequel, parmi tous les hommes, il convient le mieux. Si toutefois tu veux qu’il soit vassal, donne-lui en apanage le pays des Firdir, dans le Sud. C’est là qu’habite toute sa famille, et c’est là qu’on pourra veiller à ce qu’il ne devienne trop puissant. Quant à l’administration du Halogaland, confie-la à des hommes modérés et justes qui te serviront loyalement, qui ont de la famille ici et dont les parents ont jadis exercé les mêmes fonctions en ce pays. Mon frère et moi, nous sommes disposés et prêts à remplir telle charge que vous voudrez nous confier. Notre père a long temps, et à la satisfaction générale, administré cette région. Il vous sera difficile, ô roi, de trouver des hommes qui sachent diriger les affaires, attendu que vous ne viendrez que rarement ici en personne. La région n’est pas assez importante pour que vous la visitiez avec votre armée ; d’autre part, ne venez pas trop souvent ici en compagnie peu nombreuse, attendu qu’il s’y trouve beaucoup de gens animés de dispositions perfides. »

Le roi, en entendant ces paroles, se mit dans une grande colère ; mais il parla avec calme, comme il avait toujours l’habitude de faire, quand il apprenait des nouvelles graves. Il demanda si Thorolf était chez lui à Torgar. Harek répondit que ce n’était guère probable. « Thorolf, » dit-il, « est assez intelligent pour se rendre compte qu’il ne doit pas vous opposer de la résistance, ô roi ; en effet, il aura dû supposer que tout le monde ne serait pas assez discret pour que vous, le roi, n’ayez nulle connaissance de ces faits. Il s’en est allé dans le Nord, à Alöst, sitôt qu’il a appris que vous étiez en route pour venir. »

En présence de témoins, le roi causa peu de ces événements ; mais il était convaincu qu’il pouvait avoir entière confiance, dans les récits qu’on venait de lui faire. Il poursuivit sa route, après avoir dignement pris congé des fils de Hildirid, en leur remettant des cadeaux et en leur promettant son amitié. Les frères vaquèrent à leurs affaires dans le Naumudal, allant et venant de manière à croiser le chemin du roi et à le rencontrer à plusieurs reprises. Toujours il accueillit de bonne grâce leurs paroles.

13.

Thorgils Gjallandi chez le roi Harald.

Il y avait un homme qui s’appelait Thorgils Gjallandi. Il habitait chez Thorolf qui avait pour lui plus d’estime que pour les autres gens de sa maison. Il avait accompagné Thorolf au cours de ses expéditons guerrières, en qualité de pilote et de porte-enseigne. Thorgils avait été dans l’armée du roi Harald à Hafrsfjord, commandant le vaisseau qui appartenait à Thorolf et avec lequel celui-ci avait exercé la piraterie. Il était d’une force remarquable et d’une bravoure à toute épreuve. La bataille finie, le roi lui avait remis des cadeaux et promis son amitié. Thorgils administrait la propriété de Torgar pendant l’absence de Thorolf et exerçait son autorité dans ce domaine. Avant de quitter le pays, Thorolf avait mis de l’ordre dans tout le trésor de Finlande qu’il avait amassé au pays des montagnes au profit du roi et il l’avait donné à Thorgils avec prière de le remettre au roi, dans le cas où lui-même ne serait pas rentré au pays à l’époque où le roi, de retour du Nord, s’en irait dans le Sud. Thorgils équipa un grand et solide bateau de charge et y transporta le trésor. Avec une vingtaine d’hommes il fit voile vers le Sud pour rejoindre le roi qu’il trouva dans l’intérieur du Naumudal. Arrivé en sa présence, il le salua de la part de Thorolf en disant qu’il amenait le trésor de Finlande envoyé par Thorolf. Le roi lui jeta un regard sans mot dire et l’on voyait qu’il était en colère. Thorgils alors s’éloigna, décidé à choisir un meilleur jour pour s’entretenir avec le roi. Il alla trouver Ölvir Hnufa, lui raconta tout ce qui venait de se passer et lui demanda s’il avait quelque idée au sujet de ce que cela voulait dire. « Je l’ignore, » répondit celui-ci, « j’ai observé que, depuis que nous avons été à Leka, le roi garde le silence chaque fois qu’il est fait mention de Thorolf, et j’ai l’idée que celui-ci a été calomnié. Quant aux fils de Hildirid, je sais qu’ils ont eu fréquemment une entrevue avec le roi, et de leurs paroles il ressort qu’ils sont les ennemis de Thorolf. À ce sujet, j’aurai à bref délai des renseignements précis de la part du roi. »

Là-dessus Ölvir alla trouver le roi et lui dit : « Thorgils Gjallandi, votre ami, vient d’arriver avec le trésor qui provient de Finnmörk ; ce trésor vous appartient ; il est beaucoup plus important qu’il ne l’a été autrefois et comprend des marchandises bien meilleures. Thorgils est pressé de terminer son voyage. Ayez donc l’obligeance, ô roi, d’aller voir ; car jamais sans doute vous n’avez eu sous les yeux des fourrures de pareille qualité. » Le roi ne répondit pas, mais se rendit néanmoins à l’endroit où le bateau était amarré. Aussitôt Thorgils déballa les marchandises et les montra au roi. Lorsque celui-ci vit qu’en vérité le trésor était beaucoup plus considérable et meilleur qu’il ne l’avait été autrefois, ses traits se rassérénèrent. Thorgils alors put causer avec lui. Il exhiba au roi quelques peaux de castor envoyées par Thorolf, ainsi que d’autres objets de valeur que celui-ci avait acquis dans les montagnes. Alors le roi se réjouit et demanda des nouvelles du voyage de Thorolf et de ses compagnons. Thorgils lui raconta tout en détail. Ensuite le roi dit : « C’est grand dommage que Thorolf ne me soit pas sincèrement dévoué, qu’il cherche même à me faire mourir. » Là-dessus beaucoup de ceux qui étaient présents jurèrent et tous, dans les mêmes termes, affirmèrent que ce devait être une calomnie émanant de méchantes gens, si l’on avait fait accroire au roi que Thorolf était un traître. On fit si bien que le roi finit par dire qu’il avait confiance en leurs paroles. Dans toutes les conversations il était bien disposé à l’égard de Thorgils, et ils se quittèrent réconciliés. Et lorsque Thorgils revit Thorolf, il lui raconta tout ce qui venait d’arriver.

14.

Deuxième voyage de Thorolf en Finlande.

Cet hiver Thorolf repartit pour « les forêts[57] » accompagné d’une centaine d’hommes. Il procéda de la même manière que l’hiver précédent, fixant des rendez-vous de commerce avec les Finnois et battant le pays en tous sens. Il pénétra bien loin dans l’Est. Le bruit de son arrivée se répandit, et voilà que les Kvaenir[58] vinrent le trouver. Ils dirent qu’ils étaient envoyés auprès de lui par Faravid, devenu roi du Kvaenland ; ils ajoutèrent que les Kirkjalar[59] ravageaient leur pays et que le roi envoyait cette mission pour inviter Thorolf à se rendre chez lui et à lui amener du secours. Ils remirent un message en vertu duquel Thorolf recevrait une part du butin égale à celle du roi, et chacun de ses hommes autant que trois Kvaenir. Or, chez cette peuplade, la loi voulait que le roi eût droit au tiers de la part totale échue aux personnes de sa suite. En outre, elle lui attribuait, avant le partage, toutes les peaux de castor, de zibeline et de martre. Thorolf fit part de cette invitation à ses hommes et leur laissa le soin de décider s’il fallait s’y rendre ou non. La plupart préférèrent tenter l’aventure, puisqu’il y avait un si riche butin en perspective. On résolut donc de faire route vers l’Est en compagnie des invités.

Le Finnmörk est excessivement vaste. À l’ouest il est baigné par la mer et ses larges fjords ; il en est de même au nord et sur toute l’étendue de la partie orientale. Au sud se trouve la Norvège. Dans cette direction le « pays des forêts » s’étend, du côté des terres, à peu près aussi loin que le Halogaland du côté de la mer. À l’est du Nauinudal est situé le Jamtaland ; arrivent ensuite le Helsingjaland, le Kvaenland et le Kirjaland. Au nord de tous ces pays s’étend le Finnmörk comprenant de vastes régions montagneuses entrecoupées de vallées et de cours d’eau. Dans le Finnmörk il y a des nappes d’eau immenses et entre ces nappes d’eau de vastes terres boisées. Sur toute l’étendue du territoire s’élèvent de hautes montagnes que l’on appelle Kilir.

Arrivé au Kvaenland, Thorolf alla trouver le roi Faravid. Aussitôt ils organisèrent une expédition comprenant trois cents hommes. Les Normands formèrent la quatrième centaine. Ils gagnèrent le Finnmörk supérieur et parvinrent à l’endroit où les Kirjalar, qui avaient auparavant guerroyé contre les Kvaenir, étaient répandus dans les montagnes. Ceux-ci, remarquant la présence de l’ennemi, se rassemblèrent et allèrent à l’attaque dans l’espoir d’être vainqueurs tout comme autrefois. Au début de l’action, les Normands se précipitèrent en avant. Ils avaient des boucliers beaucoup plus résistants que ceux des Kvaenir. Grandes furent les pertes dans les rangs des Kirjalar ; beaucoup tombèrent, quelques-uns prirent la fuite. Le roi Faravid et Thorolf s’emparèrent de richesses immenses et retournèrent au Kvaenland. Peu après, Thorolf et sa troupe regagnèrent « les forêts », après avoir, en amitié, pris congé du roi Faravid. Thorolf descendit les montagnes, se dirigeant sur Vefsnir. D’abord il regagna sa ferme de Sandnes, où il séjourna quelque temps, revint au sud et, au printemps, rentra avec ses hommes à Torgar. De retour chez lui, il entendit dire que les fils de Hildirid avaient été pendant l’hiver à Thrandheim chez le roi Harald et, de plus, qu’ils avaient tout mis en cuivre pour calomnier Thorolf auprès du roi. On lui apprit aussi maints détails sur la nature de leurs calomnies. Thorolf répondit : « Le roi n’en croira rien, quelques mensonges qu’on lui ait rapportés ; car il n’y a là aucune raison pour le convaincre. Pourquoi le trahirais-je ? Il m’a fait énormément de bien en maintes circonstances ; il ne m’a causé du mal en aucune façon. Je suis d’autant plus éloigné d’agir en traître à son égard, si même, j’en avais l’occasion, que je préférerais de beaucoup être son vassal, que de porter le titre de roi, à supposer que j’aie dans le pays un compatriote qui puisse à son gré faire de moi son domestique.

15.

Les fils de Hildirid renouvellent leurs calomnies.

Les fils de Hildirid étaient allés pendant cet hiver rendre visite au roi Harald. Ils avaient emmené des personnes de leur maison et des voisins. Les deux frères eurent de très fréquents entretiens avec le roi et ils lui tenaient toujours le même langage au sujet de Thorolf. Harek demanda : « Vous a-t-il plu, ô roi, le trésor de Finlande que Thorolf vous a envoyé ? » « Beaucoup, » dit le roi. Harek reprit : « Vous en auriez été émerveillé, si l’on vous avait remis tout le trésor, tel qu’il vous revenait ! Or, il est loin d’en être ainsi. Elle est bien plus grande, la part que Thorolf s’est appropriée. Il vous a envoyé en cadeau trois peaux de castor, et je sais pertinemment qu’il s’en est réservé trente qui vous étaient dues. Je pense qu’il a agi de même concernant les autres objets. Il est certain, ô roi, que si vous nous confériez cette charge, à mon frère et à moi, nous vous rapporterions des valeurs plus considérables. » Tout ce qu’ils racontaient à propos de Thorolf fut corroboré par le témoignage de leurs compagnons de route. Il en résulta que, derechef, le roi entra dans une violente colère.

16.

Dernière entrevue du roi Harald et de Thorolf à Thrandheim.

Pendant l’été Thorolf se rendit dans le Sud, à Thrandheim, pour voir le roi Harald. Il emmena avec lui le trésor tout entier, beaucoup d’autre argent et quatre-vingt-dix hommes, tous bien armés. À leur arrivée à la cour, on leur assigna des places dans la salle des étrangers et on les traita avec les plus grands honneurs. Le lendemain, Ölvir Hnufa alla voir Thorolf, son parent. Ils causèrent ensemble, et Ölvir dit à Thorolf qu’on le vilipendạit fort et que le roi prêtait l’oreille à de pareils racontars. Thorolf pria Ölvir de défendre sa cause auprès du roi, « car », dit-il, « je serai bref dans mon langage[60], si le roi prête l’oreille aux calomnies de gens mal intentionnés, plutôt que de se fier à ma véracité et à ma franchise que je saurai lui prouver ».

Le lendemain Ölvir vint retrouver Thorolf pour lui dire qu’il avait entretenu le roi de cette affaire. « Je ne suis pas mieux renseigné qu’auparavant », dit-il, « sur ce qu’il médite de faire ». « Alors, » reprit Thorolf, « je vais aller le voir moi-même ».

C’est ce qu’il fit. Il se présenta chez le roi qui prenait son repas. En entrant, il le salua. Le roi lui rendit son salut et lui fit verser à boire. Thorolf dit qu’il apportait le tribut dû au roi et provenant du Finnmörk. « Et j’ai, ô roi, quelque chose de plus important à vous confier en souvenir de mon amitié pour vous : je vous assure que tout ce que j’ai fait pour mériter votre reconnaissance, je l’ai fait au mieux de vos intérêts. » Le roi répondit que de la part de Thorolf il ne pouvait s’attendre qu’à du bien ; « car », ajouta-t-il, « je n’ai pas mérité autre chose, et cependant les gens interprètent différemment le soin que tu prends de m’être agréable ». « Ils ne me jugent pas selon la vérité, » reprit Thorolf, « ceux qui prétendent que je nourris à votre égard des desseins perfides, ô roi ; je pense qu’ils sont moins que moi vos amis, ceux qui vous ont rapporté des faits semblables. Une chose est certaine, c’est qu’ils doivent être mes ennemis déclarés, et il est fort probable qu’ils le payeraient cher, si nous étions seuls à débattre cette affaire ». Là-dessus Thorolf partit. Le lendemain il remit le tribut. Le roi était présent. Quand tout fut arrangé, Thorolf apporta quelques peaux de castor et de zibeline en disant qu’il voulait en faire cadeau au roi. Un grand nombre des assistants déclarèrent que c’était là un beau geste et digne de sentiments d’amitié. Le roi dit que Thorolf s’était, au préalable, attribué lui-même sa récompense. Celui-ci affirma qu’il avait procédé en toute loyauté et, dans la mesure du possible, selon les intentions du roi. « Si toutefois ce n’est pas à sa convenance, je ne peux rien y faire. Le roi n’ignore point quelle a été mon attitude, lorsque je vivais à sa cour et que je faisais partie de sa suite ; et il me semble étonnant que, m’ayant éprouvé jadis, il m’apprécie tout autrement aujourd’hui. »

Le roi répondit : « Excellentes étaient tes dispositions, Thorolf, lorsque tu vivais auprès de nous. J’estime que le mieux à faire, c’est de te joindre de nouveau à ma suite ; tu porteras mon étendard et tu commanderas à mon entourage. Personne ne te calomniera, si je puis constater nuit et jour comment tu te comportes. »

Thorolf jeta un regard des deux côtés où se tenaient ses serviteurs, et dit : « C’est à regret que je me séparerai de cette troupe. Tu peux disposer, ô roi, des titres[61] et apanages que tu m’as conférés ; mais je ne congédierai pas mes hommes aussi longtemps que j’aurai des moyens de subsistance, quand même je devrais vivre de mes propres ressources. Si je puis exprimer un vœu, je désire, ô roi, que vous veniez me voir chez moi, pour entendre les paroles de personnes en qui vous avez confiance et recevoir le témoignage qu’elles rendront de moi dans cette affaire. Prenez alors telles mesures qui vous paraîtront conformes à la justice. » Le roi répondit et dit qu’il n’entendait pas être reçu une deuxième fois chez Thorolf. Sur ces mots, Thorolf s’en alla et se disposa à rentrer dans ses domaines. Lorsqu’il fut parti, le roi Harald transmit aux fils de Hildirid l’administration du Halogaland que Thorolf avait détenue jusqu’alors, et aussi les missions en pays finnois. Il confisqua à son profit la ferme de Torgar et tous les biens qui avaient appartenu à Brynjolf et confia le tout à la garde des fils de Hildirid[62]. Il envoya auprès de Thorolf des messagers porteurs d’attestations pour lui faire part des décisions qu’il venait de prendre. Là-dessus Thorolf prit les bateaux qu’il possédait, y fit charger toute la fortune qu’il pouvait emporter, emmena avec lui tous ses gens, affranchis et domestiques, et fit route vers le Nord pour rentrer dans son domaine de Sandnes. Là il n’avait pas moins de monde autour de lui et ne déployait pas un luxe moins grand.

17.

Les fils de Hildirid rapportent au roi le tribut du Finnmörk.

Les fils de Hildirid furent donc chargés de l’administration du Halogaland. Personne ne protesta, à cause de la puissance du roi. Mais ces procédés déplurent beaucoup à bon nombre de parents et amis de Thorolf. En hiver, les fils de Hildirid pénétrèrent dans le pays des montagnes, emmenant avec eux trois cents hommes. L’arrivée de ces fonctionnaires[63] apparut aux Finnois beaucoup moins imposante que celle de Thorolf ; ils acquittèrent beaucoup plus mal le tribut qu’ils avaient à payer. Ce même hiver Thorolf retourna dans le Finnmörk avec cent hommes. De là il gagna directement le Kvaenland où il se rencontra avec le roi Faravid. Après s’être consultés tous, ils résolurent de s’avancer dans les montagnes tout comme l’hiver précédent. Avec quatre cents hommes ils envahirent le Kirjaland, saccagèrent les établissements dont ils pensaient pouvoir s’emparer grâce à la supériorité du nombre, ravagèrent la contrée et firent du butin. Vers la fin de l’hiver, ils rentrèrent dans le Finnmörk. Au printemps suivant Thorolf retourna chez lui dans sa propriété. Certains de ses hommes allèrent pêcher la morue à Vagar ; d’autres se livrèrent à la pêche au hareng ; et il fit transporter dans sa ferme ces diverses espèces de produits. Thorolf possédait un grand bateau, propre à affronter la haute mer et parfaitement équipé sous tous les rapports ; il était soigneusemert peint au-dessus de la ligne de flottaison et portait une voile bariolée de rayures bleues et rouges. Tout s’y trouvait aménagé au mieux. C’est ce bateau que Thorolf fit apprêter. Il emmena ses serviteurs avec lui, fit charger de la morue, des peaux de bêtes et de blanches marchandises[64] ; il y ajouta de grandes fourrures grises et d’autres produits de ce genre qu’il avait recueillis dans les montagnes. Il y en avait des quantités énormes. Thorolf chargea Thorgils Gjallandi de diriger cette cargaison vers l’Ouest, sur l’Angleterre, en vue d’y acheter des vêtements et autres provisions dont il avait besoin. Ils firent route vers le Sud en longeant les terres ; pour gagner ensuite la haute mer. Ils abordèrent en Angleterre, y firent des marchés avantageux, chargèrent le bateau de froment et de miel, de vin et de vêtements et prirent en automne le chemin du retour. Ils eurent un vent favorable et arrivèrent au Hördaland.

Ce même automne les fils de Hildirid vinrent présenter le tribut au roi. Au moment où ils le remirent, le roi était présent et regardait. Il dit : « Tout le tribut que vous avez recueilli au Finnmörk, est-il livré maintenant ? » « Il l’est, » répondirent-ils. « Le tribut que vous me remettez est à la fois moins considérable et de moindre qualité qu’au temps où Thorolf le faisait rentrer, et vous disiez qu’il s’acquittait peu loyalement de ses fonctions ! »

« Je suis content, ô roi, » reprit Harek, « que vous vous rappeliez l’importance du tribut que l’on retire habituellement du Finnmörk ; ainsi vous vous rendez un compte exact de l’étendue de la perte que vous faites, lorsque Thorolf gaspille du tout au tout la part qui vous revient. Nous étions, pendant l’hiver, trois cents dans « les forêts », suivant l’usage observé jusqu’ici par les fonctionnaires. Voilà que Thorolf y arrive avec cent hommes. Nous avons appris qu’il a manifesté l’intention de nous mettre à mort, nous deux et tous les gens de notre troupe ; et le prétexte qu’il invoque, c’est que vous, notre roi, vous nous avez conféré la charge qu’il convoitait. Dans ces conditions, nous avons jugé plus opportun d’éviter sa rencontre et de nous mettre en sûreté ; et, pour cette raison, en passant dans les montagnes, nous ne nous écartions guère des endroits habités. Thorolf, de son côté, traversa la région de part en part avec sa troupe. Il fit tout le négoce ; c’est à lui que les Finnois payèrent le tribut ; et il eut soin de veiller à ce que vos fonctionnaires ne pénétrassent pas dans le pays. Il médite de revenir dans les contrées du Nord, tant au Finnmörk qu’au Halogaland, et il est étonnant que vous ne mettiez pas obstacle à la réussite de ses projets. Il existe des témoignages certains que Thorolf cherche à exploiter cette terre à son profit, car le plus grand bateau[65] du Halogaland a été construit au printemps à Sandnes, et l’on prétendait que toute la caigaison en appartenait à Thorolf seul. Je crois qu’elle consistait presque tout entière en fourrures grises, et je pense aussi qu’il devait s’y trouver plus de peaux de castor et de zibeline que Thorolf ne vous en a rapporté. Thorgils Gjallandi dirigeait. Il me semble qu’il a fait voile vers l’Ouest, du côté de l’Angleterre. Si donc vous voulez savoir la vérité à ce sujet, faites prendre des informations sur le voyage de Thorgils, quand il reviendra au pays. Je pense, en effet, qu’à l’époque où nous vivons, il n’existe pas de vaisseau renfermant d’aussi grandes richesses. À mon avis, pour dire toute la vérité, c’est à vous, ô roi, qu’appartient tout penning[66] qui s’y trouve[67]. »

Toutes ces paroles de Harek furent confirmées par ses compagnons de route ; pas un des assistants ne fut à même de le contredire.

18.

Les frères Sigtrygg et Hallvard s’emparent du bateau de Thorolf.

Il y avait deux frères qui s’appelaient Sigtrygg le Rapide et Hallvard le Rude. Ils étaient originaires de Vik et vivaient à la cour du roi Harald. Leur famille du côté maternel résidait à Vestfold[68] et des relations de parenté existaient entre eux et Harald. Leur père avait eu de la famille sur les deux bords du Gautelf[69] ; il avait été propriétaire d’une ferme à Hising[70] et était excessivement riche. Les fils avaient recueilli l’héritage à la mort de leur père. Ils étaient quatre frères. Les deux plus jeunes, Thord et Thorgeir, restaient à la maison et exploitaient la ferme. Sigtrygg et Hallvard remplissaient toutes les missions du roi, tant à l’intérieur qu’à l’étranger. Ils menaient de nombreuses et périlleuses expéditions, soit pour faire périr des gens, soit pour confisquer les biens de ceux dont le roi faisait envahir les domaines. Ils avaient autour d’eux une suite imposante. Ils ne possédaient pas la sympathie de la population, mais le roi les estinait beaucoup. Parmi tous, ils excellaient dans la marche et le patinage[71]. Dans la navigation aussi ils étaient plus rapides que n’importe qui. C’étaient des hommes vaillants, robustes et rusés au premier chef. Ils se trouvaient à la cour du roi, lorsque se passèrent ces événements.

En automne, le roi alla visiter ses propriétés du Hördaland. Or, un beau jour il manda auprès de lui les frères Sigtrygg et Hallvard. Lorsqu’ils arrivèrent en sa présence, il leur ordonna de se mettre en route avec leur troupe et de prendre des informations au sujet du bateau que pilotait Thorgils Gjallandi. « Il est parti en été pour l’Angleterre ; amenez-moi le bateau avec toute sa cargaison, à l’exception des hommes ; laissez l’équipage poursuivre sa route en paix, pourvu qu’il ne cherche pas à défendre le bateau. »

Les deux frères, tout disposés à obéir, prirent chacun un long bateau, se mirent à la recherche de Thorgils et apprirent que celui-ci, venant de l’Ouest, avait fait voile vers les terres du Nord. Ils le poursuivirent dans cette direction et le rejoignirent à Furusund. Le bateau fut vite reconnu. Les uns amarrèrent une de leurs embarcations contre le côté extérieur, tandis que d’autres montèrent sur le rivage et pénétrèrent par les passerelles sur le bateau de Thorgils. L’équipage de ce dernier n’avait aucune appréhension et ne se mit pas en garde. Il ne remarqua rien d’anormal jusqu’au moment où une foule de gens tout armés se pressèrent à bord. Tous furent faits prisonniers et conduits à terre sans leurs armes, ne portant rien qu’un vêtement ordinaire. Les hommes de Hallvard repoussèrent les passerelles, détachèrent le câble et tirèrent le bateau au sec. Ayant ensuite fait demi-tour, ils cinglèrent vers le Sud pour rejoindre le roi à qui ils remirent le bateau et tout ce qu’il contenait. Lorsque la cargaison fut débarquée, le roi constata que c’étaient des objets de grande valeur et que le récit de Harek n’était pas un mensonge. Thorgils et ses camarades trouvèrent une occasion de reprendre la mer. Ils rejoignirent Kveldulf et son fils et racontèrent les contrariétés subies en cours de route. Néanmoins ils reçurent un bienveillant accueil. Kveldulf dit que les choses se passeraient — il en avait le pressentiment — de telle sorte que Thorolf ne serait pas en tous points heureux dans ses rapports d’amitié avec le roi Harald. « Je suis d’avis qu’il ne faut pas attacher une grande importance aux pertes que Thorolf vient d’éprouver, pourvu qu’il n’en résulte pas de plus grands malheurs. Comme jadis, j’appréhende que Thorolf ne sache pas exactement évaluer ses forces vis-à-vis de la supériorité contre laquelle il aura à lutter. » Il pria Thorgils de parler à Thorolf dans ce sens : « Je lui conseille, » dit-il, « de quitter le pays ; car il ne lui sera pas impossible de se créer une situation meilleure, s’il se met à la disposition soit du roi d’Angleterre, soit du roi de Danemark ou de Suède. »

Ensuite il remit à Thorgils un « scute » à rames avec tous les objets d’équipement, tels que couvertures et provisions, ainsi que tout ce dont il pouvait avoir besoin au cours de sa traversée. Là-dessus Thorgils partit avec ses hommes et n’interrompit son voyage qu’à son arrivée dans le Nord, chez Thorolf, à qui il exposa les faits qui venaient de se passer. Thorolf envisagea sa perte avec calme, disant que l’argent ne lui ferait pas défaut. « Il n’est pas mauvais d’avoir des intérêts pécuniaires à débattre avec le roi. »

Thorolf acheta alors de la farine, du malt et tout ce qu’il lui fallait pour subvenir à l’entretien de sa troupe. Les serviteurs, disait-il, ne seraient pas aussi bien habillés qu’il en avait eu l’idée dans le temps. Thorolf vendit ses terres, en mit quelques-unes en gage et mena le même train de vie qu’auparavant. Il n’avait pas non plus moins de personnes autour de lui que l’hiver précédent ; il avait plutôt un entourage un peu plus nombreux. De plus, quant aux invitations, ainsi qu’aux festins offerts à ses amis, il s’occupa de toutes ces choses sur une plus grande échelle encore qu’autrefois. Pendant tout cet hiver il vécut chez lui.

19.

Expédition de Thorolf en pays étrangers.
Sa dernière entrevue avec son père.

À l’approche du printemps, lorsque la neige et la glace se mirent à fondre, Thorolf fit mettre à la mer le « long bateau » qui lui appartenait. Il le fit aménager et y plaça un équipage comprenant plus de cent de ses serviteurs. C’était une troupe superbe et brillamment armée. Dès que le vent fut favorable, il se dirigea vers le Sud en côtoyant les terres. À son arrivée dans les parages de Byrda, il s’avança en pleine mer au delà de toutes les îles et à une distance telle que l’on ne distinguait plus que la moitié supérieure des montagnes. Il continua sa route vers le Sud, le long de la côte, et n’eut des nouvelles de personne avant d’arriver à Vik, dans l’Est. Là ils apprirent que le roi Harald séjournait à Vik et qu’il se proposait de gagner les « Hautes-Terres » dans le courant de l’été. Les habitants du pays ne savaient rien du voyage de Thorolf. Le temps étant favorable, il s’avança vers le Sud, jusqu’au Danemark, et de là vers Austrveg[72] où, durant l’été, il ravagea les terres, sans toutefois faire un butin considérable. En automne il revint au Danemark, au moment où la flotte d’Eyr[73] se dispersait. Il y avait eu là, comme d’habitude, pendant l’été, une foule de bâtiments norvégiens. Thorolf laissa passer toute cette troupe sans trahir sa présence. Un beau soir il pénétra dans le Mostrarsund. Dans ce port était amarré un grand bateau marchand, venu de Eyr et commandé par un homme du nom de Thorir Thruma, intendant[74] du roi Harald et administrateur de la ferme royale de Thruina. C’était là une vaste propriété. Le roi y séjournait longtemps, quand il venait à Vik, et l’on y avait besoin d’une grande quantité de provisions. Aussi Thorir s’était rendu à Fyr dans le but d’acheter une cargaison : du malt, du froment et du miel, et il y avait dépensé beaucoup d’argent de la caisse royale. La troupe de Thorolf s’approcha du bateau, sans enlever à Thorir et aux siens la possibilité de se défendre ; mais comme ceux-ci n’avaient pas de forces suffisantes pour résister aux nombreux partisans de Thorolf, ils se rendirent. Celui-ci s’empara du bateau et de toute la cargaison, et déposa Thorir dans une île. Ensuite il dirigea les deux embarcations vers le Nord en suivant la côte. Arrivé devant le Elf[75], il fit halte et attendit la nuit. À la faveur de l’obscurité, avec ses hommes il remonta le fleuve à coups de rames pour attaquer la ferme qui appartenait à Hallvard et à Sigtrygg. Ils y arrivèrent avant l’aube, cernèrent l’habitation et poussèrent des cris de guerre. À ce bruit, les habitants s’éveillèrent et sans retard coururent aux armes. Thorgeir sortit précipitamment de la chambre à coucher[76], courut vers la haute clôture qui entourait la ferme, saisit de la main un pieu et s’élança dehors par-dessus la palissade. Non loin de là se tenait Thorgils Gjallandi, qui brandit son épée dans la direction de Thorgeir, atteignit sa main et la coupa sur le pieu. Là-dessus Thorgeir gagna la forêt, tandis que son frère Thord et plus de vingt hommes périrent. Toute la propriété fut livrée au pillage et la ferme incendiée. Ensuite on redescendit le fleuve pour rentrer en mer. Le vent leur était favorable et ils cinglèrent dans la direction du Nord, du côté de Vik. Là ils se trouvèrent de nouveau en présence d’un vaste bateau marchand, chargé de malt et de farine et qui appartenait à des gens de Vik. Ils l’attaquèrent, et ceux qui le montaient, ne se jugeant pas assez forts pour se défendre, se rendirent et débarquèrent sans armes. Thorolf et les siens prirent possession du bateau et de la cargaison et poursuivirent leur route. Thorolf avait donc trois bateaux lorsqu’il fit voile vers Foldin[77]. Il suivit la grande voie de navigation jusqu’au cap Lidandis[78], avançant le plus rapidement possible, pillant les promontoires qu’il rencontra sur son chemin et abattant, pour l’emporter, le bétail des rivages. Arrivé au nord de Lidandis, il s’éloigna davantage de la côte ; mais partout où il toucha terre, il se livra au pillage. Lorsque Thorolf se trouva à la hauteur des Firdir, il changea de direction pour aller voir son père Kveldulf, qui lui réserva bon accueil, et à qui il raconta les péripéties de son voyage d’été. Il ne resta là que peu de temps. Kveldulf et son fils Grim l’accompagnèrent jusqu’au bateau. Sur le point de se quitter, ils conversèrent ensemble et Kveldulf dit : « Il n’en a pas été autrement, Thorolf, que je te disais le jour où tu es entré au service du roi Harald, à savoir que les choses finiraient de telle sorte qu’il n’en résulterait rien de bon ni pour toi, ni pour nous, tes parents. Tu as donc adopté une attitude contre laquelle je t’avais instamment mis en garde ; tu as entrepris de lutter contre le roi Harald. Bien que tu te distingues par ton intrépidité en toutes circonstances, tu n’as cependant pas le bonheur de te proclamer l’égal du roi. Personne en ce pays, même avec l’appoint d’une grande puissance et de troupes considérables, n’a réussi à lui tenir tête. J’ai le pressentiment que notre entrevue de ce jour sera la dernière. Eu égard à ton âge, il serait dans l’ordre des choses que tu vécusses plus longtemps que moi ; mais je crois qu’il en sera autrement. »

Là-dessus Thorolf monta dans son bateau et se remit en route. Rien n’a été rapporté au sujet des événements ultérieurs survenus au cours de son voyage et avant son retour dans sa patrie de Sandnes. Il fit transporter dans sa ferme tout le butin qu’il venait de ramener et tira le bateau au sec. Les provisions de bouche pour ses hommes ne manquèrent point durant l’hiver. Thorolf demeura chez lui toute la saison, entouré d’une foule non moins nombreuse que l’hiver précédent.

20.

Skallagrim épouse Bera, fille d’Yngvar.

Yngvar était le nom d’un personnage puissant et riche. Il avait été vassal des rois précédents. Mais depuis que Harald était arrivé au pouvoir, il vivait dans sa demeure sans servir aucun roi. Yngvar était marié et avait une fille qui s’appelait Bera. Il habitait aux Firdir. Bera était son unique enfant[79] et devait hériter de son patrimoine. Grim, fils de Kveldulf, demanda la main de Bera, et l’on déféra à son désir. Il l’épousa l’hiver qui suivit l’été où Thorolf avait pris congé d’eux. Grim avait alors vingt-quatre ans. Comme il était déjà chauve, on l’appelait Skallagrim[80]. Il dirigeait toute l’exploitation de la ferme paternelle et s’occupait des approvisionnements ; et cependant son père était un homme énergique et plein d’initiative. Ils avaient auprès d’eux de nombreux affranchis et beaucoup de gens qui avaient grandi à la ferme et étaient à peu près du même âge que Skallagrim. C’étaient pour la plupart des personnes d’une force corporelle peu commune. D’ailleurs, Kveldulf et sa famille ne voulaient dans leur entourage que des hommes très robustes et ils les dressaient à leur tempérament. Skallagrim ressemblait à son père sous le rapport de la taille et de la force, comme aussi par ses traits et son tempérament.

21.

Sigtrygg et Hallvard obtiennent du roi l’autorisation de poursuivre Thorolf.

Le roi Harald était à Vik à l’époque où Thorolf se livrait à la piraterie. En automne il gagna les « Hautes-Terres » et de là se rendit dans le Nord, à Thrandheim, où il passa l’hiver en nombreuse compagnie. Sigtrygg et Hallvard, qui vivaient alors à la cour du roi, avaient appris de quelle manière Thorolf s’était comporté dans leur résidence de Hising et quelles pertes en hommes et en biens il leur avait causées. Souvent ils rappelaient ces faits au roi, comme aussi le pillage que le roi et ses gens avaient subi de la part de Thorolf et le brigandage que celui-ci avait exercé dans l’intérieur du pays. Les deux frères demandèrent au roi l’autorisation de partir avec la troupe qui était habituée à les suivre, et de se mettre à la poursuite de Thorolf.

Le roi répondit : « Vous croyez certes avoir des raisons pour en vouloir à la vie de Thorolf ; mais je pense que vous ne serez aucunement heureux dans cette entreprise, car Thorolf vous est de beaucoup supérieur, bien que vous soyez convaincus de votre valeur et de votre bravoure. »

Les frères déclarèrent que la chose se vérifierait bien vite, si le roi voulait leur donner l’autorisation demandée, ajoutant que souvent ils avaient affronté une lutte périlleuse contre des gens sur lesquels ils avaient moins d’offenses à venger et que le plus souvent ils en étaient sortis vainqueurs.

À l’approche du printemps, on prit les dispositions pour le départ. Derechef Hallvard et son frère vinrent à parler du projet, dont il avait été question, de se mettre en route pour faire périr Thorolf. Le roi leur donna alors l’autorisation de mettre Thorolf à mort. « Je sais, » dit-il, « que, si vous revenez, vous me rapporterez sa tête, comme aussi beaucoup d’objets précieux ; et cependant il y a des personnes qui se disent que, si la voile vous suffit pour aller dans le Nord, il vous faudra la voile et la rame pour en revenir[81].

Ils firent donc au plus vite leurs préparatifs. Ils avaient deux bateaux et une centaine et demie d’hommes. Quand ils furent prêts, le vent du nord-est les poussa hors des fjords ; mais c’était le vent contraire qu’il fallait pour se porter vers le Nord le long des côtes.

22.

Mort de Thorolf.

Le roi Harald séjournait à Hladir à l’époque où Hallvard et son frère prirent la mer. Lui aussi s’apprêta immédiatement et en toute hâte, s’embarqua et s’avança avec force rames dans le fjord par le Skarnssund pour gagner ensuite Eldueid à travers la mer de Beit. Là il abandonna son bateau, passa l’isthme et arriva à Naumudal ; il y saisit de « longs bateaux » appartenant à des böndr[82] et s’embarqua avec ses troupes. Il avait avec lui sa suite et environ trois cents hommes. Il disposait de cinq ou six embarcations, toutes de grandes dimensions. Par un vent contraire très violent, ils ramèrent nuit et jour de toutes leurs forces. La nuit était assez claire pour naviguer. Dans la soirée, après le coucher du soleil, ils arrivèrent à Sandnes où ils aperçurent, flottant devant la ferme, un vaste bateau garni de tentes. Ils le reconnurent comme appartenant à Thorolf. Celui-ci l’avait fait construire dans l’intention de quitter le pays ; il avait déjà fait brasser la bière du départ[83].

Le roi ordonna à tous ses guerriers de descendre du bateau. Il fit lever son étendard et l’on s’achemina aussitôt vers la ferme. Les hommes de garde de Thorolf étaient en train de boire à l’intérieur et n’avaient pas occupé leur poste d’observation. Il n’y avait personne au dehors ; toute la troupe était assise à l’intérieur et buvait. Le roi fit cerner la halle par ses gens ; ensuite on poussa le cri de guerre et le cor royal sonna l’alarme. En entendant cet appel, Thorolf et les siens coururent aux armes, car l’équipement de chaque homme pendait au-dessus de la place qu’il occupait. À l’entrée de la salle, le roi fit faire proclamation pour inviter les femmes, les enfants, les vieillards, les domestiques et les serfs à sortir[84]. Alors Sigrid, la maîtresse de la maison, sortit avec les femmes qui se trouvaient dans l’habitation et avec les autres personnes à qui l’on permit de s’en aller. Ensuite Sigrid demanda si les fils de Berdlu-Kari étaient présents. Les deux frères s’avancèrent demandant ce qu’elle avait à leur dire. « Accompagnez-moi jusqu’auprès du roi ! » dit-elle. C’est ce qu’ils firent. Arrivée devant le roi, elle demanda : « Y a-t-il quelque chose qui puisse amener une réconciliation, seigneur, entre vous et Thorolf ? » Le roi répondit : « Si Thorolf consent à se rendre et à se mettre en mon pouvoir pour obtenir grâce, il aura la vie et les membres saufs ; mais ses hommes subiront le châtiment qu’ils ont encouru. »

Sur ces mots, Ölvir Hnufa s’approcha de la salle et fit appeler Thorolf pour lui parler et lui faire connaître les conditions imposées par le roi. Thorolf répondit : « Je n’accepte pas de la part du roi une réconciliation basée sur la contrainte. Dites-lui de nous accorder libre sortie ; pour le reste, laissons la destinée décider de notre sort. » Ölvir retourna chez le roi et lui fit part des vœux de Thorolf. Le roi dit : « Que l’on mette le feu à la salle ! Je ne veux pas lutter dans ces conditions et voir périr mes hommes. Je sais que Thorolf nous infligerait de grandes pertes. Si nous devons l’attaquer là, il nous faudra du temps pour en venir à bout, bien que ses troupes soient moins fortes que les nôtres. »

On mit donc le feu à la salle. Elle flamba rapidement, attendu que la charpente était sèche, le bois enduit de goudron et la toiture recouverte d’écorces de bouleau. Thorolf ordonna à ses gens de démolir la cloison en planches qui séparait de la salle la place de devant, ce qui fut rapidement exécuté. Quand ils parvinrent à la charpente, le plus grand nombre possible d’entre eux saisirent la grosse poutre et la poussèrent par l’autre extrémité contre un des coins de la salle avec tant de violence que les entailles du bout se brisèrent ; les parois s’écroulèrent, ouvrant ainsi une large brèche. Thorolf passa le premier, puis Gjallandi et ainsi tous l’un après l’autre. Ensuite la lutte s’engagea. Elle dura un certain temps, parce que la salle couvrait les derniers rangs de la troupe de Thorolf. Mais lorsque le bâtiment se mit à brûler, le feu les atteignit et ils périrent en grand nombre. À ce moment Thorolf se précipita en avant et, frappant des deux côtés, pénétra jusqu’à l’endroit où se trouvait l’étendard royal. Alors tomba Thorgils Gjallandi. Parvenu devant le « rempart des boucliers[85] », Thorolf transperça de son épée le porte-enseigne et s’écria : « Il ne me restait plus que trois pas à faire ! »

Les coups d’épée et de lance l’accablèrent à la fois, et le roi lui-même lui porta le coup mortel. Thorolf s’abattit aux pieds du roi. Celui-ci fit proclamer l’ordre de cesser le massacre, ce que l’on fit. Ensuite il invita ses hommes à rejoindre le bateau. Parlant à Ölvir et à Eyvind, il dit : « Prenez maintenant Thorolf, votre parent, et faites-lui des funérailles honorables, ainsi qu’à tous les autres qui sont tombés ici, et donnez-leur la sépulture. Quant à ceux dont il y a espoir de sauver la vie, faites panser leurs blessures. Il ne faut pas piller ces lieux, attendu que tout cela est mon bien. » Là-dessus il descendit vers son bateau, et avec lui la plupart de ses guerriers. Arrivés au bateau, ils se mirent en devoir de panser leurs blessures. Le roi circulait, examinant l’état de ses gens ; il remarqua que l’un d’eux soignait une blessure du muscle[86], et il dit : « Ce n’est pas Thorolf qui a porté ce coup ; son arme mordait d’une tout autre manière ; il y en a peu, je crois, qui pansent des blessures faites par lui, et c’est grand dommage pour de pareils hommes. »

Dès l’aube le roi fit hisser les voiles et cingla en toute hâte vers le Sud. Dans la soirée on trouva dans les détroits des îles une quantité de bateaux à rames dont les équipages s’étaient proposé de rejoindre Thorolf. Les espions de celui-ci, en effet, s’étaient répandus dans le Sud à travers le Naumudal et au loin dans les îles. Ils étaient parvenus à savoir que Hallvard et son frère étaient arrivés du Sud avec de fortes troupes pour se joindre à Thorolf. Or, Hallvard et les siens avaient eu continuellement un vent contraire. Ils s’étaient arrêtés dans différents ports jusqu’au jour où le bruit de leur arrivée se répandit dans le pays et que les espions de Thorolf en eurent connaissance. Telle était la cause de ces attroupements. Harald fit force de voiles. À Naumudal, il abandonna son bateau et se rendit par terre à Thrandheim. Là il reprit les bateaux qu’il y avait laissés et dirigea ses troupes sur Hladir. La nouvelle de son approche fut bientôt connue. Hallvard et son frère quittèrent leur retraite et revinrent auprès du roi. Leur voyage apparut plutôt ridicule.

Les frères Ölvir Hnufa et Eyvind Lambi séjournèrent quelque temps à Sandnes, occupés du soin d’enterrer ceux qui y avaient succombé. Ils ensevelirent le corps de Thorolf selon les traditions et comme l’usage voulait que l’on inhumât les personnages distingués, et dressèrent sur sa tombe des pierres commémoratives[87]. Ils firent guérir les malades et installèrent Sigrid dans la demeure. Tout le bétail était sain et sauf ; mais la majeure partie du mobilier, des provisions de bouche et des vêtements était devenue la proie des flammes. Sitôt qu’ils eurent fini, les frères se mirent en route vers le Sud, rejoignirent le roi Harald à Thrandheim et restèrent quelque temps auprès de lui. Ils étaient taciturnes et causaient peu avec les gens. Un beau jour ils se présentèrent devant le roi, et Ölvir dit : « Nous voulons, nous deux, ô roi, te demander l’autorisation de retourner chez nous et de rentrer dans nos fermes, attendu qu’il s’est passé ici des événements qui nous enlèvent toute envie de partager la boisson et les sièges avec des gens qui ont porté les armes contre Thorolf, notre parent. » Le roi le regarda et lui répondit d’un ton assez bref : « Je ne vous le permettrai pas ; vous resterez ici auprès de moi. »

Les frères s’éloignèrent et reprirent leurs sièges. Le lendemain, le roi se trouvait dans la salle des audiences. Il y fit mander Ölvir et son frère. « Vous allez savoir, » dit-il, « ce que j’ai à répondre à votre démarche concernant la permission de rentrer chez vous. Vous êtes restés longtemps auprès de moi ; vous vous êtes comportés en hommes d’honneur ; vous avez toujours fait preuve de bravoure ; sous tous les rapports j’ai de vous une bonne opinion. Maintenant, Eyvind, je désire que tu ailles dans le Nord au Halogaland ; je veux te donner en mariage, à Sandnes, Sigrid, la veuve de Thorolf ; je te donnerai toute la fortune qui a appartenu à Thorolf et, en outre, tu auras mon amitié, si tu t’y prends de manière à la mériter. Quant à Ölvir, il restera en ma compagnie ; à cause de ses talents[88], je ne veux pas le laisser partir. »

Les deux frères remercièrent le roi de l’honneur qu’il leur faisait, disant qu’ils étaient tout disposés à accepter ses offres. Eyvind fit donc ses préparatifs de départ. Il acquit un excellent bateau qui lui convenait. Le roi lui remit des attestations en vue du mariage en question. La traversée fut heureuse et Eyvind arriva dans le Nord, à Alöst, au pays de Sandnes, où lui et ses compagnons furent aimablement accueillis par Sigrid. Ensuite Eyvind soumit à Sigrid les attestations royales, lui exposa le but de son arrivée et la demanda en mariage, disant que, s’il faisait pareille démarche, c’était sur l’ordre du roi. Le projet se réalisa et Eyvind épousa Sigrid. Il entra en possession de la ferme de Sandnes et de tous les biens qui avaient appartenu à Thorolf. Eyvind était un personnage éminent. Ses enfants étaient Fid Skjalgi, père d’Eyvind Skaldaspillir[89], et Geirlaug qui épousa Sighvat le Roux[90]. Fid Skjalgi eut pour femme Gunnhild, fille du jarl Halfdan. La mère de celle-ci s’appelait Ingibjörg et était la fille de Harald aux Beaux Cheveux. Eyvind Lambi et le roi entretinrent des relations d’amitié aussi longtemps qu’ils vécurent.

23.

Ketil Häing venge Thorolf et s’enfuit en Islande.

Il y avait un homme du nom de Ketil Häing. Il était fils de Thorkel, jarl du Naumudal, et de Hrafnhild, fille de Ketil Häing de Hrafnista. C’était un personnage éminent et distingué. Il avait été le meilleur ami de Thorolf, fils de Kveldulf, et lui était apparenté. Il avait pris part à l’expédition en vue de laquelle des forces armées s’étaient rassemblées au Halogaland, et dont le but était de secourir Thorolf ainsi qu’il a été rapporté plus haut. Or, quand Harald revint du Nord et que l’on reçut la nouvelle de la mort de Thorolf, les alliés se dispersèrent. Häing, à la tête de soixante hommes, se dirigea sur Torgar. Là se trouvaient les fils de Hildirid avec une troupe peu nombreuse. Häing approcha de la ferme et se jeta sur eux. Les fils de Hildirid périrent avec la plupart de ceux qui se trouvaient à leurs côtés. Häing et les siens firent main basse sur tout ce qu’ils pouvaient emporter. Là-dessus Häing s’empara des deux plus vastes bateaux de commerce qu’il put trouver et y fit transporter tous les biens qui lui appartenaient ou qu’il parvint à saisir. Il emmena sa femme, ses enfants et toutes les personnes qui avaient pris part à ses exploits.

Häing avait un frère de lait, nommé Baug, qui possédait de vastes relations de parenté et qui était riche. Celui-ci dirigeait un des deux bateaux. Sitôt qu’ils furent prêts et que le vent devint favorable, ils mirent à la voile et prirent la mer. Peu d’hivers auparavant, Ingolf et Hjörleif étaient partis pour coloniser l’Islande[91]. Cette expédition était l’objet de toutes les conversations et l’on disait que ce pays se présentait dans d’excellentes conditions. Häing cingla vers l’Ouest dans la direction de l’Islande. Quand il arriva avec ses compagnons en vue des terres, ils remarquèrent qu’ils venaient d’aborder à la côte du sud. Or, comme le temps était très mauvais, la mer houleuse et qu’il n’y avait nul espoir de découvrir un port, ils firent voile vers l’Ouest le long des rivages sablonneux. Lorsque la tempête s’apaisa et que la mer redevint calme, les navigateurs aperçurent l’embouchure d’un grand cours d’eau. Ils s’y engagèrent, remontèrent le fleuve et amarrèrent le bateau sur la rive occidentale. Ce cours d’eau s’appelle aujourd’hui Ranga ; il coulait alors dans un lit plus étroit, mais il était plus profond qu’il ne l’est actuellement. Ils déchargèrent le bateau, prirent possession des terres de la rive gauche et les explorèrent, emmenant avec eux leurs objets d’installation. Häing passa le premier hiver sur les bords de la Ranga inférieure. Au printemps, il explora les régions de l’Est et prit possession des terres situées entre la Thjorsa et le Markarfljot[92], entre les montagnes et la côte, et s’établit à Hof, sur la Ranga orientale. Au printemps, sa femme Ingun mit au monde un fils, à l’endroit où ils avaient vécu l’hiver précédent, et l’on donna au garçon le nom de Hrafn. Ils y construisirent une demeure, et ce lieu fut dès lors appelé Hrafntoptir. Häing donna à Baug des terres situées à Fljotshlid, sur les bords supérieurs de la Merkia, et s’étendant jusqu’à une rivière à l’ouest de Breidabolstad. Baug se fixa à Hlidarendi et eut un grand nombre de descendants répandus dans cette région. Häing donna des terres à ses compagnons de voyage et en vendit d’autres à bas prix. Ces gens sont appelés colons.

Storolf était le nom d’un fils de Häing ; il possédait Hval et Storolfsvöll. Son fils était Orm le Fort. Un autre fils de Häing s’appelait Herjolt ; celui-ci possédait à Fljotshlid des terres contiguës à celles de Baug et s’étendant jusqu’au Hvalslök ; il habitait sous Brekkur. Son fils s’appelait Sumarlidi ; c’était le père du scalde Vetrlidi[93]. Helgi était le troisième fils de Häing ; il habitait à Völl et possédait des terres s’étendant jusqu’à la Ranga supérieure, d’un côté, et, de l’autre, touchant les propriétés de ses frères. Vestar était le nom du quatrième fils de Häing ; il possédait des terres à l’est de la Ranga, entre cette rivière et la Thvera d’un côté, et la partie inférieure de Storoltsvöll de l’autre. Il avait épousé Moeid, fille de Hildir de Hildisey. Leur fille était Asny, femme d’Ofeig Grettir. Vestar habitait à Moeidarhval. Le cinquième fils de Häing était Hrafn, qui fut le premier « homme de loi » d’Islande. Il habitait à Hof depuis la mort de son père. La fille de Hrafn s’appelait Thorlaug ; elle avait épousé le godi[94] Jörund. Le fils de ces derniers, Valgard, était fixé à Hof. Hrafn était le plus distingué des fils de Häing[95].

24.

Deuil de Kveldulf.

À la nouvelle de la mort de son fils Thorolf, Kveldulf fut tellement affligé qu’il se mit au lit accablé par la douleur et par l’âge. Skallagrim vint souvent le voir, essaya de l’encourager et l’engagea à se remettre, disant que rien n’était moins salutaire que de s’amoindrir et de s’étendre sur sa couche. « Mieux vaut que nous cherchions à venger Thorolf. Il se peut que nous parvenions à retrouver quelques-uns de ceux qui ont été témoins de sa mort. Dans le cas contraire, il y a sans doute des gens que nous pourrons atteindre et dont la perte serait sensible pour le roi. » Kveldulf dit cette strophe :

Je viens d’apprendre que dans une île du Nord
La Norne[96] est cruelle envers moi ;
Trop tôt Thund[97] a ravi le guerrier
Thorolf a péri.
La vieillesse qui m’accable
M’a ôté la force d’aller au combat.
Il ne sera pas vengé de sitôt,
En dépit de ma soif de représailles.

Dans le courant de l’été le roi Harald se rendit dans les « Hautes-Terres » et, en automne, à Valdres, dans l’Ouest, et même jusqu’à Vors. Ölvir Hnufa l’accompagnait et s’entretenait fréquemment avec lui pour savoir s’il consentait à racheter la mort de Thorolf et à accorder à Kveldulf et à Skallagrim une amende pécuniaire ou quelque avantage honorifique dont ils pourraient se déclarer satisfaits[98]. Le roi ne s’y refusa pas absolument, à condition que le père et le fils vinssent le trouver. Là-dessus Ölvir se mit en route pour se rendre aux Firdir, dans le Nord, et ne s’arrêta que lorsqu’il arriva, un soir, chez Kveldulf et son fils. Ceux-ci l’accueillirent avec reconnaissance et il demeura quelque temps auprès d’eux. Kveldulf demanda à Ölvir des informations précises au sujet des événements survenus à Sandnes, au cours desquels Thorolf trouva la mort ; il voulait savoir aussi s’il s’était comporté glorieusement avant de mourir, qui avait levé l’arme contre lui, qui lui avait fait les plus graves blessures et de quelle manière il avait succombé. Ölvir répondit à toutes ses questions, disant que le roi Harald lui avait causé la blessure qui devait entraîner la mort et que Thorolf était tombé la tête en avant, aux pieds du roi.

Alors Kveldulf répondit : « Tu as bien parlé ; des vieillards, en effet, m’ont dit que tout homme doit être vengé, qui tombe la tête en avant et que la vengeance atteindra ceux qui se tenaient devant lui au moment de sa chute ; cependant il n’est guère probable que pareil bonheur nous soit réservé. » Ölvir dit à Kveldulf et à son fils que, s’ils voulaient aller trouver le roi et solliciter une compensation, ils feraient, selon son idée, une démarche honorable. Il les engagea à tenter cette démarche et il insista beaucoup. Kveldulf objecta que, vu son grand âge, il n’était plus à même d’aller nulle part. « Je resterai à la maison, » dit-il.

« Veux-tu faire le voyage, Grim ? » demanda Ölvir. « Il me semble, » répondit Grim, « que je ne peux rien y faire ; le roi ne me trouverait pas assez éloquent, je pense, et je crois que je n’insisterais pas longtemps en faveur d’une compensation.

Ölvir reprit : « Il n’est pas nécessaire que tu insistes. Nous parlerons tous en ta faveur, le mieux que nous pourrons. »

Et comme Ölvir persistait dans ses exhortations, Grim promit de faire le voyage, et il s’occupa de ses préparatifs de départ. On se mit d’accord sur l’époque à laquelle Grim se rendrait à la cour du roi. Aussitôt Ölvir repartit et s’en retourna auprès du roi.

25.

Skallagrim chez le roi Harald.

Skallagrim prit ses dispositions en vue du voyage dont il a été question plus haut. Parmi les personnes de sa maison et parmi ses voisins, il choisit les plus remarquables par la force et les plus vaillants parmi ceux qui étaient présents. Il y en avait un qui s’appelait Ani ; c’était un riche propriétaire. Un autre s’appelait Grani ; le troisième, Grimolf. Celui-ci et son frère Grim étaient des familiers de Skallagrim. Il y avait aussi les deux frères Thorbjörn Krumm et Thord Beigaldi. Ceux-ci étaient appelés « fils de Thorörna », du nom de leur mère[99] qui habitait non loin de la demeure de Skallagrim et qui était experte en magie[100]. Beigaldi était un « mangeur de charbon[101] ». Il y avait enfin Thorir Thurs et son frère Thorgeir Jardlang, Odd le Solitaire et l’affranchi Gris. Ils étaient douze pour se mettre en route, tous d’une force peu commune et parmi eux il s’en trouvait beaucoup qui avaient le don de se métamorphoser. Ils disposaient d’une embarcation à rames qui appartenait à Skallagrim. Ils se dirigèrent vers le Sud le long des terres, pénétrèrent dans le Ostrarfjord et suivirent la voie de terre jusqu’à Vors, sur les bords du lac qui a là son origine et qu’ils furent, au cours de leur pérégrination, obligés de franchir. À cet effet, ils firent usage d’un bateau à rames qui leur convenait à souhait. Ils ramèrent donc à travers le lac, et de là il n’y avait plus qu’un court trajet pour arriver à la ferme où le roi assistait à un festin. Grim et ses amis se présentèrent au moment où le roi venait de se mettre à table. Ils accostèrent quelqu’un à l’extérieur de l’habitation et lui demandèrent ce qui s’y passait. Quand ils furent renseignés, Grim fit appeler Ölvir Hnufa pour lui causer. L’homme entra dans la salle, s’approcha de la place où Ölvir était assis et lui dit : « Il vient d’arriver ici devant la ferme douze hommes, si on peut les appeler des hommes ; car par la taille et par l’aspect ils ressemblent à des géants plutôt qu’à de véritables êtres humains. »

Aussitôt Ölvir se leva et sortit. Il pensait savoir quels étaient les nouveaux venus. Il accueillit bien Grim, son parent, et le pria d’entrer avec lui dans la salle. Grim dit à ses compagnons de route : « La coutume en ce pays veut que l’on se présente sans armes devant le roi. Six d’entre nous entreront ; les six autres resteront au dehors et garderont nos armes. »

Là-dessus ils entrèrent. Ölvir s’avança vers le roi ; derrière lui se tenait Skallagrim. Ölvir prit la parole : « Grim, fils de Kveldulf, vient d’arriver ici. Nous sommes persuadés qu’il vous saurait gré si vous vouliez lui réserver un accueil aussi favorable que nous sommes en droit de l’espérer. Vous avez fait grand honneur à maintes personnes qui le méritaient moins que lui. Il ne se trouve guère des hommes possédant au même degré que lui la plupart des qualités du corps et de l’esprit. Faites comme je vous en prie, ô roi, car j’y attache une grande importance ; à moins que mon avis ne vous laisse indifférent. »

Ölvir parla longtemps et avec éloquence ; c’était un homme d’une grande faconde. Les autres amis d’Ölvir s’avancèrent nombreux vers le roi et appuyèrent ses paroles. Le roi, en regardant autour de lui, remarqua derrière Ölvir un homme chauve qui dépassait de la tête les autres assistants. « Ce grand personnage que voilà, est-ce Skallagrim ? » demanda-t-il. Grim répondit : « Vous l’avez bien reconnu. » « Voici ce que je veux, » dit le roi ; « si tu désires une compensation pour Thorolf, tu deviendras mon homme, tu entreras dans les rangs de ma suite et tu me serviras. Il se peut que tes services m’agréent suffisamment pour que je t’accorde une compensation pour ton frère, ou bien d’autres honneurs non inférieurs à ceux que j’ai conférés à Thorolf. Mais tu devras te comporter autrement que lui, si je fais de toi un personnage aussi important qu’il l’était devenu. »

Skallagrim répondit : « Nul n’ignorait dans quelle mesure Thorolf, par ses qualités, me surpassait sous tous les rapports. Et cependant il ne trouva pas le bonheur à votre service, ô roi. Aussi n’accepterai-je pas vos offres. Je ne vous servirai point, parce que je sais que je ne trouverais pas le bonheur à remplir mon rôle selon mon désir et ma dignité. Je crois qu’il me manquerait, pour vous servir, plus de qualités qu’à Thorolf. »

Le roi ne dit mot. Il devint rouge comme du sang. Aussitôt Ölvir se retourna et invita Grim à quitter la salle. Tous obéirent ; ils sortirent et prirent leurs armes. Ölvir les engagea à partir le plus vite possible et les reconduisit, avec beaucoup d’autres, jusqu’aux bords du lac.

Avant de prendre congé de Skallagrim, Ölvir lui dit : « Ta visite chez le roi, mon cher Grim, a pris une autre tournure que je ne l’eusse souhaité. J’avais beaucoup insisté en faveur de ce voyage ; mais aujourd’hui je t’engagerai à rentrer chez toi le plus rapidement possible ; de plus, je ne te conseille pas de renouveler ta visite au roi Harald, à moins que votre entente ne devienne meilleure qu’on ne peut, à mon avis, l’espérer pour le moment. Mets-toi bien en garde contre le roi et ses hommes. »

Ensuite Grim et ses amis repassèrent le lac, tandis qu’Ölvir et ses compagnons s’en allèrent aux bateaux tirés sur la rive et les mirent dans un état tel qu’ils devenaient tous inutilisables. On voyait, en effet, descendre de la ferme royale, en une troupe compacte, des gens nombreux, bien armés et marchant rapidement, que Harald avait envoyés à leur poursuite avec mission de tuer Grim. Peu d’instants après que Grim et les siens furent sortis, le roi avait pris la parole, disant : « À regarder ce grand gaillard à tête chauve, je vois qu’il est rempli d’intentions hostiles et qu’il causera la perte de certains hommes dont la mort nous sera sensible, si jamais il les atteint. Songez bien, vous tous qui avez des affaires à traiter avec lui, que cette tête chauve n’épargnera aucun d’entre vous, le cas échéant. Poursuivez-le donc et tuez-le ! »

Sur ces mots, ils partirent et arrivèrent au bord du lac, mais n’y trouvèrent aucune barque qu’on pût mettre à l’eau. Ils revinrent sur leurs pas et dirent au roi ce qui s’était passé en cours de route et notamment que Grim devait avoir passé le lac. Skallagrim poursuivit son chemin avec ses compagnons jusqu’au retour au foyer et raconta à Kveldulf les détails de leur voyage. Kveldulf se réjouit que Grim n’eût pas pris l’engagement de se mettre au service du roi. Il répétait ce qu’il avait dit jadis, à savoir que de la part de celui-ci ils ne devaient s’attendre qu’à de mauvais traitements, qu’ils n’avaient aucune considération à espérer. Kveldulf et Skallagrim tinrent fréquemment des conciliabules et ils furent absolument d’accord entre eux ; ils reconnaissaient que, pas plus pour eux que pour les autres personnes qui vivaient en mésintelligence avec le roi, il n’était possible de rester au pays. Aussi furent-ils d’avis d’émigrer. Ils trouvaient attrayant de s’en aller en Islande, puisque, d’après ce qu’on disait, ce pays se présentait dans de bonnes conditions. Leurs amis et connaissances, Ingolf Arnarson et ses compagnons, y avaient abordé ; ils s’y étaient approprié des terres et des lieux d’habitation. Là on pouvait acquérir du terrain gratuitement et se choisir un endroit à demeure. Ils prirent donc la ferme résolution de démolir leur ferme et de quitter le pays. Thorir, fils de Hroald, étant enfant, avait été élevé chez Kveldulf ; il avait à peu près le même âge que Skallagrim ; de ce fait il régnait entre eux une amitié toute fraternelle. Thorir était devenu vassal du roi à l’époque où se passèrent ces événements ; et cependant son amitié pour Skallagrim n’en fut pas compromise.

Aux premiers jours de printemps Kveldulf et ses amis apprêtèrent leurs bateaux. Ils possédaient de grandes et excellentes embarcations. Ils équipèrent trois vastes navires marchands, placèrent sur chacun d’eux trente hommes qui avaient l’expérience des voyages et, de plus, embarquèrent femmes et enfants. Ils prirent tous les biens mobiliers qu’il leur fut possible d’emporter. Quant à leurs terres, personne n’osa les acheter à cause de la tyrannie du roi. Lorsqu’ils furent prêts, ils mirent à la voile, se dirigeant vers les îles que l’on appelle Solundar. Ces îles sont nombreuses et vastes et tellement entrecoupées de baies que, au dire de certains, peu de gens en connaissent tous les endroits de débarquement.

26.

Mission de Hallvard et de Sigtrygg à Tunsberg.

Il y avait un homme du nom de Gutthorm ; il était fils de Sigurd Hjört et oncle maternel du roi Harald, ainsi que son père nourricier[102] et son conseiller dans le gouvernement du pays, car Harald n’était encore qu’un enfant à l’époque où il arriva au pouvoir. Gutthorm commandait les troupes royales, lorsque Harald soumit le pays à son autorité ; il prit part à toutes les guerres que le roi entreprit lorsqu’il marcha à la conquête de la Norvège. Mais quand Harald fut devenu souverain unique de tout le royaume et qu’il eut mis fin aux hostilités, il donna à son parent Gutthorm Vestrfold, Austragdir, Hringariki et tout le territoire qu’avait possédé Halfan le Noir, son père. Gutthorm eut deux fils et deux filles ; ses fils s’appelaient Sigurd et Ragnar ; ses filles, Ragnhild et Aslaug. Gutthorm devint malade et, se sentant mourir, il envoya des messagers auprès du roi Harald, le priant de prendre soin de ses enfants et de son domaine. Peu de temps après il mourut. À la nouvelle de sa mort, le roi manda auprès de lui Hallvard le Rude et son frère pour leur dire d’entreprendre en son nom une mission à Vik, dans l’Est. Harald était alors fixé à Thrandheim. Les deux frères s’apprêtèrent de leur mieux à faire ce voyage. Ils se choisirent une escorte et prirent le meilleur bateau qui fut à leur disposition, c’est-à-dire celui qui avait appartenu à Thorolf, fils de Kveldulf, et qu’ils avaient enlevé à Thorgils Gjallandi. Quand ils furent prêts à se mettre en route, le roi leur intima l’ordre de se rendre dans l’Est, à Tunsberg[103], qui était alors une place de commerce. C’est là que Gutthorm avait eu sa résidence. « Vous m’amènerez, » dit le roi, « les fils de Gutthorm ; quant aux filles, elles seront élevées là, jusqu’à ce que je les marie. Je désignerai des hommes pour administrer le pays et donner l’éducation aux jeunes filles. »

Quand les deux frères furent prêts, ils se mirent en route. Ils eurent un vent favorable et au printemps ils arrivèrent dans l’Est, à Tunsberg, dans le pays de Vik, où ils s’acquittèrent de leur mission. Hallvard et son frère embarquèrent les fils de Gutthorm avec beaucoup de biens mobiliers. Quand ils eurent fini, ils repartirent. Le vent fut moins propice et la marche plus lente. Rien de particulier ne se produisit durant le trajet, avant de passer devant l’embouchure du Sogn, dans la direction du Nord. Ils se trouvaient dès lors favorisés par le vent et par un temps serein ; aussi était-on de très bonne humeur.

27.

Kveldulf venge son fils Thorolf. Sa mort.

Kveldulf et Skallagrim épièrent sans relâche, durant l’été, la grande voie maritime. Skallagrim voyait plus clair que n’importe qui. Il remarqua le passage des gens de Hallvard et reconnut le bateau, parce qu’il avait vu l’embarcation jadis, alors que Thorgils s’en servait. Skallagrim observa la direction qu’ils suivaient et l’endroit où ils abordèrent au soir. Ensuite il revint auprès de son équipage et dit à Kveldulf ce qu’il venait de constater, ajoutant qu’il avait reconnu le bateau que Hallvard et son frère avaient enlevé à Thorgils et qui avait appartenu à Thorolf, et qu’il devait y avoir parmi eux certaines gens à qui il importait de donner la chasse. Là-dessus ils prirent leurs dispositions, apprêtèrent les deux barques et placèrent vingt hommes sur chacune ; l’une était pilotée par Kveldulf, l’autre par Skallagrim. Ils ramèrent dans la direction du bateau et, arrivés près de l’endroit où celui-ci se trouvait amarré, ils mirent pied à terre. Hallvard et ses amis, après avoir dressé les tentes sur leur embarcation, s’étaient livrés au sommeil. À l’approche des gens de Kveldulf, les gardiens assis à l’extrémité du pont se redressèrent en sursaut et donnèrent l’alarme ; ils crièrent aux hommes de se lever, qu’une attaque se préparait contre eux. Hallvard et les siens coururent aux armes. Quand il fut au bord de la passerelle, Kveldulf, une hache de combat à la main, s’approcha par la planche jetée de la poupe au rivage, tandis que Skallagrim s’avança sur celle qui reposait sur la proue. Une fois parvenu au bateau, Kveldulf ordonna à ses guerriers d’en suivre les bords extérieurs et d’arracher les tentes de leurs attaches. Lui-même revint sur la partie surélevée à l’arrière du bateau et alors, à ce que l’on raconte, il aurait été pris, en même temps que plusieurs de ses compagnons de route, d’une folle rage de combat[104]. Ils tuèrent tous ceux qui se trouvaient à leur portée. Skallagrim, allant de côté et d’autre, en fit autant. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque le bateau fut vide. Revenant sur la partie surélevée, Kveldulf brandit sa hache et l’abattit sur le casque et la tête de Hallvard où elle s’enfonça jusqu’au manche. Il la retira ensuite vers lui avec une telle violence qu’il souleva Hallvard en l’air et le lança par-dessus bord. Skallagrim débarrassa l’avant du navire et tua Sigtrygg. Un grand nombre se jetèrent dans les flots. Mais les hommes de Skallagrim, saisissant la barque qu’ils avaient amenée, approchèrent à force de rames et tuèrent tous ceux qui nageaient en mer. L’équipage de Hallvard perdit en tout plus de cinquante hommes. Skallagrim et les siens s’emparèrent du bateau qui avait amené les deux frères en ces parages, avec tout ce qui s’y trouvait. Ils saisirent deux ou trois individus qui leur paraissaient les moins importants et leur firent grâce de la vie. Ceux-ci donnèrent des renseignements et firent savoir quelles personnes avaient été sur le bateau et aussi quel avait été le but de leur expédition. Ayant obtenu des informations absolument sûres et précises, ils examinèrent les corps des tués couchés sur le bateau, et constatèrent que ceux qui avaient sauté par-dessus bord et qui s’étaient noyés dépassaient en nombre ceux qui avaient trouvé la mort sur le bateau même. Les fils de Gutthorm avaient sauté dans la mer et s’étaient noyés. L’un était âgé de douze hivers, l’autre en avait dix. C’étaient de charmants garçons. Là-dessus Skallagrim laissa partir en liberté les deux individus à qui il avait fait grâce, leur disant d’aller trouver le roi Harald, de le renseigner minutieusement sur les faits qui venaient de se dérouler et de citer les noms de ceux qui y avaient pris part. « Vous porterez au roi, » dit-il, « la petite strophe que voici :

La vengeance du hersir[105]
Sur le roi est accomplie ;
Le loup et l’aigle[106] foulent aux pieds
Les enfants du descendant d’Yngvi[107].
Le cadavre déchiqueté de Hallvard
A été précipité dans la mer.
L’aigle gris déchire
La blessure de Snarfari[108]. »

Ensuite Grim et ses amis traînèrent le bateau avec sa cargaison auprès de leurs bateaux et les échangèrent. Ils chargèrent celui qu’ils venaient de saisir, vidèrent celui qu’ils avaient eu jusqu’alors et qui était plus petit, y transportèrent des pierres, percèrent des trous et le firent sombrer. Dès que le vent fut favorable, ils cinglèrent vers la haute mer.

Voici, à ce que l’on raconte, ce qui serait arrivé aux hommes qui se sentaient subitement une force surhumaine ou que transportait la rage du « berserk ». Aussi longtemps que durait cet état, ils étaient si forts que rien ne leur résistait ; mais, dès que la fureur était apaisée, ils étaient plus faibles que d’habitude. Ce fut le cas pour Kveldulf. Lorsque la rage l’eut abandonné, il se sentit épuisé par la lutte qu’il avait soutenue. Il était tellement affaibli par tous ces efforts qu’il se coucha sur le lit. En attendant, le vent se montra propice pour gagner la haute mer.

Kveldulf commandait le bateau que l’on avait pris à Hallvard. Ils eurent un temps favorable et ils naviguèrent ensemble, en sorte que longtemps les uns pouvaient voir les autres. Lorsque la mer fut franchie, la fièvre de Kveldulf s’aggrava ; et comme son état empira jusqu’à le mettre en danger de mort, il réunit ses matelots autour de lui et leur dit que bientôt, à son avis, ils allaient sans doute suivre des chemins différents. « Jamais, » dit-il, « je n’ai souffert de maladie ; si — comme je m’y attends — il arrive que je meure, mettez-moi dans un cercueil et descendez-moi dans les flots. Les choses se passeront autrement que je ne me l’étais imaginé, si la destinée ne veut pas que j’arrive jusqu’en Islande pour y prendre possession d’un territoire. Saluez de ma part mon fils Grim, quand vous vous rencontrerez. S’il réussit à aborder en Islande et si le sort veut que j’y arrive avant lui — ce qui me paraît cependant peu probable — dites-lui qu’il établisse sa demeure le plus près possible de l’endroit où j’aurai touché terre. » Peu après Kveldulf mourut. Ses matelots firent comme il leur avait dit. Ils le déposèrent dans un cercueil qu’ils confièrent aux flots.

Il y avait un homme du nom de Grim ; il était fils de Thorir, fils de Ketil Kjölfari[109], de grande famille et riche, et faisait partie de l’équipage de Kveldulf. Il avait été un ami de longue date du père et du fils et les avait accompagnés dans leurs voyages, eux aussi bien que Thorolf. Pour cette raison il avait encouru la colère du roi. Il prit la direction du bateau après la mort de Thorolf. Arrivés en vue d’Islande, les émigrants s’avancèrent vers le rivage méridional et cinglèrent ensuite vers l’ouest en longeant la côte, parce qu’ils avaient appris qu’Ingolf y avait fixé sa demeure. Arrivés à la hauteur de Reykjanes, ils aperçurent l’entrée d’un fjord et s’y engagèrent avec leurs deux bateaux. Le temps devint mauvais ; il y eut beaucoup de pluie et du brouillard, et les navires se séparèrent. Grim et ses amis pénétrèrent dans le Borgarfjord jusqu’au delà de tous les écueils ; puis ils jetèrent l’ancre en attendant que la tempête s’apaisât et que le ciel s’éclaircît. Là ils attendirent la marée haute et conduisirent le bateau dans l’embouchure d’une rivière appelée Gufa. Ils remontèrent le cours d’eau aussi loin que possible, déchargèrent la cargaison et demeurèrent en ce lieu pendant le premier hiver, explorant la région aux abords de la mer, en amont et en aval. Ils n’étaient pas allés loin, lorsqu’ils trouvèrent une baie où la mer avait rejeté le cercueil de Kveldulf. Ils l’amenèrent sur le promontoire voisin, l’y déposèrent et dressèrent des pierres commémoratives.

28.

Skallagrim s’établit à demeure fixe en Islande.

Skallagrim aborda à un endroit où s’avance dans la mer un grand promontoire qui se continue au delà de la pointe par un isthme étroit. C’est là qu’il déchargea sa cargaison. Il appela cet endroit Knarrarnes. Ensuite il explora la région. Il y avait là de grands marécages et de vastes forêts s’étendant au loin entre les montagnes et la grève. On y avait souvent l’occasion de faire la chasse aux phoques, et la pêche était productive. En parcourant le pays vers le sud, du côté de la mer, Skallagrim et ses amis découvrirent un large golfe ; ils y pénétrèrent et ne s’arrêtèrent dans leur exploration que lorsqu’ils eurent retrouvé leurs compagnons de voyage, Grim du Halogaland et ses hommes. Ce fut une joyeuse rencontre. Ceux-ci firent part à Skallagrim de la mort de son père et lui dirent aussi que Kveldulf avait été rejeté sur le rivage et qu’ils l’avaient enterré. Ensuite ils le menèrent à l’endroit en question. Il semblait à Skallagrim qu’à peu de distance de là on pourrait construire une habitation dans de bonnes conditions. Grim repartit ensuite pour rejoindre ses matelots. Les uns et les autres passèrent l’hiver à l’endroit où ils avaient débarqué. Skallagrim prit possession du territoire situé entre les montagnes et la côte, comprenant tout le pays des marécages jusqu’à Selalon et au delà de Borgarhraun[110] et s’étendant au sud jusqu’aux Hafnarfjöll, y compris toute la région sillonnée de rivières qui coulent vers la mer. Au printemps, il pilota son bateau vers le sud jusqu’au fjord et le poussa dans la baie toute proche de l’endroit où Kveldulf avait été rejeté à terre. Il y établit une ferme qu’il appela Borg. Quant au golfe, il devint le Borgarfjord et plus tard ce nom fut donné à la région voisine. À Grim du Halogaland il assigna une demeure au sud du Borgarfjord, et que l’on appela Hvanneyri. Non loin de là une baie peu large découpe la terre. Ils y trouvèrent des canards en quantité, et ils appelèrent le pays Andakil, et Andakilsa la rivière qui s’y jette dans la mer. En amont de cette rivière, entre elle et un cours d’eau que l’on appela Grimsa, Grim obtint un territoire. Au printemps, Skallagrim, poussant son bétail jusqu’au bord de la mer, arriva sur une languette de terre où il captura quelques cygnes, et il appela l’endroit Alptanes.

Skallagrim distribua des terres à ses camarades de voyage. Ani reçut un territoire entre la Langa et le Hafslök et s’établit à Anabrekka ; son fils, Önund Sjoni, fut la cause d’une querelle entre Thorstein et Tungu-Odd[111]. Grani se fixa à Grapastad, dans le Digranes. Thorbjörn Krum, ainsi que Thord Beigaldi, obtinrent des terres sur le cours supérieur de la Gufa. Krum s’établit à Krumsholar, et Thord à Beigaldi. À Thorir Thurs et à ses frères on attribua des terres au-dessus de Einkunnir et sur les rives de la Langa inférieure. Thorir Thurs se fixa à Thurstad ; Thordis Stöng, sa fille, habita dans la suite à Stangarholt. Thorgeir eut sa résidence à Jardlangsstad.

Skallagrim explora le territoire de la région. Il pénétra d’abord dans le Borgarfjord et poussa jusqu’au fond du golfe ; ensuite il longea le bord occidental d’une rivière qu’il appela Hvita. Ses compagnons n’avaient jamais vu auparavant de ces cours d’eau qui sortent des glaciers ; aussi admiraient-ils la blancheur de l’eau. Ils remontèrent la Hvita et découvrirent une rivière qui tombait des montagnes du côté nord ; ils l’appelèrent Nordra. Remontant cette rivière, ils en rencontrèrent une autre qui formait une petite cascade. Ils la franchirent et continuèrent à remonter la Nordra. Bientôt ils arrivèrent à un endroit où un petit ruisseau tombait d’une crevasse ; ils appelèrent ce ruisseau Gljufra. Franchissant ensuite la Nordra, ils revinrent sur les bords de la Hvita qu’ils longèrent. Bientôt apparut à leurs regards, leur barrant le chemin, un ruisseau qui tombait dans la Hvita ; ils l’appelèrent Thvera[112]. Ils remarquèrent que tous les cours d’eau abondaient en poissons. Finalement ils retournèrent à Borg.

29.

Skallagrim exploite son domaine. Arrivée d’Oleif Hjalti en Islande.

Skallagrim était un homme très actif. Il avait toujours beaucoup de personnes autour de lui ; il s’empressait d’amasser les provisions que l’on trouvait et qui devaient servir à leur subsistance. Au commencement, en effet, ils avaient peu de bétail en comparaison de ce qu’il fallait pour nourrir tant de monde. Mais le bétail qu’il y avait s’en allait sans gardien, pendant tout l’hiver, paître dans les forêts. Skallagrim était un habile constructeur de bateaux. Le bois flotté ne manquait pas dans l’ouest, sur la côte des Myrar[113]. Il se fit bâtir une ferme à Alptanes et eut ainsi une seconde habitation. De là il partit pour pratiquer la pêche et la chasse au phoque et pour chercher des œufs. Tous ces vivres s’y trouvaient en quantité suffisante. D’autre part, il recueillit le bois que la mer apportait. Il y avait là aussi de grandes baleines que l’on pouvait harponner à son gré. Tous ces animaux se tenaient tranquillement dans des endroits propices à la pêche et se laissaient approcher sans difficulté. Skallagrim se construisit une troisième habitation sur le bord de la mer, dans l’ouest des Myrar. Cet endroit convenait mieux encore pour la pêche du bois flotté ; il y fit défricher un terrain de culture et appela ce lieu Akrar. En face il y avait des îles où l’on trouva une baleine, et on les appela Hvalseyjar. Il envoya aussi ses hommes dans l’intérieur pour pêcher le saumon et installa Odd le Solitaire sur les bords de la Gljufra pour y surveiller la pêche. Odd se fixa sous Einbuabrekkur et donna son nom à Einbuanes. Sur les bords de la Nordra Skallagrim établit un homme du nom de Sigmund, qui se fixa dans un endroit appelé dès lors Sigmundarstad et portant aujourd’hui le nom de Haugar ; et c’est de lui que Sigmundarnes tient son nom. Dans la suite il transféra sa demeure à Munodarnes qui lui semblait mieux situé pour la pêche du saumon. Le bétail de Skallagrim, s’étant considérablement multiplié, se répandit durant l’été dans les montagnes. On observa cette grande différence que les bêtes devenaient plus fortes et plus grasses, quand elles erraient sur les plateaux, et qu’en hiver les moutons aussi trouvaient leur subsistance dans les vallées des montagnes, alors même qu’on ne les menait point dans les fonds. Voilà pourquoi Skallagrim fit bâtir une ferme sur les hauteurs ; il y éleva une habitation et y fit surveiller ses troupeaux de moutons. Gris géra cette exploitation, et c’est de lui que Grisartunga tient son nom. Ainsi la prospérité de Skallagrim présentait des chances variées de stabilité.

Quelque temps après, un jour que Skallagrim se trouvait devant sa maison, un bateau venant de la haute mer entra dans le Borgarfjord ; il appartenait à un homme du nom d’Oleif Hjalti. Celui-ci avait avec lui sa femme, ses enfants et d’autres personnes de sa famille. Le but de son voyage était de venir s’établir en Islande. Il était riche, de famille distinguée et d’une intelligence remarquable. Skallagrim lui offrit, à lui et à tous ceux qui l’accompagnaient, l’hospitalité dans sa demeure. Oleif accepta et resta chez Skallagrim le premier hiver qu’il vécut en Islande. Au printemps suivant, Skallagrim lui désigna, pour s’y établir, des terres au sud de la Hvita, entre la rive droite de la Grimsa et la Flokadalsa. Oleif accepta, y transporta ses pénates et s’installa dans un endroit appelé Varmilök. C’était un personnage éminent. Ses fils étaient Ragi du Laugardal et Thorarin, surnommé « frère de Ragi ». Thorarin devint, après Hrafn, fils de Häing, « homme de loi » en Islande[114]. Il habitait à Varmilök ; il eut pour femme Thordis, fille d’Olaf Feilan[115] et sœur de Thord Gellir[116].

30.

Yngvar, beau-père de Skallagrim, arrive en Islande.

Le roi Harald aux Beaux Cheveux confisqua à son profit toutes les terres que Kveldulf et Skallagrim avaient possédées en Norvège, et tous les autres biens qu’il pouvait atteindre. Il poursuivit de même avec acharnement ceux qui avaient partagé les résolutions et qui connaissaient les desseins de Skallagrim, ou bien qui avaient favorisé de quelque manière l’exécution des projets réalisés par Skallagrim et ses amis, avant que celui-ci quittât sa patrie. Il poussa le ressentiment qu’il avait voué à cette famille jusqu’à poursuivre de sa haine ceux qui étaient apparentés à Skallagrim et à ses amis ou qui leur prêtaient secours et assistance, et même ceux qu’il savait avoir vécu avec eux en excellente amitié. À certains d’entre eux il infligea des châtiments ; beaucoup prirent la fuite, les uns cherchant un refuge dans l’intérieur du pays, les autres abandonnant la patrie avec tout leur avoir. Yngvar, parent de Skallagrim par alliance, était une de ces personnes dont il vient d’être question. Il prit la résolution de transformer en biens meubles tout ce qu’il possédait ; il se procura un bateau de mer, y plaça des hommes et mit le cap sur l’Islande, parce qu’il venait d’apprendre que Skallagrim y avait fixé sa résidence et que dans les environs il y avait des terres en quantité suffisante. Les préparatifs terminés, il cingla, par un temps favorable, vers la haute mer. La traversée fut heureuse. Il arriva en vue de la côte méridionale de l’Islande, appuya vers l’ouest du côté de Reykjanes, entra dans le Borgarfjord, pénétra dans la Langa et la remonta jusqu’à une chute d’eau où il débarqua sa cargaison. Skallagrim, à la nouvelle de l’arrivée d’Yngvar, se porta sans retard à sa rencontre et l’invita à venir chez lui avec autant d’hommes qu’il voudrait. Yngvar accepta l’offre. Sitôt le bateau tiré au sec, il se rendit à Borg avec un grand nombre de compagnons et passa l’hiver chez Skallagrim. Au printemps, celui-ci lui offrit des terres ; il lui fit cadeau de la ferme qu’il possédait à Alptanes, avec tout le territoire touchant au Leirulök et s’étendant jusqu’au Straumfjord. Yngvar se transporta dans ce domaine et en prit possession. C’était un homme très actif et il acquit une fortune considérable. Skallagrim se bâtit ensuite à Knarrarnes une ferme qu’il exploita longtemps encore.

Skallagrim était un habile forgeron. Pendant l’hiver il exploitait activement le rouge minerai des marécages. Il fit construire une forge au bord de la mer, à une grande distance de Borg, dans un endroit appelé Raufarnes, qu’il ne jugeait pas trop éloigné de la forêt. Or, comme il ne trouva pas de pierre suffisamment dure et unie pour qu’elle lui semblât bonne à supporter le choc du fer — il faut savoir qu’au bord de la mer il n’y a pas de cailloux de quelque épaisseur, que partout ce ne sont que des étendues de sable fin — un beau soir, au moment où les autres gens allaient dormir, Skallagrim se rendit au rivage, poussa en mer un bateau à seize rames qui lui appartenait et rama jusqu’aux Midfjardareyjar[117]. Là il fit descendre par-dessus la proue l’ancre de pierre, monta sur le bord du bateau, plongea et ramena une pierre qu’il hissa sur le bateau ; puis il y remonta lui-même, rama vers la terre, transporta la pierre à sa forge, la déposa devant la porte et dès lors battit le fer là-dessus. Cette pierre s’y trouve encore. À côté il y a une quantité d’écailles de fer. On voit qu’elle a été frappée à la partie supérieure et que les vagues l’ont rendue lisse. Elle ne ressemble pas aux autres pierres qui se trouvent là. Aujourd’hui quatre hommes ne la soulèveraient plus. Skallagrim se livra avec ardeur au travail de la forge ; mais ses serviteurs se plaignaient de devoir se lever de bonne heure[118]. Alors il composa cette strophe :

Il faut que de très bonne heure
Le forgeron se lève,
S’il veut amasser de l’argent.
Les soufflets suscitent le vent.
Sur la masse chauffée au rouge
Je fais retentir les marteaux,
Pendant que hurlent les soufflets
À la respiration haletante.

31.

Les enfants de Skallagrim.

Skallagrim et Bera eurent de très nombreux enfants. Les premiers moururent tous. Ils eurent encore un fils[119] qui fut aspergé d’eau et reçut le nom de Thorolf[120]. En grandissant, il acquit de bonne heure une taille robuste et une beauté peu ordinaire, et tout le monde prétendait qu’il ressemblait d’une manière frappante à Thorolf Kveldulf, dont il portait le nom. Par la force corporelle, Thorolf surpassait de beaucoup les jeunes gens de son âge. Avec les années, il se montra homme accompli dans la plupart des choses que les personnes physiquement bien constituées aiment d’exécuter. Il était d’un tempérament très jovial. De bonne heure il présenta un développement corporel qui le montrait apte à prendre part aux expéditions des autres. Il gagna vite la sympathie de tout le monde, et son père et sa mère l’aimaient beaucoup. Skallagrim et Bera eurent deux filles ; l’une s’appelait Säun, l’autre Thorun ; au cours de leur croissance, elles justifiaient les meilleures espérances. Ils eurent encore un fils[121] ; on l’aspergea d’eau et on lui donna le nom d’Egil. Comme il grandissait, on pouvait bientôt remarquer qu’il allait devenir fort laid et semblable à son père, et qu’il avait les cheveux noirs. À l’âge de trois ans, il était aussi grand et aussi fort que les autres garçons de six ou sept ans. Causeur précoce, il s’exprimait avec habileté. Dans ses jeux avec les autres enfants, il était plutôt mauvais partenaire.

Skallagrim et Egil rendent visite à Yngvar.
Premiers vers d’Egil.

En ce printemps Yngvar arriva à Borg dans l’intention d’inviter Skallagrim à venir le voir chez lui et désigna notamment, pour prendre part au voyage, sa fille Bera et Thorolf, le fils de celle-ci, sans parler des autres personnes qu’il plairait à Skallagrim d’amener. Skallagrim promit de s’y rendre. Ensuite Yngvar retourna chez lui, apprêta un festin et fit brasser de la bière. Lorsque le jour fut venu où Skallagrim allait se rendre à l’invitation avec Bera, Thorolf et des serviteurs se disposèrent à se joindre à eux, de sorte qu’ils furent quinze en tout. Egil insista auprès de son père, disant qu’il voulait y aller aussi. « J’ai les mêmes droits que Thorolf d’aller voir la famille, » dit-il. « Tu n’iras pas avec nous, » répondit Skallagrim, « car tu ne t’entends pas à fréquenter la société nombreuse où l’on boit abondamment, toi qui n’es pas de rapports faciles, même quand tu n’as pas bu. »

Là-dessus Skallagrim monta à cheval et partit. Mais Egil était mécontent de son sort. Il sortit de l’enclos, saisit un cheval de charge appartenant à son père, monta dessus et suivit les autres. Il eut des difficultés au passage des marécages, parce qu’il ne connaissait pas le chemin ; mais il observa constamment la direction suivie par la troupe de Skallagrim, lorsque les broussailles ou les bois ne lui barraient pas la vue. Concernant son voyage, il faut dire qu’il arriva à Alptanes tard dans la soirée, alors que les convives y étaient attablés au festin. Il entra dans la salle. Yngvar, en le voyant, l’accueillit avec bienveillance et lui demanda pourquoi il était venu si tard. Egil raconta l’entretien qu’il avait eu avec Skallagrim. Yngvar plaça Egil à ses côtés ; ainsi ils étaient assis vis-à-vis de Skallagrim et de Thorolf. On se divertissait précisément, tout en buvant, à réciter des poésies. Alors Egil dit cette strophe :

Téméraire je suis venu
Dans la maison d’Yngvar,
Qui donne de l’or aux hommes.
Je brûlais du désir de le voir.

Toi qui répands l’or à profusion[122],
Tu ne trouveras point
Un poète de trois ans
Meilleur que moi.

Yngvar essaya de retenir ces vers et en remercia vivement Egil. Le lendemain il lui remit, comme récompense pour sa poésie, trois écailles d’escargots de mer et un œuf de canard[123]. Le jour suivant, pendant le festin, Egil récita, au sujet de la récompense du poète, cette seconde strophe :

L’homme éminent donna
Au loquace Egil
Pour la petite strophe, trois escargots de mer
Qui ne parlent jamais.
Et le connaisseur de bateaux,
Qui a su réjouir Egil,
Lui donna un œuf de canard
Comme quatrième cadeau.

Egil gagna, par son art de versifier, la reconnaissance de beaucoup de personnes. Il ne se passa pas d’autres événements au cours de leur voyage. Egil revint à la maison avec Skallagrim.

32.

Björn, fils de Brynjolf, demande en mariage la belle Thora et l’enlève.

Björn était le nom d’un riche « hersir[124] » du pays de Sogn. Il habitait à Aurland. Son fils était Brynjolf, qui hérita de toutes les propriétés de son père. Les fils de Brynjolf étaient Björn et Thord. Ceux-ci étaient jeunes encore, lorsque ces événements se passèrent. Björn était un hardi voyageur, tantôt pratiquant la piraterie et tantôt se livrant au commerce. C’était un personnage des plus valeureux. Or, un jour d’été, il se fit que Björn, arrêté aux Firdir pour assister à un banquet en compagnie nombreuse, remarqua une belle jeune fille qu’il admira beaucoup. Il s’informa de quelle famille elle était ; on lui dit qu’elle était la sœur du hersir Thorir, fils de Hroald et qu’on l’appelait Thora Hladhönd. Il déclara la vouloir pour femme et la demanda en mariage ; mais Thorir refusa son consentement, et là-dessus ils se quittèrent.

Ce même automne Björn réunit une troupe et sur un « scute » bien équipé, il s’en alla vers le nord, aux Firdir, et arriva chez Thorir à un moment où celui-ci n’était pas à la maison. Björn enleva Thora et l’emmena chez lui à Aurland, où ils passèrent l’hiver. Björn désirait célébrer ses noces avec elle. Brynjolf, son père, n’était nullement content de la chose, car Björn venait d’infliger un affront à Thorir, alors que jadis celui-ci et Brynjolf avaient longtemps vécu en amis. « Tu ne fêteras en aucun cas, » dit-il, « chez moi ton mariage avec Thora, sans le consentement de Thorir, son frère ; car elle sera traitée ici comme si elle était ma fille et ta sœur. »

Dans son habitation tout se passa comme Brynjolf avait dit, que cela plût ou non à Björn. Brynjolf envoya des messagers chez Thorir pour lui proposer la réconciliation, ainsi qu’une compensation pour l’acte que venait d’accomplir Björn. Thorir pria Brynjolf de renvoyer Thora à la maison, disant que dans le cas contraire aucun accord ne se ferait. Cependant, malgré les exhortations de Brynjolf, Björn ne voulut à aucune condition la laisser partir. En attendant, l’hiver se passa. Au retour du printemps, Brynjolf et Björn un jour délibéraient sur leurs projets. Brynjolf demanda à son fils ce qu’il se proposait de faire. Celui-ci répondit que très probablement il s’en irait loin du pays. « Mon rêve le plus cher, » dit-il, « est que tu me procures un long bateau et un équipage pour entreprendre des expéditions lointaines. » — « Tu ne t’attends sans doute pas, » reprit Brynjolf, « à ce que je te remette un vaisseau de guerre et une nombreuse troupe ? Puis-je, en effet, savoir si tu ne te comporteras pas de manière à me causer toutes sortes de contrariétés, car jusqu’ici tu as causé assez de scandale ? Je te procurerai un navire marchand et aussi de l’argent pour faire le commerce. Va-t’en dans le Sud, à Dublin[125] ; en ce moment on recommande vivement le voyage en ce pays ; je te procurerai de bons compagnons de route. »

Björn laissa entendre qu’il pourrait bien accepter la proposition de son père. Ensuite il fit apprêter un solide bateau de commerce et y plaça des hommes. Björn prit ses dispositions en vue du départ, mais il ne fut pas vite prêt. Lorsqu’enfin tous les préparatifs furent achevés et qu’il eut un vent propice, il monta à bord d’une embarcation avec douze hommes et rama vers Aurland pour se porter vers la propriété et l’habitation que possédait sa mère. Celle-ci était à l’intérieur avec de nombreuses femmes, parmi lesquelles Thora. Björn prétendit que Thora devait venir avec lui, et il l’emmena. La mère toutefois conseilla aux femmes de ne pas s’enhardir à répandre le moindre bruit à ce sujet dans la halle, disant que Brynjolf éprouverait un vif mécontentement, s’il apprenait la chose et qu’alors il naîtrait de graves difficultés entre le père et le fils. On rassembla les vêtements et tous les objets précieux de Thora, et Björn et ses camarades emportèrent le tout. La nuit venue, ils regagnèrent leur bateau, hissèrent aussitôt les voiles et, à travers le golfe de Sogn, cinglèrent vers la haute mer. Ils eurent un vent contraire, furent violemment ballottés par les flots et errèrent longtemps en pleine mer, parce qu’ils étaient fermement résolus à éviter le plus possible la côte de Norvège. Un beau jour, par un vent âpre, ils mirent le cap sur Hjaltland[126], vers l’ouest, mais ils endommagèrent le bateau en abordant à Mosey[127]. C’est là qu’ils débarquèrent la cargaison, pour gagner un plateau rocheux situé à proximité et où ils transportèrent toutes leurs marchandises. Ils tirèrent le bateau sur le rivage et en réparèrent les avaries.

33.

Björn en Islande.

Peu de temps avant l’hiver[128], un bateau venant des Orkneyjar arriva à Hjaltland. L’équipage apporta la nouvelle qu’en automne un « long bateau » avait abordé dans ces îles avec des envoyés du roi Harald ; ceux-ci avaient mission de faire savoir au jarl Sigurd[129] que le roi voulait que l’on tuât Björn, fils de Brynjolf, partout où l’on se saisirait de sa personne. Des ordres semblables avaient été expédiés aux « îles du Sud[130] » et même jusqu’à Dublin. En même temps Björn apprit qu’il était mis hors la loi[131] en Norvège. Dès son arrivée à Hjaltland, il célébra son mariage avec Thora et demeura avec elle durant l’hiver à Moseyjarborg.

Au retour du printemps, lorsque la mer devint plus calme, Björn remit son bateau à flot et l’apprêta en toute diligence. Quand il eut fini et que le temps fut propice, il fit voile vers la haute mer. Poussés par un vent violent, les voyageurs n’errèrent pas longtemps sur les flots et arrivèrent sur la côte méridionale d’Islande. La tempête soufflait du côté des terres. Mettant le cap sur l’ouest, ils longèrent le rivage, rentrèrent vers la haute mer et, sitôt que le vent redevint favorable, cinglèrent vers la terre. Il ne se trouvait à bord aucun homme qui eût été en Islande auparavant. Les navigateurs pénétrèrent dans un fjord démesurément grand dont ils côtoyèrent la rive occidentale. Du côté de la terre ils ne virent rien que des brisants butant contre les récifs et des places de débarquement abandonnées. Favorisés par le vent, ils voguèrent en droite ligne dans la direction de l’est, en suivant la côte, et bientôt un fjord apparut à leurs regards ; ils s’y avancèrent jusqu’à l’endroit où il se trouve obstrué par une masse d’écueils et des récifs. Ils abordèrent enfin sur un promontoire. À quelque distance de là s’étendait une île. Entre celle-ci et la terre ferme, dans un profond détroit, ils fixèrent le bateau. À l’ouest du promontoire une baie s’ouvrait, dominée par une vaste métairie. Björn sauta dans une barque, suivi de quelques hommes. Il recommanda à ses compagnons d’user de précautions et de ne rien raconter au sujet de leur voyage qui pût leur attirer des misères. Ils ramèrent jusqu’au pied de la ferme et y rencontrèrent des gens qu’ils accostèrent pour demander avant toutes choses en quelle contrée ils venaient d’aborder. Ceux-ci dirent que cet endroit s’appelait Borgarfjord, que Borg était le nom de la ferme qui s’y élevait, et Skallagrim, celui du propriétaire. Björn se rappela le nom tout de suite et se porta à la rencontre de Skallagrim. Une conversation s’engagea. Skallagrim demanda qui ils étaient. Björn fit connaître son nom et celui de son père. Or, comme Skallagrim connaissait fort bien Brynjolf, il offrit à Björn toute l’hospitalité dont celui-ci avait besoin et qu’il accepta avec reconnaissance. Ensuite Skallagrim demanda quels autres personnages de qualité se trouvaient à bord ; et Björn lui apprit qu’il y avait là Thora, fille de Hroald et sœur du hersir Thorir. Skallagrim s’en réjouit beaucoup ; il déclara que, par sympathie pour Thorir, son frère de lait, c’était pour lui un devoir et une satisfaction de fournir à Björn, dans la mesure de ses moyens, l’hospitalité qui lui était nécessaire. Il invita donc chez lui Björn et Thora et tout leur équipage. Björn l’en remercia. Là-dessus la cargaison fut transportée du bateau dans un enclos à Borg où les nouveaux venus bâtirent leurs cabanes. Quant à l’embarcation, elle fut traînée dans le ruisseau voisin. L’endroit où ils construisirent leurs huttes s’appelle Bjarnarstad. Björn et tous ses amis de voyage furent les hôtes de Skallagrim qui n’eut pas moins de soixante hommes auprès de lui, capables de manier les armes.

34.

Björn, fils de Brynjolf, chez Skallagrim.

En automne, quand arrivèrent en Islande des vaisseaux partis de Norvège, le bruit se répandit que Björn s’était sauvé avec Thora malgré l’opposition de la famille de celle-ci et que pour cette raison le roi l’avait mis hors la loi en Norvège. En apprenant la chose, Skallagrim appela Björn auprès de lui et lui demanda ce qui s’était passé à propos de son mariage et si celui-ci avait été conclu du consentement de la famille. « De la part du fils de Brynjolf, » dit-il, « je ne m’attendais pas à ne pas apprendre la vérité ». Björn répondit : « Je ne t’ai dit rien que la vérité, Grim, et tu ne peux pas m’en vouloir, si je ne t’en ai pas dit plus long que tu ne m’as demandé ; je vais cependant t’avouer maintenant que ce que tu as appris est bien vrai et que le mariage en question n’a pas été conclu avec l’approbation de Thorir, frère de Thora. » Alors Skallagrim, très irrité, reprit : « Comment as-tu eu l’audace de venir me rendre visite ? Ne savais-tu donc rien de l’amitié qui me lie à Thorir ? » – « Je savais, » dit Björn, qu’une commune éducation et une étroite amitié vous unissaient, et la raison pour laquelle je me suis présenté chez toi, c’est que j’ai échoué en cet endroit. Je savais aussi que rien ne me servirait de t’éviter. Maintenant il est en ton pouvoir de décider de mon sort. Cependant je m’attendais à être bien traité, attendu que je vis sous ton toit. »

À ces mots Thorolf, fils de Skallagrim, s’avança, s’interposa avec insistance et pria son père de ne pas user de rigueur à l’égard de Björn, puisqu’il l’avait accueilli. Beaucoup d’autres intercédèrent, si bien que finalement Grim se calma et invita Thorolf à dire son avis. « Accueille Björn, » répondit Thorolf, « et traite-le de ton mieux. »

35.

Naissance d’Asgerd. Björn se réconcilie avec Thorir et repart pour la Norvège.

En été, Thora mit au monde une fille. Elle fut aspergée d’eau[132] et on lui donna le nom d’Asgerd. Bera engagea une femme pour garder l’enfant. Björn passa l’hiver, avec tous ses compagnons de route, chez Skallagrim. Thorolf devint son confident ; il ne le quittait jamais. Au retour du printemps, Thorolf eut un entretien avec son père et lui demanda quelles étaient ses intentions au sujet de Björn, son hôte de l’hiver, et quel appui il comptait lui réserver. Grim voulut savoir ce que lui-même en pensait. « Ce que je pense, » reprit Thorolf, « c’est que Björn préférerait avant tout regagner la Norvège, pourvu qu’il pût y vivre en paix. Il me semble qu’il conviendrait, père, que tu envoies des messagers en Norvège pour proposer un arrangement au sujet de Björn. Thorir attachera un grand poids à tes paroles. »

C’est ainsi que par son intercession Thorolf parvint à fléchir Skallagrim qui engagea des hommes en vue d’un voyage à l’étranger dans le courant de l’été. Ceux-ci s’en allèrent, porteurs de messages et d’attestations, trouver Thorir, fils de Hroald, et s’efforcèrent d’obtenir grâce en faveur de Björn et de son épouse. D’autre part, aussitôt que Brynjolf eut connaissance de ces messages, il s’employa de tout son pouvoir pour amener un rapprochement avec Björn. Les pourparlers aboutirent : Thorir accepta de tenter une réconciliation, parce qu’il constata que la situation se présentait telle que Björn n’avait rien à redouter pour lui-même. Brynjolf obtint donc que l’accord en question se réalisât.

Les envoyés de Grim restèrent tout l’hiver chez Thorir, et Björn, pendant ce même hiver, demeura chez Skallagrim. L’été suivant, les messagers repartirent et, rentrés dans leur pays en automne, ils annoncèrent la nouvelle que le bannissement de Björn était levé en Norvège. Björn passa un troisième hiver auprès de Skallagrim ; mais au printemps suivant, il se disposa à quitter le pays avec la troupe qui l’avait suivi en Islande. Quand les apprêts furent terminés, Bera exprima le désir qu’Asgerd, dont elle était la nière nourricière[133], restât au pays. Björn et Thora y consentirent. La jeune fille resta donc et fut élevée dans la maison de Skallagrim. Björn offrit de beaux cadeaux à Grim et à Bera.

Thorolf, fils de Skallagrim, résolut de partir avec Björn et obtint de son père de quoi subvenir à ses besoins. L’été venu, ils se mirent en route. Ils eurent une bonne traversée et de la haute mer pénétrèrent dans les eaux du Sogn. Björn s’avança vers l’intérieur et regagna la demeure de son père. Thorolf l’y accompagna. Brynjolf les reçut avec bienveillance. Ensuite ils prévinrent Thorir, fils de Hroald. Une entrevue fut fixée entre lui et Brynjolf. Björn aussi assista à la rencontre, et un accord fut scellé entre eux. Dans la suite, Thorir livra tous les biens qu’il détenait au nom de Thora et conclut avec Björn un pacte d’amitié et d’alliance. Björn se fixa dans sa patrie, à Aurland, chez Brynjolf. Thorolf, de son côté, vécut dans les meilleurs rapports avec le père et le fils.

36.

Thorolf se lie d’amitié avec le jeune Eirik Blodöx.

Le roi Harald faisait de longs séjours tantôt au Hördaland, tantôt au Rogaland, dans les vastes domaines qu’il possédait à Utstein, à Ögvaldsnes, à Fitjar, à Alreksstad, à Lygra et à Säheim[134]. Pendant l’hiver, dont il vient d’être question, il séjournait dans les régions septentrionales. Après une année passée en Norvège, Björn et Thorolf, au retour du printemps, aménagèrent leur bateau et rassemblèrent un équipage. L’été venu, ils partirent en expédition vers les pays de l’Est et, en automne, ils rentrèrent chargés d’un butin considérable. À leur retour, ils apprirent que le roi Harald était à ce moment au Rogaland et qu’il y passerait l’hiver. Harald, à cette époque, commençait à vieillir, et ses fils étaient pour la plupart assez avancés en âge ; mais son fils Eirik, surnommé Blodöx[135], était encore jeune. Celui-ci recevait l’éducation chez le hersir Thorir, fils de Hroald. De tous ses enfants, c’était lui que Harald aimait le plus. Thorir vivait alors en excellents termes avec le roi.

Dès leur retour au pays, Björn et Thorolf allèrent d’abord à Aurland ; puis ils dirigèrent leurs pas vers le nord, sur Firdir, pour rendre visite au hersir Thorir. Ils avaient un vaisseau avec douze ou treize rameurs à bord[136] et ils emmenèrent trente hommes environ. C’était un bateau qu’ils avaient saisi au cours de leurs expéditions de l’été ; il était richement peint au-dessus de la ligne de flottaison et excessivement beau. À leur arrivée chez Thorir, ils furent reçus avec bienveillance ; ils y séjournèrent quelque temps, pendant que le bateau pourvu de tentes flottait à l’ancre non loin de la ferme. Or, un beau jour, Thorolf et Björn descendirent vers le bateau et virent qu’Eirik, le fils du roi, était là, allant tantôt du rivage au bateau, tantôt du bateau au rivage, s’arrêtant et examinant l’embarcation.

Alors Björn dit à Thorolf : « Le fils du roi admire beaucoup le bateau. Propose-lui de l’accepter de ta part, parce que je sais que cela nous vaudra la grande faveur du roi, si Eirik devient notre protecteur. J’ai entendu dire que, à cause de ton père, le roi nourrit des intentions hostiles à ton égard. »

Thorolf reconnut que c’était une bonne idée. Ils descendirent donc au bateau et Thorolf dit : « Tu considères minutieusement ce bateau, fils de roi ; comment te plaît-il ? » — « Bien, » répondit celui-ci ; « c’est un superbe bâtiment. » — « Alors je veux bien te le donner, » reprit Thorolf, « si tu consens à l’accepter. » — « Je l’accepte, » dit Eirik ; « mais tu trouveras sans doute que ce serait peu te donner en échange, si même je te promets mon amitié ; il faut compter sur l’avenir cependant, pourvu que je reste en vie. »

Thorolf déclara que pareille récompense lui paraissait beaucoup plus précieuse que le bateau. Là-dessus ils se quittèrent, et depuis ce jour le fils du roi fut très bien disposé à l’égard de Thorolf.

Björn et Thorolf eurent un entretien avec Thorir pour savoir ce qu’il pensait, si c’était bien vrai que le roi nourrissait des intentions hostiles envers Thorolf. Thorir ne cacha pas qu’il en avait entendu parler. « Alors je voudrais, » dit Björn, « que tu ailles trouver le roi pour défendre auprès de lui la cause de Thorolf ; car un seul et même sort nous est réservé, à Thorolf et à moi ; n’agissait-il pas de même envers moi, du temps où j’étais en Islande ? »

En conséquence, Thorolf promit de se rendre à la cour du roi. Il pria ses amis d’intervenir auprès d’Eirik pour que celui-ci l’accompagnât. Thorolf et Björn eurent avec Eirik un entretien à ce sujet, et celui-ci s’engagea à intercéder auprès de son père.

Là-dessus Thorolf et Björn se mirent en route pour le Sogn. Thorir et Eirik, de leur côté, équipèrent le vaisseau que ce dernier venait de recevoir comme cadeau et se dirigerent vers le sud à la recherche du roi qu’ils rencontrèrent au Hördaland. Celui-ci leur fit un bienveillant accueil. Ils y séjournèrent un certain temps et, pour se présenter devant le roi, tâchèrent de choisir un jour où il serait dans de bonnes dispositions. Ils engagèrent la conversation en annonçant l’arrivée d’un homme du nom de Thorolf, fils de Skallagrim. « Nous voudrions te prier, ô roi, de te souvenir des bonnes actions que des membres de sa famille ont accomplies en ta faveur et de ne pas lui faire expier ce que son père a fait en qualité de vengeur de son frère. »

Thorir mit de l’habileté dans ses paroles. Mais le roi répondit d’un ton plutôt bref, disant qu’il avait été gravement lésé dans ses intérêts par Kveldulf et son fils et qu’il était à craindre que ce Thorolf ne fût du même tempérament que ses parents. « Ils sont tous, » dit-il, « très portés à la vivacité, si bien qu’ils ne savent pas garder la juste mesure et ne regardent pas à qui ils ont affaire. »

Ensuite Eirik prit la parole. Il dit que Thorolf lui avait témoigné de l’amitié et fait cadeau d’un précieux vaisseau, celui même qui les avait amenés. « Je lui ai voué mon entière et plus vive amitié. Il en est peu dont je parviendrais à gagner la sympathie, si je ne leur rendais aucun service. Tu ne voudras pas, père, que je m’aliène les bons sentiments de quelqu’un qui a été le premier à m’offrir un riche cadeau. »

Il se fit ainsi que finalement le roi leur promit que Thorolf, pour ce qui le concernait, pourrait vivre en paix, « Mais je ne veux pas, » dit-il, « qu’il se présente chez moi. Toi, Eirik, tu peux, tant que tu veux, te faire son ami et celui de plusieurs de ses parents. Il arrivera de deux choses l’une : ou bien ils se montreront envers toi plus conciliants qu’ils ne l’ont été à mon égard, ou bien tu regretteras le désir que tu exprimes, comme aussi les rapports prolongés que tu auras eus avec eux. »

Eirik Blodöx et Thorir rentrèrent ensuite aux Firdir, et envoyèrent un message à Thorolf pour lui faire connaître le résultat de leur démarche auprès du roi. Thorolf et Björn passèrent cet hiver chez Brynjolf. Pendant plusieurs étés, ils se livrèrent à la piraterie, tandis qu’en hiver ils vivaient soit chez Brynjolf, soit chez Thorir.

37.

Voyage d’Eirik au Bjarmaland.

Vers ce temps Eirik Blodöx fut investi du pouvoir. Il obtint l’administration du Hördaland et du pays des Firdir, et recruta aussi une escorte qu’il attacha à sa personne. Or, un jour de printemps, il s’apprêta à entreprendre un voyage au Bjarmaland[137] et engagea une troupe nombreuse pour l’y accompagner. Thorolf faisait partie de l’expédition ; il était posté à la proue du bateau[138] et portait l’étendard du chef. Il était plus grand et plus fort que tous les autres et ressemblait sur ce point à son père. Beaucoup de choses s’accomplirent au cours du voyage. Au Bjarmaland Eirik eut à livrer un vif combat sur la Vina[139]. Il remporta la victoire, ainsi qu’il est dit dans les chants qui lui sont consacrés[140]. Au cours de cette expédition, il se saisit de Gunnhild[141], fille d’Özur Toti, et l’emmena avec lui dans sa patrie. Gunnhild était de toutes les femmes la plus belle et la plus intelligente ; elle était très experte en magie et il naquit entre elle et Thorolf une vive amitié. Durant l’hiver, Thorolf était constamment chez Eirik ; en été, par contre, il se faisait pirate.

Bergönund et sa famille.

Peu de temps après ces événements, Thora, femme de Björn, devint malade et mourut. Un peu plus tard il prit une deuxième femme. Elle s’appelait Alof et était la fille d’Erling le Riche d’Ost. Ils eurent une fille qu’ils appelèrent Gunnhild.

Il y avait un homme du nom de Thorgeir Thyrnifot. Il habitait à Fenhring, au Hördaland, dans un endroit appelé Ask. Il avait trois fils dont l’un se nommait Hadd, le deuxième Bergönund et le troisième Atli le Court. Bergönund était plus grand et plus fort que les autres ; il était prétentieux et querelleur. Atli était plutôt petit et trapu, mais d’une force remarquable. Thorgeir était un homme excessivement riche en biens ; c’était un zélé sacrificateur[142] et il se connaissait en magie. Hadd se livrait à la piraterie et vivait peu à la maison.

38.

Arrivée de Thorolf en Islande.

L’été suivant, Thorolf, fils de Skallagrim, se disposa à entre prendre un voyage de commerce. Pendant les préparatifs, l’idée lui vint de se rendre en Islande pour aller voir son père. Depuis longtemps il avait vécu loin de sa patrie[143]. Il possédait de l’argent en quantité et de nombreux objets de valeur. Les apprêts terminés, il alla trouver le roi Eirik qui lui remit, au moment du départ, une hache dont il désirait faire cadeau à Skallagrim. Cette hache était à double tranchant, de grandes dimensions et garnie d’or, et le manche était incrusté d’argent. C’était un joyau très précieux. Sitôt qu’il fut prêt, Thorolf se mit en route. Le voyage se passa bien. Il arriva avec son bateau dans le Borgarfjord et se rendit sans retard auprès de son père. Grande fut leur joie quand ils se revirent. Ensuite Skallagrim s’occupa de la cargaison de Thorolf et fit tirer le bateau au rivage. Thorolf entra dans la maison paternelle de Borg, suivi de onze compagnons. À son arrivée, il présenta à Skallagrim les salutations du roi Eirik et lui remit la hache que le roi avait envoyée pour lui. Skallagrim saisit la hache, la souleva, l’examina quelque temps sans dire mot et la fixa en haut de son siège.

En automne, Skallagrim fit un jour reconduire chez lui, à Borg, une grande quantité de bœufs qu’il se proposait d’abattre. Il fit amener deux bœufs ensemble au pied du mur de son habitation et les plaça les cous juxtaposés. Ayant glissé sous les cous une pierre plate d’assez grandes dimensions, il s’approcha avec la hache, le cadeau royal, et frappa les deux bêtes d’un seul coup, si bien que les deux têtes tombèrent. Mais la hache s’abattit sur la pierre, tout le tranchant s’ébrécha et se replia contre l’acier durci. Skallagrim regarda la hache en silence ; il entra ensuite dans la chambre du foyer, monta sur une poutre et planta la hache dans le linteau de la porte où il la laissa pendant l’hiver.

Au printemps, Thorolf manifesta l’intention de se remettre en voyage dans le courant de l’été. Skallagrim le lui déconseilla, disant qu’il pouvait s’estimer heureux d’être rentré à la maison sans encombre. « Tu as fait, » lui dit-il, « de longs et glorieux voyages et celui qui voyage beaucoup, éprouve, dit-on, des destinées diverses ; emporte d’ici des objets qui te paraissent d’assez grande valeur pour te faire passer pour un personnage de marque. »

Thorolf répondit qu’il désirait entreprendre un voyage, un seul. « Une affaire urgente m’oblige à partir. La fois prochaine, quand je reviendrai, je me fixerai ici. Asgerd, la fille que tu as nourrie, m’accompagnera pour aller retrouver son père ; c’est le vœu que celui-ci m’a exprimé le jour de mon départ. » Skallagrim dit qu’il pouvait agir à sa guise. « Mais un pressentiment m’avertit que, si nous nous quittons maintenant, nous ne nous reverrons plus jamais.

Là-dessus Thorolf rejoignit son bateau et l’apprêta. Sitôt tous les préparatifs terminés, on amena l’embarcation jusqu’à Digranes, en attendant un vent favorable. Asgerd s’embarqua avec l’équipage. Et avant que Thorolf quittât Borg, Skallagrim alla retirer du linteau de la porte la hache dont le roi lui avait fait présent, et sortit. Le manche était noirci par la fumée et la hache rouillée. Skallagrim en examina le tranchant ; puis il remit la hache à Thorolf et dit cette strophe :

Dans le tranchant de cette arme redoutable
Il se trouve de nombreuses écorchures.
La hache révèle une méchante duperie ;
C’est un outil peu résistant.

Laisse-la revenir au roi, cette hache,
Avec son manche enfumé.
C’était là un cadeau royal !
Point n’eût fallu qu’elle vînt ici.

39.

Thorun, fille de Skallagrim, épouse Geir, fils de Ketil.

Pendant le séjour de Thorolf en pays étranger, alors que Skallagrim habitait Borg, il arriva que, dans le courant de l’été, un navire marchand venant de Norvège entra dans le Borgarfjord. À cette époque, on tirait en maints endroits les bateaux soit dans les rivières, soit dans les embouchures des ruisseaux, soit dans de petits lacs, pour les y laisser l’hiver. Le navire en question appartenait à un homme appelé Ketil et que l’on surnommait Ketil Blund[144]. C’était un Norvégien de grande famille et riche. Son fils avait nom Geir ; il avait atteint l’âge mûr et se trouvait sur le bateau avec son père. Ketil se proposait d’établir sa demeure en Islande. C’était vers la fin de l’été. Skallagrim lui témoigna toute sa sympathie et offrit, à lui et à ses compagnons, l’hospitalité chez lui. Ketil accepta et demeura tout l’hiver chez Skallagrim. Or, cet hiver, Geir, fils de Ketil, demanda la main de Thorun, fille de Skallagrim. L’affaire s’arrangea et Geir épousa Thorun. Au printemps suivant, Skallagrim assigna à Ketil la région située au nord des terres d’Oleif[145], sur la Hvita, depuis l’embouchure de la Flokadalsa jusqu’à celle de la Reykjadalsa, ainsi que toutes les langues de terre entre ces deux rivières jusqu’à Raudsgil et tout le Flokadal jusqu’au pied des collines. Ketil habitait à Thrandarholt et Geir à Geirshlid. Ce dernier possédait une seconde ferme dans le Reykjadal, à Reykir-Haut. On l’appelait Geir le Riche. Ses fils étaient Blund-Ketil et Thorgeir Blund. Le troisième s’appelait Thorodd Hrisablund ; ce fut lui qui le premier se fixa à Hrisar.

40.

Enfance d’Egil. Ses premiers exploits et son premier voyage.

Skallagrim prenait grand plaisir aux exercices athlétiques et aux jeux d’adresse[146], et il aimait beaucoup à en parler. Le jeu de balle était alors en vogue[147]. Dans la contrée il y avait en ce temps bon nombre d’hommes robustes, mais aucun ne possédait la force de Skallagrim qui cependant était alors au déclin de l’âge. Thord, fils de Grani de Granastad, était un homme de fort belle apparence ; il était dans la fleur de l’âge et lié d’amitié avec Egil. Ce dernier, très adroit dans la lutte corps à corps, était fort brusque et violent. Aussi tous firent comprendre à leurs fils qu’ils devaient lui céder le terrain.

Au commencement de l’hiver, un jeu de balle très fréquenté fut organisé dans les plaines de la Hvita. De toutes les parties de la contrée les spectateurs affluèrent. Les gens de la ferme de Skallagrim s’y rendirent en grand nombre pour assister au jeu ; parmi eux Thord, fils de Grani, était un des plus remarquables. Egil pria Thord de l’emmener avec lui ; il était alors dans sa septième année. Thord lui accorda cette faveur et le fit monter en croupe derrière lui. Au moment où ils arrivèrent sur la place du jeu, on s’occupait de répartir les joueurs en groupes. Beaucoup de garçons aussi étaient venus ; ils organisèrent entre eux un second jeu et occupèrent leurs positions. Le sort désigna Egil pour jouer avec un garçon du nom de Grim ; c’était le fils de Hegg, de Heggstad. Grim avait dix ou onze ans et était fort pour son âge. Au cours du jeu Egil apparaissait le plus faible des deux, et Grim lui faisait sentir cette différence autant que possible. Alors Egil se mit en colère, leva son bâton de lutte et frappa Grim ; mais celui-ci saisit son adversaire par les mains, le lança violemment par terre et l’arrangea assez mal, disant qu’il allait lui rompre les os, s’il ne savait se comporter comme il faut. Dès qu’il se fut remis sur pieds, Egil sortit du jeu et les garçons crièrent après lui. Il alla trouver Thord, fils de Grani, et lui raconta ce qui venait de se passer. Thord dit : « Je vais aller avec toi et nous nous vengerons de lui. »

Thord lui remit une hache barbelée qu’il avait en mains. Ce genre d’armes était alors en usage. Ils allèrent à la place où les garçons étaient en train de jouer. Grim venait de saisir la balle et de la chasser, et les autres garçons la poursuivaient. En ce moment Egil courut vers Grim et lui abattit sur la tête sa hache qui resta enfoncée dans la cervelle. Ensuite Egil et Thord retournèrent auprès de leurs partenaires. Aussitôt les « Myramenn[148] » coururent aux armes ; leurs adversaires en firent autant. Oleif Hjalti se joignit aux gens de Borg avec ceux de sa suite. Ainsi ils étaient beaucoup plus nombreux et, dans ces conditions, on n’en vint pas aux mains. Plus tard une querelle surgit entre Oleif et Hegg ; ils se battirent à Laxfit sur la Grimsa. Sept hommes y tombèrent, parmi lesquels Kvig, frère de Hegg ; ce dernier fut mortellement blessé.

Quand Egil revint à la maison, Skallagrim manifesta de l’indifférence à son égard ; mais Bera était d’avis qu’Egil possédait l’étoffe d’un viking ; sa destinée, dit-elle, demande qu’on mette à sa disposition un navire de guerre, dès qu’il aura atteint l’âge voulu. Egil dit cette strophe :

Ma mère est d’avis
Que l’on m’achète
Un bateau et de belles rames.
Je m’en irai avec les vikings,
Je me tiendrai à la proue[149],
Je piloterai une superbe embarcation,
Je ferai route vers la place de débarquement[150]
Et j’abattrai des hommes coup sur coup.

À l’âge de douze ans, Egil était d’une taille tellement robuste qu’il n’y avait guère d’hommes, si grands et si vigoureux fussent-ils, qu’il ne réussît à vaincre dans les jeux. L’hiver où il atteignit sa douzième année, il fréquentait beaucoup les jeux. Thord, fils de Grani, avait alors vingt ans et était, lui aussi, d’une force remarquable. Il arrivait fréquemment, vers la fin de l’hiver, qu’Egil et Thord se trouvaient tous les deux postés vis-à-vis de Skallagrim. Or, un jour, alors que l’hiver touchait à sa fin, un jeu de balle eut lieu à Borg, dans le Sud, au pays de Sandvik, Thord et son ami étaient, pendant le jeu, placés en face de Skallagrim. Ce dernier se fatigua à lutter contre eux et il eut le dessous. Cependant, au soir, après le coucher du soleil, cela commençait à tourner mal pour ses adversaires. Grim alors devint tellement fort[151] qu’il saisit Thord et le jeta par terre avec tant de violence que celui-ci fut totalement paralysé et rendit l’âme aussitôt. Ensuite il voulut mettre la main sur Egil. Skallagrim avait une servante du nom de Thorgerd Brak. Elle avait élevé Egil, quand il était enfant. Elle était résolue, forte comme un homme et très experte en magie. Brak s’écria : « Tu exerces donc ta rage, Skallagrim, contre ton fils ! »

Skallagrim alors lâcha Egil pour s’en prendre à elle ; mais elle s’esquiva et s’enfuit, poursuivie par Skallagrim. Ils coururent ainsi jusqu’au delà de Digranes, où elle se précipita du haut d’une colline dans les flots. Skallagrim lança contre elle une grosse pierre qui l’atteignit entre les épaules, et elle disparut avec la pierre. Cet endroit s’appelle aujourd’hui Brakarsund. Au soir, lorsqu’on rentra à Borg, Egil était fort en colère. Skallagrim avait déjà pris place à table avec tout son personnel, qu’Egil n’était pas encore venu occuper son siège ; il s’était rendu dans la salle du foyer auprès de la personne qui avait la direction des travaux et l’administration des biens de Skallagrim et qui était très sympathique à ce dernier. Egil, après lui avoir asséné un coup mortel, regagna son siège. Cependant Skallagrim garda le silence à ce sujet et l’affaire n’eut pas d’autres suites. Le père et le fils ne se disaient rien, ni en bien ni en mal, et c’est ainsi que l’hiver se passa.

L’été suivant, Thorolf arriva en Islande, comme il a été dit plus haut. Après un séjour d’un hiver au pays, il apprêta, dès le printemps, son bateau à Brakarsund[152]. Quand les préparatifs furent terminés, Egil, un beau jour, alla trouver son père, le priant de lui donner les moyens d’entreprendre un voyage. « Je désire, » dit-il, « partir avec Thorolf. » Grim lui demanda s’il s’était entendu à ce sujet avec Thorolf. Egil répondit qu’il n’en avait rien fait. Grim l’engagea à faire cela d’abord. Mais quand Egil en causa avec Thorolf, celui-ci lui dit : « Ne caresse pas l’espoir que je t’emmènerai avec moi. Si ton père estime qu’il ne sait pas venir à bout de toi dans sa propre habitation, je n’ai aucune confiance et n’ose te prendre avec moi en pays étranger ; car tu n’auras aucune chance de salut avec un tempérament pareil à celui que tu déploies ici. » — « Il peut se faire, » répondit Egil, « que dans ce cas ni l’un ni l’autre de nous deux ne parte. » La nuit suivante, une violente tempête, venant du Sud, se déchaîna. Dans l’obscurité de la nuit, alors que le flux montait, Egil se glissa sur le bateau, passa de l’autre côté des tentes et coupa les attaches sur le bord extérieur ; ensuite, franchissant en toute hâte la passerelle qu’il repoussa dehors aussitôt, il coupa les câbles qui retenaient le bateau au rivage. Celui-ci s’en alla à la dérive dans le fjord. Lorsque Thorolf et ses amis s’aperçurent que le bateau s’éloignait, ils sautèrent dans une barque ; mais, comme la tempête sévissait de plus en plus fort, ils ne purent rien faire. Le bateau vogua jusqu’à Andakil et échoua dans cette île. Egil, de son côté, rentra chez lui à Borg. Or, lorsqu’on eut connaissance de l’exploit auquel Egil venait de se livrer, on blâma généralement sa façon d’agir. Il déclara que, dans le cas où Thorolf refuserait de l’emmener, il n’attendrait pas longtemps avant de lui causer des dommages et des ruines plus considérables. Alors des gens s’interposèrent et finalement Thorolf se décida à accueillir Egil, qui s’embarqua avec lui dans le courant de l’été. Dès que Thorolf eut mis le pied sur le bateau, tenant en mains la hache que Skallagrim lui avait remise, Thorolf la lança par-dessus bord dans les profondeurs où elle disparut à jamais. L’été venu, Thorolf se mit en route ; après une traversée heureuse, il approcha du Hördaland. Aussitôt il cingla vers le Nord jusqu’au Sogn. Là on avait pendant l’hiver appris la nouvelle que Brynjolf était mort de maladie et que ses fils avaient recueilli sa succession. Thord obtint Aurland, la ferme que son père avait occupée. Il s’était mis au service du roi dont il était devenu le vassal. La fille de Thord s’appelait Rannveig ; elle était la mère de Thord et de Helgi. Ce Thord fut le père de Rannveig, inère de Ingirid qui épousa le roi Olaf[153]. Helgi eut pour fils Brynjolf, père de Serk du Sogn[154] et de Svein.

41.

Thorolf chez le roi Eirik.

À Björn échut un autre domaine, excellent et considérable. Lui ne s’était pas engagé au service du roi et pour cette raison on l’appelait Björn Höld[155]. Il était riche en or et avait un nombreux entourage. Aussitôt débarqué, Thorolf s’empressa d’aller trouver Björn. Il était accompagné d’Asgerd, fille de Björn. On fut heureux de se revoir. Asgerd était une personne d’une grande beauté et d’aptitudes peu ordinaires ; elle était intelligente et instruite en beaucoup de choses. Thorolf rendit visite au roi Eirik. Arrivé en sa présence, il lui présenta les salutations de Skallagrim, disant qu’il avait accepté avec reconnaissance le cadeau envoyé par le roi. Ensuite il lui offrit une excellente voile pour « long bateau », déclarant que c’était un présent de Skallagrim au roi. Eirik accepta de bonne grâce ce présent et invita Thorolf à rester chez lui pendant l’hiver. Thorolf remercia le roi pour son offre. « Mais avant toutes choses je dois me rendre chez Thorir ; j’ai une affaire urgente à traiter avec lui. »

Thorolf s’en alla donc, comme il avait dit, chez Thorir, qui lui fit un accueil des plus bienveillant. Thorir l’engagea à demeurer auprès de lui. « J’accepterais ta proposition, » répondit Thorolf, « mais je suis en compagnie d’un homme qui doit absolument être là, où je suis moi-même ; c’est mon frère, qui n’avait jamais quitté la maison paternelle et qui a besoin de ma protection ». Thorir reprit qu’il lui était loisible même d’amener avec lui, s’il le voulait, plusieurs personnes, ajoutant : « Ton frère, je pense, nous vaudra une charmante société, pourvu qu’il te ressemble tant soit peu. »

Là-dessus Thorolf rejoignit son bateau qu’il fit tirer sur le rivage pour le remettre en bon état. Ensuite il s’en alla avec Egil chez le hersir Thorir. Celui-ci avait un fils du nom d’Arinbjörn, un peu plus âgé qu’Egil. De très bonne heure Arinbjörn fit preuve d’intelligence et excellait par les qualités du corps et de l’esprit. Egil se montrait très assidu auprès de lui et recherchait sa compagnie, tandis que les deux frères avaient des rapports plutôt froids.

42.

Mariage de Thorolf.

Thorolf, fils de Skallagrim, eut un jour un entretien avec Thorir à l’effet de savoir ce qu’il penserait de sa démarche, s’il demandait en mariage Asgerd, sa parente. Thorir approuva l’idée et promit d’appuyer ce projet. Là-dessus Thorolf se rendit dans le Nord, au Sogn, emmenant avec lui un bon groupe d’amis. Il arriva dans la propriété de Björn qui le reçut aimablement et l’invita à demeurer auprès de lui aussi longtemps qu’il voudrait. Sans tarder Thorolf exposa le but de sa visite, fit sa déclaration et demanda la main d’Asgerd, fille de Björn. Celui-ci envisagea favorablement l’idée et il ne fut pas difficile à convaincre. Il fut convenu de célébrer les fiançailles et l’on fixa le jour de la noce. Le banquet devait avoir lieu chez Björn, en automne. Ensuite Thorolf revint chez Thorir et lui raconta ce qui s’était passé au cours de son voyage. Thorir se réjouit beaucoup de ce qui allait s’accomplir. Lorsque le moment fut venu où Thorolf devait faire ses invitations au festin, il engagea des hommes pour l’accompagner dans sa tournée. Il s’adressa d’abord à Thorir, à Arinbjörn et aux gens de leurs maisons, ainsi qu’à des propriétaires influents, et leur adjoignit une escoite nombreuse de personnages remarquables. Or, quand, au jour fixé, on se trouvait réuni en grand nombre, et que Thorolf, rejoint par les convives de la noce, allait partir, Egil devint malade au point de ne pouvoir prendre part au voyage. Thorolf et les siens possédaient un « long bateau » de grandes dimensions et bien aménagé ; ils se mirent en route, comme il était convenu.

43.

Egil et Ölvir chez Bard dans l’île Atley.

Il y avait un homme du nom d’Ölvir. Il vivait sous le même toit que Thorir dont il exploitait et administrait la propriété. Il était son trésorier et veillait à la rentrée des créances. Bien que d’âge mûr, c’était un homme des plus énergiques. Il arriva qu’Ölvir eut à entreprendre une tournée en vue de faire rentrer les contributions foncières dues à Thorir et qui n’avaient pas été payées au printemps. Il avait une barque à rames que montaient une douzaine de serviteurs de Thorir. Or, en ce moment Egil se rétablissait et se retrouvait sur pied. Il éprouvait quelque regret à rester à la maison, alors que tout le monde était parti. Dans une conversation qu’il eut avec Ölvir, il lui fit part de son désir de s’embarquer avec lui. Ölvir estima qu’un compagnon de valeur n’était pas de trop, d’autant plus que dans l’embarcation il y avait de la place en abondance : Egil fit ses préparatifs, emportant avec lui, comme armes, une épée, une lance et un bouclier. Les apprêts terminés, on se mit en route. Ils subirent une succession de violentes tempêtes ; le temps était âpre et la situation pénible. Ce fut un trajet plein de difficultés. Ils durent se servir des rames et le bateau se remplissait d’eau. Le voyage se poursuivit ainsi, et au soir ils arrivèrent à l’île Atley où ils abordèrent. Dans cette île se trouvait, ron loin du rivage, une ferme appartenant au roi Eirik et exploitée par un homme du nom de Bard. On l’appelait Atleyjar-Bard[156]. C’était un administrateur de talent et un énergique travailleur ; sans être de grande famille, il jouissait de la sympathie du roi Eirik et de la reine Gunnhild. Les gens d’Ölvir traînèrent leur bateau hors de l’endroit envahi par le flux et se rendirent à la ferme. Ils rencontrèrent Bard à l’extérieur, contèrent les émotions de leur voyage et exprimèrent le désir de passer la nuit en ce lieu. Bard, voyant qu’ils étaient tout mouillés, les conduisit dans une place chauffée, isolée des autres appartements et fit faire pour eux un grand feu. Là ils séchèrent leurs vêtements. Quand ils se furent rhabillés, Bard s’approcha. « Nous allons, » dit-il, « vous servir ici un repas ; je sais que vous devez avoir envie de dormir ; vous êtes épuisés par l’effort. » Ölvir approuva cette idée. On dressa donc des tables et on leur présenta de la nourriture, du pain et du beurre, et l’on servit de grands vases de lait caillé[157]. Bard dit : « Il est hautement regrettable qu’il n’y ait pas de bière ici, pour que je puisse vous traiter comme je voudrais ; il faudra donc vous contenter de ce qu’il y a. » Ölvir et ses hommes avaient grand soif et burent le lait avec avidité. Ensuite Bard fit apporter une infusion de gruau d’avoine qu’ils burent de même[158]. « Je serais tout disposé, » ajouta Bard, « à vous offrir une meilleure boisson, s’il y en avait. » La paille ne manquait pas dans la place ; il les invita à s’étendre là-dessus pour dormir.

44.

Assassinat de Bard.

Ce même soir le roi Eirik et Gunnhild arrivèrent à Atley. Bard avait préparé un banquet en leur honneur et l’on devait faire un sacrifice aux Dises[159]. Le repas fut excellent et l’on but copieusement dans la salle. Le roi demanda où était Bard. « Je ne le vois nulle part. » Quelqu’un répondit : « Bard est au dehors occupé à soigner ses hôtes. » — « Quels sont ces hôtes, » reprit le roi, « pour qu’il trouve qu’il soit plus urgent de s’occuper de ceux-là, que d’être ici auprès de nous ? » On lui fit savoir que des serviteurs du hersir Thorir venaient d’arriver. « Va les trouver à l’instant, » dit le roi, « et dis-leur d’entrer dans la salle. » Ainsi fut fait. On leur dit que le roi désirait les voir. Ils se présentèrent donc. Le roi reçut Ölvir aimablement et le fit asseoir en face de lui sur le haut siège ; ses compagnons prirent place un peu plus bas. Egil était assis à côté d’Ölvir. Ensuite on leur apporta de la bière à boire ; il y eut mainte rasade et à chaque coup il fallait vider la corne. Comme la soirée touchait à sa fin, il se fit que beaucoup d’hommes d’Ölvir se sentaient incapables de marcher ; les uns tombèrent malades dans la salle même, les autres se traînèrent jusqu’au dehors. Bard ne cessa pas de leur apporter à boire. Alors Egil saisit la corne que Bard venait de présenter à Ölvir et la but à fond. Bard, constatant qu’il avait grand’soif, lui apporta tout aussitôt une autre corne remplie en l’invitant à boire. Egil saisit la corne et dit ces vers :

Tu m’as dit, valeureux guerrier,
Que la bière te manquait ;
Et cependant tu viens de sacrifier aux Dises.
C’est pourquoi je t’appelle astucieux.
Tu as beaucoup trop mal dissimulé
Tes méchantes intentions à l’égard d’inconnus.
C’est une mauvaise action, Bard,
Que tu viens d’accomplir.

Bard l’incita à boire, lui disant de mettre fin à ses sarcasmes. Egil vidait la corne chaque fois qu’elle lui était présentée, et Ölvir faisait de même. Alors Bard s’approcha de la reine pour lui dire qu’il y avait là un homme qui leur jetait l’opprobre à la face et qui, en dépit de ce qu’il buvait, prétendait toujours avoir soif. La reine et Bard mêlèrent du poison au breuvage et l’apportèrent dans la salle. Bard consacra la coupe et la remit à la femme qui versait à boire. Celle-ci la porta à Egil en l’invitant à boire. Egil tira alors son couteau, l’enfonça dans la paume de sa main, prit la corne et y grava des runes[160] qu’il enduisit de sang. Il dit :

Je taille la rune dans la corne.
Je rougis de sang les caractères.
Je fais un choix de mots
Pour les graver dans la corne.
Je bois, comme il me plaît,
La bière des joyeuses jeunes filles.
Je veux savoir l’effet que fera sur nous
La boisson consacrée par Bard.

La corne se brisa en morceaux[161] et le breuvage se répandit dans la paille. En ce moment Ölvir commença à perdre connaissance[162]. Egil se leva et le conduisit à la porte tout en appuyant la main sur son épée. Quand ils arrivèrent à la sortie, Bard les rejoignit et invita Ölvir à vider la coupe de la noce. Egil la saisit, but et dit cette strophe :

Apporte-moi cette bière,
Car la boisson fait pâlir Ölvir.
Je fais passer sur mes lèvres
Le liquide que renferme la corne.
Vaines sont tes précautions,
Valeureux combattant ;
C’est la pluie des Ases[163]
Qui se met à tomber.

Egil lança la corne par terre, saisit son épée et la brandit. Il faisait obscur dans la salle de devant. Il transperça Bard de part en part, si bien que la pointe de l’épée sortit par le dos. Celui-ci tomba raide mort et le sang jaillit de la blessure. Ölvir aussi s’affaissa et vomit de la salive. Egil se précipita hors de la salle. Au dehors, c’était l’obscurité complète. Il se sauva en toute hâte loin de la ferme. Or, à l’intérieur, les gens remarquèrent que Bard et Ölvir gisaient par terre tous les deux. Alors le roi s’approcha et fit éclairer la place. Lorsqu’on vit ce qui s’était passé, qu’Ölvir était étendu là sans connaissance, que Bard était blessé et que tout le parquet se trouvait inondé de sang, le roi demarda quel était ce grand gaillard qui avait bu tant pendant la soirée. On lui dit qu’il venait de sortir. « Allez à sa poursuite, » reprit le roi, « et amenez-le devant moi. » On fit alors des recherches partout dans la propriété, mais on ne le trouva nulle part. Dans la salle du foyer on vit couchés par terre nombre de gens d’Ölvir. Les hommes du roi voulurent savoir si peut-être Egil y était venu. On leur dit qu’il était entré précipitamment, avait pris ses armes, puis était sorti. On en fit rapport au roi qui ordonna à ses hommes de partir en toute hâte et de saisir tous les bateaux qui se trouvaient dans l’île. « Et demain matin, quand il fera clair, nous explorerons toutes les îles et nous tuerons l’individu. »

45.

Fuite d’Egil.

Pendant la nuit Egil erra d’un endroit à l’autre, là où il y avait des bateaux ; mais partout, à quelque place du rivage qu’il arrivât, des gens l’avaient précédé. Il rôda ainsi toute la nuit sans trouver aucune embarcation. Au point du jour il se trouvait sur un promontoire d’où il aperçut une île située à une distance très considérable. Alors il prit une résolution. Saisissant son casque, son épée et sa lance dont il rompit la hampe pour la jeter à la mer, il enveloppa ses armes dans son manteau et en fit un paquet qu’il s’attacha au dos. Ensuite il se lança dans la mer et nagea tant et si bien qu’il atteignit l’île. Cette île s’appelait Saudey. Elle n’est pas grande ; des broussailles la recouvrent. Il y avait là du bétail : bêtes à cornes et moutons, le tout appartenant au domaine d’Atley. À son arrivée, Egil tordit ses vêtements pour en faire sortir l’eau. Il faisait jour maintenant et le soleil était levé. Dès l’aube, le roi Eirik fit explorer Atley ; cela demanda du temps, parce que cette île avait une certaine étendue. Egil ne fut pas découvert. On fit alors par bateau des recherches dans d’autres îles. C’était vers le soir. Douze hommes ramèrent vers Saudey à la poursuite d’Egil, bien qu’il y eût à proximité des îles plus grandes. Egil vit le bateau s’approcher. Neuf hommes en sortirent et se répartirent en plusieurs groupes en vue de l’exploration. Avant que l’on eût touché terre, Egil s’était couché dans les broussailles et il s’y tenait caché. Ils s’avancèrent par trois dans trois directions ; les trois restants surveillaient le bateau. Quand il y eut une élévation de terrain entre les explorateurs et le bateau, Egil se leva et se dirigea vers l’embarcation qu’il atteignit avant d’avoir été remarqué par ceux qui en avaient la garde. À l’un d’eux il porta un coup mortel ; le deuxième s’esquiva et s’efforça de gagner une colline ; mais Egil, d’un coup, lui trancha un pied. Quant au troisième, il se lança dans la barque et piqua de la perche. Mais Egil tira la corde à lui, sauta dans la barque et, après une lutte de courte durée, il tua l’homme et le jeta par-dessus bord. Ensuite, s’emparant des rames, il s’avança en mer et navigua toute la nuit et le jour suivant et ne s’arrêta qu’à son retour chez le hersir Thorir. Ces faits n’empêchèrent pas le roi de laisser partir en paix Ölvir et ses compagnons. Quant à ceux qui se trouvaient à Saudey, ils y restèrent plusieurs nuits et tuèrent du bétail pour se procurer de la nourriture. Ils allumèrent un feu, firent monter la flamme assez haut pour qu’on pût les voir et l’attisèrent pour en faire un signal. Dès qu’ils furent aperçus, on rama vers eux. À ce moment le roi était parti pour se rendre à une autre réception. Ölvir et les siens arrivèrent chez eux avant Egil, au moment où Thorir et Thorolf venaient de rentrer de la noce. Ölvir raconta ce qui s’était passé, parlant du meurtre de Bard et des événements qui avaient suivi ; mais il ne savait rien du retour d’Egil. Thorolf fut très contrarié, de même qu’Arinbjörn, pensant qu’Egil n’allait pas revenir. Cependant, le lendemain matin celui-ci rentra à la maison. Dès que Thorolf en fut informé, il se leva, alla trouver Egil et lui demanda au prix de quels risques il avait réussi à s’échapper et ce qui s’était passé au cours de son escapade. Alors Egil dit cette strophe :

Voici comment j’ai quitté
La cour du défenseur de Norvège
Riche en exploits, et de Gunnhild.
Je ne m’en vante pas beaucoup.
Trois serviteurs, si je ne me trompe,
Du valeureux guerrier
Ont interrompu leur carrière,
Envoyés par la mort dans la haute salle de Hel[164].

Arinbjörn se réjouit beaucoup de ces exploits et dit à son père qu’il était de son devoir de réconcilier Egil avec le roi. Thorir répondit : « On reconnaîtra sans doute que Bard avait mérité d’être tué ; cependant Egil montre ce grand défaut de famille de ne pas assez se mettre en garde contre le courroux du roi. Pour bien des gens cette attitude sera pénible à supporter. Toutefois je tâcherai de ménager une réconciliation entre lui et le roi. »

Thorir alla trouver le roi. Arinbjörn restait chez lui, disant qu’un seul et même sort devait les atteindre tous. Arrivé en présence du roi, Thorir lui offrit de pouvoir se déclarer solidaire pour Egil et réclama la sentence royale. Eirik était très irrité et il était difficile d’arriver à un arrangement. Le roi prit la parole pour constater que les faits justifiaient l’avis de son père, à savoir qu’il se passerait du temps avant que l’on pût avoir confiance dans les gens de cette famille, et pria Thorir de ménager une entente. « Si même je consens à une réconciliation, je désire qu’Egil ne séjourne pas longtemps dans mon royaume ; par déférence pour toi, Thorir, j’accepte une compensation pour le meurtre de mes hommes. » Le roi fixa l’amende qui lui paraissait juste ; Thorir paya tout et rentra chez lui.

46.

Expédition d’Egil et de Thorolf en Courlande.

Thorolf et Egil jouissaient auprès de Thorir d’une bienveillante hospitalité. Au printemps ils aménagèrent un vaste « long bateau », y placèrent des hommes et en été partirent pour les pays de l’Est. Ils pillèrent, amassèrent du butin et livrèrent de nombreux combats. Ils s’avancèrent aussi jusqu’en Courlande[165], conclurent avec les gens du pays une trêve d’un demi-mois pour s’adonner au trafic. À l’expiration du délai, ils se mirent à piller et visitèrent différents endroits. Un jour ils abordèrent dans une large embouchure de rivière où l’on voyait de grandes forêts. Ils résolurent de s’aventurer à terre et répartirent leurs hommes par groupes de douze. Pénétrant dans la forêt, ils atteignirent au bout de peu de temps un campement. Ils s’y livrèrent au pillage et tuèrent des gens ; la plupart s’enfuirent sans opposer aucune résistance. Au déclin du jour Thorolf fit sonner la retraite. Les hommes ressortirent du bois, et ce n’est qu’en regagnant la rive que l’on pouvait savoir l’endroit où chaque groupe s’était engagé. À l’arrivée de Thorolf, on remarqua l’absence d’Egil ; et, comme la nuit tombait, on ne jugea pas possible d’aller à sa recherche. Egil avait traversé la forêt avec douze compagnons ; ils avaient découvert de vastes plaines et des campements. À peu de distance s’élevait une ferme solitaire vers laquelle ils dirigèrent leurs pas. Arrivés sur les lieux, ils firent irruption dans l’habitation et, n’apercevant personne, ils s’emparèrent de tout ce qui pouvait être emporté. Il y avait là plusieurs bâtiments. Ils y restèrent longtemps ; mais, quand ils furent sortis dans l’intention de quitter la ferme, ils se virent assaillis par une troupe qui s’était massée dans l’intervalle qui les séparait des forêts. Une haute clôture en bois fermait l’accès de la forêt. Alors Egil recommanda à ses amis de le suivre, pour qu’on ne pût les attaquer de tous les côtés. Il marcha en tête, et ses hommes se serrèrent l’un contre l’autre, de manière qu’il fût impossible de pénétrer dans leurs rangs. Les Courlandais allèrent bravement à l’attaque, la plupart à coups de lances et de flèches, évitant de se battre à l’épée. Egil et les siens ne remarquèrent rien avant d’arriver au pied de la palissade ; mais celle-ci, tournant dans une autre direction, les empêcha d’avancer. Dans cette impasse les Courlandais se jetèrent sur eux ; quelques-uns les harcelèrent de l’extérieur en poussant les lances et les épées à travers la clôture, d’autres jetèrent des vêtements sur les armes ennemies[166]. Les vikings furent blessés, puis saisis et ligotés tous, et conduits ainsi jusqu’à la ferme. Le propriétaire de celle-ci était puissant et riche ; il avait un fils valeureux. On se concerta pour savoir ce qu’il fallait faire. Le père dit qu’il lui semblait bon de les assommer tous l’un après l’autre. Le fils du « bóndi » fit observer qu’il commençait à faire obscur, qu’on n’aurait aucune distraction à les torturer en ce moment et il conseilla de les faire attendre jusqu’au matin. Les prisonniers furent donc solidement liés et enfermés dans un bâtiment isolé. Egil fut attaché à un pilier par les mains et les pieds. Après avoir soigneusement fermé la place, les Courlandais s’en allèrent dans la grande salle, mangèrent, burent et furent fort joyeux. Egil donna de brusques secousses pour ébranler le pilier et réussit à le détacher du parquet. Bientôt le pilier tomba. Egil s’en débarrassa et dénoua avec ses dents les liens qui retenaient ses mains ; une fois qu’il eut les mains libres, il détacha les liens de ses pieds et délivra aussi ses camarades. Lorsque tous furent libres de leurs entraves, ils recherchèrent un endroit par où ils eussent le plus de chance d’échapper. Les parois de la construction étaient faites de grosses poutres. Sur un des côtés de la place il y avait une cloison plate. Ils s’y précipitèrent, rompirent cette séparation et arrivèrent dans une autre salle également entourée de parois en poutres. Voilà que sous leurs pieds ils entendirent des voix d’hommes. Ils examinèrent l’endroit et découvrirent une trappe dans le plancher. Ils l’ouvrirent. En dessous il y avait une profonde cavité dans laquelle ils entendirent parler. Egil demanda alors qui était là. Quelqu’un répondit et dit qu’il s’appelait Aki. Egil demanda s’ils désiraient sortir de la cavité. Aki déclara qu’ils le feraient volontiers. Là-dessus Egil et ses amis firent descendre dans le souterrain les cordes qui avaient servi à les ligotter et tirèrent trois hommes au jour. Aki dit que les autres étaient ses deux fils, qu’ils étaient Danois et qu’ils avaient été réduits en captivité l’été précédent. « Pendant l’hiver, » ajouta-t-il, « je fus bien traité ; j’avais fréquemment la garde du troupeau du propriétaire ; mais les garçons, réduits à l’état d’esclaves, eurent la vie dure. Un jour de printemps nous avions décidé de prendre la fuite ; mais nous fûmes bientôt découverts et relégués dans le souterrain que voici ». « Alors tu dois connaître la disposition de ces lieux, » répondit Egil, « et savoir par où il y a le plus d’espoir de s’évader. » Aki dit qu’il y avait là une seconde paroi en planches. « Démolissez-la et vous arriverez dans la grange au blé, d’où l’on peut sortir comme on veut. » C’est ce qu’on fit. Les gens d’Egil rompirent la paroi, et pénétrèrent dans la grange pour de là gagner le large. Il régnait une obscurité profonde. Les compagnons manifestèrent le désir de se réfugier dans la forêt. Mais Agil dit à Aki : « Si tu connais bien cette habitation, tu vas nous indiquer quelque butin à emporter. » Aki affirma que les objets mobiliers n’y manquaient pas. « Il y a ici un vaste étage où le propriétaire dort ; là dedans il se trouve des armes en masse. »

Egil ordonna de monter à l’étage. Arrivé en haut de l’escalier, on vit que la chambre était ouverte. Il y avait de la lumière à l’intérieur et des domestiques étaient occupés à préparer les lits. Egil alors invita quelques-uns à rester dehors pour veiller à ce que personne n’échappât. Lui-même fit irruption dans la place, y saisit des armes, dont il y avait là une quantité. Ils tuèrent tous ceux qui se trouvaient dans la chambre, et s’armèrent de pied en cap. Aki s’approcha d’une trappe ménagée dans les planches du parquet, l’ouvrit et engagea les autres à descendre par là à l’étage inférieur. Ils prirent un falot et descendirent. Là se trouvaient les trésors du propriétaire, de superbes joyaux et beaucoup d’argenterie. Les hommes en enlevèrent des charges et les portèrent dehors. Egil prit sous son bras et emporta une vaste cruche à bière. Là-dessus ils gagnèrent la forêt. En y arrivant, Egil s’arrêta et dit : « Cette escapade est très vilaine et peu digne de guerriers. Nous avons volé les biens du bondi sans qu’il en sache rien ; jamais nous n’accepterons pareille honte ; retournons à la ferme et faisons savoir ce qui s’est passé. »

Tous s’y opposèrent en disant qu’ils voulaient rejoindre le bateau. Egil déposa à terre la cruche à bière, et s’éloigna pour courir jusqu’à la ferme. À son arrivée, il vit que des serviteurs sortaient de la salle du foyer avec des plats qu’ils portaient dans le grand appartement. Il remarqua aussi que dans la salle du foyer il y avait un grand feu et sur ce feu de vastes marmites. Il s’en approcha. On y avait amassé de gros troncs de bois et les feux — suivant l’usage — étaient disposés de manière que la flamme entamât un bout des bûches qui se consumaient ainsi. Egil s’empara d’une bûche, s’élança dans l’appartement et enfonça le bout enflammé sous le rebord inférieur du toit et jusque sous les écorces de bouleau. Le feu eut vite fait de gagner la toiture, et ceux qui étaient en train de festoyer ne s’en aperçurent que lorsque le toit fut tout en flammes. On se précipita vers les issues ; mais il n’était guère facile de se frayer un passage, tant à cause du bois qui brûlait que parce qu’Egil gardait la porte. Celui-ci abattit les fuyards soit à la sortie même, soit à l’extérieur. Au bout de peu de temps, la salle complètement incendiée s’écroula et tous ceux qui s’y trouvaient, périrent. Quant à Egil, il regagna la forêt où il retrouva ses compagnons, et tous ensemble ils s’en allèrent au bateau. Egil dit qu’il désirait obtenir, comme part exceptionnelle, la cruche à bière qu’il avait emportée[167]. Elle était effectivement remplie d’argent. Thorolf et ses amis se réjouirent de tout cœur du retour d’Egil. À l’aube naissante, ils s’éloignèrent du pays. Aki et ses fils faisaient partie de la troupe d’Egil. Vers la fin de l’été, ils cinglèrent vers le Danemark où ils épièrent de nouveau les navires de commerce et se livrèrent au pillage partout où ils en trouvèrent l’occasion.

47.

Pillage et incendie de Lund.

Harald[168], fils de Gorm, était monté sur le trône de Danemark à la mort de son père. Le pays était ravagé par la guerre ; des vikings erraient sans cesse de contrée en contrée. Aki connaissait le Danemark tant sur mer que sur terre. Egil s’informait fréquemment auprès de lui pour savoir en quels endroits on pourrait trouver un abondant butin. À leur arrivée dans le Eyrarsund[169], Aki leur apprit que dans la région voisine il existait une importante place de commerce appelée Lund, où l’on pouvait espérer trouver des richesses, mais que probablement on rencontrerait de la résistance de la part des habitants de l’endroit. Ils consultèrent les hommes de leur troupe pour savoir s’il fallait opérer un débarquement ou non. Les avis étaient tout à fait partagés ; les uns en étaient partisans, les autres n’en voulaient point. On s’en remit à la décision des chefs. Thorolf avait plutôt envie de débarquer ; et lorsque l’on s’adressa à Egil pour connaître son avis, il dit cette strophe :

Nous voulons, redoutable batailleur,
Faire reluire dans l’air nos épées.
Il nous faut accomplir des hauts faits
En cette saison d’été.
Que chacun de nos hommes, avec précipitation,
Monte vers Lund.
Nous y ferons entendre, avant que le soleil se couche,
Un chant des épées qui ne sera pas beau.

Ensuite ils prirent leurs dispositions pour débarquer et firent route vers la place de commerce. Mais les habitants, remarquant qu’on venait les attaquer, se portèrent à la rencontre des ennemis. Autour de la localité il y avait des retranchements en bois. Ils y postèrent des hommes pour défendre le passage. Là s’engagea la lutte. Egil pénétra le premier dans la place forte, et les habitants prirent la fuite. La perte en hommes fut considérable. Avant de repartir, les vikings pillèrent et incendièrent la ville, puis ils regagnèrent leurs bateaux,

48.

Egil et Thorolf chez le jarl Arnfid au Halland[170].

Thorolf, longeant avec sa troupe la côte septentrionale du Halland, fut contraint, par suite du mauvais temps, de se réfugier dans un port. On n’y pilla point. Non loin du rivage vivait un jarl du nom d’Arnvid. Ayant appris que des vikings venaient de débarquer, il envoya des hommes auprès d’eux avec la mission de se renseigner si l’on apportait au pays la paix ou la guerre. Quand les envoyés se présentèrent avec leur message, Thorolf dit qu’on ne causerait aucun ravage, ajoutant que l’on ne voyait nulle nécessité de piller et de répandre la dévastation, vu la pauvreté du pays. Les messagers revinrent chez le jarl et lui firent connaître le résultat de leur enquête. Le jarl comprit que, dans ces conditions, il n’avait pas besoin de rassembler une troupe ; il monta à cheval et sans aucune escorte s’en alla trouver les vikings. Quand ils se trouvèrent réunis, une conversation tout amicale s’engagea. Le jarl invita chez lui à un banquet Thorolf et tous ceux de son entourage qu’il voudrait amener. Thorolf promit de s’y rendre. Au jour convenu, le jarl fit envoyer au-devant d’eux des chevaux de course. Thorolf et Egil se mirent donc en route. Ils avaient trente hommes avec eux. À leur arrivée chez le jarl, ils furent reçus aimablement et introduits dans la grande salle. Aussitôt l’on apporta de la bière, on leur servit à boire, et ils restèrent assis là jusqu’au soir. Avant que l’on dressât les tables, le roi dit qu’on tirerait les sièges au sort, que chaque homme boirait de compagnie avec une femme, pour autant que le nombre de celles-ci suffirait, et que les autres hommes boiraient entre eux[171]. Chacun déposa son lot dans le pan d’un manteau et le jarl les recueillit. Celui-ci avait une fille très jolie et à la fleur de l’âge. Or, le sort décida que pendant cette soirée Egil aurait sa place à côté de la fille du jarl. Elle se promenait dans l’assemblée pour se distraire. Egil se leva et s’approcha de la place qu’elle avait occupée dans la journée. Et lorsque l’on répartit les invités sur leurs sièges, la fille du jarl se dirigea vers sa place et dit :

Que veux-tu, garçon, sur mon siège ?
Rarement tu as livré au loup
Des cadavres chauds.
Je veux avoir seule ma place.
Tu n’as pas vu, en automne, le corbeau
Croasser au-dessus d’un fleuve de sang.
Tu n’as pas été là, lorsque les tranchants des épées,
Effilés comme des écailles, s’entre-choquèrent.

Egil s’approcha d’elle, la fit asseoir à ses côtés et dit :

J’ai erré, l’épée couverte de sang ;
Le corbeau me suivait
Et le javelot retentissait.
Impétueuse fut la marche des vikings.
Nous avons bataillé avec rage.
Le feu dévorait les sièges des hommes.
Les corps sanglants, je les abattais
Aux portes des places fortes.

Ils burent ainsi ensemble durant la soirée et ils étaient très joyeux. Le banquet fut superbe. Il en fut de même le lendemain. Les vikings alors retournèrent à leurs bateaux. Eux et le jarl se quittèrent en amis, après avoir échangé des cadeaux.

Egil et Thorolf passent l’hiver chez Thorir et Arinbjörn.

Thorolf et ses amis mirent le cap sur les Brenneyjar[172]. En ce temps, ces parages étaient très fréquentés par les vikings, car aux alentours de ces îles croisaient souvent des bateaux de commerce. Aki reprit, avec ses fils, le chemin de son domaine. C’était un homme très riche ; il possédait beaucoup de biens dans le Jotland[173]. Les adieux furent affectueux et marqués par de grands témoignages d’amitié. À l’approche de l’automne, Thorolf et Egil firent voile vers le Nord, du côté de la Norvège. Ils arrivèrent aux Firdir et rendirent visite au hersir Thorir. Celui-ci les accueillit bien ; mais son fils Arinbjörn fut encore beaucoup plus content de les revoir et invita Egil à demeurer auprès de lui pendant l’hiver. Egil accepta avec reconnaissance. Lorsque Thorolf connut l’offre d’Arinbjörn, il la déclara quelque peu hâtive. « Je ne sais pas, » dit-il, « comment cela plaira au roi Eirik, attendu que, après le meurtre de Bard, il a déclaré ne pas vouloir qu’Egil séjournât en ce pays. » — « Tu peux intercéder auprès du roi, père, » répondit Arinbjörn, « pour qu’il ne manifeste pas son mécontentement au sujet de la présence d’Egil ; tu vas proposer à Thorolf, ton parent, de rester ici, tandis qu’Egil et moi nous vivrons paisiblement pendant l’hiver l’un auprès de l’autre. »

Ces paroles firent comprendre à Thorir qu’Arinbjörn persisterait dans sa résolution. Le père et le fils proposèrent donc à Thorolf de goûter chez eux le repos de l’hiver. Il accepta et demeura là, durant cette saison, avec onze de ses hommes. Parmi eux il y avait deux frères appelés Thorvald Ofsi et Thorvid Strangi. Ils étaient proches parents de Björn Höld et avaient été élevés avec lui. C’étaient des hommes grands et forts, très énergiques et ambitieux. Ils avaient accompagné Björn au cours de ses pirateries ; mais depuis que celui-ci avait pris du repos, ils s’étaient joints à Thorolf et prenaient part à ses entreprises guerrières. Ils se tenaient sur le gaillard d’avant ; et le jour où Egil prit la direction du bateau, Thorfid fut son pilote. Les deux frères étaient constamment autour de Thorolf qui avait pour eux une estime plus grande que pour tout le reste de son équipage. Tout cet hiver ils faisaient partie de son entourage et étaient assis tout près de Thorolf et d’Egil. Thorolf occupait le siège d’honneur et portait la santé de Thorir, tandis qu’Egil buvait en compagnie d’Arinbjörn ; ils devaient, pour vider leurs coupes, s’avancer chaque fois l’un au-devant de l’autre.

En automne le hersir Thorir rendit visite au roi Eirik qui le reçut avec une bienveillance particulière. Au cours d’un entretien qu’ils eurent ensemble, Thorir pria le roi de ne pas lui en vouloir d’avoir hébergé Egil pendant l’hiver. Le roi eut une réponse aimable et dit qu’il pouvait traiter Egil comme il l’entendrait. « Mais il n’en serait nullement ainsi, si un autre que toi l’avait accueilli. »

Lorsque Gunnhild entendit ce dont ils causaient, elle dit : « Je pense, Eirik, qu’il en sera cette fois-ci comme tant de fois ; tu te laisses trop facilement persuader ; tu perds vite le souvenir du mal qu’on t’a fait ; tu feras tant et si bien pour les fils de Skallagrim, qu’ils massacreront encore une fois quelques-uns de tes parents. Si le meurtre de Bard ne te paraît pas digne de préoccupations, moi, je pense tout autrement. »

Le roi répondit : « Plus que toute autre personne, Gunnhild, tu me pousses à la cruauté. Jadis cependant tu as été disposée plus favorablement à l’égard de Thorolf, que tu ne l’es maintenant, et je ne rétracterai pas ma parole en ce qui concerne les deux frères. »

« Thorolf s’est bien comporté ici, » reprit-elle, « avant qu’Egil eût gâté sa situation ; mais aujourd’hui je ne vois plus aucune différence entre eux. »

Thorir retourna chez lui, dès qu’il eut fini, et rapporta aux frères les paroles du roi et de la reine.

49.

Egil et Eyvind Skreyja. Leurs querelles.
Le banquet de Gaular.

Eyvind Skreyja et Alf[174] étaient frères de Gunnhild, fille d’Özur Toti. C’étaient des hommes grands, très forts et d’une remarquable énergie. Le roi Eirik et Gunnhild les tenaient en haute estime ; mais ils ne possédaient pas la sympathie du peuple. Bien que jeunes encore, ils étaient parfaitement développés. Un jour de printemps, on décida de célébrer, dans le courant de l’été, un grand sacrifice à Gaular[175], où il y avait un temple célèbre. Une foule énorme venue des Firdir, des Fjalir et du Sogn, personnages de marque pour la plupart, s’y rendit. Le roi Eirik y vint aussi. Alors Gunnhild dit à ses frères : « Je désire que, profitant de cette grande affluence de monde, vous preniez vos mesures pour tuer un des fils de Skallagrim ; le mieux, ce serait de les faire périr tous les deux. »

Les frères promirent d’agir en conséquence. Le hersir Thorir fit ses préparatifs de départ. Il manda Arinbjörn pour causer avec lui. « Je vais, » dit-il, « assister au sacrifice ; mais je ne veux pas qu’Egil y aille. Je suis au courant des desseins de Gunnhild et je connais l’entêtement d’Egil, comme aussi la puissance du roi. Il ne sera pas facile de veiller à tout en même temps. Or, Egil ne renoncera pas au voyage, si tu ne t’abstiens pas. Mais Thorolf ira avec moi, » ajouta-t-il, « ainsi que les autres compagnons de route ; il sacrifiera, et il implorera la faveur des dieux pour lui et pour son frère. »

Arinbjörn engagea donc Egil à rester à la maison. « Nous resterons tous les deux, » dit-il. Egil fut d’accord à ce sujet. Thorir et les siens assistèrent au sacrifice ; il y eut une foule considérable et de grands banquets. Thorolf se tenait aux côtés de Thorir, partout où celui-ci allait, et ne le quittait ni le jour ni la nuit. Eyvind fit remarquer à Gunnhild qu’il ne trouvait aucune occasion d’approcher Thorolf. Elle lui conseilla alors de tuer un de ses hommes, plutôt que de ne rien mettre à exécution.

Un beau soir, le roi était allé dormir, ainsi que Thorir et Thorolf, et Thorfid et Thorvald étaient restés dans la salle. Les deux frères Eyvind et Alf entrèrent et prirent place à côté d’eux. Ils étaient fort joyeux. D’abord ils vidèrent la corne en compagnie[176]  ; ensuite ils arrivèrent à la boire chacun à moitié. Eyvind et Thorvald buvaient en commun ; d’autre part, Alf et Thorfid. Vers la fin de la soirée, on but irrégulièrement. Bientôt des discussions surgirent et le langage devint arrogant. Tout à coup Eyvind se leva, tira une courte épée et se jeta sur Thorvald qui fut mortellement blessé. Aussitôt accoururent de part et d’autre les gens du roi et les serviteurs de Thorir ; mais ils étaient sans armes, à cause de la paix sacrée[177]. Des personnes s’interposèrent et séparèrent les combattants au paroxysme de la fureur. Ce soir-là il ne se passa rien d’autre. Eyvind avait violé l’asile sacré ; de ce fait il avait encouru la proscription et fut obligé de fuir sur-le-champ. Le roi offrit une amende pour la victime ; mais Thorolf et Thorfid répondirent qu’ils n’avaient jamais accepté aucune compensation, et qu’ils ne voulaient pas en recevoir. Là-dessus on se quitta. Thorir et les siens rentrèrent chez eux. Le roi Eirik et Gunnhild envoyèrent Eyvind au Danemark chez le roi Harald, fils de Gorm, parce qu’il ne pouvait séjourner là où les lois norvégiennes étaient en vigueur. Le roi l’accueillit bien, lui et ses compagnons. Eyvind avait fait le voyage de Danemark sur un très vaste bateau. Le roi lui confia la charge de défendre le pays contre les vikings, car Eyvind était un excellent guerrier.

Quand, après cet hiver, le printemps fut revenu, Thorolf et Egil firent de nouveaux préparatifs en vue d’une expédition lointaine. Les apprêts terminés, ils reprirent la route de l’Est. Arrivés à Vik, ils voguèrent le long de la côte occidentale du Jotland qu’ils ravagèrent. De là ils gagnèrent le Frisland, y passèrent une grande partie de l’été et revinrent finalement au Danemark. Lorsqu’ils parvinrent dans les parages qui font la limite entre le Danemark et le Frisland, — ils avaient touché terre en ce moment, — il arriva, un beau soir, alors qu’aux bateaux l’on se disposait à dormir, que deux hommes montèrent sur l’embarcation d’Egil, disant qu’ils désiraient conférer avec ce dernier. Ils furent conduits en sa présence et déclarèrent qu’Atli le Riche les avait envoyés en ces lieux avec l’information que voici : « Eyvind Skreyja se tient sur la côte du Jotland dans le but d’épier votre retour du Sud ; il a concentré une troupe nombreuse ; si vous rencontrez son armée entière, vous ne serez pas en état de lui tenir tête ; lui-même est en route avec deux voiliers rapides et n’est plus fort éloigné de vous. »

À cette nouvelle, Egil fit aussitôt plier les tentes et ordonna de partir en silence. C’est ce que l’on fit. Au point du jour ils arrivèrent à l’endroit où les bateaux d’Eyvind étaient à l’ancre. Sans tarder ils se jetèrent sur eux en les accablant de pierres et de flèches. Nombre de guerriers d’Eyvind tombèrent ; lui même sauta par-dessus bord et gagna la terre à la nage. Tous ceux qui échappèrent en firent autant. Egil s’empara des bateaux, avec les vêtements et les armes de l’équipage, et dès le lendemain matin il rejoignit ses hommes et alla trouver Thorolf. Ce dernier voulut qu’Egil lui dise où il était allé et où il avait saisi les bateaux qu’il amenait. Egil répondit qu’ils avaient appartenu à Eyvind Skreyja à qui on les avait enlevés, et il dit :

Nous eûmes à soutenir une lutte acharnée
Sur la côte du Jotland.
Il s’est bien battu, le viking
Qui défendait le royaume des Danois,
Avant que l’agile Eyvind Skreyja,
Refoulé avec sa bande de guerriers,
Du bateau ancré au rivage
Se lançât dans les flots.

« À mon avis, » reprit Thorolf, « vous vous êtes comportés de telle manière qu’il serait imprudent de rentrer en Norvège pendant la durée de l’automne. »

Egil trouva opportun de se porter, avec les siens, vers quelque autre région.

50.

Egil et Thorolf en Angleterre, chez le roi Adalstein.

En Angleterre avait régné Elfrad le Puissant[178]. Le premier de sa famille, il avait étendu son pouvoir sur le pays tout entier[179]. C’était du temps de Harald aux Beaux Cheveux, roi de Norvège. Son successeur sur le trône d’Angleterre fut son fils Jatvard[180], père d’Adalstein le Victorieux[181] qui avait été le père nourricier de Hakon le Bon[182].

Vers cette époque Adalstein succéda à son père sur le trône d’Angleterre. Jatvard avait plusieurs autres fils en vie[183]. Quand Adalstein fut revêtu de l’autorité royale, les seigneurs, qui jadis avaient abdiqué leur pouvoir entre les mains de ses ancêtres, se soulevèrent contre lui. Il leur semblait très facile d’arriver à leurs fins, maintenant qu’un jeune roi occupait le trône. C’étaient des Bretons[184], des Scots et des Irlandais[185]. Le roi Adalstein réunit une armée et offrit une solde à tous les hommes, étrangers ou indigènes, qui étaient désireux d’amasser des richesses.

Thorolf et Egil, les deux frères, faisaient route vers les côtes de Saxe[186] et de Flandre. Apprenant que le roi d’Angleterre avait besoin de guerriers et qu’il y avait un riche butin à conquérir, ils résolurent de se diriger avec leurs gens du côté de l’Angleterre. En automne ils se mirent en route et se présentèrent devant le roi Adalstein qui les accueillit avec bienveillance. Il comprenait qu’une troupe comme la leur lui serait d’un puissant secours. Il n’hésita pas longtemps et les engagea à se mettre à sa solde et à se faire les défenseurs de son pays. Il fut convenu entre eux qu’ils deviendraient vassaux d’Adalstein. L’Angleterre était chrétienne depuis longtemps, au moment où ces événements se passaient[187]. Le roi Adalstein était un bon chrétien ; on l’appelait Adalstein le Croyant. Il invita Thorolf et son frère à se faire marquer du signe de la croix, attendu que c’était alors un usage général aussi bien chez les marchands que chez ceux qui se mettaient à la solde des chrétiens. Les personnes marquées du signe de la croix pouvaient fréquenter la société des chrétiens comme celle des païens et observer la croyance qui était la plus conforme à leurs sentiments. Thorolf et Egil agirent selon le vœu du roi et acceptèrent tous les deux le signe de la croix[188]. Ils disposaient de trois cents hommes au moment où ils s’engagèrent au service du roi.

51.

Guerre entre les Anglo-Saxons et les Scots.

Olaf le Roux[189] était le nom du roi d’Écosse. Il était Écossais par la famille de son père et Danois du côté maternel. Il descendait de Ragnar Lodbrok[190]. C’était un puissant personnage. L’Écosse passait pour valoir en étendue le tiers de l’Angleterre, et le Nordimbraland le cinquième. Cette dernière région était la plus septentrionale et s’étendait sur la frontière orientale d’Écosse. Autrefois elle avait été occupée par des rois danois. Jorvik en était la capitale[191]. Ce territoire appartenait à Adalstein qui le faisait gouverner par deux jarls. L’un d’eux s’appelait Alfgeir, l’autre Godrek. Leur mission consistait à défendre le pays, d’un côté contre les incursions des Écossais et des Danois, d’autre part contre les Normands qui y exerçaient de fréquents ravages et s’arrogeaient énergiquement des droits à la possession du territoire. Dans le Nordimbraland, en effet, vivaient certaines gens pour autant qu’il y en avait de remarquables qui étaient d’origine danoise, soit du côté paternel, soit du côté maternel ; beaucoup même l’étaient sous ce double rapport[192].

En Bretagne régnaient deux frères, Hring et Adil, tributaires du roi Adalstein. Pour cette raison, quand ils accompagnaient le roi à la guerre, eux et leur suite devaient occuper les premiers rangs dans l’ordre de bataille, devant les étendards royaux. C’étaient des guerriers de grande valeur. Ils n’étaient plus très jeunes. Elfrad le Puissant avait dépouillé de leur titre et de leur pouvoir tous les rois tributaires. Ceux qui autrefois étaient rois ou fils de roi, s’appelèrent dès lors jarls. Cette situation perdura sous son règne et sous celui de Jatvard, son fils. Mais Adalstein arriva jeune au pouvoir, et l’on pensa avoir moins à redouter de sa part. Beaucoup devinrent infidèles, tandis que naguère ils avaient montré la plus grande soumission.

52.

Les préparatifs de la bataille. Négociations préliminaires.

Olaf, roi d’Écosse, rassembla une armée imposante et marcha contre l’Angleterre. Arrivé dans le Nordimbraland, il ravagea tout sur son passage. À cette nouvelle, les jarls qui gouvernaient la région réunirent des troupes et se portèrent à sa rencontre. Quand les ennemis prirent contact, un violent combat s’engagea, qui se termina par la victoire d’Olaf. Le jarl Godrek périt. Quant à Alfgeir, il prit la fuite avec la majeure partie des guerriers attachés à sa suite et qui avaient échappé à la mêlée ; il ne pouvait plus opposer aucune résistance, et le roi Olaf soumit à son autorité tout le Nordimbraland. Alfgeir alla trouver le roi Adalstein et lui raconta ses revers. Dès qu’Adalstein apprit qu’une armée aussi considérable avait envahi son pays, il se hâta d’envoyer des émissaires pour recruter des troupes, fit prévenir ses jarls et les autres personnages puissants, se mit en marche sans retard avec les guerriers qu’il avait rassemblés et se porta au-devant des Écossais. Mais lorsque le bruit se répandit que le roi Olaf était victorieux et qu’il venait de subjuguer une grande partie de l’Angleterre, il eut vite une armée beaucoup plus forte que celle d’Adalstein. Un grand nombre d’hommes influents prirent fait et cause pour lui. Ayant eu connaissance de ces faits, Hring et Adil, à la tête d’une armée redoutable, se rangèrent sous les étendards du roi Olaf. Ils disposaient d’une masse imposante de guerriers. Mis au courant de tous ces événements, Adalstein eut une entrevue avec ses commandants et ses conseillers pour délibérer au sujet de ce qu’il y avait de plus urgent à faire. À tout le monde il communiqua les détails de ce qu’il venait d’apprendre à propos des entreprises du roi d’Écosse et de ses troupes. Tous furent unanimes pour déclarer que le jarl Alfgeir s’était fort mal comporté et que c’était une raison suffisante pour le dépouiller de ses dignités. On s’arrêta à la résolution suivante : Le roi Adalstein rebrousserait chemin pour regagner le sud de l’Angleterre et il recruterait des troupes dans la partie septentrionale du pays, attendu que, si le roi ne s’occupait pas personnellement de la formation de l’armée, il ne serait pas aisé de réunir des hommes en aussi grand nombre que l’exigeait la situation. À la tête de l’armée, qui venait déjà de se constituer, le roi plaça Thorolf et Egil ; ils devaient commander les gens qui étaient entrés au service du roi en qualité de vikings. Alfgeir lui-même avait encore le commandement de ses propres forces. Comme chefs de division, le roi désigna ceux qui lui paraissaient convenir le mieux. Lorsqu’Egil, revenant de l’entrevue, eut rejoint ses camarades, ceux-lui demandèrent quelles nouvelles il avait à leur apprendre concernant le roi des Écossais. Il dit :

Olaf contraignit précipitamment
L’un des princes à s’enfuir,
Et il tua l’autre.
On me dit que ce roi est acharné au combat.
Godrek a dû faire sur le sol
Bien des faux pas[193].
L’ennemi des Anglais assujettit
La moitié du territoire d’Adalstein.

Là-dessus on envoya au roi Olaf des messagers chargés de lui dire que le roi Adalstein désirait délimiter un endroit par des piquets en coudrier[194] ; il lui proposait, pour y livrer bataille, la plaine de Vin, près de la forêt de Vin[195]. De cette façon, on voulait l’empêcher d’exercer des ravages dans le pays : celui-là obtiendrait la royauté en Angleterre, qui sortirait vainqueur de la lutte. Un délai d’une semaine précéderait l’engagement, et celui qui arriverait le premier sur les lieux attendrait l’autre pendant une semaine. Suivant une coutume de l’époque, dès que l’on avait, à l’intention d’un roi, délimité le terrain par des branches de coudrier, il ne pouvait, au risque de forfaire à l’honneur, commettre aucune déprédation avant que la bataille eût pris fin. Ainsi agit le roi Olaf. Il fit faire halte à son armée, ne causa aucun ravage et attendit jusqu’au jour fixé pour lancer son armée sur la plaine de Vin. Au nord de la plaine s’élevait une place fortifiée. Olaf s’y établit avec la majeure partie de ses troupes. Là, en effet, s’ouvrait un vaste territoire qui lui semblait offrir le plus de facilités pour se procurer les ressources dont l’armée avait besoin. Il envoya des hommes dans la plaine, à l’endroit où l’on était convenu de livrer le combat, en vue d’y choisir une place de campement et de tout préparer avant l’arrivée de l’armée. Parvenus sur les lieux marqués pour la rencontre, ils virent qu’à l’endroit où la bataille devait se livrer, se dressaient de toutes parts des pieux de noisetier servant à délimiter le terrain. Il s’agissait de choisir judicieusement une place qui fût assez unie pour y déployer une grande armée. Il se fit, effectivement, que là où l’engagement devait avoir lieu, il y avait une étendue plate, bordée d’un côté par un ruisseau, de l’autre par une vaste forêt. Là où le terrain se rétrécissait le plus entre la forêt et le ruisseau — et cet espace s’étendait sur une longueur considérable — les gens du roi Adalstein avaient dressé les tentes, qui ainsi occupaient tout l’intervalle compris entre la forêt et le ruisseau. Ils avaient fait leur répartition de telle manière qu’il n’y eût personne dans chaque troisième tente ; et dans les autres encore il n’y avait que peu de monde. À l’approche des guerriers d’Olaf, ils s’étaient massés en foule devant toutes les tentes ; ils les empêchèrent d’y pénétrer et leur firent croire que les tentes d’Adalstein étaient toutes remplies de soldats, au point qu’il y avait à peine assez de place pour ses propres troupes. D’autre part, les tentes s’élevaient à une telle hauteur que l’on ne pouvait voir par au-dessus ni savoir s’il y avait beaucoup ou peu de monde dans le vaste espace. L’ennemi se figurait qu’il y avait là une forte armée. Les hommes du roi Olaf déployèrent leurs tentes au nord de l’endroit délimité par les piquets, là où le terrain offrait de tous côtés une certaine déclivité. Tous les jours les gens d’Adalstein répétaient que leur roi allait venir ou qu’il était déjà arrivé à la place forte qui se trouvait au sud de la plaine. Jour et nuit il leur arrivait des troupes. Or, lorsque le délai, dont on était convenu, fut écoulé, les hommes d’Adalstein dépêchèrent des émissaires auprès du roi Olaf avec mission d’annoncer qu’Adalstein était prêt pour la lutte et qu’il avait une armée très imposante ; il lui faisait savoir qu’il désirait néanmoins éviter le grand carnage en perspective et qu’il engageait Olaf à retourner plutôt chez lui en Écosse. Il lui promettait, comme don d’amitié, un skilling d’argent pour chaque charrue qu’il y avait dans tout son royaume et exprimait son désir de nouer avec lui des relations amicales. Quand les envoyés arrivèrent auprès d’Olaf, il avait commencé à ranger ses troupes et s’apprêtait à se lancer à l’attaque. Mais quand les messagers eurent fait leur communication, le roi arrêta ce jour-là sa marche en avant et tint conseil avec les chefs d’armée. Les avis étaient fort partagés. Les uns brûlaient du désir de voir accepter ces conditions, disant que leur expédition se présentait comme particulièrement glorieuse, s’ils rentraient chez eux, après avoir obtenu d’Adalstein une contribution de cette valeur. Les autres s’y opposaient, alléguant qu’à la suite d’une nouvelle démarche Adalstein offrirait beaucoup plus, si la présente proposition était rejetée, et cet avis prévalut. Alors les envoyés demandèrent au roi Olaf de leur donner le temps d’aller retrouver le roi Adalstein, pour s’informer s’il consentait à accorder une contribution plus élevée, en vue d’obtenir la paix. Ils sollicitèrent un armistice d’un jour pour rentrer au camp, un jour pour délibérer et un troisième pour revenir. Le roi fit droit à leur désir. Les envoyés retournèrent au camp et revinrent le troisième jour, ainsi qu’il avait été convenu. Ils dirent au roi Olaf qu’Adalstein consentait à donner tout ce qu’il avait offert précédemment et, en outre, comme part spéciale en faveur des troupes royales, un skilling à chaque homme de naissance libre, un mark d’argent à chaque chef de troupe ayant sous ses ordres douze hommes ou plus, un mark d’or à chaque commandant de la garde du corps, et cinq marks d’or à chaque jarl. Le roi communiqua ces propositions à ses troupes. Tout comme autrefois, les uns s’y opposèrent, les autres les appuyèrent. En fin de compte, le roi prit une décision en vertu de laquelle il déclarait accepter ces conditions dans le cas où le roi Adalstein lui céderait tout le Nordimbraland avec les tributs et redevances qui y étaient attachés. Les envoyés sollicitèrent un nouveau délai de trois jours et demandèrent, de plus, que le roi Olaf leur adjoignît des hommes pour entendre la parole d’Adalstein et pour apprendre s’il acceptait ou non ces propositions. Ils ajoutèrent que, à leur avis, le roi ne mettrait guère d’obstacle à ce que l’entente fût conclue. Olaf fut d’accord et dépêcha quelques-uns de ses hommes auprès d’Adalstein. Les émissaires s’en allèrent tous ensemble et se présentèrent chez le roi Adalstein dans la place forte située au nord, sur les confins de la plaine. Les messagers d’Olaf s’acquittèrent de leur mission et proposèrent la paix. Les hommes d’Adalstein, de leur côté, dirent avec quelles offres ils s’étaient présentés devant le roi Olaf, ajoutant qu’en vertu d’une résolution de personnes avisées on avait différé le combat, en attendant l’arrivée du roi. Le roi Adalstein sans hésiter s’expliqua à ce sujet et tint aux envoyés ce langage : « Rapportez au roi Olaf mes paroles que voici : Je veux bien lui donner l’autorisation de rentrer chez lui en Écosse avec son armée ; mais il restituera tous les biens dont il s’est injustement emparé sur mon territoire ; alors nous conclurons la paix entre nos pays et aucun de nous ne ravagera le territoire de l’autre. De plus, le roi Olaf deviendra mon vassal ; il occupera l’Écosse en mon nom et sera roi sous mon autorité. Retournez maintenant, » conclut-il, « et faites-lui part de ma décision. »

Les émissaires se remirent en route dès le soir et arrivèrent chez le roi Olaf vers minuit. Ils l’éveillèrent et lui communiquèrent séance tenante la réponse d’Adalstein. Aussitôt le roi manda ses jarls et autres chefs auprès de lui. Il fit venir aussi les envoyés et leur fit part du résultat de ses démarches et de la décision du roi Adalstein. Quand on fit connaître ces exigences aux guerriers, il y eut unanimité pour déclarer que la situation commandait de prendre les dispositions en vue de la bataille. Les envoyés racontèrent, en outre, qu’Adalstein possédait des troupes nombreuses et qu’il était entré dans la place forte le jour même de leur arrivée. Alors le jarl Adils dit : « Maintenant, ô roi, il se vérifiera ce que je vous ai dit, à savoir que vous apprendrez à connaître l’astuce anglaise. Nous nous sommes longtemps arrêtés ici et nous avons attendu que les ennemis eussent toutes leurs forces réunies. Leur roi n’était nullement près d’ici, quand nous sommes arrivés. Pendant que nous nous reposions, ils auront recruté une forte armée. Or, voici donc ce que j’ai à vous proposer, ô roi : mon frère et moi, nous marcherons en avant dès cette nuit avec notre troupe. Il se peut qu’ils ne soient pas sur leurs gardes en ce moment où ils viennent d’apprendre que leur roi approche avec une armée considérable. Nous nous jetterons sur eux, et, si nous les mettons en fuite, l’armée d’Adalstein sera réduite d’autant et ne nous attaquera pas avec la même audace. » Le roi trouva ce procédé bien imaginé. « Nous nous apprêterons pour la bataille, dès qu’il fera jour, et avec vous nous marcherons à la rencontre de l’ennemi. »

Cette résolution fut approuvée, et c’est ainsi que le conciliabule prit fin.

53.

La bataille dans la plaine de la Vina.

Le jarl Hring et son frère Adils rangèrent leur armée et, dès la nuit, s’avancèrent au sud vers la plaine. Au point du jour les sentinelles de Thorolf observèrent l’approche de l’ennemi. On sonna l’alarme. Les guerriers revêtirent leur armure ; leurs troupes furent rangées en ordre de bataille et réparties en deux divisions. L’une d’elles était commandée par le jarl Alfgeir ; en tête se déployait l’étendard. Cette division comprenait les soldats qui avaient suivi le jarl et aussi ceux que l’on avait recrutés dans la région. Cette troupe était beaucoup plus nombreuse que celle qui était conduite par Thorolf et son frère. Voici l’équipement de Thorolf : il portait un vaste et solide bouclier et, sur la tête, un casque très résistant. Il était ceint d’une épée qu’il appelait Lang ; c’était une grande et excellente arme. À la main il tenait une lance dont la partie métallique était longue de deux aunes et pourvue d’une pointe quadrangulaire en fer forgé. Ce fer était élargi à la partie supérieure. La virole était longue et épaisse. La hampe n’avait pas une longueur telle qu’on ne pût de la main atteindre la virole ; elle était d’une épaisseur extraordinaire. Dans la virole il y avait une tige de fer et toute la hampe était garnie de fer. De pareilles lances étaient appelées « Brynthvari[196] ». Egil portait le même équipement que Thorolf. Il était ceint d’une épée qu’il appelait Nad[197]. Il l’avait rapportée de Courlande. C’était une excellente arme. Tous deux étaient revêtus d’une cuirasse. Ils dressèrent l’étendard qu’ils confièrent à Thorfid Strangi. Tous leurs soldats avaient des boucliers norvégiens et tout un équipement norvégien ; car dans cette division avaient pris rang tous les Norvégiens qui se trouvaient là. Les hommes de Thorolf suivirent la lisière de la forêt, tandis que la division d’Alfgeir longeait le ruisseau. Le jarl Adils et son frère, voyant qu’ils ne pouvaient atteindre Thorolf sans être remarqués, commencèrent à disposer leurs hommes en ordre de bataille. Ils formèrent également deux divisions et avaient deux étendards. Adils prit position devant le jarl Alfgeir, et Hring en face des vikings. Bientôt la lutte fut engagée. Des deux côtés on marcha résolument en avant. Le jarl Adils opéra une vigoureuse attaque, forçant Alfgeir à céder le terrain. Les hommes d’Adils redoublèrent d’acharnement. Alfgeir ne résista pas longtemps ; il prit la fuite. Il faut ajouter, en ce qui le concerne, qu’il dirigea ses pas vers le sud à travers la plaine, suivi d’une bande de guerriers, et poursuivit sa retraite jusqu’à ce qu’il parvînt à proximité de la place forte où se trouvait le roi. Alors le jarl dit : « Je ne juge pas à propos d’entrer dans la place. Nous avons subi des reproches très sévères récemment en arrivant chez le roi, après la défaite que nous a infligée le roi Olaf. Notre situation, dans la présente retraite, ne lui apparaîtra guère plus favorable, et il ne faut pas espérer qu’il nous accueillera avec honneur. »

Il continua donc sa route vers le sud ; et, à propos de cette marche, il faut dire qu’il avança jour et nuit jusqu’à ce qu’il arrivât à Jarlsnes, dans l’ouest. Là il se procura une embarcation, passa la mer au sud et aborda au Valland[198] où habitait la moitié de sa famille[199]. Jamais depuis il ne revint en Angleterre. Adils poursuivit d’abord les fuyards ; mais peu après il revint sur ses pas, regagna le théâtre des hostilités et se lança à l’attaque. Thorolf, qui s’en aperçut, se porta à sa rencontre, fit diriger l’étendard de ce côté et ordonna à ses hommes de le suivre hardiment et en rangs serrés. « Avançons vers la forêt, » dit-il, « de manière que par elle nous soyons protégés par derrière et que l’ennemi ne puisse nous assaillir de tous les côtés à la fois. »

C’est ce qu’ils firent. Ils s’avancèrent le long de la forêt, et entamèrent une lutte violente. Egil s’acharna contre Adils et un vif engagement se produisit entre eux. Ils disposaient de forces très inégales, et cependant les pertes furent plus nombreuses dans les rangs d’Adils. Thorolf alors poussa l’audace jusqu’à rejeter son bouclier sur le dos ; puis, saisissant son épée des deux mains, il se précipita en avant, distribuant des coups d’estoc et de taille de part et d’autre. Il dispersa les ennemis dans tous les sens et en tua un grand nombre. De cette manière, il se fraya un passage jusqu’à l’étendard du jarl Hring, sans que personne lui résistât. Il tua l’homme qui portait l’étendard royal et abattit la hampe. Là-dessus il enfonça sa lance dans la poitrine du jarl, à travers la cuirasse et le corps, si bien qu’elle sortit entre les épaules. Le soulevant ensuite avec la hampe au-dessus de sa tête, il piqua la pointe de sa lance dans le sol. Le jarl périt transpercé sous les yeux de tous, de ses guerriers comme de ses ennemis. Là-dessus Thorolf brandit son épée et distribua des coups dans tous les sens, pendant que ses hommes se lançaient à l’assaut. Les Bretons et les Écossais tombèrent en masse ; quelques-uns échappèrent par la fuite. Or, lorsque le jarl Adils constata la mort de son frère et celle d’un grand nombre de ses guerriers, lorsqu’il vit que d’autres fuyaient, qu’il se sentait lui-même durement accablé, il s’esquiva et courut vers la forêt où il se réfugia avec son escorte. Alors ce fut un sauve-qui-peut général de tous ceux qui avaient combattu dans les rangs des jarls. Nombre de ceux qui cherchaient à s’échapper trouvèrent la mort et toute l’étendue de la plaine se couvrait de fuyards. Le jarl Adils avait baissé son étendard, et personne ne savait qui d’entre eux se sauvait, de lui ou des autres combattants. Bientôt la nuit arriva et il fit obscur. Thorolf et Egil regagnèrent leur camp où rentra, en même temps qu’eux, le roi Adalstein avec toute son armée. Ils dressèrent leurs tentes de campagne et s’y installèrent. Peu après arriva le roi Olaf avec son armée. Il déploya sa tente et s’établit à l’endroit où ses hommes avaient dressé les leurs. On lui apprit que ses jarls Hring et Adils étaient tombés tous les deux, en même temps qu’une quantité de ses autres guerriers.

54.

La bataille continue. Mort de Thorolf.

Le roi Adalstein avait passé la nuit précédente dans la place forte, dont il a été question plus haut. Là il avait appris qu’un engagement avait eu lieu dans la plaine. Aussitôt il s’était apprêté avec son armée entière pour se porter vers le Nord sur le champ de bataille. On lui révéla des détails circonstanciés sur les péripéties de la lutte. En ce moment les deux frères Thorolf et Egil vinrent le trouver. Il les remercia vivement pour leur action énergique et pour la victoire qu’ils venaient de remporter et leur promit sa parfaite amitié. Ils restèrent là tous ensemble pendant la nuit.

Le lendemain, à l’aube naissante, le roi Adalstein fit éveiller ses troupes. Il eut une entrevue avec ses chefs et leur fit connaître la position que l’armée avait à prendre. Au premier rang il plaça sa propre division ; en tête de celle-ci il mit les plus valeureux de ses guerriers et en confia le commandement à Egil. « Quant à Thorolf, » dit-il, « il conduira ses propres troupes et les autres que je place sous ses ordres. Cette division occupera le deuxième rang dans notre ordre de bataille et sera placée sous sa direction pour tenir tête aux Écossais qui combattent généralement sans cohésion, courant de côté et d’autre et s’avançant sur plusieurs points à la fois. Souvent ils deviennent dangereux, si l’on n’est pas sur ses gardes ; mais ils se dérobent, dès qu’on les attaque résolument. »

Egil répondit au roi : « Je ne veux pas que Thorolf et moi, nous soyons séparés pendant la bataille ; mais je verrais avec plaisir que vous nous placiez là où notre présence est le plus nécessaire et où l’on se bat avec le plus d’acharnement. » Thorolf dit : « Laissons le roi en décider. Qu’il nous place où il veut. Servons-le de manière à lui être agréable. Je prendrai plutôt, si tu veux, la position qui t’a été assignée. » Egil répondit : « Décidez vous-mêmes ; mais plus d’une fois j’aurai à regretter cet arrangement. »

Ensuite les troupes se mirent en position dans l’ordre préconisé par le roi, et les étendards furent levés. La division royale se développa dans la plaine jusqu’au ruisseau ; celle de Thorolf se déploya sur la lisière de la forêt. Le roi Olaf, voyant qu’Adalstein prenait ses dispositions de combat, se mit aussi à ranger ses troupes. Il les répartit de même en deux divisions et fit avancer son étendard, avec la division qu’il dirigeait en personne, contre les troupes du roi Adalstein. Il y avait, de part et d’autre, une telle masse de combattants que l’on ne pouvait distinguer de quel côté étaient les plus nombreux. La deuxième division du roi Olaf s’avança le long de la forêt au-devant des troupes commandées par Thorolf. À la tête marchaient des jarls écossais. C’étaient pour la plupart des Écossais, et ils formaient une masse imposante. Ils ne tardèrent pas à entrer en contact et aussitôt une lutte acharnée s’engagea. Thorolf mena l’attaque vigoureusement et, l’étendard déployé, il longea la forêt, voulant opérer de manière à tomber sur le flanc et dans le dos des troupes royales. Les hommes tenaient leurs boucliers devant eux. Sur leur droite s’étendait la forêt qui les protégeait de ce côté. Thorolf alla de l’avant au point qu’il n’avait devant lui qu’un petit nombre de ses hommes ; et, au moment où il s’y attendait le moins, voilà que le roi Adils et la troupe qu’il conduisait débouchèrent précipitamment de la forêt et l’accablèrent à coups de lance. Thorolf tomba au bord de la forêt. Thorfid, qui portait l’étendard, rebroussa chemin vers le gros de l’armée. En ce moment, Adils les assaillit et il se produisit une mêlée furieuse. Quand ils eurent fait tomber le chef, les Écossais crièrent victoire. Egil, en entendant ce cri, et voyant que l’étendard de Thorolf reculait, crut comprendre que Thorolf lui-même n’était pas dans le nombre. Aussitôt il se porta de ce côté, pénétra dans les rangs des combattants et, dès qu’il eut rejoint ses hommes, il s’aperçut de ce qui venait de se passer. Il stimula ses guerriers, les poussant vigoureusement à l’attaque. Lui-même se tenait au premier rang. L’épée Nad à la main, il se lança en avant, frappant dans tous les sens et abattant maint homme. Thorfid aussitôt le suivit avec l’étendard, entraînant à sa suite une autre troupe. Ce fut une lutte des plus acharnée. Egil s’avança jusqu’à ce qu’il prît contact avec le jarl Adils. Ils n’échangèrent que peu de coups, car bientôt le jarl tomba et, autour de lui, de nombreux combattants périrent. Le jarl étant mort, la troupe qui l’avait suivi prit la fuite. Egil et les siens se mirent à leur poursuite, tuant tous ceux qu’ils atteignirent, car en ce moment rien ne servit de demander grâce. Les jarls écossais, remarquant que nombre de leurs camarades se sauvaient, ne résistèrent pas longtemps et déguerpirent au plus vite. Alors Egil et les siens se portèrent vers l’endroit où se tenait la division royale ; il la prit de flanc et à revers et y fit bientôt un grand carnage. Les rangs se rompirent et toute la division se dispersa. Les soldats d’Olaf s’enfuirent en masse et les vikings poussèrent des cris de triomphe. Et lorsque le roi Adalstein crut s’apercevoir que l’armée d’Olaf commençait à se dissoudre, il excita ses troupes et fit avancer l’étendard. Un assaut furieux s’ensuivit, qui jeta la confusion dans les rangs ennemis et entraîna la mort de beaucoup de guerriers. Le roi Olaf y périt avec la majeure partie des troupes qu’il avait menées au combat ; car ceux qui cherchaient à s’évader furent tués tous, à mesure qu’on les atteignait. Le roi Adalstein remporta une éclatante victoire[200].

55.

Funérailles de Thorolf. Portrait d’Egil. Egil prend congé d’Adalstein pour se rendre en Norvège chez Arinbjörn.

Le roi Adalstein s’éloigna du théâtre de la lutte, tandis que ses hommes poursuivaient les fuyards. Il rentra dans la place forte et ce n’est que là qu’il prit le repos de la nuit. Egil, lui, s’acharna contre l’armée en déroute, la harcela longtemps, tuant tout ennemi qu’il atteignait. Finalement il revint sur ses pas avec son entourage, se porta sur les lieux où s’était livré le combat et y trouva son frère Thorolf mort. Il releva le cadavre et lui fit sa suprême toilette[201], comme c’était la coutume. On creusa une tombe et on y déposa Thorolf avec toutes ses armes et ses vêtements. Ensuite, avant de se séparer de lui, Egil lui init une bague d’or à chaque main ; puis on plaça des pierres sur lui et l’on y jeta de la terre. Alors, Egil dit cette strophe :

Le héros qui tua le jarl,
Sans reculer devant rien,
Se lança bravement dans l’horrible mêlée.
Le valeureux Thorolf tomba.
La terre, près de la Vina, verdit
Sur mon brillant frère.
Je pleure sa mort ;
Mais il faut que je cache ma tristesse.

Et il continua :

De monceaux de cadavres j’ai jonché, dans l’ouest,
La terre, devant les hampes des étendards.
Terrible fut la bataille,
Où j’accablais Adils de ma Nad[202] aux reflets bleus.
Le jeune Aleif, contre les Anglais,
Soutint une lutte acharnée.
Hring eut fort à faire dans la mêlée des armes.
Les corbeaux n’eurent pas faim.

Ensuite, Egil s’en alla, avec son escorte, rejoindre le roi Adalstein et se présenta aussitôt devant lui. Celui-ci était occupé à boire. Il y avait là grande rumeur. Sitôt que le roi vit qu’Egil venait d’entrer, il donna l’ordre de céder aux nouveaux venus le banc inférieur et fit asseoir Egil sur le siège d’honneur, en face de lui. Egil y prit place et déposa son bouclier à ses pieds. Il avait le casque sur la tête et sur ses genoux il tenait son épée, que tour à tour il tirait à mi-longueur pour la repousser ensuite dans le fourreau. Il était assis tout droit, lançant autour de lui des regards sombres. Egil avait la figure large, le front vaste, des sourcils touffus, le nez assez court mais particulièrement gros, une barbe abondante et longue, le menton excessivement large, de même que la mâchoire, le cou gros et les épaules plus robustes que ne l’ont les autres hommes. Il présentait un aspect rude et sauvage, lorsqu’il était en colère. Bien bâti, il dépassait tous les autres par la taille. Sa chevelure était épaisse et d’un gris de loup. La calvitie le menaçait de bonne heure. Assis là, comme il vient d’être dit, il baissait d’un côté les sourcils jusqu’au menton et, de l’autre côté, les relevait jusqu’à la naissance des cheveux. Egil avait les yeux noirs et les paupières brunes. Il ne voulait pas boire, bien qu’on lui apportât de la boisson ; mais il baissait et relevait tour à tour les sourcils. Le roi Adalstein occupait le haut siège ; lui aussi avait posé l’épée sur ses genoux. Lorsqu’ils furent assis là depuis quelque temps, le roi tira l’épée hors du fourreau, ôta de sa main un grand et superbe anneau d’or, le plaça sur la pointe de l’épée, se leva, s’avança dans la salle et, par-dessus le foyer, le tendit à Egil. Egil se leva à son tour, tira l’épée, s’avança dans la salle, piqua la pointe dans l’arc de l’anneau, l’attira à lui et retourna à sa place[203]. Le roi regagna le haut-siège. Quand Egil eut repris sa place, il fixa l’anneau à sa main et ses sourcils reprirent leur position normale. Ensuite, il déposa l’épée et le casque, saisit la corne d’animal qui lui était présentée et y but. Alors il dit :

Le guerrier, à mon bras
Que piétine le vautour[204],
Suspend le bracelet
De métal sonnant.
À mon bras je porte
L’anneau d’or.
D’autant plus grande
Est la gloire du brave guerrier.

À partir de ce moment, Egil buvait quand son tour venait et il se mit à causer avec les autres personnes. Là-dessus, le roi fit apporter dans la salle deux coffres, portés chacun par deux hommes. Tous les deux étaient remplis d’argent. Le roi dit : « Ces coffres, Egil, je te les donne. Quand tu arriveras en Islande, tu remettras cet argent à ton père. Je le lui envoie pour payer la mort de son fils. Tu en distribueras une partie à ceux que tu juges les plus remarquables parmi tes parents et parmi ceux de Thorolf. Toi-même tu recevras de moi, comme compensation pour ton frère, des terres ou des biens meubles[205], ce que tu préfères ; et si tu consens à rester plus longtemps auprès de moi, je te conférerai ici tels honneurs et telles dignités que tu voudras me désigner toi-même. »

Egil accepta l’argent et remercia le roi de son cadeau et de ses paroles amicales. Dès ce moment, Egil commença à être de bonne humeur, et il dit :

Mes sourcils contractés s’abaissèrent
À cause de ma douleur.
Maintenant j’ai trouvé l’homme
Qui a su aplanir les rides de mon front.
Par le don d’un bracelet,
Le prince a égalisé
Les aspérités de mon visage.
Dans mes regards il n’y a plus de mystère.

Ensuite, on s’occupa des soins à donner aux blessés qui avaient échappé à la mort. Egil resta avec le roi Adalstein tout l’hiver qui suivit la mort de Thorolf et il fut comblé d’honneurs. Il avait autour de lui tous les hommes que lui et Thorolf avaient amenés et qui étaient sortis sains et saufs du combat. En ce moment, Egil composa une « drapa[206] » en l’honneur du roi. Dans ce poème, on lit ce qui suit :

Maintenant le guerrier,
Le descendant de seigneurs,
A fait périr trois princes[207].
Le pays tombe au pouvoir du roi.
Adalstein a accompli d’autres exploits encore :
Dispensateur de l’or !
Rien n’égale je le jure ici
Ce roi d’illustre famille.

Et voici le refrain[208] de la « drapa » :

Aujourd’hui les plus hautes montagnes
Sont soumises au valeureux Adalstein.

En récompense de son poème, Adalstein remit à Egil deux bagues d’or, valant chacune un mark ; il y ajouta un vêtement précieux que le roi lui-même avait porté autrefois.

À l’approche du printemps, Egil fit part au roi de son intention de partir dans le courant de l’été pour se rendre en Norvège et s’informer de la situation d’Asgerd, « celle qui a été la femme de Thorolf, mon frère. Il y a là de grandes richesses accumulées et je ne sais pas s’il y a des enfants en vie. S’il y en a, il faut que je prenne soin d’eux ; mais toute la succession me revient, si Thorolf est mort sans laisser d’enfant ».

Le roi dit : « C’est à toi, Egil, à savoir ce qu’il faut faire. Tu peux t’en aller, si tu penses avoir à traiter des affaires urgentes ; mais je préfère avant tout te voir fixer ton séjour auprès de moi, jouissant des conditions de vie que tu voudras solliciter ».

Egil remercia le roi de ses paroles. « En ce moment, je dois aller d’abord où mon devoir m’appelle ; mais je compte bien remplir la promesse de revenir ici, dès que je pourrai le faire. »

Le roi le pria d’en agir ainsi. Ensuite, Egil s’apprêta à partir avec sa suite. Beaucoup d’entre eux cependant restèrent à la cour du roi. Egil possédait un vaste « long bateau ». Il y plaça une centaine d’hommes. Dès que les préparatifs de voyage furent terminés et que le vent se montra favorable, il prit la mer. Le roi Adalstein et lui se quittèrent dans les meilleurs termes d’amitié. Il engagea Egil à revenir le plus tôt possible. Celui-ci promit qu’il en serait ainsi. Là-dessus, il mit le cap sur la Norvège et, arrivé en vue des terres, il pénétra en toute hâte dans les Firdir où il apprit la nouvelle que le hersir Thorir était mort et qu’Arinbjörn avait recueilli la succession et était devenu vassal. Egil alla trouver Arinbjörn, qui lui fit un bienveillant accueil et l’invita à demeurer auprès de lui. Egil accepta. Il fit hisser le bateau sur le rivage et procura un abri à ses compagnons. Arinbjörn hébergea Egil avec onze de ses hommes. Egil passa l’hiver en sa compagnie.

56.

Mariage d’Egil. Son retour en Islande. Son second voyage en Norvège et ses démêlés avec le roi Eirik Blodöx.

Bergönund, fils de Thorgeir Thyrnifot, avait épousé Gunnhild[209], fille de Björn Höld. Elle était venue avec lui à sa ferme d’Aski. Asgerd, l’épouse de Thorolf, fils de Skallagrim, vivait alors chez son parent Arinbjörn. Elle avait, de son mariage avec Thorolf, une fille encore jeune, et l’enfant était auprès de sa mère. Egil fit part à Asgerd de la mort de Thorolf et lui offrit sa protection. À cette nouvelle, Asgerd fut profondément attristée. Elle répondit aimablement aux paroles d’Egil, mais, en somme, ne parla que très peu.

Vers la fin de l’automne, l’humeur d’Egil s’assombrit fort. Souvent, il était assis, la tête inclinée dans son manteau. Un jour, Arinbjörn s’approcha de lui pour lui demander ce qui le rendait si triste. « Si même tu as fait une perte sensible par la mort de ton frère, il sied à un homme de cœur de supporter cela. L’homme doit survivre à l’homme. Mais quel chant dis-tu maintenant ? Fais-le moi connaître. »

Egil répondit que tout récemment il avait composé ces vers :

La jeune femme se tient sur la réserve,
Parce qu’elle ne me connaît pas.
Autrefois je ne craignais pas
De lever mes regards ;
Mais aujourd’hui je dois vite cacher
Le nez dans mon manteau,
Quand la femme se présente
À l’esprit du poète.

Arinbjörn demanda quelle était cette femme pour laquelle il avait composé ce chant d’amour. « Tu as dissimulé son nom dans cette strophe. »

Alors Egil dit :

Rarement, dans la poésie,
Je cache le nom.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Car les gens, avec perspicacité,
Examineront les vers
Et en devineront le sens[210].

« On répète souvent, » continua Egil, « qu’il faut tout dire à son ami. Il en sera de même ici. Je te dirai donc ce que tu demandes, à savoir pour quelle femme j’ai fait ces vers. C’est pour Asgerd, ta parente ; et je voudrais avoir ton appui pour réaliser mes desseins. »

Arinbjörn lui répondit que ce projet lui paraissait conforme à ses goûts. « Je m’emploierai certainement en vue de la réussite du mariage. »

Ensuite, Egil fit part de ses intentions à Asgerd. Mais celle-ci s’en remit à l’avis de son père et d’Arinbjörn, son parent. Là dessus, Arinbjörn en causa à Asgerd, qui lui fit la même réponse. Il la pressa d’accepter la proposition. Arinbjörn et Egil s’en allèrent trouver Björn. Egil formula sa demande et sollicita la main d’Asgerd, fille de Björn. Celui-ci donna son consentement, ajoutant que l’avis d’Arinbjörn devait prévaloir. Arinbjörn approuva de bon cœur et le résultat des démarches fut qu’Egil se fiança à Asgerd. La noce devait avoir lieu chez Arinbjörn. Quand arriva le jour fixé, on organisa, à l’occasion du mariage d’Egil, un splendide festin. Egil fut de très joyeuse humeur le restant de l’hiver. Au printemps, il équipa un bateau de commerce à destination de l’Islande[211]. Arinbjörn lui conseillait de ne pas se fixer en Norvège, aussi longtemps que Gunnhild jouirait d’une si grande autorité, « car elle t’en veut à mort », dit-il, « et la situation s’est encore aggravée considérablement de ce fait que tu as attaqué Eyvind au Jotland[212] ».

Quand Egil fut prêt et qu’il eut un vent propice, il mit à la voile. La traversée fut heureuse. En automne, il arriva en Islande et se dirigea sur le Borgarfjord. Il avait passé douze hivers en pays étrangers[213]. Skallagrim en ce temps se faisait vieux et il se réjouit du retour d’Egil. Celui-ci gagna Borg en vue d’y séjourner. Il avait avec lui Thorfinn Strangi et une très nombreuse compagnie. Ils passèrent l’hiver auprès de Skallagrim. Egil avait de l’argent en quantité ; mais on ne dit pas s’il distribua soit à Skallagrim, soit à d’autres personnes, les trésors que le roi Adalstein lui avait confiés.

Ce même hiver, Thorfinn épousa Säin, fille de Skallagrim, et au printemps suivant, celui-ci leur céda une métairie à Langarfors avec tout le territoire compris entre la Langa et la Alpta, depuis le Leirulök jusqu’aux montagnes. La fille de Thorfinn et de Säun, Thordis, épousa Arngeir de Holm, fils de Bersi Godlaus. Ils avaient aussi un fils nommé Björn Hitdölakappi[214]. Egil resta quelques hivers, chez Skallagrim[215], s’occupant autant que lui de l’exploitation des biens et de l’administration du domaine. Egil aussi devint chauve de bonne heure. Vers ce temps, la région commençait à se peupler sur une grande étendue : Hromund, fils de Grim du Halogaland[216], s’établit à Thverarhlid avec ses compagnons de voyage. Hromund était le père de Gunnlaug, père de Thurid Dylla, mère d’Illugi le Noir[217].

Egil avait vécu à Borg pendant une longue série d’hivers, lorsqu’un jour d’été, un bateau, venant de Norvège, arriva en Islande et apporta de l’est la nouvelle de la mort de Björn Höld. À en croire ce qui se racontait, toute la fortune possédée par Björn avait été accaparée par son parent Bergönund[218], qui avait transporté dans sa demeure tous les objets mobiliers ; il avait exploité les terres, s’était attribué toutes les contributions foncières et avait confisqué à son profit toutes les propriétés du défunt. En apprenant ces faits, Egil s’enquit des détails pour savoir si Bergönund, en ces circonstances, avait agi de sa propre autorité ou bien si, à cet effet, il avait eu l’appui de personnes plus influentes. On lui apprit qu’Önund avait noué des relations d’étroite amitié avec le roi Eirik et qu’il vivait en meilleurs termes encore avec Gunnhild. Egil se tint coi pendant cet automne ; mais, vers la fin de l’hiver, comme le printemps approchait, il fit mettre à flot le bateau qui lui appartenait et qui avait été placé dans un hangar à Langarfors. Il le mit en état de prendre la mer et y plaça des hommes. Asgerd, sa femme, prit part au voyage ; mais Thordis, fille de Thorolf, resta au pays. Dès qu’il fut prêt, Egil gagna la haute mer. Il n’y a rien à dire au sujet de ce voyage, avant l’arrivée en Norvège. Aussitôt Egil, avec toute la hâte possible, alla trouver Arinbjörn. Celui-ci l’accueillit bien et l’invita à demeurer auprès de lui. Egil accepta et s’y rendit avec Asgerd et une suite de quelques hommes. Bientôt il en vint à causer avec Arinbjörn au sujet des prétentions qu’il pensait pouvoir élever sur certains biens de la région.

Arinbjörn dit : « Cette affaire ne me paraît guère devoir aboutir. Bergönund est rude et égoïste, sans scrupule et cupide, et il est en ce moment fermement soutenu par le roi et la reine. Or, Gunnhild, comme tu sais déjà, est ta plus grande ennemie, et elle n’encouragera pas Önund à arranger l’affaire à l’amiable ».

Egil reprit : « Le roi, en ces circonstances, nous traitera selon les lois et nos droits, et, fort de ton assistance, je ne me laisserai pas rebuter et je défendrai mes droits contre Bergönund ».

Il fut donc convenu qu’Egil équiperait un « scute », et ils partirent au nombre de vingt environ. Ils se dirigerent vers le sud, du côté du Hördaland et abordèrent à Aski. Là, ils se portèrent vers l’habitation et y trouvèrent Önund. Egil fit alors connaître le but de sa visite et réclama d’Önund la répartition de l’héritage de Björn, alléguant que la fille de Björn avait, en vertu des lois, les mêmes titres à la succession de son père, « car il me semble », ajouta-t-il, « qu’Asgerd doit être considérée comme étant de par sa naissance beaucoup supérieure à Gunnhild, ta femme ».

Önund répondit sur un ton très impertinent : « Tu es un personnage excessivement audacieux, Egil ; proscrit par le roi Eirik, tu arrives en son pays dans l’intention de chercher querelle à ses sujets. Tu ne dois pas oublier, Egil, que j’ai ruiné des gens de ton espèce, même pour des raisons moins graves que ne me paraissent les prétentions que tu fais valoir sur l’héritage au nom de ta femme. D’ailleurs, il n’est personne qui ignore que, du côté de sa mère, elle est d’origine servile ».

Önund continua un certain temps à parler avec colère. Mais Egil, voyant qu’il se montrait absolument intraitable en cette matière, l’invita à comparaître en justice et porta la cause devant le tribunal du Gulathing.

Önund riposta : « Je me rendrai au Gulathing et je saurai faire en sorte que tu ne t’en ailles pas de là sain et sauf ».

Egil déclara qu’il tenterait l’aventure et que, malgré tout, il se présenterait au thing. « On verra alors comment notre différend sera tranché. »

Sur ces mots, Egil s’en alla avec les siens. Arrivé à la maison, il fit à Arinbjörn le récit de son voyage et lui rapporta les réponses d’Önund. Arinbjörn s’irrita fort que Thora, la sœur de son père, eût été appelée servante. Il alla trouver le roi Eirik et lui exposa la situation. Le roi accueillit ses paroles avec quelque aigreur et trouva qu’Arinbjörn avait longtemps et trop assidûment pris fait et cause pour Egil. « C’est à toi qu’il le doit, si j’ai toléré sa présence en ce pays ; mais aujourd’hui, tu as l’air de vouloir me braver, en le soutenant pour qu’il moleste mes amis ».

Arinbjörn dit : « Tu nous traiteras, en ces circonstances, selon les lois ». Le roi, de ce fait, était assez surexcité. Arinbjörn trouva que la reine cependant nourrissait des intentions beaucoup plus malveillantes. Il retourna chez lui pour dire que l’affaire prenait une tournure peu rassurante. L’hiver se passa et le jour arriva où l’on se rendit au Gulathing[219]. Arinbjörn se présenta à l’assemblée avec une escorte très nombreuse. Egil avait fait route avec lui.

Procès d’Egil au Gulathing[220].

Le roi Eirik était venu au Gulathing en nombreuse compagnie. Dans son entourage, il y avait Bergönund et ses frères, avec une foule d’amis. Au moment où la discussion allait s’ouvrir, les deux parties adverses s’avancèrent vers la place où siégeait le tribunal, en vue de produire leurs preuves. Önund tenait un langage très arrogant. L’endroit où se trouvait établi le tribunal était une plaine unie délimitée par des piquets de noisetier fixés dans le sol[221]  ; à l’extérieur, tout autour, courait un cordon de harts. Cette clôture s’appelait « Vebönd[222] ». Dans l’enceinte même étaient assis les juges. Il y en avait douze des Firdir, douze du Sogn et douze du Hördaland. Ces trois douzaines d’hommes devaient juger le procès. Arinbjörn désigna les juges à choisir dans les Firdir, et Thord d’Aurland[223] ceux que l’on devait prendre dans le Sogn. Tous ne formaient qu’un seul groupe. Arinbjörn était venu au thing avec une suite imposante. Il avait des voiliers rapides bien aménagés, de nombreux petits bateaux, « scutes » et embarcations à rames, pilotés par les böndr. Le roi Eirik, de son côté, avait amené une escorte nombreuse sur six ou sept « longs bateaux ». Il s’y trouvait, de plus, une masse de böndr.

Egil commença son exposé en enjoignant aux juges de juger, selon les lois, ses contestations avec Önund. Il expliqua sur quelles preuves il appuyait ses réclamations relatives à la fortune qui avait appartenu à Björn, fils de Brynjolf. Il prétendit qu’Asgerd, son épouse et fille de Björn, avait droit à la succession, étant née sur une terre allodiale et descendant en droite ligne d’une famille de vassaux, étant même, si l’on remonte plus haut, d’origine plus noble encore. Il insista auprès des juges pour qu’ils attribuassent à Asgerd la moitié de l’héritage de Björn, consistant en terres et biens meubles.

Quand Egil eut fini son plaidoyer, Bergönund prit la parole et dit : « Gunnhild, ma femme, est fille de Björn et d’Alof, son épouse légitime. Gunnhild est donc son héritière légale. Pour cette raison, j’ai pris possession de toute la fortune laissée par Björn, tout en sachant qu’il existait une autre fille de Björn, mais qui n’avait aucun droit à la succession. Sa mère, en effet, avait été enlevée[224] et, par suite, était considérée comme femme illégitime ; elle n’était pas mariée du consentement de la famille, mais menée de pays en pays[225]. Quant à toi, Egil, tu es venu ici — comme en n’importe quel autre endroit où tu as mis les pieds — décidé à étaler ton intransigeance et ta présomption. Aujourd’hui, cela ne te servira à rien, attendu que le roi Eirik et la reine Gunnhild m’ont promis que, quoi qu’il arrive, justice me serait rendue, pour autant que la chose était en leur pouvoir. Je produirai devant le roi et devant le tribunal des témoignages sûrs, prouvant que Thora Hladhönd, mère d’Asgerd, a été enlevée à son domicile chez Thorir, son frère, et une deuxième fois à Aurland, chez Brynjolf. Elle quitta alors le pays en compagnie de vikings et de proscrits du roi, et pendant le bannissement, Björn eut d’elle sa fille Asgerd. Or, il faut s’étonner de l’attitude d’Egil, qui cherche à réduire à néant toutes les paroles du roi Eirik. Tout d’abord, Egil, tu as séjourné en ce pays, après que le roi t’eut déclaré proscrit ; ensuite, bien que tu aies épousé une servante, tu oses prétendre qu’elle est en droit d’hériter. Je persiste donc à réclamer des juges une sentence m’attribuant toute la succession de Björn et déclarant Asgerd servante du roi, attendu qu’elle a vu le jour à une époque où son père et sa mère étaient proscrits.

Arinbjörn prit ensuite la parole : « Nous citerons des témoins, ô roi, et nous ferons affirmer sous serment[226] que, dans l’arrangement intervenu entre mon père Thorir et Björn Höld, il a été formellement stipulé qu’Asgerd, fille de Björn et de Thora ; était de droit héritière de Björn, son père, et d’autre part, comme vous le savez vous-même, que vous lèveriez le bannissement prononcé contre Björn ; et ainsi tous les obstacles ont été écartés, qui autrefois s’opposaient à la conclusion d’un accord ».

Le roi ne répondit pas tout de suite à ses paroles. Alors Egil dit :

Önund prétend que mon épouse
Est née d’une esclave.
Cet homme prouve
Qu’il n’est qu’un égoïste.
Guerrier, j’ai une femme
Qui, par sa naissance, est en droit d’hériter.
Je peux le jurer. Écoute,
Homme riche, les clairs serments.

Là-dessus, Arinbjörn fit comparaître comme témoins douze hommes, tous personnages scrupuleusement choisis à cet effet, qui étaient au courant de la convention conclue entre Thorir et Björn et offraient de prêter serment à ce sujet devant le roi et les juges[227]. Les juges consentirent à recevoir leurs serments, pourvu que le roi ne fasse pas opposition. Le roi déclara qu’il ne voulait pas y intervenir, soit en le permettant, soit en l’interdisant[228]. Alors Gunnhild, la reine, prit la parole et dit : « Je m’étonne, ô roi, que tu laisses Egil, ce grand personnage[229], compliquer toutes les affaires qui te sont soumises. Tu ne trouverais rien à lui objecter, j’imagine, quand même il te réclamerait l’autorité royale ? Mais, si même tu refuses de donner un avis qui soit à l’avantage d’Önund, je ne tolérerai néanmoins pas qu’Egil foule ainsi aux pieds mes amis et qu’il dépouille injustement Önund de son bien. Où es-tu donc, Askmad[230] ? Vas occuper, avec ta suite, la place où siègent les juges et ne souffre pas que l’on commette une pareille injustice ! »

Sur ces mots, Askmad et les gens de son entourage firent irruption dans l’enceinte, rompirent le « Vebönd », renversèrent les piquets et expulsèrent le tribunal[231]. Il se produisit alors un grand tumulte au thing ; mais les assistants étaient tous sans armes.

Alors Egil s’écria : « Est-ce que Bergönund écoutera ce que je vais dire ? »

« J’écoute, » dit celui-ci.

« Je te provoque donc en duel, » reprit Egil, « et nous nous battrons ici, au thing ; celui-là aura les propriétés en question, terres et biens meubles, qui restera vainqueur. Si tu n’oses point, tout le monde aura le droit de te proclamer infâme[232] ».

Alors le roi Eirik répondit : « Si tu es tellement désireux de te battre, Egil, nous allons t’en offrir l’occasion ».

Egil riposta : « Je ne veux pas me battre contre toi ni contre des adversaires supérieurs en nombre ; mais devant des forces égales si l’on m’accorde cette condition je ne me déroberai point, et je ne ferai pas non plus de distinction entre les personnages. »

Arinbjörn intervint : « Quittons ces lieux », dit-il, « cette fois-ci nous ne ferons ici rien dont nous puissions tirer profit. » Sur ces mots il s’éloigna, suivi de tous ses compagnons.

Egil, en ce moment, revint sur ses pas et s’écria : « Je te prends à témoin, Arinbjörn, et toi, Thord, et tous ceux qui sont à même d’entendre mes paroles, vassaux et hommes de loi et toute l’assistance, que je frappe d’interdiction toutes les terres qui ont appartenu à Björn, avec défense de les exploiter et d’en tirer profit. Je le défends à toi, Bergönund, et à toutes autres personnes, indigènes ou étrangers, qu’elles soient de haute naissance ou de basse extraction ; et quiconque le fait, je le déclare coupable de violer les lois et les droits du pays et je le voue à la colère des dieux. »

Là-dessus, il s’en alla avec Arinbjörn. Ils rejoigrirent leurs embarcations en franchissant une colline qui, du thing, empêchait de voir les bateaux.

En arrivant à son bateau, Arinbjörn dit : « Tout le monde a pu constater de quelle manière l’assemblée a été dissoute et que nous n’avons pas obtenu justice. Mais le roi est fortement irrité et je m’attends à ce qu’il nous cause des désagréments, s’il en trouve l’occasion. Je désire donc que chacun de nous regagne son bateau et rentre chez soi. »

Ensuite, il dit à Egil : « Remonte maintenant sur ton bateau avec tes compagnons de route ; éloignez-vous et mettez-vous en garde, car il est à prévoir que le roi essayera de se rencontrer avec vous. Venez me trouver plus tard ; nous verrons quel arrangement peut se faire entre vous et le roi. »

Egil se rendit à ces conseils. Il monta à bord de son « scute » avec trente hommes et ils s’éloignèrent à la hâte. Le bateau était particulièrement rapide. Une quantité d’autres embarcations appartenant à Arinbjörn, voiliers et vaisseaux à rames, quittèrent le port. Mais le « long bateau » d’Arinbjörn partit le dernier, parce qu’il était très difficile à manœuvrer à la rame. Le « scute » d’Egil eut vite fait de prendre le large. Alors Egil dit cette strophe :

Le fils de Thyrnifot[233], ce menteur,
Cet accapareur d’héritages, me retient mon bien.
Je saurai braver ses menaces
Et ses paroles traîtresses.
Je lui ferai payer son rapt,
À ce généreux propriétaire,
Quand je l’atteindrai quelque part.
Nous voguions sur les flots[234].

Egil poursuivi par le roi Eirik.

Le roi Eirik avait entendu les dernières paroles qu’Egil, en guise de conclusion, avait prononcées au thing, et il en fut très vexé. Mais comme tout le monde était venu sans armes à l’assemblée, il ne songea pas à l’attaquer. Il enjoignit à tous ses hommes de regagner les bateaux, et ils obéirent à ses ordres. Ensuite il convoqua une réunion particulière et fit connaître ses projets. « Nous allons maintenant enlever les tentes de nos vaisseaux ; je veux poursuivre Arinbjörn et Egil. Je désire aussi vous faire savoir que je veux mettre à mort Egil, si nous le rejoignons, et que je ne ferai grâce à aucun de ceux qui feront mine de résister. »

Là-dessus, ils s’en allèrent au bateau, firent leurs apprêts avec toute la hâte possible, poussèrent l’embarcation en mer et ramèrent vers l’endroit où avaient été amarrés les vaisseaux d’Arinbjörn. Ensuite, le roi fit prendre la direction du nord, à travers le détroit. Arrivés dans les eaux du Sogn, ils aperçurent la troupe d’Arinbjörn pénétrant avec le « long bateau » dans le Saudungssund. Le roi se dirigea de ce côté et y rencontra le vaisseau d’Arinbjörn. Il s’en approcha aussitôt et, interpellant les navigateurs, il leur demanda si Egil se trouvait à bord.

Arinbjörn répondit : « Il n’est pas sur mon bateau. D’ailleurs, ô roi, vous pourrez le constater tout de suite ; il n’y a ici à bord que des personnes que vous devez connaître. Il ne se cache pas non plus dans le fond, sous les planches, et vous auriez beau le chercher. »

Le roi demanda à Arinbjörn ce qu’il avait appris en dernier lieu concernant Egil. Il lui répondit que celui-ci se trouvait sur un « scute » avec trente hommes et qu’il faisait route avec eux dans la direction de Steinsund.

Les gens du roi avaient remarqué que de nombreux vaisseaux se dirigeaient vers le Steinsund. Le roi leur ordonna de pénétrer dans le détroit même pour se porter ainsi à la rencontre d’Egil.

Il y avait, faisant partie de la suite du roi, un homme du nom de Ketil. Il dirigeait la navigation du bateau que le roi commandait en personne. Ketil était de grande taille et avait un bel extérieur. Il était proche parent du roi, et l’on prétendait généralement que les deux se ressemblaient. Egil, avant son départ pour le thing, avait fait mettre à flot et charger de marchandises son bateau de commerce. Maintenant, il se rendait à l’endroit où son bateau se trouvait amarré et monta à bord avec ses hommes. Quant au « scute », au moyen d’une perche, ils l’amenèrent entre le rivage et le bateau et posèrent les rames dans les chevilles. Or, le lendemain, à la première heure du jour, les gens qui étaient de garde remarquèrent de grands vaisseaux qui faisaient route dans leur direction. Egil, à cette nouvelle, se leva ; il se rendit compte aussitôt qu’on venait les attaquer. Il y avait là six « longs bateaux » qui s’avançaient sur eux. Egil, alors, ordonna de sauter tous dans le « scute ». Il y transporta les deux coffres que le roi Adalstein lui avait confiés et dont il ne se séparait jamais. Ils se lancèrent dans l’embarcation, s’armèrent à la hâte et s’avancèrent à coups de rames entre le rivage et un des voiliers ennemis, celui qui passait le plus près de la côte. C’était le vaisseau du roi Eirik. Comme tout cela s’était fait précipitamment et qu’il faisait à peine jour, les bateaux s’abordèrent, et, dès que les parties surélevées se trouvèrent face à face, Egil brandit sa lance et frappa en pleine poitrine l’homme qui était assis au gouvernail. C’était Ketil Haud. Aussitôt, le roi donna l’alarme et ordonna de poursuivre Egil. Au moment où les vaisseaux du roi et le bateau de commerce glissaient côte à côte, les hommes d’Eirik se précipitèrent sur ce dernier, et ceux des compagnons d’Egil qui étaient restés en arrière pour ne pas avoir sauté dans le « scute », furent tués tous, à mesure qu’on les atteignait. Quelques-uns gagnèrent le rivage. Dix hommes de l’entourage d’Egil y trouvèrent la mort. Quelques vaisseaux donnèrent la chasse à Egil ; d’autre part, on pilla le bateau de commerce. On emporta tout ce qui se trouvait à bord et l’on brûla le bateau. Quant à ceux qui poursuivaient Egil, ils y mirent tous leurs efforts, deux hommes manœuvrant chaque rame. Il ne leur manquait pas de personnel à bord, alors qu’Egil n’avait qu’un équipage réduit. Ils étaient alors dix-huit dans le « scute ». La distance entre les adversaires diminuait. Plus loin, enserré entre plusieurs îles, il y avait un passage guéable sans grande profondeur. C’était au moment de la marée basse. Egil et les siens poussèrent leur embarcation dans ce détroit peu profond. Mais les voiliers ne pouvaient y pénétrer, et là les ennemis se séparèrent. Le roi rebroussa chemin dans la direction du sud, tandis qu’Egil se porta vers le nord pour rejoindre Arinbjörn. Alors Egil dit cette strophe :

Le vigoureux guerrier
Vient d’abattre
Dix hommes de notre troupe.
Moi, j’ai échappé au désastre.
La lance épaisse,
Envoyée par ma main,
S’enfonça au beau milieu
Des côtes courbées de Ketil.

Egil, rencontrant Arinbjörn, lui raconta ce qui venait de se passer. Arinbjörn avoua qu’il ne s’attendait à rien de meilleur à propos de ses démêlés avec le roi Eirik. « Toutefois, tu ne seras privé de rien, Egil ; je remplacerai ton bateau et t’en donnerai un autre, pour que tu fasses, dans de bonnes conditions, le voyage en Islande. »

Asgerd, l’épouse d’Egil, avait vécu à la maison d’Arinbjörn, depuis le jour de leur départ pour le thing. Arinbjörn procura à Egil un bateau capable d’affronter la mer et le fit charger de bois de construction. Sur ce bateau, Egil gagna la haute mer avec un équipage d’environ trente hommes, après avoir pris congé d’Arinbjörn en toute amitié. Alors Egil dit :

Que les dieux et Odin se mettent en colère !
Qu’ils pourchassent le roi
Et lui fassent expier ainsi
Le rapt de mes biens !
Protecteur du pays, fais fuir de ses terres
L’oppresseur du peuple !
Que Frey et Njörth poursuivent de leur haine
L’ennemi des gens, le profanateur des sanctuaires[235] !<

57.

Mort du roi Harald.
Rapports de Bergönund avec Frodi.

Harald à la Belle Chevelure, sentant la vieillesse venir, appela ses fils au pouvoir en Norvège et, au-dessus de tous, il plaça Eirik comme roi suprême. Après avoir régné pendant soixante-dix ans[236], il remit donc le gouvernement entre les mains de son fils Eirik. À cette époque, Gunnhild donna naissance à un fils. Le roi Harald l’aspergea d’eau[237], lui donna son nom et stipula qu’il serait roi après la mort de son père, s’il lui était donné de vivre jusque-là[238]. Ensuite il prit son repos, séjournant très souvent soit au Rogaland, soit au Hördaland. Trois hivers plus tard, il mourut au Rogaland et on éleva sur sa tombe un tertre funéraire près du Haugasund.

Après la mort de Harald, de graves dissensions éclatèrent entre ses fils. Les habitants de Vik proclamèrent Olaf roi, ceux de Thrandheim choisirent Sigurd[239]. Mais Eirik tua ses deux frères à Tunsberg, un an après la mort du roi Harald. L’époque à laquelle le roi Eirik quitta le Hördaland avec son armée, se portant vers l’est, du côté de Vik, pour combattre ses frères, correspond à l’été même au commencement duquel Egil et Bergönund se trouvèrent engagés dans un procès devant le Gulathing et où se passèrent les événements rapportés plus haut. Alors que le roi partait en expédition, Bergönund resta chez lui, dans sa propriété, parce qu’il jugeait dangereux d’abandonner sa ferme, aussi longtemps qu’Egil n’aurait pas quitté le pays. Son frère Hadd demeurait auprès de lui.

Frodi était le nom d’un parent que le roi Eirik avait élevé. C’était un très bel homme, de taille robuste malgré son jeune âge. Le roi Eirik l’avait préposé à la protection d’Önund. Frodi s’était installé, avec une escorte, à Alrekstad, dans une métairie royale. — Rögnvald était le nom d’un fils du roi Eirik et de Gunnhild ; il avait alors dix ou onze hivers. C’était un très beau jeune homme, et qui donnait de belles espérances. Il vivait chez Frodi à l’époque où ces faits se passèrent. — Avant d’entamer la campagne dont il est question, le roi Eirik proclama Egil proscrit dans toute l’étendue de la Norvège, et n’importe qui pouvait le tuer. Arinbjörn prit part à l’expédition organisée par le roi. Mais avant le départ de son ami, Egil avait gagné la haute mer et mis le cap sur un endroit éloigné appelé Vitar[240], au delà de Aldi. C’était à l’écart de la grande voie de navigation. Là vivaient des pêcheurs, et l’on y trouvait facilement l’occasion de savoir ce qui se passait. Ayant appris que le roi l’avait déclaré proscrit, Egil dit ces vers :

Le violateur des lois lui-même
M’a condamné à de longs détours.
La femme du guerrier
Est l’instigatrice du fratricide[241].
C’est à Gunnhild que je dois cet exil.
Terribles sont ses dispositions.
Encore une fois, je h’ésiterai point
Et je prendrai ma revanche de sa mauvaise foi.

Le temps était calme. La nuit, le vent soufflait des montagnes ; pendant le jour, c’était la brise de mer. Un soir, Egil mit à la voile et prit le large, tandis que les pêcheurs, qui avaient été chargés d’épier les allées et venues d’Egil, regagnaient à la rame l’intérieur des terres. Ils en savaient assez pour dire qu’Egil avait quitté la côte pour prendre la haute mer et qu’il se trouvait au loin. Ils firent parvenir cette information à Bergönund. Mis au courant de ces faits, celui-ci congédia tous ceux que, par mesure de précaution, il avait réunis jadis autour de lui. Il pénétra jusqu’à Alrekstad et fit venir Frodi auprès de lui, car il avait dans sa demeure beaucoup de bière. Frodi se rendit à l’invitation et emmena quelques hommes avec lui. Ils organisèrent de brillants festins et furent d’humeur fort joyeuse. Il n’existait plus aucun sujet de crainte.

Rögnvald, le fils du roi, possédait un petit bateau monté par six rameurs et peint jusqu’à la ligne de flottaison. Il avait avec lui dix ou douze compagnons qui ne le quittaient jamais. Dès que Frodi fut parti, Rögnvald monta à bord du petit bateau et se dirigea, avec onze de ses hommes, sur Herdla, une vaste métairie royale administrée par un personnage du nom de Skeggthorir. C’est là que Rögnvald avait été élevé pendant son enfance. Thorir accueillit amicalement le fils du roi, et l’on ne se fit pas faute de boire copieusement.

Mort de Bergönund et de Rögnvald.

Egil mit à la voile pendant la nuit, ainsi qu’il a été dit plus haut. Au point du jour, le vent tomba et le temps devint calme. Quelques nuits durant, ils se laissèrent ballotter au gré des vagues ; mais, lorsque la brise de mer se leva, Egil dit à son équipage : « Maintenant, nous allons cingler vers la côte, car je ne vois pas bien clairement où nous pourrons aborder, si un violent vent de mer nous surprend ; presque partout, nous avons à craindre qu’on nous cherche misère. »

Les matelots demandèrent à Egil de leur indiquer la route à suivre. Ensuite, ils déployèrent les voiles et s’engagèrent entre les récifs de Herdla. Ils y trouvèrent une place favorable pour aborder et dressèrent les tentes sur le bateau pour y passer la nuit. Ils avaient une petite barque attachée au bateau. Egil y monta avec deux hommes, rama pendant la nuit vers l’intérieur jusqu’à Herdla et envoyą un émissaire dans l’île pour savoir ce qui s’y passait. Celui-ci, en redescendant au bateau, raconta que dans la ferme se trouvait Rögnvald, le fils du roi, avec ses compagnons. « Ils étaient occupés à festoyer. J’ai accosté un des habitués de la maison ; il était pris de boisson, et il disait qu’ici on ne buvait pas moins que chez Bergönund, bien que Frodi assistât au festin avec quatre de ses camarades. » Il déclara que, en dehors de Frodi et de ses amis, il n’y avait là d’autres personnes que celles de la maison.

Là-dessus, Egil retourna au bateau, fit lever les hommes et prendre les armes. Ces préparatifs terminés, on mit l’embarcation à l’ancre à quelque distance du rivage. Egil la fit garder par douze hommes ; lui-même monta dans la barque avec dix-sept rameurs et pénétra avec eux dans le détroit. Ils prirent leurs mesures pour atteindre Fenhring dans la soirée et s’engagèrent dans une baie dissimulée.

Alors Egil dit : « Je vais monter seul dans l’île et l’explorer pour voir ce que j’y découvre ; vous autres, vous m’attendrez ici. »

Egil avait les armes qu’il portait habituellement : le casque et le bouclier, l’épée à la ceinture, à la main une épée-lance. Il s’avança donc dans l’île, suivant la lisière d’une forêt. Par-dessus le casque, il avait jeté une cape. Il arriva à un endroit où il y avait quelques domestiques qu’accompagnaient de grands chiens de pâtre. Il lia conversation avec eux et leur demanda d’où ils étaient et pour quelles raisons ils se tenaient là, avec d’aussi grands chiens.

Ils répondirent : « Il faut croire que tu ne sors jamais de chez toi pour ne pas avoir appris que dans cette île se tient un ours, un terrible malfaiteur ; il tue les gens et les bêtes et sa tête est mise à prix. Chaque nuit, nous surveillons ici, à Aski, notre bétail enfermé dans des enclos. Mais pourquoi te promènes-tu en armes pendant la nuit ? »

Egil dit : « Moi aussi, j’ai peur de l’ours, et peu de gens, je pense, sortent maintenant sans être armés. L’ours m’a longtemps harcelé cette nuit. Tenez, voilà qu’on l’aperçoit ; il est là, dans la saillie de la forêt. Est-ce que tout le monde dort dans la ferme ? »

Un des domestiques répondit que Bergönund et Frodi devaient encore être en train de boire. « Ils font cela des nuits entières. ».

« Alors dites-leur, » reprit Egil, « où est l’ours ; moi, je m’empresse de rentrer chez moi. »

Il s’éloigna donc, pendant que le domestique courait à la ferme et entrait dans la salle où l’on buvait. Il se faisait que tout le monde était allé coucher, sauf les trois, Önund, Frodi et Hadd. Le domestique leur dit où était l’ours. Ils saisirent leurs armes, suspendues à côté d’eux, se précipitèrent dehors et coururent vers la forêt. Celle-ci s’avançait en saillies et certains endroits étaient couverts de broussailles. Le domestique leur indiqua dans quelles parties des broussailles l’ours s’était montré. Voilà qu’ils virent des branches remuer et ils en conclurent que l’ours devait se trouver là. Alors Bergönund engagea Hadd et Frodi à aller se poster en toute hâte entre le fourré et la grande forêt et veiller à ce que l’ours n’approchất de la forêt. Bergönund s’élança vers le fourré. Il portait un casque et un bouclier, une épée à la ceinture et la lance à la main. C’était Egil qui se dissimulait là, dans les broussailles, et non pas un ours. En voyant où se tenait Bergönund, il tira l’épée. À la poignée était fixé un anneau qu’il se glissa dans le bras, laissant pendre l’arme. Ensuite, il s’empara de la lance et se précipita au-devant de Bergönund qui, à cette vue, accéléra sa course en présentant prestement le bouclier. Avant de prendre contact, ils jetèrent la lance l’un contre l’autre. Egil se couvrit de son bouclier en l’inclinant de manière que l’arme glissa dessus et s’enfonça dans le sol. Mais sa propre lance frappa au centre le bouclier de son adversaire, pénétra au travers de toute la longueur de la lame et resta plantée dedans. Pour Önund, le bouclier devenait lourd à porter. Egil alors mit prestement la main à la poignée de son épée. Önund aussi se disposa à tirer la sienne. Il ne l’avait pas tirée à mi-longueur qu’Egil lui porta un coup qui le jeta par terre. Resaisissant vivement son épée, il s’acharna sur Önund et faillit lui trancher la tête. Là-dessus, il retira la lance hors du bouclier. Hadd et Frodi, voyant Önund couché par terre, accoururent. Egil se porta à leur rencontre. Jetant sa lance sur Frodi, il lui transperça le bouclier et la poitrine. La pointe sortit par le dos et Frodi aussitôt tomba mort à la renverse. Alors Egil saisit son épée et se précipita sur Hadd qui tomba avant qu’ils eussent échangé des coups nombreux.

Arrivèrent ensuite les domestiques à qui Egil dit : « Veillez ici sur votre maître Önund et sur ses amis, de crainte que les bêtes sauvages ou les oiseaux ne déchirent leurs cadavres. »

Egil poursuivit son chemin. Il marchait depuis peu, lorsqu’il vit onze de ses camarades venir à sa rencontre — six gardaient le bateau — lui demandant ce qu’il venait de faire. Il répondit :

Trop longtemps j’ai supporté le tort qui m’est fait —
Autrefois cependant,
Je défendais plus énergiquement
Mes biens contre cet homme —
Avant de causer à Bergönund
Les blessures dont il est mort.
J’ai arrosé la terre
Du sang de Hadd et de Frodi.

« Retournons maintenant à la ferme, » continua-t-il, « conduisons-nous en hommes de guerre, tuons tous ceux que nous saisissons et emportons tout ce dont nous pouvons nous emparer. »

Ils dirigèrent donc leurs pas vers la ferme, firent irruption dans l’habitation et y tuèrent quinze ou seize hommes. Quelques uns parvinrent à s’échapper. Ils pillèrent tout le domaine et détruisirent ce qu’ils ne pouvaient emporter. Quant au bétail, ils l’emmenèrent au rivage, l’abattirent et en chargèrent sur la barque autant qu’elle pouvait contenir. Là-dessus, ils se remirent en route et ramèrent hors du détroit. Egil, en ce moment, était surexcité au point que personne n’osait lui adresser la parole. Il était assis au gouvernail de la barque. En sortant de la baie pour se diriger sur Herdla, ils virent arriver au-devant d’eux, dans le petit bateau peint, Rögnvald, fils du roi, et deux de ses camarades. Ceux-ci, ayant appris que le bateau d’Egil mouillait devant les récifs de Herdla, eurent l’idée de renseigner Önund sur le voyage d’Egil. Mais ce dernier reconnut leur bateau dès qu’il l’aperçut. Il s’avança tout droit sur lui. Au moment de la rencontre, la pointe du « scute » vint heurter un des flancs du bateau et le fit pencher à tel point que l’eau s’y engouffra par le bord opposé et le remplit. Egil y monta précipitamment, la lance à la main, et donna ordre à ses gens de ne laisser échapper vivant aucun de ceux qui se trouvaient à bord. Ce fut chose facile, car il n’y eut aucune résistance. Tous furent massacrés ; pas un seul n’échappa. Ainsi périrent tous les trois, Rögnvald et ses deux compagnons de route. Egil et les siens se dirigèrent à coups de rames vers l’île de Herdla. Alors Egil dit cette strophe :

Nous avons affronté la lutte. J’ai rougi l’épée
Dans le sang du fils de Blodöx —
Qui prend plaisir aux combats et de Gunnhild.
Je ne me suis guère préoccupé de leur fureur,
Qui n’empêcha point treize hommes
De trouver la mort là, sur le bateau peint.
Le guerrier, dans son emportement,
Accomplit de la besogne.

Egil prononce la malédiction sur Eirik et Gunnhild.
Le bâton d’infamie.

Dès leur arrivée à Herdla, Egil et ses hommes coururent tout armés à la ferme. Thorir et les gens de sa maison, les voyant venir, s’empressèrent de fuir. Tous ceux qui pouvaient marcher, hommes et femmes, se sauvèrent. Egil et les siens firent main basse sur tout ce dont ils parvinrent à s’emparer et regagnèrent le bateau. Après une courte attente, un vent propice souffla des terres. Ils prirent leurs dispositions en vue du départ et, quand ils furent prêts à mettre à la voile, Egil monta dans l’île.

Il prit en mains une perche de coudrier et escalada un rocher proéminent d’où il put jeter les regards sur la région. Ensuite, saisissant une tête de cheval, il la planta sur la perche et prononça les paroles consacrées en disant : « Ici, je dresse un bâton d’infamie et j’envoie cette insulte à l’adresse du roi Eirik et de la reine Gunnhild. » Tournant la tête de cheval du côté des terres, il continua : « Je lance cette malédiction à la face des génies tutélaires qui habitent cette région, afin qu’ils errent tous à l’aventure et ne trouvent le repos dans leur patrie avant d’avoir chassé du pays le roi Eirik et Gunnhild. » Sur ces mots, il enfonça la perche dans une crevasse de rocher et l’y laissa plantée. Il tourna la tête de cheval vers l’intérieur du pays et tailla dans la perche des runes qui redisaient toutes les paroles de son imprécation[242].

Cela fait, Egil rejoignit le bateau. On hissa les voiles et l’on gagna la haute mer. Le vent se mit à souffler plus fort ; le temps devint âpre et propice et la vaste embarcation vogua sur les flots. Alors Egil dit :

Terrible et sans relâche, le souffle furieux de la tempête,
De son ciseau mordant travaille
Les flots glacés, devant la proue,
Sur le chemin que parcourt le bateau.
Le vent glacial, sans ménagement,
Assaille l’embarcation
Par des coups impétueux,
Par-dessus l’étrave et le beaupré.

Ils firent donc voile vers la haute mer. La traversée fut heureuse et ils pénétrèrent dans le Borgarfjord. On dirigea le bateau vers une place de débarquement et l’on mit pied à terre. Egil regagna sa patrie de Borg, tandis que ses matelots se procuraient un abri quelconque, Skallagrim, à ce moment, devenait vieux et l’âge le rendait caduc[243], et Egil prit en main l’exploitation et l’administration de la ferme.

58.

Mort et funérailles de Skallagrim.

Il y avait un homme du nom de Thorgeir. Il avait épousé Thordis, fille d’Yngvar, sœur de Bera, qui était la mère d’Egil. Thorgeir habitait à Lambastad[244], au delà d’Alptanes. Il était venu en Islande avec Ingvar. C’était un homme riche et très estimé des gens. Le fils de Thorgeir et de Thordis était Thord qui, depuis la mort de son père, habitait à Lambastad, à l’époque où Egil revint en Islande. Un jour d’automne, peu de temps avant l’hiver, Thord se rendit à cheval dans l’intérieur, à Borg. Il y rencontra son parent Egil et l’invita chez lui à un festin en vue duquel il avait fait brasser de la bière. Egil promit de s’y rendre. On convint d’un délai d’une semaine environ. Lorsque ce temps fut passé, Egil s’apprêta pour le voyage, en même temps qu’Asgerd, sa femme. Ils étaient en tout dix ou douze. Quand Egil fut prêt à partir, Skallagrim sortit avec lui, l’embrassa avant de le laisser monter à cheval et lui dit : « Tu tardes, me semble-t-il, Egil, à me remettre le trésor que m’a envoyé le roi Adalstein. Qu’as-tu l’intention de faire de cet argent ? »

Egil répondit : « As-tu grand besoin d’argent, père ? Je ne le savais pas. Dès que j’apprends qu’il t’en faut, je t’en procurerai. Cependant, je sais que tu as encore en ta garde une caisse ou deux remplies de métal précieux. »

« Si je ne me trompe, » reprit Skallagrim, « tu t’es sans doute déjà attribué ta part de nos biens meubles ; tu ne trouveras donc pas à redire si, du bien que j’ai sous ma garde, je fais l’usage qui me convient. »

Egil dit : « Je crois que tu ne songes nullement à m’en demander l’autorisation, car, quoi que je te dise, tu agiras selon ta volonté. »

Sur ces mots, Egil partit et se rendit à cheval à Lambastad. Il y reçut un accueil bienveillant et amical, et devait y rester trois nuits. Ce même soir où Egil avait quitté la maison paternelle, Skallagrim se fit seller un cheval et partit de chez lui au moment où les autres allaient dormir. En s’en allant, il emportait un vaste coffre entre les genoux, et sous l’aisselle il tenait un chaudron en cuivre. À en croire ce que l’on a prétendu dans la suite, il descendit l’un des objets ou les deux dans un marécage appelé Krumskelda et les recouvrit d’une large dalle en pierre. Skallagrim revint à la maison vers minuit, entra dans sa chambre et se coucha sans ôter ses vêtements. Le lendemain, au point du jour, les gens, en s’habillant, trouvèrent Skallagrim assis sur le devant de sa couche. Il était mort et déjà tellement raide que, malgré tous les efforts, on ne parvint ni à le soulever, ni à redresser ses membres. Vite on fit monter un homme à cheval. Il courut au grand galop jusqu’à Lambastad, où il alla trouver Egil sans tarder pour lui faire part de cette nouvelle. Egil alors s’habilla, prit ses armes et rentra à Borg dans la soirée. Sitôt qu’il fut descendu de cheval, il pénétra dans l’annexe qui entourait la salle du foyer et par où des portes donnaient accès vers les locaux intérieurs. Egil s’avança dans l’appartement, saisit Skallagrim par les épaules, le redressa en arrière avec effort, l’étendit sur le parquet et lui rendit les derniers devoirs. Ensuite, il fit prendre les outils d’enterrement et démolir la paroi du côté sud. Cela fait, il prit Skallagrim en dessous de la tête ; d’autres le saisirent par les pieds. Ils le portèrent, la tête en avant, à travers la salle, sortirent par la brèche qui venait d’être percée dans la paroi et, sans faire halte, le descendirent jusqu’à Naustanes. Une tente fut élevée sur lui pour la nuit. Le lendemain matin, à marée haute, Skallagrim fut déposé dans un bateau et amené à coups de rames à Digranes. Egil fit construire un tertre funéraire à l’extrémité du promontoire. C’est là que Skallagrim fut enseveli et, avec lui, son cheval, ses armes et ses outils de forge. On ne dit pas si d’autres objets mobiliers ont été déposés auprès de lui dans la tombe[245]. Egil recueillit la succession consistant en terres et biens meubles, et dès lors administra le domaine. Chez Egil habitait Thordis, fille de Thorolf et d’Asgerd.

59.

Egil retrouve en Angleterre le roi Eirik Blodöx.

Le roi Eirik régnait en Norvège depuis un an, après la mort de son père, le roi Harald, lorsque Hakon Adalsteinfostri[246], deuxième fils de Harald, arriva d’Angleterre en Norvège. C’était l’été même où Egil, fils de Skallagrim, était parti pour l’Islande. Hakon se rendit à Thrandheim, dans le nord, et y fut proclamé roi. Pendant l’hiver, Eirik et lui furent, tous les deux, rois en Norvège. Mais dès le printemps suivant, ils rassemblèrent chacun une armée. Hakon recruta des troupes beaucoup plus nombreuses. Eirik alors, ne voyant d’autre moyen de salut que la fuite, quitta le pays avec Gunnhild, sa femme, et leurs enfants. Le hersir Arinbjörn était le frère de lait du roi Eirik et le père nourricier de son fils. C’était, de tous les vassaux, celui que le roi affectionnait le plus. Il l’avait nommé chef de tout le district de Firdafylki. Arinbjörn accompagna le roi à l’étranger. Ils prirent la mer, se dirigèrent vers l’ouest et arrivèrent aux Orkneyjar où Eirik maria sa fille Ragnhild au jarl Arnfinn[247]. Ensuite, il prit avec sa troupe la direction du sud, côtoya l’Écosse et s’y livra au pillage. De là, il mit le cap sur l’Angleterre où il pilla de même. À cette nouvelle, le roi Adalstein rassembla ses troupes et se porta à sa rencontre. Au moment de prendre contact, ils conclurent entre eux un accord en vertu duquel le roi Adalstein cédait à Eirik le gouvernement du Nordimbraland, et celui-ci acceptait de défendre le royaume d’Adalstein contre les Écossais et les Irlandais. Adalstein avait rendu l’Écosse tributaire après la mort du roi Olaf[248]  ; mais ce peuple se montra, à maintes reprises, traître envers lui. Le roi Eirik avait sa résidence habituelle à Jorvik[249]. On rapporte que Gunnhild pratiquait la magie et qu’elle avait jeté un sort ne permettant pas à Egil, fils de Skallagrim, de trouver le repos en Islande avant qu’elle ne l’eût revu.

L’été où Hakon et Eirik s’étaient disputé la souveraineté en Norvège, il fut interdit d’entreprendre un voyage de Norvège vers n’importe quel autre pays ; aussi, pendant cet été, il n’arriva ni bateau ni nouvelle de Norvège en Islande. Egil, fils de Skallagrim, était installé dans son domaine. Mais le second hiver qu’il vécut à Borg après le décès de son père, il devint d’humeur sombre et plus l’hiver avançait, plus sa mélancolie s’accentuait. L’été venu, il manifesta le désir d’apprêter son bateau en vue de faire, pendant cette saison, un voyage à l’étranger. Il engagea donc des matelots et se proposa de cingler vers l’Angleterre. Ils étaient trois cents dans le bateau. Asgerd restait à la maison et surveillait la ferme. Egil se proposait d’aller trouver le roi Adalstein pour obtenir l’exécution de la promesse que ce dernier lui avait faite le jour où ils s’étaient quittés[250]. Les préparatifs traînèrent en longueur. Au moment de prendre la mer, le vent lui fut contraire ; l’automne s’annonçait et les tempêtes sévissaient plus fort. On côtoya les Orkneyjar au nord. Egil ne voulait pas y aborder, parce qu’il avait dans l’idée que l’autorité d’Eirik s’étendait sur tout le territoire des îles. Ils firent donc voile vers le sud dans la direction de l’Écosse, luttant contre de fortes tempêtes et un vent défavorable. Sur les côtes d’Écosse, et tout le long du trajet jusqu’en Angleterre, ils eurent le vent en face.

Un soir, alors qu’il commençait à faire obscur, ils remarquèrent subitement, par un temps âpre, que, sur les deux côtés et devant eux, des vagues déferlaient sur des récifs. Ils n’eurent d’autre ressource que de s’approcher des terres, et c’est ce qu’ils firent. Ils avancèrent et atteignirent l’embouchure de la Humra[251], au moment où le naufrage se produisit. Tout l’équipage et la plus grande partie des biens furent sauvés ; mais il n’en fut pas de même du bateau, qui se trouva réduit en pièces. Ayant interpellé des gens, ils apprirent des choses qui parurent à Egil peu rassurantes, à savoir que le roi Eirik Blodöx vivait là avec Gunnhild, qu’ils détenaient le gouvernement du pays et qu’Eirik se trouvait non loin de là, dans la place forte de Jorvik. On lui fit savoir aussi que le hersir Arinbjörn était auprès du roi et qu’il jouissait de sa grande faveur. Quand il eut acquis la certitude de ce que l’on racontait, Egil se demanda ce qu’il fallait faire. Il n’entrevoyait guère d’espoir d’échapper, quand même il essayerait de se cacher et d’entreprendre sous un déguisement le long trajet qu’il faudrait faire pour sortir du royaume d’Eirik. Il était facilement reconnaissable pour quiconque l’apercevrait, et il jugeait qu’il serait peu digne de se voir arrêté au beau milieu de sa fuite. Mais il reprit courage et résolut de se procurer un cheval, la nuit même où il avait échoué là, et de se rendre immédiatement à la place forte. Il y arriva dans la soirée et entra aussitôt dans la place. Au-dessus du casque il avait jeté une cape et il était compètement armé. Il demanda où était située la demeure occupée par Arinbjörn. On la lui indiqua. Il s’y transporta et, arrivé devant la grande salle, il descendit de cheval et interpella un homme qui lui apprit qu’Arinbjörn était assis à la table du repas.

Egil dit : « Je voudrais, mon brave gaillard, que tu ailles dans la salle pour demander à Arinbjörn s’il préfère causer à l’intérieur ou au dehors avec Egil, fils de Skallagrim. »

L’homme répondit : « C’est pour moi une tâche facile que d’exécuter cet ordre. »

Il entra donc dans l’appartement et dit à voix haute : « Il vient d’arriver ici, devant l’entrée, un homme grand comme un géant ; il m’a prié d’entrer et de demander si vous voulez parler à Egil, fils de Skallagrim, soit à l’extérieur, soit dans la maison même. »

Arinbjörn dit : « Va et dis-lui d’attendre au dehors ; il n’aura pas besoin de patienter longtemps. »

L’homme obéit aux ordres d’Arinbjörn ; il sortit et rapporta la réponse qu’on lui avait faite. Arinbjörn fit enlever la table et se rendit au dehors avec toutes les personnes attachées à sa maison. Arrivé en présence d’Egil, il le salua et lui demanda pourquoi il était venu là.

En peu de mots, Egil lui raconta son voyage dans les grandes lignes — « et maintenant, si tu veux bien me rendre quelque service, tu vas examiner quel parti j’ai à prendre ».

« Avant de pénétrer dans cette enceinte, » reprit Arinbjörn, « as-tu rencontré, dans la place forte, l’une ou l’autre personne qui t’ait reconnu ? »

« Aucune, » dit Egil.

« Prenez vos armes ! » cria Arinbjörn à ses hommes.

On obéit. Lorsqu’ils furent armés, ils s’en allèrent avec tous les domestiques d’Arinbjörn vers la demeure royale. À leur arrivée devant la halle, Arinbjörn frappa à la porte et demanda qu’on ouvrît en disant qui était là. Le gardien de l’entrée livra passage aussitôt. Le roi était assis à table. Arinbjörn fit entrer douze hommes, parmi lesquels Egil et dix autres, « Maintenant, Egil, tu offriras ta tête au roi Eirik et tu te prosterneras à ses pieds ; moi, j’interpréterai ton affaire. »

Là-dessus, ils entrèrent. Arinbjörn s’avança devant le roi et le salua. Celui-ci lui rendit le salut et demanda ce qu’il voulait.

Arinbjörn dit : « J’amène un homme qui a fait un long chemin pour vous rendre visite et se réconcilier avec vous. C’est pour vous un grand honneur, seigneur, que vos ennemis, de leur plein gré, viennent de pays étrangers, ne pouvant se résoudre à supporter votre courroux, alors même que vous résidez loin d’eux. Agissez donc à l’égard de cette personne comme il sied à un gentilhomme ; ne lui refusez pas une bienveillante réconciliation, attendu qu’il vous a fait l’honneur si grand — on peut le constater — de franchir de vastes mers et d’accomplir un périlleux voyage loin de sa patrie et de ses propriétés. Nulle nécessité ne l’a poussé à se mettre en route, si ce n’est ses bonnes intentions à votre égard. »

En ce moment, le roi, se retournant, aperçut Egil qui dépassait les autres de la tête ; il le fixa du regard et dit : « Comment as-tu eu l’audace, Egil, d’oser te présenter devant moi ? La dernière fois, tu es parti d’ici dans des conditions telles que tu n’avais guère à espérer que je te fasse grâce. »

Alors Egil s’avança vers la table, se jeta aux pieds du roi et dit :

Je suis venu par le long chemin des flots,
Sur le bateau qui croise en mer,
Pour rendre visite au souverain
De la terre anglaise.
Aujourd’hui l’infatigable guerrier,
Mû par une hardiesse peu ordinaire,
A trouvé le valeureux parent lui-même
De la famille de Harald.

Le roi Eirik dit : « Je n’ai pas besoin d’énumérer les méfaits que tu as commis ; ils sont tellement nombreux et graves que chacun d’eux pris à part offre un motif suffisant pour que je ne te laisses pas t’en aller d’ici vivant. Tu n’as rien d’autre à espérer que de mourir en ces lieux. Sache avant tout que tu n’obtiendras de moi aucune réconciliation. »

Alors Egil dit : … (strophe perdue.)

Gunnhild prit la parole : « Pourquoi ne pas faire périr Egil tout de suite ? Ne te rappelles-tu donc pas, ô roi, ce qu’il a fait ? Il a tué tes amis, tes parents et finalement ton fils[252]. Il a insulté ta personne[253]. Où a-t-on jamais observé pareille attitude à l’égard d’un roi ? »

Arinbjörn répondit : « Si Egil a dit du mal du roi, il peut racheter cette faute par un panégyrique qu’on n’oubliera jamais. »

Gunnhild reprit : « Nous ne voulons pas entendre ses louanges. Roi, fais mener Egil dehors, et qu’on le tue ! Je ne veux ni écouter ce qu’il dit ni le voir. »

« Le roi, » dit alors Arinbjörn, « ne se laissera pas émouvoir par toutes tes infamies. Il ne fera pas tuer Egil à la faveur de la nuit, car un meurtre commis pendant la nuit est un assassinat. »

Le roi dit : « Il en sera, Arinbjörn, comme tu le désires. Egil vivra cette nuit ; prends-le avec toi dans ta maison et amène-le moi demain matin. »

Arinbjörn remercia le roi de ses paroles : « Nous avons l’espoir, seigneur, qu’à partir de ce jour, la situation d’Egil prendra une meilleure tournure. S’il s’est rendu gravement coupable envers vous, considérez d’autre part que vos parents lui ont infligé des pertes sensibles. Le roi Harald, votre père, a fait mourir Thorolf, cet homme éminent, le frère de son père, sur la calomnie de gens perfides, et sans aucune autre raison. Et vous, ô roi, vous avez violé la loi au préjudice d’Egil pour être agréable à Bergönund ; et qui plus est, vous en vouliez à la vie d’Egil ; vous lui avez tué des hommes, vous avez mis tous ses biens au pillage et, non content de cela, vous l’avez déclaré proscrit et vous l’avez chassé du pays. Or, Egil n’est pas un homme que l’on provoque en vain. Chaque fois qu’il s’agit de juger une personne, il faut considérer les circonstances. J’emmènerai donc Egil avec moi », ajouta-t-il, « et je le surveillerai chez moi pendant la nuit. »

Egil compose une « drapa » en l’honneur du roi Eirik.

Ainsi fut fait. Arrivés dans l’habitation particulière, tous deux montèrent dans une petite chambre de l’étage et discutèrent la situation. Arinbjörn parla en ces termes : « Le roi était fort surexcité, mais son humeur me semblait quelque peu calmée vers la fin de l’entretien. La bonne fortune va décider de ce qui arrivera. Gunnhild, je le sais, mettra tout en œuvre pour te perdre. Je vais donc te donner un conseil. Cette nuit tu veilleras et tu composeras un chant de louanges à l’adresse d’Eirik. Il me semble qu’il serait bon que cette poésie eût vingt strophes et que tu fusses prêt à la réciter demain matin, quand nous nous présenterons devant le roi. Ainsi fit Bragi[254], mon parent, lorsqu’il eut provoqué la colère de Björn, roi de Suède. Pendant une nuit, il composa, en son honneur, une drapa de vingt strophes pour racheter sa tête. Il se pourrait que nous eussions du succès auprès du roi et que par là tu réussisses à rentrer dans ses bonnes grâces. »

Egil répondit : « Je tenterai pareille démarche, puisque tu le veux ; mais je ne me sens guère les dispositions nécessaires pour chanter les louanges du roi Eirik. »

Arinbjörn l’engagea à en faire l’essai. Il s’en alla ensuite rejoindre ses hommes et continua, jusqu’à minuit, à boire avec eux. Alors il gagna sa chambre à coucher, et ses compagnons firent de même. Avant d’ôter ses vêtements, il monta à l’étage auprès d’Egil et demanda où il en était avec le poème. Egil avoua que rien n’était fait — « une hirondelle est venue se poser ici, sur le bord de la fenêtre ; elle gazouillait tout le temps et m’empêchait absolument de trouver le calme. »

Là-dessus, Arinbjörn s’en alla par la porte par où l’on pouvait atteindre le haut de la maison. Il s’assit près de la fenêtre de l’étage où l’oiseau était venu se poser auparavant, et il vit une sorcière[255] s’éloigner de l’habitation. Arinbjörn resta assis près de la fenêtre toute la nuit, jusqu’au point du jour. Pendant le temps où il se tenait là, Egil composa toute la drapa et l’avait si bien fixée dans la mémoire qu’il put la réciter le lendemain matin, quand il revit Arinbjörn. Ils attendirent que le moment fût venu pour se présenter devant le roi.

60.

La drapa « Höfudlausn » (rachat de la tête).

Suivant son habitude, le roi Eirik prit place à table en compagnie d’un grand nombre de convives. Arinbjörn, ayant appris la chose, se rendit avec toute son escorte en armes dans la résidence royale, là où le roi était assis à table. Il réclama l’autorisation d’entrer dans la halle, ce qui lui fut accordé. Egil y pénétra avec la moitié de ses suivants ; l’autre moitié stationnait au dehors, devant l’entrée. Arinbjörn salua le roi, qui l’accueillit aimablement. Il dit : « Voici venu Egil ; il n’a pas cherché à s’évader pendant la nuit. Nous voulons donc savoir, seigneur, quel sort lui sera réservé. Je n’attends que du bien de votre part. J’ai fait ce que la dignité commandait, en ne laissant passer aucune occasion d’agir et de parler en vue de rehausser votre gloire. De plus, j’ai quitté tout ce que je possédais, les parents et les amis que j’avais en Norvège et je vous ai suivi, alors que tous vos vassaux se sont séparés de vous ; et ce n’est que juste, attendu que sous maint rapport vous m’avez fait énormément de bien. »

Alors Gunnhild prit la parole : « Finis, Arinbjörn ; ne parle pas si longuement à ce propos. Tu as rendu de nombreux services au roi Eirik ; mais il t’en a amplement récompensé. Tu as, envers le roi, beaucoup plus d’obligations qu’à l’égard d’Egil. Tu ne dois pas insister pour qu’Egil, après tous les actes qu’il a commis, s’en aille d’ici et prenne congé du roi Eirik sans avoir reçu son châtiment. »

Arinbjörn reprit : « Si vous, le roi, et vous, la reine, êtes fermement résolus à ne conclure aucun accord avec Egil, le sentiment de l’honneur vous commande de lui garantir un délai, avec la faculté de s’en aller endéans la semaine pour chercher son salut. N’est-il pas venu ici de son plein gré pour vous rendre visite, dans l’espoir d’obtenir la paix ? Laissez-le donc partir et s’en remettre à la faveur du sort. »

Gunnhild répliqua : « Je puis voir par tes paroles, Arinbjörn, que tu es mieux disposé envers Egil qu’envers le roi. Si, pendant le délai d’une semaine, Egil pouvait s’en aller d’ici en paix, il arriverait dans l’intervalle chez le roi Adalstein. Aujourd’hui, Eirik ne peut plus se le dissimuler : tous les rois jouissent en ce moment d’un pouvoir supérieur au sien. Il n’y a pas longtemps, personne ne se serait imaginé que le roi Eirik n’aurait ni la volonté ni l’énergie de venger les affronts qu’il subit de la part de personnages comme Egil. »

Arinbjörn continua : « Il n’est personne qui proclamera Eirik plus puissant pour avoir fait périr un fils de bondi, venu de pays étranger, et qui s’est mis à sa discrétion. Si cependant le roi veut se grandir par ce moyen, je viendrai à son aide et je ferai en sorte que cet exploit paraisse digne de récits plus sensationnels. Egil et moi, nous nous prêterons mutuellement assistance, si bien que vous aurez à lutter à la fois contre nous deux. Tu achèteras chèrement, ô roi, la vie d’Egil, car nous devrons tous mordre la poussière, moi et les hommes de ma suite. J’étais loin de m’attendre de votre part à ce que vous préfériez m’envoyer à la mort plutôt que de faire grâce à un homme en faveur duquel j’intercède auprès de vous. »

Alors le roi dit : « Tu montres une ardeur bien grande, Arinbjörn, à venir à la rescousse d’Egil. C’est à contrecœur que je te causerai du mal, si les choses en arrivent au point que tu désires sacrifier ta vie plutôt que de voir tuer Egil. Assez de faits parlent contre Egil pour justifier la mesure, quelle qu’elle soit, que je prendrai à son égard. »

Sur ces paroles du roi, Egil s’avança au-devant de lui et se mit à réciter le poème. Il parla à voix haute, et aussitôt l’on fit silence.

HÖFUDLAUSN
(Rachat de la tête).

I.Je m’en allais par mer du côté de l’ouest[256],
Mais j’emportais avec moi
La mer de la poitrine d’Odin[257].
Voilà où en est ma situation.
J’ai poussé sur les flots mon bateau de chêne
À l’époque où la glace se rompit[258].
J’ai chargé sur la poupe de la barque de mon âme[259]
La part qui m’est échue en fait de poésie[260].

II.Le roi m’a offert l’hospitalité ;
Il est donc de mon devoir de le glorifier.
Ce qu’Odin m’a inspiré[261], je l’apporte
Sur la terre des Angles.
J’ai su proclamer la louange du seigneur,
Et certes je le couvre de gloire.
Je demande qu’il prête l’oreille,
Car c’est un panégyrique que j’ai composé.

III.Observe bien, ô prince,
Il convient qu’il en soit ainsi,
Comment je vais déclamer mon chant,
Si j’obtiens que l’on m’écoute.
La plupart des gens ont entendu dire
Ce que le chef d’armée a accompli ;
Mais Odin a vu
Où gisaient les cadavres des guerriers[262].


IV.Les épées avec fracas retentissaient
Contre le bord du bouclier.
Le combat faisait rage autour du prince.
Le prince se précipita dans la mêlée.
On y entendait alors
Le vacarme de la tempête des armes[263].
Un torrent de sang mugissait
Dans son cours impétueux.

V.Le jeu confus des lances
Se produisit à la bonne place
Pour les joyeuses bandes guerrières du roi,
Armées de leurs boucliers.
L’étendue des brisants,
Noyée dans le sang,
Frémissait de fureur
Sous les étendards de guerre.

VI.Les hommes s’abattirent
Sous le choc des lances.
Eirik, de ce fait,
Se couvrit de gloire.

VII.J’en raconterai davantage,
Si les gens font silence.
J’ai appris autres choses encore
À propos de ces expéditions.
L’acharnement des princes
Multipliait les blessures.
Les lames s’ébréchaient
Contre les bords bleus des boucliers.

VIII.On faisait retentir
L’épée contre l’épée.
Le ciseau des blessures mordit
Je veux dire la pointe du glaive.
J’ai appris que l’acier glacé de la ceinture[264]
Coucha par terre
Les chênes d’Odin[265]
Au cours de la joute guerrière.


IX.Il se produisit un assaut de pointes de lances
Et une collision de tranchants d’épées.
Eirik, de ce fait,
Se couvrit de gloire.

X.Le prince rougissait la lance.
Les corbeaux affluaient.
Le javelot ravissait la vie.
Les dards ensanglantés volaient.
Le destructeur des Écossais
Offrait de la pâture[266] au coursier de la géante[267].
La sœur de Nari[268] foulait aux pieds
Le repas de l’aigle[269].

XI.Les grues du combat[270] s’abattirent
Sur les longues rangées de cadavres amoncelés.
Il n’était pas privé de sang,
Le bec de la mouette des blessures[271],
Lorsque le flot provoqué par l’épée[272]
Bruissait devant le bec du corbeau,
Lorsque le loup Freki[273]
Élargissait la plaie.

XII.Le coursier de la géante
Trouva la ruine de sa faim[274].
Eirik offrit sur mer
Des cadavres aux bêtes.

XIII.Le javelot ailé mordit.
La paix était violée.
L’arc de bois d’orme était tendu.
Le loup se réjouissait.
Les pointes des lances se rompirent.
Les bouts des glaives rongèrent.
Les cordes de chanvre chassaient
Les flèches des arcs.


XIV.Il jette son bouclier
Loin de son bras,
Le provocateur de la lutte guerrière.
C’est un gaspilleur de sang.
Ici comme partout deviennent fameux
Les hauts faits d’Eirik.
Je dis des paroles sincères.
C’est chose connue à l’est de la mer[275].

XV.Le prince tendit l’arc de bois d’if.
Les traits s’envolèrent.
Eirik offrit sur mer
Des cadavres aux bêtes.

XVI.Ensuite j’ai le désir
De révéler aux hommes
Le tempérament du prince.
Il faut hâter le récit.
Le dieu de l’épée[276] fait veiller
La femme des combats[277] ;
Et il fait retentir
Les rangées de boucliers.

XVII.Le dispensateur du métal précieux[278]
Rompt le bracelet étincelant[279].
Le briseur de bagues
N’aime pas qu’on épargne le trésor.
Il réjouit par la farine de Frodi[280]
La foule de ses héros de mer.
Le roi avec largesse
Distribue la parure de la main[281].


XVIII.Le souverain du peuple
A bravé la mort.
L’arc de bois d’if résonna,
Quand furent brandies les épées.
Le seigneur donne sans compter
Le métal aux ardents reflets ;
Mais il veille sur ses terres.
À lui d’abord reviennent les louanges.

XIX.Observe bien, ô prince,
Comment j’ai composé mon poème.
Je me réjouis de penser
Que l’on m’a prêté attention.
Par ma bouche j’ai fait surgir
Du fond de mon âme
Le chant de gloire
À l’adresse du héros des combats.

XX.J’ai embelli mes paroles
Par les louanges du roi.
Je m’entends à manier le langage
Qui convient dans la demeure des hommes.
Du fond de ma poitrine
J’ai fait surgir mon chant devant le prince,
Et j’ai déclamé de telle manière
Qu’une vaste assemblée m’entendît.


61.

Egil est grâcié et se rend à la cour d’Adalstein.

Le roi Eirik se tenait droit sur son siège, les regards fixés sur Egil, pendant que celui-ci déclamait son poème. Quand la drapa fut récitée, le roi dit : « C’est une superbe poésie que je viens d’entendre ; et maintenant, Arinbjörn, j’ai réfléchi à notre affaire avec Egil et à ce qui va en résulter. Tu as défendu sa cause avec une grande ardeur, puisque tu as risqué de t’attirer des désagréments de ma part. Je vais donc, par faveur pour toi, faire ce que tu m’as demandé. Egil s’en ira de ces lieux sain et sauf, et sans être inquiété. Quant à toi, Egil, prends tes dispositions pour que, dans la suite, lorsque tu auras pris congé de moi et quitté cette salle, tu ne paraisses plus jamais devant mes regards ni devant ceux de mon fils ; ne te montre plus en ma présence ni auprès de mes gens. Cette fois, je te fais grâce de la vie. Pour la raison que tu t’es livré en mon pouvoir, je ne veux pas faire contre toi œuvre de malédiction ; mais apprends, comme chose certaine, que ceci n’est pas un accord qui me lie ou qui lie mes fils ou ceux de mes parents qui voudront exercer une juste vengeance. »

Alors Egil dit :

Il ne m’est pas désagréable,
Prince, d’obtenir
Ma tête sauve,
Bien qu’elle ne soit pas belle.
Où est celui qui ait reçu
Un cadeau plus superbe,
Dû à la générosité
D’un fils de souverain ?

Arinbjörn, par de belles paroles, remercia le roi de l’honneur et de l’amitié qu’il venait de lui témoigner. Ensuite il s’en alla chez lui, dans sa demeure, avec Egil, fit apprêter des chevaux pour son entourage et partit en compagnie d’Egil et de cent hommes complètement armés. Arinbjörn chevaucha à la tête de cette troupe, jusqu’à leur arrivée chez le roi Adalstein, où ils reçurent un excellent accueil. Le roi invita Egil à demeurer auprès de lui et demanda comment les choses s’étaient passées à la cour du roi Eirik. Alors Egil dit :

Celui qui donne la pâture à Hugin[282] permit à Egil
De se réjouir de ses yeux aux sourcils noirs[283].
Le courage de mon parent[284], qui sait discerner les choses,
M’a puissamment soutenu.
Je dispose librement de ma tête,
Maintenant comme autrefois,
En dépit du ressentiment
D’Eirik, le guerrier de haute naissance.

Au moment où Egil prit congé d’Arinbjörn, il lui remit les deux bagues d’or que le roi Adalstein lui avait données et qui valaient un marc chacune. Arinbjörn, de son côté, donna à Egil son épée Dragvandil[285]. Il l’avait reçue de Thorolf, fils de Skallagrim. Skallagrim l’avait obtenue jadis de son frère Thorolf qui la tenait de Grim Lodinkinni, fils de Ketil Häing. Cette épée avait appartenu à Ketil Häing, qui s’en était servi dans ses duels. C’était une arme excessivement tranchante.

On se quitta dans les meilleurs termes d’amitié. Arinbjörn retourna chez le roi Eirik, à Jorvik, où les compagnons et les matelots d’Egil menaient une vie paisible et où ils écoulèrent leurs marchandises sous la protection d’Arinbjörn. Vers la fin de l’hiver, ceux-ci se mirent en route vers le sud, du côté de l’Angleterre, pour aller rejoindre Egil.

62.

Voyage d’Egil en Norvège.

Eirik Alspak était le nom d’un vassal en Norvège. Il avait pour femme Thora, fille du hersir Thorir et seur d’Arinbjörn. Il possédait des propriétés à Vik, dans l’est. C’était un homme excessivement riche, très considéré et d’une intelligence remarquable. Il avait un fils du nom de Thorstein. Ce dernier avait été élevé chez Arinbjörn ; il était de taille robuste, quoique jeune encore. Il avait fait avec Arinbjörn le voyage d’Angleterre. Or, ce même automne où Egil était venu en Angleterre, arriva de Norvège la nouvelle qu’Eirik Alspak était mort et que sa succession avait été recueillie par les intendants royaux et confisquée au profit du roi. Lorsqu’Arinbjörn et Thorstein eurent connaissance de ces faits, ils décidèrent que Thorstein se rendrait en Norvège pour faire valoir ses droits à l’héritage. Dès le retour du printemps, à l’époque où l’on mettait les bateaux en bon état en vue de visiter d’autres régions, Thorstein se rendit dans le sud à Londres et alla voir le roi Adalstein. Il présenta au roi, ainsi qu’à Egil, des attestations et des messages de la part d’Arinbjörn ; il pria Egil d’user de son influence auprès du roi pour que celui-ci intervînt auprès de Hakon, qu’il avait élevé, et aidât Thorstein à entrer en possession de l’héritage et des propriétés de Norvège. Adalstein se laissa facilement décider, car il connaissait les bons sentiments d’Arinbjörn. Egil, à son tour, eut un entretien avec le roi et lui fit part de ses projets. « En été, » dit-il, « je veux partir pour la Norvège afin de faire valoir mes droits à la fortune que le roi Eirik et Bergönund m’ont ravie et qui, en ce moment, est entre les mains d’Atli de Court, frère de Bergönund. Je sais que votre intervention aura pour effet de me faire obtenir justice dans cette affaire. »

Le roi dit à Egil qu’il pouvait arranger son voyage comme il l’entendait. « Toutefois il me semble que tu agirais beaucoup mieux en restant auprès de moi pour défendre mon pays et commander mes troupes ; je te conférerai des apanages importants. »

Egil répondit : « Pareille offre me paraît très séduisante ; je veux bien l’accepter, car elle n’est pas à rejeter. Mais, auparavant, il faut que j’aille en Islande pour revoir ma femme et visiter les biens que j’y possède. »

Le roi Adalstein remit à Egil un excellent bateau de commerce avec une cargaison composée de froment, de miel et aussi d’une quantité d’autres richesses consistant en marchandises diverses. Lorsque le bateau d’Egil fut prêt à prendre la mer, Thorstein Eiriksson, dont il est fait mention plus haut, et que l’on appela plus tard Thoruson[286], se décida à prendre part au voyage. Les préparatifs terminés, on mit à la voile. Le roi Adalstein et Egil se quittèrent dans les meilleurs termes d’amitié. La traversée fut heureuse. Arrivés à Vik[287], en Norvège, ils pénétrèrent dans le Osloarfjord[288]. Thorstein possédait là, dans les « Hautes Terres », une propriété qui s’étendait au loin sur Raumariki. Dès son arrivée dans le pays, il fit valoir ses réclamations au sujet de l’héritage paternel, contre les intendants de la couronne qui s’étaient installés dans son domaine. Des entrevues eurent lieu. Thorstein obtint de multiples appuis en cette circonstance ; il possédait une parenté nombreuse et influente. Le résultat fut que l’on s’en remit à l’arbitrage du roi. En attendant, Thorstein s’attribua l’administration des biens qui avaient appartenu à son père. Egil se rendit avec onze hommes chez Thorstein pour y passer la saison d’hiver, et y fit transporter le froment et le miel. On y goûta beaucoup de joie pendant l’hiver. L’hospitalité de Thorstein fut généreuse et superbe, car il disposait de ressources considérables.

63.

Egil chez le roi Hakon.
Il réclame la dot de sa femme.

En Norvège régnait alors, comme il a été dit plus haut, le roi Hakon Adalsteinsfostri[289]. Cet hiver, il séjournait à Thrandheim, dans le nord. À l’approche du printemps, Thorstein se disposa à partir en compagnie d’Egil. Ils avaient environ trente hommes. Les apprêts terminés, ils s’en allèrent d’abord dans les « Hautes-Terres » ; de là, ils gagnèrent Thrandheim par les monts Dofra. Ils se rendirent à la cour du roi Hakon et lui firent connaître le but de leur voyage. Thorstein fournit des preuves à l’appui de sa cause et produisit des témoins attestant que tout l’héritage qu’il réclamait lui revenait de droit. Le roi donna son assentiment ; il fit entrer Thorstein en possession de ses biens et, de plus, lui conféra le titre de vassal, que son père avait porté.

Egil se présenta devant le roi Hakon, lui exposa sa cause et remit les messages et les attestations d’Adalstein. Il élevait des prétentions sur la fortune, terres et biens mobiliers, que Björn Höld avait possédée, réclamant la moitié des possessions pour lui et pour sa femme Asgerd. Il fit soutenir ses revendications par des témoins qui prêtèrent serment, et déclara qu’il avait fait toutes ces démarches auprès du roi Eirik, mais qu’il n’avait pu obtenir justice à cause de la puissance d’Eirik et des intrigues de Gunnhild. Egil exposa tout le cours de l’affaire qui avait été débattue au Gulathing[290] et insista auprès du roi pour qu’il tranchât le différend conformément aux lois.

Le roi Hakon répondit : « Il m’a été raconté que mon frère Eirik, de même que Gunnhild, prétendent que toi, Egil, dans la question qui nous divise, tu as assumé une tâche qui est au-dessus de tes forces. À mon avis, tu pourrais bien t’abstenir, Egil, de me mêler à vos dissensions, bien qu’Eirik et moi, nous n’ayons pas le bonheur de partager les mêmes sentiments. »

Egil reprit : « Vous ne pouvez pas, ô roi, garder le silence à propos d’affaires de cette importance, car tous ceux qui vivent en ce pays, indigènes et étrangers, écouteront vos ordres. J’ai appris que vous avez établi dans ce pays des lois et des droits en faveur de tout le monde ; aussi je ne doute pas que vous me rendiez justice comme aux autres gens. Je possède ici, me semble-t-il, par ma naissance et ma famille, assez de titres pour être traité à l’égal d’Atli le Court. Quant à mes rapports avec le roi Eirik, je dois vous dire que je suis allé le voir et que nous nous sommes quittés dans des dispositions telles qu’il m’a laissé partir en paix et aller où je voulais. Je vous offre, seigneur, mon assistance et mes services. Je sais qu’il y a dans votre entourage des hommes à qui je ne le cède en rien sous le rapport de l’énergie dans la lutte, et j’ai le pressentiment qu’il ne se passera guère de temps avant que vous ayez à vous mesurer avec le roi Eirik, s’il vous est donné de vivre jusqu’alors. Je m’étonnerai fort, si le jour n’arrive pas où Gunnhild se présentera devant vous avec une nombreuse progéniture de fils[291].

Le roi répondit : « Egil, je ne t’admettrai pas à mon service. Toi et tes parents, vous avez frappé trop de brèches dans les rangs de notre famille, pour qu’il convienne que tu te fixes à demeure en ce pays. Va en Islande et exploite là le domaine de ton père. Tu n’y auras aucun malheur à redouter de la part de nos parents, tandis qu’ici, en Norvège, il est à prévoir que, aussi longtemps que tu vivras, les nôtres seront supérieurs en force. Cependant, par déférence pour le roi Adalstein, mon père nourricier, tu jouiras ici de la paix sous l’égide des lois et des droits du pays, car je sais que le roi Adalstein te porte une vive affection. »

Egil remercia le roi de ses paroles et insista pour qu’il lui remît des attestations sûres pour Thord d’Aurland ou pour d’autres vassaux du Sogn ou du Hördaland. Le roi promit qu’il en serait ainsi.

64.

Egil chez Fridgeir à Blindheim.
Son duel avec Ljot le Pâle.

Sitôt leurs affaires terminées, Thorstein et Egil s’apprêtèrent à partir. Ils se mirent en route pour retourner chez eux. Quand ils arrivèrent aux monts Dofra, Egil manifesta l’intention de descendre jusqu’au Raumsdal et de là gagner le sud par les détroits. « Je veux », dit-il, « régler définitivement mes affaires dans le Sogn et le Hördaland, car en été je désire mettre à flot mon bateau pour un voyage en Islande ».

Thorstein l’engagea à prendre telles dispositions qui lui convenaient, et ils se séparèrent. Thorstein s’en alla aux Dalir, dans le sud, avec toute sa troupe, et rentra dans son domaine. Il présenta aux intendants royaux les attestations et les messages du roi, leur enjoignant de céder tous les biens qu’ils s’étaient appropriés et que Thorstein revendiquait. Egil poursuivit son chemin avec onze compagnons. Arrivés dans le Raumsdal, ils prirent passage à bord d’un bateau et se dirigèrent vers le sud, sur Möri. On ne raconte rien au sujet de ce qui se passa au cours de leur traversée avant leur arrivée dans une île du nom de Höd. Ils s’y procurèrent un abri dans une ferme appelée Blindheim. C’était une magnifique propriété. Là habitait un vassal du nom de Fridgeir ; il était jeune encore et venait de recueillir l’héritage paternel. Sa mère s’appelait Gyda ; elle était la sœur du hersir Arinbjörn ; c’était une femme de grande distinction et de qualités éminentes. Elle administrait les biens avec son fils Fridgeir ; ils y possédaient en commun une importante exploitation. Egil et ses camarades reçurent chez eux un accueil des plus bienveillant. Au soir, Egil prit place tout à côté de Fridgeir ; ses compagnons étaient assis un peu plus loin. On y but copieusement et le festin fut splendide. Dans la soirée, Gyda, la maîtresse de maison, entama une conversation avec Egil et s’enquit au sujet d’Arinbjörn, son frère, et de plusieurs autres de ses parents et amis qui avaient fait avec Arinbjörn le voyage d’Angleterre. Egil lui raconta ce qu’elle voulait savoir. Elle demanda ce qui s’était passé au cours de l’expédition, et Egil en fit un récit très circonstancié. Ensuite il dit :

J’ai pris en aversion
La méchante colère de ce prince ambitieux[292].
Le coucou ne se pose pas là où il sait
Qu’il est épié par le chien.
Là m’est encore venue à point, comme maintes fois,
L’assistance d’Arinbjörn.
Il ne succombe pas facilement, celui
Qui, en voyage, possède de solides appuis.

Egil fut de très joyeuse humeur durant la soirée, tandis que Fridgeir et les gens de sa maison étaient plutôt taciturnes. Egil remarqua là une jeune fille belle et bien mise. On lui apprit que c’était la seur de Fridgeir. La jeune fille était triste et ne cessait de pleurer, ce qui intriguait les étrangers. La soirée se passa. Le lendemain matin, le temps était orageux et l’on ne pouvait pas prendre la mer. Il fallait, pour quitter l’île, attendre un moment propice. Alors Fridgeir et Gyda allèrent ensemble trouver Egil pour lui proposer de rester chez eux, avec ses compagnons de voyage, jusqu’à ce que le temps devînt favorable pour se mettre en route, offrant de leur procurer sur les lieux mêmes ce qu’il leur fallait en fait d’approvisionnements. Egil accepta. Ils séjournèrent là trois nuits, retenus par le mauvais temps, et y goûtèrent la plus généreuse hospitalité. Finalement, la tempête s’apaisa. Egil et ses hommes se levèrent le matin de bonne heure et firent leurs apprêts. Ils se mirent à table et on leur servit de la bière à boire. Le repas dura quelque temps. Là-dessus, ils reprirent leurs vêtements. Egil se leva et remercia le propriétaire et l’hôtesse de leur hospitalité. Ensuite on sortit. Le bondi et sa mère leur donnèrent un pas de conduite. Gyda se mit à causer avec Fridgeir, son fils, et s’entretint avec lui à voix basse. Egil s’arrêta pendant ce temps pour les attendre.

Parlant à la jeune fille, Egil lui demanda : « Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? Je ne te vois jamais gaie. »

Elle ne put répondre et pleura de plus belle.

Fridgeir, en réponse, dit à sa mère à haute voix : « Je ne veux rien demander de la sorte en ce moment ; les voilà prêts à partir. »

Alors Gyda s’approcha d’Egil et lui dit : « Je vais te raconter, Egil, ce qui se passe ici, chez nous. Il y a un homme qui s’appelle Ljot le Pâle. C’est un berserk[293] et un fanatique du duel. On le déteste. Il est venu ici demander la main de ma fille ; mais nous lui avons fait une réponse brève et nous avons repoussé ses propositions. Là-dessus, il a provoqué en duel mon fils Fridgeir et demain la rencontre doit avoir lieu dans une île appelée Vörl[294]. Or, je voudrais, Egil, que tu accompagnes Fridgeir au duel. Il est un fait certain, c’est que, si Arinbjörn était dans le pays, nous n’aurions pas à subir les violences d’un individu comme Ljot. »

« Il est de mon devoir, ô femme, par sympathie pour Arinbjörn, ton parent, d’accompagner ton fils, s’il pense que ma présence peut le protéger dans une certaine mesure. »

« C’est bien agir ainsi, » dit Gyda ; « rentrons donc dans l’appartement et restons ensemble toute la journée ».

Egil et ses hommes rentrèrent dans la salle. Ils y burent et y passèrent la journée. Or, au soir arrivèrent des amis de Fridgeir, qui avaient projeté de se joindre à lui. Il y eut là, pendant la nuit, une foule nombreuse et l’on fit un grand festin. Le lendemain matin, Fridgeir et nombre de ses compagnons se disposèrent à partir. Egil se joignit à eux. Le temps était favorable pour la navigation. Ils s’en allèrent donc et arrivèrent dans l’île de Vörl, Il y avait là, à peu de distance du rivage, une belle plaine. C’est là que devait se livrer le duel. Le champ du combat était délimité par des pierres posées à l’entour. Bientôt, Ljot y arriva avec ses hommes et s’apprêta pour le combat. Il avait un bouclier et une épée. Il était d’une taille peu commune et d’aspect robuste. Au moment d’avancer dans la plaine vers le lieu du duel, la fureur du berserk s’empara de lui ; il se mit à hurler effroyablement et mordit dans son bouclier. Fridgeir n’était pas grand ; il était élancé, de bel aspect, mais pas fort ; jamais non plus, il n’avait pris part à un combat. Aussi, en voyant Ljot, Egil dit cette strophe :

Fridgeir n’est guère de taille
À soutenir un combat.
Allons, camarades, au duel !
Disputons la jeune fille à cet individu,
À ce provocateur qui mord dans son bouclier
Et qui sacrifie aux dieux[295] !
Cet homme tourne les yeux avec anxiété,
Comme s’il était voué à la mort.

Ljot jeta ses regards vers l’endroit où se tenait Egil. Il entendit ses paroles et dit : « Viens ici, grand homme, pour le duel ; lutte contre moi, si tu en as envie, et mesurons nos forces. C’est un combat beaucoup plus égal que si je me mesurais contre Fridgeir ; car j’estime que mon honneur ne s’en accroîtrait guère, quand même je le coucherais par terre. » Alors Egil dit :

Il ne serait pas juste de refuser
À Ljot le peu qu’il me demande.
Je veux jouer de l’épée
Contre le pâle héros[296].

Je m’apprête au combat, mais je ne lui laisse
Aucun espoir de se voir ménagé.
Je brûle du désir d’entre-choquer les boucliers
Avec ce gaillard, dans Möri.

Sur ces mots, Egil s’apprêta au duel contre Ljot. Il avait le bouclier qu’il portait d’habitude et était ceint de l’épée qu’il appelait Nad, et à la main il tenait Dragvandil. Il franchit les bornes de l’enceinte où devait se livrer le combat, alors que Ljot n’était pas encore prêt. Il brandit l’épée et dit ces vers :

Je manie le glaive aux brillants reflets,
Je frappe de la lame le bouclier rond,
J’éprouve le tranchant de l’acier,
Je rougis l’arme dans le sang.
J’enverrai Ljot à la mort
Et arrangerai piteusement le pâle gaillard.
Je donnerai du repos à ce batailleur.
Le fer attirera les aigles sur son cadavre.

Là-dessus, Ljot s’avança dans l’arène. Aussitôt, ils se lancèrent l’un contre l’autre. Egil se jeta sur Ljot qui para les assauts avec son bouclier ; mais Egil frappa coup sur coup, si bien que Ljot ne parvenait pas à riposter. Celui-ci lâcha pied en faisant le tour de l’enceinte ; mais Egil le poursuivit avec une égale rapidité et lui porta des coups terribles. Ljot, franchissant les bornes du champ clos, courut à travers la plaine. Ainsi se passa le premier engagement. Alors Ljot demanda un répit qu’Egil lui accorda. Ils s’arrêtèrent et se reposèrent. Ensuite Egil dit :

Homme généreux[297] ! Il me semble
Que le champion recule quelque peu.
Il a peur, l’ambitieux personnage,
À qui la victoire échappe.
Le combattant, qui interrompt ses coups,
N’est pas inébranlable.
Le scélérat court à travers la plaine,
Cédant le terrain à la tête chauve.

À cette époque, en vertu des lois régissant le duel, lorsque celui qui, pour une raison quelconque, avait provoqué un autre, restait vainqueur, il devait obtenir, comme prix de la victoire, l’objet qui avait été la cause de la provocation ; si, par contre, il était battu, il devait se racheter au moyen d’une somme d’argent convenue d’avance. S’il succombait dans le duel, il perdait, par le fait même, tout ce qu’il possédait, et sa succession revenait à celui qui l’avait tué au combat. Les lois stipulaient aussi que, lorsqu’un étranger mourait, qui n’avait aucun héritier dans le pays, sa succession tombait entre les mains du roi.

Egil invita Ljot à s’apprêter, « Je veux que nous en finissions maintenant avec ce duel. »

Sur ces mots, il se précipita sur Ljot et lui porta des coups. Il le pressa tellement que celui-ci lâcha pied, laissant choir son bouclier sur le côté. Frappant sans répit, il l’atteignit au-dessus du genou et lui trancha le pied. Ljot tomba et succomba peu après. Egil, là-dessus, s’avança vers Fridgeir et ses amis, qui le remercièrent vivement de cet exploit. Alors Egil dit :

Il est tombé, le batailleur,
Qui a commis tant de crimes.
Le scalde[298] a tranché le pied de Ljot.
J’ai rendu la paix à Fridgeir.
Pour cet exploit, homme généreux,
Je ne désire aucune récompense.
C’était pour moi comme un jeu
De croiser l’arme avec ce pâle personnage.

En général, on regretta peu la mort de Ljot, car il avait été un acharné perturbateur. Il était d’origine suédoise et n’avait pas de parents dans le pays. C’était un immigré qui s’était enrichi par ses duels. Il avait causé la mort de nombreux et excellents propriétaires qu’il avait provoqués en combat singulier à cause de leurs terres et possessions allodiales. Aussi était-il devenu excessivement riche à la fois en propriétés et en biens mobiliers. Egil quitta le lieu du duel et retourna avec Fridgeir, chez qui il séjourna un court espace de temps, avant de partir pour Möri. Les deux hommes se quittèrent dans les meilleurs termes d’amitié. Egil autorisa Fridgeir à s’attribuer les terres qui avaient appartenu à Ljot. Il poursuivit sa route et arriva aux Firdir. De là, il pénétra dans le Sogn pour aller à Aurland rendre visite à Thord, qui l’accueillit amicalement. Il expliqua son affaire et communiqua le message du roi Hakon. Thord approuva la résolution d’Egil et lui promit de l’appuyer en ces circonstances. Egil demeura une bonne partie du printemps chez Thord.

65.

Procès et duel entre Egil et Atli.

Egil fit route dans la direction du sud, vers le Hördaland[299]. Pour ce voyage, il se servait d’un bateau à rames avec trente hommes à bord. Un beau jour, ils arrivèrent à Ask, dans l’ile de Fenhring. Egil débarqua avec vingt hommes ; dix gardaient le bateau. Atli le Court s’y trouvait avec quelques compagnons. Egil le fit appeler hors de l’habitation en disant qu’Egil, fils de Skallagrim, avait une affaire à traiter avec lui. Atli et tous ceux qui étaient à même de combattre prirent leurs armes et sortirent.

Egil prit la parole : « D’après ce que l’on m’a dit, Atli, tu as en ta garde une fortune qui de droit m’appartient, à moi et à ma femme Asgerd. Tu dois savoir, pour en avoir entendu parler déjà, que je réclame pour moi l’héritage de Björn Höld, que Bergönund, ton frère, ne veut pas me céder. Je suis donc venu pour prendre possession de cette fortune, consistant en terres et biens mobiliers, et je t’enjoins d’y renoncer et de me les remettre. »

Atli dit : « Il y a longtemps, Egil, que nous avons entendu dire que tu es un personnage prétentieux. Aujourd’hui, je vais en faire l’expérience, s’il entre dans tes intentions de réclamer de ma part les biens que le roi Eirik a attribués à mon frère Önund. Le roi Eirik avait alors en ce pays le droit de commande et d’interdiction[300]. Je pensais, Egil, que tu étais venu dans l’idée de m’offrir une compensation pour mes frères que tu as mis à mort et de payer les déprédations que tu as commises ici, à Aski. Je veux bien entamer des pourparlers, si tu liquides cette affaire ; dans l’état actuel des choses, je n’ai rien à te répondre. »

« Je veux te proposer, » reprit Egil, « ce que j’ai proposé à Önund : faire trancher notre différend par le tribunal du Gulathing. J’estime que tes frères ont péri par suite de leurs manœuvres personnelles et sans qu’une amende soit due, attendu qu’ils m’avaient mis, auparavant, en dehors des lois et des droits du pays et avaient confisqué mes biens comme butin de guerre. Le roi m’a donné l’autorisation d’invoquer contre toi, en ces circonstances, l’appui des lois. Je désire donc te faire comparaître devant le Gulathing pour obtenir que cette cause soit jugée légalement ».

« Je viendrai au Gulathing », dit Atli, « et nous pourrons y discuter nos contestations ».

Sur ces mots, Egil s’en alla avec ses compagnons de voyage. Il se rendit d’abord dans le Sogn et pénétra jusqu’à Aurland, auprès de Thord, son parent, où il resta jusqu’à l’époque du Gulathing. Au moment où les gens allèrent au thing, Egil s’y rendit aussi. Atli le Court y était venu également. Ils se mirent à causer de leur différend et l’exposèrent devant les personnes appelées à juger. Egil fit connaître ses prétentions ; mais Atli protesta au nom de la loi, opposa le serment des douze[301] pour affirmer qu’il ne détenait pas une fortune appartenant à Egil. Or, lorsqu’il se présenta au tribunal avec son jury, Egil alla à sa rencontre et déclara qu’il refusait d’accepter ses serments à la place de la fortune qui lui revenait. « Je veux te proposer une autre loi : nous irons en duel ici, au thing, et les biens seront à celui qui restera vainqueur. »

C’était la loi aussi[302], au dire d’Egil, et une ancienne coutume, que n’importe qui avait le droit de provoquer un autre en duel, soit qu’il eût à se défendre contre une accusation, soit qu’il voulût en formuler une.

Atli dit qu’il ne refusait point de se rencontrer en champ clos avec Egil, « car tu exprimes ce que j’avais l’intention de dire : que j’ai à venger sur toi des offenses en grand nombre. Tu as couché par terre mes deux frères et il s’en faudra de beaucoup que j’aie obtenu justice, si, contre tout droit, je t’abandonne mes possessions, plutôt que de me battre contre toi, comme tu me le proposes. »

Sur ces mots, Atli et Egil se serrèrent les mains et prirent l’engagement mutuel d’aller en duel. Celui qui serait vainqueur obtiendrait les biens qui formaient l’objet du litige. Ensuite, ils s’apprêtèrent au combat. Egil s’avança, le casque sur la tête, tenant le bouclier devant lui et la lance à la main. Quant à l’épée, il l’avait attachée à son bras droit. C’était, chez ceux qui se battaient en duel, une coutume, pour n’être pas obligés de tirer l’épée pendant la lutte, de la suspendre plutôt au bras, de manière que l’on eût vite fait de la saisir, quand on voulait. Atli portait le même équipement qu’Egil. Il avait l’habitude des combats singuliers. C’était un homme robuste et fort courageux. En ce moment, on amena un grand et vieux taureau. On appelait cela l’animal du sacrifice. Il devait être abattu par celui qui remporterait la victoire. Parfois, il n’y avait qu’une victime, d’autres fois chacun des combattants se faisait amener la sienne. Dès qu’ils furent prêts à engager la lutte, ils coururent l’un sur l’autre, d’abord frappant à coups de lance ; mais aucune des piques ne resta fixée dans le bouclier ; toutes deux s’enfoncèrent dans le sol. Là-dessus, saisissant leurs épées, ils s’attaquèrent à grands coups. Atli ne recula pas d’un pas. Ils frappèrent vite et dur, et bientôt les boucliers furent hors d’usage. Aussi, lorsque son bouclier ne lui fut plus d’aucun secours, Atli le jeta, prit l’épée des deux mains et frappa coup sur coup. Egil l’atteignit à l’épaule, mais l’arme ne mordit point. Il frappa une deuxième et une troisième fois. Il lui était facile de porter des coups à Atli, qui n’était plus protégé. Egil brandit l’épée de toutes ses forces ; mais il eut beau frapper dans tous les sens, elle ne mordit pas. En ce moment, voyant que son bouclier aussi était hors d’usage et que, dans ces conditions, il n’arriverait à aucun résultat, Egil lâcha épée et bouclier, se lança sur Atli et le saisit à bras le corps. Alors apparut la différence des forces. Atli tomba à la renverse, tandis qu’Egil, se baissant par terre, lui déchira la gorge à coups de dents. Atli y laissa la vie. Egil se releva prestement et courut vers la victime du sacrifice. D’une main, il la saisit par la bouche, de l’autre par une corne, la jeta par terre les pieds en l’air et lui brisa l’épine dorsale. Ensuite, il rejoignit ses compagnons et dit :

Cette fois-ci, Dragvandil aux bleus reflets,
Que nous brandîmes, ne mordit pas le bouclier,
Car Atli le Court
Émoussa le tranchant[303].
Je fis appel à mes forces
Contre le guerrier hâbleur ;
De mes dents, avec effort,
Je fis mourir mon adversaire.

Dans la suite, Egil s’appropria tous les biens qui avaient fait l’objet de la querelle et qu’il revendiquait comme ayant appartenu à sa femme Asgerd, du chef de son père. On ne dit pas s’il s’est produit d’autres événements à ce thing. Tout d’abord, Egil entra dans le Sogn pour s’occuper des terres qu’il venait d’acquérir en toute propriété, et y séjourna une grande partie du printemps. Plus tard, il se rendit avec ses compagnons à Vik, dans l’est, et alla voir ensuite Thorstein, chez qui il resta quelque temps.

66.

Retour d’Egil en Islande. Ses enfants.

Dès qu’il eut tout mis en ordre, Egil apprêta son bateau et, dans le courant de l’été, se mit en route pour regagner l’Islande. Il eut une traversée heureuse, pénétra dans le Borgarfjord et aborda non loin de sa ferme. Il transporta les marchandises à la maison, fit tirer le bateau sur le rivage et passa l’hiver dans son domaine. Il avait acquis une fortune considérable. C’était un homme excessivement riche, possédant une vaste et importante propriété. Egil n’avait pas l’habitude de s’occuper des affaires des autres, et il manifesta toujours de bonnes intentions à l’égard des gens, aussi longtemps qu’il séjourna en Islande. Il est vrai que personne n’eut l’idée de se mêler de ce qu’il faisait. Il n’exploita son domaine que pendant un petit nombre d’hivers.

Egil et Asgerd eurent des enfants dont voici les noms : un de leurs fils s’appelait Bödvar ; un autre, Gunnar. Les filles se nommaient Thorgerd et Bera. Thorstein était le cadet. Tous les enfants d’Egil donnaient de belles espérances et étaient d’une intelligence remarquable. Thorgerd était l’aînée des enfants, Bera la deuxième.

67.

Dernier voyage d’Egil en Norvège.

Egil apprit la nouvelle, apportée de Norvège, qu’Eirik Blodöx était tombé au cours d’une expédition dans l’ouest, que Gunnhild et ses fils avaient gagné le Danemark et que toutes les personnes qui avaient suivi Eirik en Angleterre avaient quitté ce pays. Arinbjörn était rentré en Norvège, où il avait recouvré les charges et les possessions qu’il avait eues dans le temps, et il s’était concilié les bonnes grâces des rois[304]. Egil alors conçut le projet de faire un nouveau voyage en Norvège. Bientôt aussi se répandit le bruit de la mort du roi Adalstein, à qui son frère Jatmund avait succédé sur le trône d’Angleterre[305]. Egil apprêta son bateau et y plaça des matelots. Önund Sjoni, fils d’Ani d’Anabrekka[306], le commandait. Önund était grand et le plus fort de tous les hommes de l’équipage. C’était un fait généralement reconnu qu’il n’avait pas la faculté de se métamorphoser. Il avait souvent parcouru les pays étrangers. Il était un peu plus âgé qu’Egil, et entre eux existait, depuis longtemps, une grande amitié. Quand Egil fut prêt, il prit la mer et, après une traversée heureuse, aborda dans la Norvège centrale. Arrivés en vue des terres, les navigateurs pénétrèrent dans les Firdir. Les nouvelles qu’ils reçurent du pays leur apprirent qu’Arinbjörn était chez lui, dans sa ferme. Egil dirigea son esquif vers la place de débarquement la plus proche de la propriété d’Arinbjörn. Ensuite, il alla lui rendre visite. Ils furent très heureux de se revoir. Arinbjörn offrit l’hospitalité à Egil et à tous ceux de ses compagnons qu’il voudrait amener avec lui. Egil accepta, fit tirer son bateau à terre et le plaça sur des rouleaux. Les matelots se procurèrent un abri. Egil se présenta chez Arinbjörn avec onze de ses amis. Il s’était fait construire un long bateau à voiles, superbement aménagé, et il remit ce voilier à Arinbjörn, en même temps que d’autres cadeaux de valeur. Egil y goûta, durant l’hiver, une généreuse hospitalité. Après l’hiver, il partit pour le Sogn, afin d’y toucher le revenu de ses terres, et y séjourna très longtemps. Ensuite, il se porta sur les Firdir, dans le nord.

À Noël, Arinbjörn organisa un grand festin auquel il invita ses amis et les propriétaires du district. Il y eut grande affluence de monde et le banquet fut splendide. Comme cadeau de Noël, il donna à Egil un vêtement à traîne, tissé de soie, garni d’une riche bordure d’or et, sur le devant et jusqu’en bas, orné de boutons d’or[307]. Arinbjörn avait fait faire ce vêtement à la taille d’Egil. À la même occasion, il lui remit un habillement complet, nouvellement confectionné, en étoffe anglaise de nuances variées. Aux autres personnes qu’il avait invitées chez lui, il offrit, en souvenir de Noël, des présents d’amitié de différent genre, car il était, de tous les hommes, le plus généreux et le plus distingué.

Alors Egil composa cette strophe :

De son plein gré, le noble homme a remis
Au poète un habit à traîne, fait de soie
Et garni de boutons d’or.
Jamais je ne trouverai un meilleur ami.
Arinbjörn, sans se ménager,
A déployé le luxe d’un grand seigneur.
Jamais il ne naîtra un homme
Qui soit son égal ou qui le surpasse.

68.

Egil réclame du roi Hakon les biens du berserk Ljot.

Après les fêtes de Noël, Egil fut en proie à une mélancolie telle, qu’il ne prononça pas un mot. Dès qu’Arinbjörn s’en aperçut, il se mit à causer avec lui pour demander ce que signifiait cette humeur sombre qui l’accablait. « Je veux, » dit-il, « que tu me fasses savoir si tu es malade ou si tu as quelque autre motif d’être triste ; nous tâcherons d’y porter remède ».

Egil répondit : « Je ne souffre d’aucune indisposition ; mais j’ai de grands soucis au sujet de la manière dont j’entrerai en possession des biens que j’ai conquis en tuant Ljot le Pâle, dans le nord, à Möri. On me dit que les intendants se sont emparés de toute la fortune et l’ont confisquée au profit du domaine royal. Je désire donc que tu me prêtes ton concours pour recouvrer les propriétés en question. »

« Je pense, » dit Arinbjörn, « que les lois du pays ne s’opposent point à ce que tu t’empares de ces biens ; et cependant, je crois qu’ils sont tombés entre des mains solides. Vaste est l’accès du domaine royal, mais la sortie en est étroite. Il est vrai, nous avons jadis fait rentrer des biens au prix de graves difficultés et malgré l’opposition de personnages puissants ; mais en ces temps nous jouissions auprès du roi d’une faveur plus grande que ce n’est le cas aujourd’hui. Il est de fait que notre amitié avec le roi Hakon repose sur un fond peu solide, bien qu’il faille me comporter selon le proverbe de l’ancien temps, disant qu’il convient de soigner le chêne sous lequel on doit habiter. »

« Néanmoins, » repartit Egil, « si nous avons des droits à faire valoir, je me sens tout disposé à tenter la chose. Il est possible que le roi nous rende justice en cette occurrence, car j’ai entendu dire que c’est un homme de sentiments équitables et qu’il fait rigoureusement observer les lois qu’il a instaurées en ce pays. J’ai dans l’idée que ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de rendre visite au roi pour essayer de m’entendre avec lui à ce sujet. »

Arinbjörn déclara qu’il n’était pas disposé à agir de la sorte. « Mon avis est qu’il sera difficile, Egil, de concilier ton ardeur et ta témérité avec le tempérament et le pouvoir du roi ; car je crois qu’il n’est pas ton ami et qu’il a des raisons de t’en vouloir. Il me semble préférable de renoncer à ce projet et de n’en rien faire. Toutefois, si tu y tiens, Egil, c’est moi plutôt qui irai trouver le roi pour traiter cette affaire. »

Egil ajouta qu’il lui serait très reconnaissant de ce chef et insista pour qu’Arinbjörn tentât la démarche en question.

Hakon séjournait alors au Rogaland, et de temps en temps au Hördaland. Il n’était pas difficile de parvenir à le trouver. Aussi, la rencontre eut lieu peu de temps après l’entretien avec Egil. Arinbjörn fit ses préparatifs de départ. Il fit savoir à ses gens qu’il se proposait de rendre visite au roi et il fit équiper, par des personnes de sa maison, son bateau à vingt sièges de rameurs, qui lui appartenait en propre. Egil devait rester à la maison ; Arinbjörn ne voulut point qu’il l’accompagnât. Arinbjörn partit dès qu’il fut prêt et le voyage se passa bien. Il trouva le roi Hakon et reçut chez lui un accueil bienveillant. Après avoir séjourné un petit temps à la cour, il fit connaître sa mission au roi en disant qu’Egil, fils de Skallagrim, venait d’arriver au pays où il se croyait en droit de revendiquer tous les biens qui avaient appartenu à Ljot le Pâle. « On nous a dit, ô roi, que sur ce point les prétentions d’Egil étaient conformes à la loi ; mais vos intendants se sont emparés des propriétés et les ont confisquées à votre profit. Je vous prierai donc, seigneur, de rendre à Egil justice en cette affaire. »

Le roi répondit à ses paroles, mais hésita à faire connaître son avis : « Je ne sais ce qui t’incite à appuyer Egil dans de pareilles circonstances. Il est venu me trouver une fois, et je lui ai dit que je ne lui permettrais pas de séjourner en Norvège, pour des raisons qui vous sont d’ailleurs connues. Il ne faut donc pas qu’il m’adresse des réclamations du genre de celles qu’il a fait valoir auprès de mon frère Eirik. Quant à toi, Arinbjörn, je dois te dire que tu ne peux rester en ce pays qu’à la condition que tu n’estimes pas un étranger plus que moi-même ou mes paroles ; car je sais que tes sympathies sont acquises au fils d’Eirik, Harald, que tu as élevé. Le meilleur parti que tu aies à prendre, c’est d’aller trouver les frères[308] et de rester auprès d’eux, attendu que je ne suis guère rassuré sur l’assistance que me prêteront des gens comme toi, le jour où il s’agira de les éprouver à propos de nos démêlés avec les fils d’Eirik. »

En présence de l’accueil défavorable que le roi fit à ses propositions, Arinbjörn comprit qu’il ne servirait à rien d’entamer des pourparlers avec lui. Il se disposa donc à regagner sa demeure. Le roi était tant soit peu irrité et en voulait à Arinbjörn depuis qu’il connaissait ses desseins. Arinbjörn n’était pas d’humeur non plus à s’humilier devant le roi dans les circonstances présentes. Là-dessus, ils se quittèrent. Arinbjörn retourna chez lui et fit connaître à Egil le résultat de son intervention. « Jamais plus je n’entreprendrai de semblables démarches auprès du roi. »

Egil fut très mécontent de cette déclaration. Il se jugeait frustré d’une grande fortune, en dépit de tout droit. Peu de jours après, se trouvant un matin de bonne heure dans son habitation en présence d’un petit nombre de personnes, Arinbjörn fit appeler Egil ; et, quand celui-ci fut présent, il fit ouvrir un coffre d’où il retira quarante marcs d’argent en disant : « Cette somme, Egil, je te la paie pour les propriétés qui ont appartenu à Ljot le Pâle. Il me semble équitable que nous, parents de Fridgeir, nous t’offrions cette récompense, pour le fait d’avoir sauvé sa vie des mains de Ljot. Or, je sais que tu as agi de la sorte par sympathie pour moi. Voilà pourquoi il est de mon devoir d’intervenir pour que tu ne sois pas frustré de tes droits dans l’affaire en question. Egil accepta l’argent et remercia Arinbjörn. Il retrouva alors toute sa bonne humeur.

69.

Expédition d’Egil et d’Arinbjörn en Frise.
Arinbjörn chez le roi Harald Grafeld.

Arinbjörn passa cet hiver chez lui, dans son domaine. Mais au printemps suivant, il manifesta le désir de partir pour de lointaines expéditions. Il possédait un beau choix de vaisseaux. Au printemps, il apprêta trois « longs bateaux » de vastes dimensions. Il disposait de trois cents hommes. Dans son embarcation, qui était parfaitement équipée, il plaça des gens de sa maison. De nombreux fils de propriétaires se joignirent à lui. Egil résolut de prendre part au voyage ; il dirigeait un des bateaux, et avec lui partaient un grand nombre des compagnons qu’il avait ramenés d’Islande. Quant au bateau de commerce sur lequel il était revenu d’Islande, il le fit diriger sur Vik, dans l’est, après y avoir placé des hommes pour veiller au transport de ses marchandises.

Arinbjörn et Egil, avec leurs longs vaisseaux, suivirent les côtes méridionales. Ensuite ils dirigèrent leurs troupes vers le sud, du côté de la Saxe, où ils pillèrent durant l’été et firent du butin. À l’approche de l’automne, ils revinrent vers le nord et envahirent la Frise. Une nuit, par un temps calme, ils remontèrent l’embouchure d’une rivière où les places de débarquement étaient en mauvais état. Au loin s’étendait un rivage plat. La côte était bordée de larges plaines et non loin de là s’étendaient des forêts. Le terrain, par suite d’une pluie abondante, était détrempé. C’est là qu’ils résolurent de débarquer. Laissant derrière eux le tiers de l’équipage à la garde des bateaux, ils remontèrent la plaine entre le cours d’eau et la forêt. Bientôt apparut à leurs regards un village habité par de nombreux propriétaires. Ceux-ci n’eurent pas plus tôt remarqué la présence de l’ennemi, qu’ils quittèrent le village avec toute la précipitation possible, pour se réfugier dans l’intérieur des terres, où les vikings les poursuivirent. On trouva ensuite un deuxième village, puis un troisième, et toute la population, à leur vue, prit la fuite. Il y avait là des terrains unis et de vastes plaines que des canaux remplis d’eau sillonnaient dans tous les sens. Les habitants avaient, de cette manière, clôturé leurs champs et leurs prairies. À certains endroits, les fossés étaient bordés de gros piquets. Là où l’on devait passer, il y avait des ponts ; c’étaient des troncs d’arbres jetés d’une rive à l’autre. La population se réfugia dans la forêt. Mais lorsque les vikings se furent avancés loin dans l’intérieur des terres habitées, les Frisons se rassemblèrent dans la forêt ; réunis au nombre de plus de trois cents hommes, ils se portèrent à la rencontre des vikings et engagèrent un combat contre eux. Ce fut une rude mêlée, qui se termina par la fuite des Frisons poursuivis par les vikings. La troupe de paysans, en cédant le terrain, s’éparpilla en tous sens ; les poursuivants firent de même, de sorte que, finalement, peu de gens restèrent ensemble de part et d’autre. Egil, avec un petit nombre d’hommes, s’acharna à la poursuite d’une troupe très considérable de fuyards. Les Frisons arrivèrent sur le bord d’un canal ; ils le passèrent et enlevèrent les ponts. Bientôt Egil apparut avec les siens sur l’autre rive ; sans hésiter un instant, il sauta par-dessus le canal ; mais pour ses compagnons, ce n’était pas un saut à risquer et personne ne s’y aventura. À cette vue, les Frisons l’assaillirent. Mais il se défendit bien. Onze hommes s’acharnèrent contre lui ; néanmoins, le combat fini, il les avait tous abattus. Là-dessus, il remit le pont à sa place et repassa le canal. Il remarqua alors que tous ses gens avaient rejoint les bateaux. En ce moment, il se trouvait à proximité de la forêt ; pour s’approcher des bateaux, il suivit la lisière de la forêt, afin d’avoir la ressource de s’y réfugier, en cas de besoin. Les vikings avaient fait un butin considérable et amené au rivage de nombreuses bêtes à cornes. Quand ils arrivèrent près de leurs bateaux, les uns abattirent le bétail, les autres transportèrent à bord les biens conquis ; d’autres enfin se tenaient plus haut, dans un abri fortifié, car les Frisons, qui étaient descendus en masse et lançaient des projectiles, possédaient en cet endroit un deuxième groupe de combattants. Parvenu sur les lieux, et voyant ce qui se passait, Egil se précipita avec impétuosité vers la place occupée par la troupe ennemie. Il prit sa lance des deux mains et la tint devant lui ; quant au bouclier, il le rejeta sur le dos. Au moyen de la lance, il culbuta tout ce qui se présentait à lui et ainsi se fraya un passage jusqu’auprès de sa troupe. C’est ainsi qu’il réussit à rejoindre ses hommes, qui croyaient le voir revenir du royaume de Hel[309]. Là-dessus, ils se rembarquèrent et s’éloignèrent du rivage. Ils cinglèrent vers le Danemark, pénétrèrent dans le Limafjord, et s’arrêtèrent devant Hals[310], où Arinbjörn tint conseil avec ses guerriers et leur fit part de ses projets.

Maintenant, » dit-il, « je veux aller trouver les fils d’Eirik avec ceux de mes hommes qui désirent me suivre. Je viens d’apprendre que les frères sont ici, au Danemark, à la tête d’une escorte imposante[311]. Pendant l’été, ils sont en expédition ; en hiver, ils restent fixés ici, au Danemark. Je donne l’autorisation de rentrer en Norvège à tous ceux qui préfèrent aller là plutôt que de m’accompagner. Quant à toi, Egil, il me semble opportun, dès que nous nous serons quittés, que tu retournes en Norvège et que tu regagnes l’Islande le plus vite possible ».

Là-dessus, les hommes se répartirent sur les bateaux. Ceux qui voulaient rentrer en Norvège se joignirent à Egil ; mais l’immense majorité suivit Arinbjörn. Egil et Arinbjörn se quittèrent au milieu des protestations d’une vive amitié. Arinbjörn se rendit chez les fils d’Eirik, se fit admettre dans l’escorte de Harald Grafeld[312], qu’il avait élevé, et resta auprès de lui aussi longtemps que vécurent l’un et l’autre[313]. Egil se porta sur Vik, dans le nord, et entra dans le Osloarfjord. Là mouillait son bateau de commerce, qu’il avait fait diriger vers le sud, au printemps. Il y retrouva aussi ses marchandises, ainsi que l’équipage qu’il avait laissé sur le bateau. Thorstein, fils de Thora, rendit visite à Egil et l’invita à demeurer dans sa ferme pendant l’hiver, avec tous ceux qu’il désirait avoir autour de lui. Egil accepta, fit tirer le bateau sur la grève et remiser les marchandises en lieu sûr. Parmi les personnes qui l’accompagnaient, les unes s’y procurèrent un abri ; d’autres, par contre, firent route vers le nord du pays pour rentrer dans leurs foyers. Egil se rendit chez Thorstein. On s’y trouvait au nombre de dix ou douze. Durant l’hiver, Egil y goûta une généreuse hospitalité.

70.

Thorstein, fils de Thora, chargé par le roi Hakon de faire rentrer le tribut du Vermaland, se fait remplacer, dans cette mission, par Egil.

Le roi Harald à la Belle Chevelure avait subjugué le Vermaland, dans l’est[314]. Ce pays avait été conquis jadis par Olaf Tretelja[315], père de Halfdan Hvitbein, qui, le premier de sa famille, fut roi en Norvège. Suivant le registre généalogique, le roi Harald était originaire de là. Tous ses ancêtres avaient régné sur le Vermaland, percevant les impôts et préposant des hommes à la garde du pays. Quand le roi Harald fut devenu vieux, le Vermaland était administré par un jarl du nom de Arnvid, et, ainsi que cela arrivait en maints autres endroits, les tributs y furent acquittés plus mal qu’au temps où le roi Harald était dans la force de l’âge. Il en fut de même lorsque les fils de Harald se disputaient la souveraineté en Norvège. On se préoccupait peu des régions tributaires situées loin de là. Mais quand Hakon eut rétabli la paix, il s’intéressa à toute l’étendue du territoire qui avait été soumis au roi Harald. Il avait envoyé des messagers au Vermaland, dans l’est, douze en tout. Ceux-ci avaient reçu le tribut des mains du jarl. À leur retour, dans la traversée de la forêt d’Eid, ils se virent assaillis par des brigands qui les tuèrent tous. Un sort semblable atteignit une seconde mission que le roi Hakon avait envoyée dans le Vermaland ; les hommes furent tués et l’argent ne rentra point. Certaines personnes prétendaient que le jarl Arnvid instiguait ses gens à tuer les envoyés royaux, afin de reprendre l’argent à son profit. Alors le roi Hakon, qui se trouvait en ce moment à Thrandheim, mit en route une troisième mission, qui devait se rendre à Vik pour faire visite à Thorstein, fils de Thora, et pour lui enjoindre de partir pour le Vermaland et de faire rentrer le tribut au profit du roi. En cas de refus, Thorstein aurait à quitter le pays. Le roi avait appris, en effet, qu’Arinbjörn, frère de la mère de Thorstein, était allé au Danemark et vivait auprès des fils d’Eirik ; qu’en outre, ceux-ci avaient là un nombreux entourage et se livraient à la piraterie durant l’été. Tous ces gens ne lui inspiraient aucune confiance, et Hakon s’attendait à voir les fils d’Eirik lui faire la guerre, le jour où ils disposeraient de forces suffisantes pour se soulever contre lui. Pour ces motifs, il traitait durement tous les parents d’Arinbjörn, alliés de famille ou amis, chassant du pays bon nombre d’entre eux ou leur suscitant d’autres désagréments. C’était maintenant au tour de Thorstein, à qui le roi, pour ces mêmes raisons, imposa deux conditions au choix. L’homme qui transmit cet ordre avait parcouru tous les pays ; il avait vécu longtemps au Danemark et en Suède ; il connaissait fort bien tout, les lieux et les gens, et il avait aussi pérégriné à travers la Norvège. Lorsqu’il se fut acquitté de sa mission auprès de Thorstein, fils de Thora, celui-ci fit connaître à Egil les ordres que les envoyés lui apportaient et il lui demanda quelle réponse il devait leur faire.

Egil dit : « Il me semble évident, à considérer ce message, que le roi veut t’éloigner du pays, tout comme les autres parents d’Arinbjörn. J’estime que pour un homme de ta distinction, cela équivaut à un arrêt de mort. Voici ce que je te conseille : tu convoqueras les messagers du roi pour délibérer avec eux ; je veux assister à votre entretien ; nous verrons alors ce qu’il adviendra. »

Thorstein agit selon les conseils d’Egil. Au cours de la conversation qu’ils eurent avec lui, les envoyés exposèrent en toute sincérité l’objet de leur démarche et les ordres du roi : Thorstein devait se charger de la mission dont il était question ; en cas de refus, il serait proscrit.

Alors Egil reprit : « Je vois clairement, d’après votre déclaration, que si Thorstein refuse de se mettre en route, c’est vous qui devrez partir pour faire rentrer le tribut. »

Les messagers avouèrent qu’il en était bien ainsi.

« Thorstein n’entreprendra pas cette tournée, car il n’est nullement tenu, lui, un homme si distingué, de faire une expédition aussi peu rémunératrice. Toutefois, il fera ce qui lui incombe ; il suivra le roi à l’intérieur et au dehors du pays, si ce dernier le requiert. De plus, si vous désirez que des gens d’ici vous accompagnent dans cette expédition, la chose vous sera accordée, comme aussi on vous procurera tout secours de route que vous voudrez demander à Thorstein. »

Là-dessus, les messagers se concertèrent et ils furent d’accord pour accepter cette proposition, si Egil consentait à se joindre à eux. « Le roi, » disaient-ils, « est très mal disposé à son égard, et il estimera que notre voyage aura été très fructueux, si nous pouvons arranger les choses de manière qu’il soit tué. Il peut ensuite chasser Thorstein hors du pays, si tel est son bon plaisir. »

Ils déclarèrent donc à Thorstein qu’ils étaient d’accord, à condition qu’Egil se joignît à eux ; quant à lui, dans ce cas, il resterait à la maison.

« Il en sera ainsi, » répondit Egil, « je dispenserai Thorstein d’entreprendre le voyage dont il s’agit. Combien d’hommes pensez-vous qu’il faudra emmener avec nous ? »

« Nous sommes huit en tout », dirent-ils ; « nous désirons que quatre hommes d’ici se joignent à nous ; nous serons alors douze. »

Egil déclara qu’il en serait ainsi. Önund Sjoni et plusieurs autres camarades d’Egil étaient allés jusqu’au bord de la mer pour examiner les bateaux et les marchandises, qu’ils avaient confiés à la garde de quelqu’un, en automne, et ils n’étaient pas encore revenus. Egil en fut très contrarié, attendu que les envoyés du roi s’impatientaient pour partir et ne voulaient pas attendre.

71.

Egil part pour le Vermaland. Ses rapports avec Armod Skegg.

Egil se disposa à partir avec trois de ses compagnons de voyage. Ils avaient des chevaux et des traîneaux, comme les gens du roi. Il était tombé beaucoup de neige et tous les chemins étaient en mauvais état. Quand ils furent prêts, ils se remirent en route et remontèrent vers l’intérieur. À leur arrivée du côté d’Eid, dans l’est, il se fit que, pendant une nuit, il tomba une neige tellement abondante qu’il n’était plus guère possible de reconnaître les chemins. Le lendemain, ils n’avancèrent qu’avec lenteur, parce qu’on enfonçait profondément, dès que l’on s’écartait de la voie. Au déclin du jour, ils s’arrêtèrent et donnèrent à manger à leurs chevaux. C’était à proximité d’une crête de montagne boisée.

Alors les envoyés dirent à Egil : « C’est ici que nos chemins se séparent. Au pied de la colline que voici habite un propriétaire du nom d’Arnald ; c’est notre ami. Nous, tes compagnons, nous irons chez lui pour y passer la nuit. Quant à vous, vous monterez sur la hauteur que voilà. Quand vous l’aurez franchie, vous remarquerez aussitôt devant vous une vaste ferme où vous trouverez une hospitalité sûre. Là habite un homme excessivement riche, qui s’appelle Armod Skegg. Demain, au point du jour, nous nous retrouverons et, vers la soirée, nous arriverons à la forêt de Eid, où demeure un excellent propriétaire appelé Thorfinn. »

Là-dessus, ils se quittèrent. Egil et les siens gagnèrent les hauteurs. Quant aux hommes du roi, il faut dire que, sitôt qu’ils eurent perdu de vue Egil, ils prirent les patins dont ils s’étaient munis et se les attachèrent. Ensuite, rebroussant chemin avec toute la hâte possible, ils voyagèrent nuit et jour dans la direction des « Hautes-Terres » ; de là, ils se portèrent vers le nord par les monts Dofra et ne s’arrêtèrent pas avant d’avoir rejoint le roi Hakon, à qui ils racontèrent les péripéties de leur voyage. Egil et ses camarades franchirent les hauteurs pendant la nuit. Il faut se hâter de dire que, tout de suite, ils perdirent le bon chemin. Il était tombé beaucoup de neige. Presqu’à chaque pas, les chevaux s’y enfonçaient, à tel point qu’on devait les tirer dehors. Il y avait là des montées pénibles et des bois encombrés de broussailles, et il était excessivement difficile de franchir les fourrés et les crêtes rocheuses. Ils subirent un retard considérable à cause des chevaux, et les hommes mêmes n’avançaient qu’avec une peine infinie. Ils se fatiguèrent beaucoup. Néanmoins, ils passèrent la crête de montagnes et à leurs regards apparut une vaste ferme, vers laquelle ils dirigèrent leurs pas. Arrivés dans l’enceinte, ils remarquèrent des hommes debout devant l’habitation ; c’était Armod avec ses domestiques. Ils engagèrent la conversation et, de part et d’autre, on se demanda des nouvelles. Quand Armod sut qu’ils étaient envoyés par le roi, il leur offrit l’hospitalité chez lui, et ils acceptèrent. Les gens de la maison d’Armod prirent soin des chevaux et des véhicules, tandis que le propriétaire invita Egil à entrer dans l’appartement. C’est ce qu’ils firent. Armod assigna à Egil le siège d’honneur sur le banc inférieur[316] ; les autres voyageurs s’installèrent plus bas. Ils causèrent beaucoup des difficultés du chemin qu’ils avaient parcouru dans la soirée, et les habitants de la ferme s’étonnaient beaucoup de ce qu’ils eussent pu accomplir le trajet, disant que la route était impraticable pour les gens, même en l’absence de neige.

Armod dit alors : « Ne vous semble-t-il pas que la meilleure réception serait de dresser la table[317] pour vous et de servir le repas du soir, pour vous permettre d’aller dormir ? Sans doute allez-vous goûter un excellent repos. »

« C’est tout à fait notre avis, » répondit Egil.

Armod fit donc dresser pour eux des tables sur lesquelles on servit de grands récipients remplis de lait caillé. Il laissa entendre qu’il regrettait de ne pas avoir de bière à leur offrir. Egil et ses gens, par suite de la fatigue, avaient grand’soif. Ils saisirent les vases et burent le lait avec avidité, mais Egil but de beaucoup le plus. Aucun autre mets ne fut servi. Il y avait là de nombreux domestiques. La maîtresse de maison était assise sur le siège transversal[318], ayant quelques femmes à côté d’elles. La fille du propriétaire, une enfant de dix ou onze hivers, s’en allait çà et là dans la place. Sa mère l’appela auprès d’elle et lui parla à l’oreille. Là-dessus, la jeune fille s’avança jusque devant la table où Egil avait pris place. Elle dit :

Voici pourquoi ma mère
Vient de m’envoyer auprès de toi :
Je dois rapporter à Egil ces paroles,
Pour que vous soyez sur vos gardes.
La femme qui fait circuler la corne a dit :
Dispose ton estomac en conséquence ;
Nos convives incessamment
Recevront de meilleurs aliments.

Armod voulut frapper l’enfant et lui commanda de se taire. « Tu dis toujours ce qui sied le plus mal. »

La jeune fille s’éloigna, tandis qu’Egil déposait le vase au lait, qui était presque vide. Ensuite, les récipients furent emportés, les habitués de la maison allèrent occuper leurs sièges, on installa des tables à travers toute la salle et l’on servit un repas. Tout d’abord, on apporta des morceaux de viande qui furent présentés à Egil comme aux autres convives. Tout de suite après, on versa de la bière. C’était une boisson excessivement forte. Aussitôt, l’on se mit à boire isolément ; chacun devait vider la corne à part. On montra pour Egil et ses amis la plus grande prévenance pour les inciter à boire abondamment. Egil, d’abord, but longtemps à pleines gorgées, et lorsque ses camarades furent impuissants à continuer, il but à leur place ce qu’ils ne savaient plus boire. Au bout d’un certain temps, les tables furent enlevées. Finalement, tous les convives se trouvaient être complètement ivres. Chaque fois qu’Armod buvait, il disait : « Je bois à ta santé, Egil ! » Les gens de la maison, de leur côté, portèrent la santé des camarades d’Egil, en usant des mêmes termes. Un homme était spécialement chargé de présenter les cornes pleines à Egil et aux siens, et les encourageait instamment à boire vite. Egil, parlant à ses amis, leur recommanda de ne pas boire, et lui-même but ce qu’ils n’étaient plus à même d’absorber. Bientôt, il trouva qu’en agissant de la sorte il allait éprouver du malaise. Il se leva et, traversant l’appartement, il s’approcha du siège occupé par Armod ; des mains, il le saisit aux épaules et le serra contre la traverse du dossier ; puis, expectorant une abondante salive, il lui cracha dans la figure, dans les yeux, le nez et la bouche. La salive découla de la poitrine, et Armod faillit suffoquer. Lorsqu’il parvint à reprendre haleine, il se mit à cracher à son tour. Tous ceux, parmi les gens de la maison d’Armod, qui assistaient à la scène, s’écrièrent qu’Egil était le plus misérable des hommes, qu’il était un fort vilain personnage pour cette raison qu’il ne sortait pas lorsqu’il avait envie de cracher, mais causait du scandale dans la pièce même où l’on buvait.

Egil dit : « Il n’y a pas lieu de me blâmer à ce sujet ; je ne fais qu’imiter le propriétaire, qui crache de toutes ses forces, et non moins que moi. »

Sur ces mots, il retourna à sa place, s’assit et demanda qu’on lui donnât à boire. Ensuite, il dit à haute voix :

Je me réjouis de montrer ce que tu m’as offert à manger.
Par le jus que ma bouche a vomi,
J’apporte l’irrécusable témoignage
Que j’ai eu l’audace de faire ce voyage.
Maint convive, pour payer l’hospitalité,
Choisit un meilleur dédommagement.
Nous ne nous rencontrerons plus guère.
La lie de la bière gît dans la barbe d’Armod.

Armod se leva précipitamment et sortit, pendant qu’Egil demandait qu’on lui servît à boire. Alors la maîtresse de maison, s’adressant à l’homme qui avait fait l’office d’échanson durant la soirée, lui dit d’apporter de la boisson de manière que l’on n’en manquât point aussi longtemps qu’on voudrait boire. Il prit donc une vaste corne qu’il remplit et la porta à Egil. Egil vida la corne d’un trait et dit :

Je vide chaque corne pleine,
Bien que sans relâche
L’homme apporte au poète
La bière en masse.
Je ne laisse rien au fond,
Quand même on me servirait
Jusqu’au lendemain.
Le jus de malt dans la corne.

Egil but quelque temps encore, vidant chaque corne qu’on lui présentait. Bien que certains convives fussent encore occupés à boire, il n’y avait guère de divertissement dans la salle. Enfin, Egil se leva ; ses compagnons en firent autant. Ils détachèrent leurs armes des parois où ils les avaient accrochées et entrèrent dans la grange au blé où se trouvaient leurs chevaux. Là, ils se couchèrent sur la paille et dormirent jusqu’au matin.

72.

Egil chez Thorfinn, dont il guérit la fille.

Le lendemain, Egil se leva dès que le jour parut, et se disposa à partir avec ses compagnons de voyage. Sitôt les apprêts terminés, ils retournèrent à la ferme, à la recherche d’Armod. Ils arrivèrent devant la chambre où dormaient Armod, sa femme et sa fille ; là, Egil poussa la porte qui s’ouvrit, et il s’avança jusqu’au lit d’Armod. D’une main, il tira l’épée, de l’autre, il saisit Armod par la barbe et l’entraîna jusqu’au bord de la couche, pendant que la femme et la fille accouraient et suppliaient Egil de ne pas tuer Armod.

Egil répondit que, par respect pour elles, il lui faisait grâce, « car vous en êtes dignes, et cependant il a mérité que je le fasse mourir ».

Alors Egil dit cette strophe :

L’homme au méchant langage
Doit la vie
À sa femme et à sa fille.
Ce n’est pas la peur qui m’arrête devant le batailleur.
J’estime qu’il n’est pas digne de moi
De m’accommoder du festin
D’un semblable personnage
Nous allons partir pour un lointain voyage.

Ensuite, Egil coupa la barbe du menton d’Armod et lui enfonça le revers du doigt dans l’œil, au point de le faire sortir de l’orbite. Cela fait, il s’en alla rejoindre ses camarades. Ils se remirent en route et, à l’heure du repas, atteignirent la ferme de Thorfinn, qui habitait près de la forêt de Eid. Ils demandèrent de la nourriture pour eux et pour leurs chevaux. Le bondi Thorfinn obtempéra à leurs désirs, et Egil entra avec les siens dans l’appartement.

Egil demanda à Thorfinn s’il avait aperçu ses compagnons de route. « Nous étions convenus de nous retrouver ici. »

Thorfinn répondit : « Six hommes sont passés ensemble ici, un peu avant le jour ; ils étaient bien armés. »

Alors une des personnes de la maison de Thorfinn déclara : « Dans la nuit, je suis parti pour recueillir du bois et, longtemps avant l’aube, j’ai rencontré six individus sur mon chemin ; c’étaient des gens d’Armod. Mais je ne puis dire si tous ceux-là étaient les mêmes que les six dont vous parlez. »

Thorfinn fit observer que ceux qu’il avait remarqués étaient passés plus tard, alors que le domestique était rentré avec sa charge de bois.

Au moment où l’on s’assit pour prendre le repas, Egil remarqua une jeune femme malade couchée sur le banc transversal et il demanda à Thorfinn qui était cette femme qui se trouvait là si souffrante.

Il répondit qu’elle s’appelait Helga et que c’était sa fille. « Depuis longtemps elle est atteinte de faiblesse ». Une grave maladie la consumait ; jamais elle ne sut dormir la nuit et elle était comme folle.

« A-t-on essayé quelque remède pour la guérir ? » demanda Egil.

Thorfinn répondit : « On a taillé des runes ; c’est le fils d’un propriétaire, qui n’habite pas loin d’ici, qui s’en est occupé ; depuis, c’est bien pis qu’auparavant. Connais-tu peut-être, Egil, un remède contre pareille affection ? »

« Il se peut, » reprit Egil, « que rien ne se gâte si j’en prends soin. »

Après avoir mangé, il s’approcha de la couche de la jeune fille et causa avec elle. Ensuite, il ordonna de la soulever et d’étendre sous elle des draps propres. C’est ce que l’on fit aussitôt. Il fouilla alors la place où elle avait reposé et y trouva un os de poisson sur lequel des runes étaient gravées. Egil les lut. Puis il gratta les runes et jeta les raclures au feu. Il brûla l’os de poisson tout entier et fit exposer à l’air les vêtements que la malade avait portés jusqu’alors.

Ensuite Egil dit :

Que personne ne grave des runes,
Qui n’en comprend pas bien le sens.
Il arrive à plus d’un homme
D’être induit en erreur par une lettre obscure.
Sur l’os poli j’ai vu gravées
Dix runes mystérieuses.
Ce sont elles qui ont attiré sur la jeune fille
La longue maladie mentale[319].

Egil tailla d’autres runes qu’il plaça sous le chevet de la couche où la jeune fille reposait. Elle eut la sensation de sortir de sommeil et affirma qu’elle était guérie, bien que souffrant encore de faiblesse. Son père et sa mère en éprouvèrent une joie immense. Thorfinn pria Egil d’accepter chez lui toute l’hospitalité dont il pensait avoir besoin.

73.

Egil chez le « bondi » Alf le Riche.

Egil fit savoir à ses compagnons de voyage qu’il désirait poursuivre sa route et ne pas s’attarder plus longtemps. Thorfinn avait un fils du nom de Helgi. C’était un robuste gaillard. Le père et le fils offrirent à Egil de l’accompagner à travers la forêt. Ils lui racontèrent qu’ils savaient de source certaine qu’Armod Skegg avait posté six hommes dans la forêt pour les épier et que, probablement, il y avait dans les bois d’autres troupes en embuscade, pour le cas où la première tentative échouerait. Ils étaient en tout quatre, Thorfinn et ses amis, qui se disposèrent à se joindre à Egil.

Alors Egil dit cette strophe :

Tu le sais, lorsque je pars avec quatre hommes,
Il n’y en pas six
Qui puissent croiser avec moi
Les épées rougies dans le sang.
Mais lorsque j’en ai huit avec moi,
Douze ennemis ne feront pas
Que mon cœur à moi, l’homme aux noirs sourcils,
Tremble, quand les glaives sont tirés.

Thorfinn et les siens résolurent donc de s’en aller avec Egil dans la forêt ; ils étaient alors huit en tout. Arrivés à l’endroit où l’embuscade était dressée, ils y aperçurent quelques hommes. Les domestiques d’Armod, qui étaient assis là, voyant venir à eux huit hommes, jugèrent que le moment n’était pas venu de les attaquer et se dissimulèrent plus loin dans la forêt. Or, quand Egil arriva à l’endroit que les espions avaient occupé, il remarqua qu’il y avait là quelque chose de suspect. Il engagea Thorfinn et ses hommes à rebrousser chemin ; mais ceux-ci insistèrent pour l’accompagner plus loin. Cependant, Egil n’y consentit point et les invita à rentrer chez eux. C’est ce qu’ils firent. Ils retournèrent donc, tandis qu’Egil et ses amis poursuivirent leur route. Ils étaient alors quatre en tout. À l’approche de la nuit, ils s’aperçurent de la présence dans la forêt de six individus en qui ils crurent reconnaître les domestiques d’Armod. Les embusqués sortirent de leur retraite, se lancèrent au-devant d’eux et les attaquèrent. Au cours de la lutte, Egil en abattit deux ; les survivants se réfugièrent dans la forêt. Là-dessus, Egil et ses amis continuèrent leur marche en avant, et il ne se passa rien d’autre. Ils sortirent ainsi de la forêt et acceptèrent l’hospitalité de la nuit chez un propriétaire du nom d’Alf, que l’on surnommait Alf le Riche. C’était un homme âgé, possédant une grande fortune, un original qui ne voulait pas avoir de serviteurs autour de lui, si ce n’est quelques-uns, en petit nombre. Un bienveillant accueil y fut réservé à Egil, et Alf s’entretenait volontiers avec lui. Egil demanda une quantité de renseignements, et Alf lui raconta tout ce qu’il désirait savoir. Ils causèrent très longtemps du jarl et des messagers du roi de Norvège, qui jadis étaient partis dans la direction de l’est, pour recueillir le tribut. Alf, à en juger par son langage, n’était pas ami du jarl.

74.

Egil chez le jarl Arnvid. Celui-ci lui remet le tribut et lui dresse une embuscade.

Dès la première heure du matin, Egil s’apprêta à partir avec ses compagnons de voyage. En prenant congé d’Alf, il lui remit une fourrure. Alf accepta le cadeau avec reconnaissance en disant : « Avec cela, je peux me faire confectionner un vêtement fourré. » Il invita Egil à revenir le voir quand il repasserait. Ils se quittèrent en amis. Egil continua son chemin et, dans la soirée, il arriva dans l’enclos du jarl Arnvid, qui lui réserva un excellent accueil. À ses compagnons, on assigna des places à côté du siège d’honneur. Après y avoir séjourné une nuit, Egil fit connaître au jarl la mission qui les amenait, et lui communiqua le message du roi de Norvège, disant que le roi désirait recevoir tout le tribut du Vermaland qui n’avait plus été acquitté depuis le jour où Arnvid avait été chargé d’administrer la région. Le jarl prétendit qu’il avait livré le tribut intégralement et qu’il l’avait remis entre les mains des envoyés du roi. « Toutefois, j’ignore ce qu’ils en ont fait dans la suite, s’ils l’ont transmis au roi ou bien s’ils ont quitté le pays en l’emportant avec eux ; mais puisque vous êtes porteurs d’attestations dignes de foi, prouvant que vous êtes envoyés du roi, je fournirai tout le tribut auquel il a droit, et je le remettrai entre vos mains ; toutefois je ne veux nullement être responsable ensuite de l’usage que vous en ferez. »

Egil et ses amis demeurèrent quelque temps chez le jarl. Avant leur départ, celui-ci leur remit le tribut, partie en argent, partie en fourrures grises. Les apprêts terminés, ils prirent le chemin du retour. Au moment de prendre congé du jarl, Egil lui dit : « Nous allons maintenant porter au roi ce tribut que nous venons de recevoir ; mais il faut que vous sachiez, jarl, que cette somme est de beaucoup inférieure à celle que le roi pense obtenir ici ; et là-dedans n’est pas encore compris ce que, dans son idée, vous avez à lui payer comme compensation pour ses messagers que vous auriez fait périr, à en croire les bruits qui courent. »

Arnvid prétendit que ce n’était pas vrai. Sur ces mots, ils se quittèrent.

Après le départ d’Egil, le jarl manda auprès de lui ses deux frères, qui s’appelaient Ulf tous les deux[320], et leur parla en ces termes : « Ce grand Egil, qui est resté quelque temps ici, nous causera, je crois, de graves désagréments, s’il arrive chez le roi. Nous pouvons juger de la manière dont il parlera au roi à notre sujet, d’après le langage insolent qu’il nous a jeté à la face, à propos de l’assassinat des envoyés royaux. Vous allez donc poursuivre ces gens et les tuer tous ; vous empêcherez ainsi cette calomnie de parvenir aux oreilles du roi. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est, je pense, de leur dresser des embûches dans la forêt d’Eid. Emmenez avec vous une troupe assez nombreuse pour être certains que pas un d’entre eux n’échappe et pour qu’ils ne vous infligent aucune perte en hommes. »

Les frères se disposèrent donc à partir à la tête de trente hommes. Ils pénétrèrent dans la forêt dont ils connaissaient tous les chemins. Là, ils épièrent le passage d’Egil. Deux chemins traversaient la forêt. L’un conduisait par une crête de montagne ; il y avait là une gorge aux parois abruptes, où l’on ne pouvait avancer qu’à la file. C’était le plus court des deux. L’autre côtoyait le pied de la montagne ; là s’étendaient de vastes marécages où gisaient des arbres abattus. Ici encore, on ne pouvait passer qu’un à un. Chacun des passages fut gardé par quinze hommes.

75.

Combat d’Egil contre les brigands du jarl Arnvid.

Egil marcha jusqu’à ce qu’il arrivât chez Alf. Il y reçut une bienveillante hospitalité et y passa la nuit. Le lendemain, il se leva avant le jour et se disposa à partir. Pendant que l’on était attablé devant le repas, le bondi Alf s’approcha et dit : « Tu t’apprêtes de bonne heure, Egil ; cependant, j’aurais un conseil à vous donner : c’est de ne pas précipiter votre départ ; soyez plutôt sur vos gardes, car je soupçonne qu’il y a des individus qui vous guetteront dans la forêt. Je n’ai personne qui puisse se joindre à toi pour renforcer ta troupe. Mais je vais te faire une proposition : tu resteras ici avec moi jusqu’au moment où je pourrai t’assurer que le passage de la forêt est libre. »

Egil répondit : « Tout cela n’est que de l’imagination ; j’irai mon chemin comme je me le suis proposé. »

Egil se disposa donc à partir avec ses hommes. Mais Alf le lui déconseilla ; il lui recommanda de rebrousser chemin, dès qu’il remarquerait des traces de pas sur la route, ajoutant que personne n’était passé par la forêt dans la direction de l’est depuis l’arrivée d’Egil, « si ce n’est ceux que je soupçonne vouloir vous surprendre ».

« Combien penses-tu qu’ils soient, s’il en est comme tu dis ? Nous ne sommes pas faciles à aborder, bien que notre troupe ne soit guère imposante. »

« J’étais allé du côté de la forêt avec mes domestiques, » répondit Alf ; « nous avons observé des traces de pas d’hommes, et ces pas se dirigeaient vers la forêt. Ils doivent avoir formé un groupe nombreux. Si toutefois tu n’as pas confiance en mes paroles, vas-y alors et examine les traces ; mais reviens sur tes pas si tu constates qu’il en est comme je te dis. »

Egil se mit en route. Arrivé dans le chemin qui menait vers la forêt, on observa à la fois des traces d’hommes et de chevaux, et les compagnons d’Egil furent d’avis de retourner sur leurs pas.

« Nous irons en avant, » dit Egil, « je ne pense pas qu’il faille s’étonner que des gens soient passés par la forêt d’Eid. N’est-ce pas une voie de grande communication ? »

Ils continuèrent donc leur marche. Les traces de pas se continuaient et apparaissaient nombreuses. Ils arrivèrent à un endroit où les chemins bifurquaient. Là aussi, les traces se partageaient et se retrouvaient en nombre égal de part et d’autre.

Alors Egil dit : « Maintenant, il ne me semble pas impossible qu’Alf ait dit la vérité. Apprêtons-nous donc, comme si nous avions à nous attendre à faire la rencontre de ces gens ! »

Sur ces mots, ils jetèrent bas leurs manteaux et tous leurs vêtements de dessus et les déposèrent dans des traîneaux. Egil avait emporté dans son traîneau une corde de filasse très grosse. C’est la coutume, en effet, chez ceux qui entreprennent de longues randonnées, de prendre avec eux des cordes de réserve, pour le cas où il y aurait quelque réparation à faire au harnais. Il prit une large pierre plate et se la posa sur la poitrine et le ventre ; ensuite, il la fixa solidement au moyen de la corde, dont il s’enroula entièrement en la faisant monter jusqu’aux épaules.

Alors Egil dit : … (la strophe est perdue.)

La forêt d’Eid présente l’aspect que voici : Une plantation touffue s’étend sur les deux flancs de la métairie ; au milieu, il y a de vastes espaces couverts de maigres broussailles et de menu bois ; certains endroits sont absolument dépourvus de végétation. Egil et ses amis prirent le chemin le plus court, celui qui menait par-dessus les hauteurs. Tous avaient leurs boucliers, leurs casques et leurs armes d’estoc et de taille. Egil marchait en tête. Parvenus au sommet de la colline, ils remarquèrent que le bas était couvert de bois, mais qu’en haut, au bord du précipice, il n’y avait pas d’arbres. Dès qu’ils se furent engagés dans le défilé, voilà que sept hommes surgirent de la forêt, remontèrent le ravin à leur poursuite et tirèrent sur eux. Les hommes d’Egil firent volte-face et se placèrent de front en travers du passage. Au même moment, d’autres individus se précipitèrent sur eux du haut de l’escarpement et de là les assaillirent à coups de pierres. La situation devenait beaucoup plus périlleuse pour eux.

Egil dit alors : « Rebroussez chemin, rentrez dans la gorge, et abritez-vous comme vous pouvez ; moi, je vais essayer d’escalader le rocher. »

C’est ce qu’on fit. Arrivé sur la hauteur dominant le défilé, Egil vit se dresser devant ses regards huit hommes, qui tous à la fois coururent sur lui et l’attaquèrent. Pour ne pas énumérer les coups qui furent échangés en cet endroit, disons qu’Egil finit par abattre tous les assaillants. Ensuite, il s’avança jusqu’au bord de l’escarpement et lança des pierres d’en haut, et rien ne lui résista. Trois des gens du Vermaland y trouvèrent la mort ; quatre se sauvèrent dans la forêt, blessés et mutilés. Sur ces faits, Egil et ses amis prirent leurs chevaux et poursuivirent leur marche en avant jusqu’à ce qu’ils eussent franchi la colline. Les rares ennemis qui avaient échappé rapportèrent, à ceux de leurs camarades qui se tenaient près des marécages, ce qui venait de se passer. Ceux-ci alors se portèrent en avant par le chemin d’en bas, dans l’intention d’intercepter la marche d’Egil.

Alors Ulf dit à ses camarades : « Maintenant, nous allons recourir à la ruse et avancer en silence pour empêcher qu’ils n’échappent. « Le chemin que nous allons suivre, dit-il, côtoie la colline ; le marécage se prolonge vers la hauteur ; il est dominé par une roche escarpée et, à travers la rocaille, pénètre un passage qui n’est pas plus large qu’un chemin. Quelques-uns se porteront sur les hauteurs rocheuses et les assailliront, s’ils font mine d’avancer ; les autres se cacheront ici dans la forêt et leur tomberont dans le dos, dès qu’ils apparaîtront. Prenons nos mesures pour que pas un seul n’échappe. »

Ils agirent selon les ordres d’Ulf. Ulf gagna les hauteurs, accompagné de dix hommes. Egil et les siens poursuivirent leur marche sans rien soupçonner de ces combinaisons avant leur arrivée dans le défilé. Là, les ennemis leur tombèrent dans le dos et les attaquèrent, les armes à la main. Egil et ses amis firent volte-face et se mirent en garde. En ce moment, ils furent surpris, d’autre part, par ceux qui avaient pris possession devant l’escarpement. À cette vue, Egil se tourna contre eux et, avant que l’on eût échangé des coups nombreux, il en abattit quelques-uns sur le bord du chemin, tandis que les autres se retiraient vers un endroit où le terrain était plus uni. Egil se mit à leur poursuite. Là, Ulf tomba, et, en fin de compte, Egil tua onze ennemis à lui seul. Là-dessus, il se reporta vers un endroit où ses compagnons barraient le passage à huit hommes. De part et d’autre, il y eut des blessés. Mais, à l’arrivée d’Egil, les derniers Vermalandois s’empressèrent de fuir. Non loin de là, c’était la forêt. Cinq s’y réfugièrent, tous grièvement blessés ; trois périrent sur les lieux. Egil portait des blessures nombreuses, mais peu graves. On se remit alors en route. Egil pansa les blessures de ses compagnons ; aucune n’était mortelle. Ils prirent place sur les traîneaux et voyagèrent jusqu’au déclin du jour. Les rares hommes du Vermaland qui eurent la vie sauve, prirent leurs chevaux et se traînèrent hors de la forêt, dans la direction de l’est, vers la région habitée. Là, on pansa leurs blessures. Ils s’adjoignirent des compagnons de route jusqu’à leur arrivée à la résidence du jarl, à qui ils racontèrent les déboires de leur expédition. Ils dirent que les Ulf étaient tombés tous deux et qu’une demi-trentaine de combattants étaient morts. « Cinq seulement eurent la vie sauve, et encore sont-ils tous blessés et mutilés. »

Le jarl demanda ce qu’étaient devenus Egil et ses compagnons. Ils répondirent : « Nous ne savons pas exactement quelle est la gravité de leurs blessures ; mais ils nous ont attaqués avec une audace peu ordinaire, alors que nous étions huit, et eux quatre. À ce moment, nous prîmes la fuite. Cinq d’entre nous atteignirent la forêt, trois périrent, et nous ne constatâmes rien d’autre, si ce n’est qu’Egil et ses amis déployaient une ardeur toute fraîche. »

Le jarl reconnut que leur entreprise avait eu un résultat des plus fâcheux. « Je me consolerais de la perte considérable en hommes que nous avons subie, si vous aviez tué les Normands. Mais si maintenant ceux-ci passent la forêt, arrivent dans l’ouest et rapportent au roi de Norvège la nouvelle de ces faits, nous devons nous attendre à ce qu’il nous fasse endurer les pires traitements. »

76.

Egil revient chez Thorfinn. Expédition du roi Hakon contre Arnvid. Retour d’Egil en Islande.

Egil marcha dans la direction de l’ouest jusqu’à la sortie de la forêt, et au soir, il atteignit la demeure de Thorfinn, qui lui fit un accueil des plus bienveillant. Là, les compagnons d’Egil eurent leurs blessures pansées. Ils y passèrent quelques nuits. Helga, la fille du propriétaire, était sur pied et guérie de sa maladie, ce dont elle et tout le monde remercièrent Egil. Ils y trouvèrent le repos pour eux et pour leurs bêtes de trait. L’homme qui avait taillé des runes pour Helga habitait à peu de distance de là. On apprit alors qu’il avait demandé la jeune fille en mariage. Comme Thorfinn ne voulait pas la lui accorder, le fils du bondi avait essayé de la séduire ; mais elle s’y était opposée. Alors, il avait imaginé de tailler pour elle des runes d’amour. Mais, comme il ne s’y entendait point, les lettres qu’il grava provoquèrent chez elle une maladie.

Quand Egil fut prêt à repartir, Thorfinn et son fils lui donnèrent un pas de conduite. Ils étaient alors dix ou douze en tout. Toute la journée, ils marchèrent avec eux, pour les défendre contre Armod et ses domestiques. Or, lorsqu’Armod apprit la nouvelle que, dans la forêt, Egil et ses amis avaient lutté contre une troupe supérieure en nombre et qu’ils avaient remporté la victoire, il renonça à l’espoir de pouvoir lever le bouclier contre eux et resta à la maison avec tous ses hommes. En prenant congé l’un de l’autre, Egil et Thorfinn échangèrent des cadeaux et nouèrent entre eux des rapports d’amitié. Ensuite, Egil partit avec sa troupe, et l’on ne raconte rien des incidents du voyage avant leur arrivée chez Thorstein. Leurs blessures se guérirent et ils séjournèrent là jusqu’au printemps.

Thorstein envoya chez le roi Hakon des messagers chargés de lui remettre le trésor qu’Egil venait de ramener du Vermaland. Arrivés en présence du roi, ils lui racontèrent les événements qui s’étaient passés au cours du voyage d’Egil, et lui livrèrent le trésor. Le roi s’aperçut alors du bien-fondé de ses appréhensions d’autrefois et fut persuadé que le jarl Arnvid, à deux reprises, avait fait périr la mission qu’il avait envoyée dans l’est. Il déclara qu’il autorisait Thorstein à séjourner dans le pays, sans être inquiété par lui. Là-dessus, les envoyés prirent le chemin du retour. Revenus chez Thorstein, ils lui dirent que le roi était satisfait de cette expédition, que Thorstein pourrait vivre en paix et qu’il avait l’amitié du roi.

En été, le roi Hakon se rendit à Vik, dans l’est. De là, il dirigea ses pas vers le Vermaland avec une troupe imposante. Le jarl Arnvid prit la fuite[321]. Le roi réclama la forte somme aux propriétaires qui lui paraissaient nourrir des sentiments hostiles à son égard et qui, d’après ce que l’on disait, cherchaient à accaparer le tribut. Il plaça un autre jarl dans la région et exigea des otages de lui et des propriétaires. Au cours de son expédition, le roi Hakon, d’après les récits de la saga qui le concerne et le contenu des chants qui ont été composés à son sujet[322], envahit le Gautland occidental qu’il soumit à son pouvoir. On rapporte aussi qu’il poussa jusqu’au Danemark, exerçant partout des ravages. Au moyen de deux bateaux il détériora douze vaisseaux danois, et conféra le titre de roi à Tryggvi[323], fils de son frère Olaf, avec la souveraineté sur Vik.

Dans le courant de l’été, Egil équipa son bateau de commerce et y plaça des matelots. Quant au « long vaisseau » qui l’avait ramené du Danemark, en automne, il en fit cadeau, en partant, à Thorstein. Ce dernier remit à Egil de riches présents et il s’établit entre eux d’étroites relations d’amitié. Egil envoya des messagers à son parent Thord à Aurland et lui donna plein pouvoir pour administrer les propriétés qu’Égil possédait dans le Sogn et le Hördaland, avec faculté de les vendre, s’il se trouvait un acquéreur. Les apprêts étant terminés et le vent favorable, Egil et les siens mirent à la voile, sortirent de Vik, poussèrent vers le nord en suivant la côte de Norvège et gagnèrent ensuite la haute mer. Après une traversée entièrement satisfaisante, Egil dirigea son bateau vers l’intérieur du Borgarfjord et aborda non loin de sa ferme. Il fit transporter les marchandises dans sa demeure et hisser le bateau sur des rouleaux. Egil rentra à son foyer où il fut accueilli avec joie. Il demeura à Borg tout l’hiver.

77.

Arrivée de Ketil Gufa en Islande. Meurtre de Thord Lambason. Grim, fils de Sverting, épouse Thordis, fille de Thorolf.

À l’époque où Egil, au retour de son expédition, rentra en Islande, toute la région était habitée. Tous ceux qui avaient pris possession de terres étaient morts ; mais leurs fils ou petits-fils vivaient encore et occupaient le territoire. Ketil Gufa vint en Islande[324], alors que le pays était en grande partie colonisé. Il vécut le premier hiver à Gufuskalar, dans la presqu’île de Rosmhval[325]. Il était venu d’Irlande, amenant avec lui de nombreux esclaves irlandais[326]. La presqu’île de Rosmhval était, à cette époque, occupée dans toute son étendue ; c’est pourquoi il se reporta de là vers l’intérieur du territoire. Il passa le deuxième hiver à Gufunes[327], mais ne s’y établit pas à demeure fixe. Dans la suite, il pénétra plus avant dans le Borgarfjord[328] et séjourna, le troisième hiver, dans un endroit que l’on appela également Gufuskalar, à l’embouchure de la Gufa qui y tombe des hauteurs, et où il amarra son bateau durant l’hiver.

À Lambastad habitait à cette époque Thord Lambason[329]. Il était marié et avait un fils du nom de Lambi. Celui-ci était alors dans toute sa maturité, et sa taille et sa force étaient proportionnées à son âge. L’été suivant, lorsque l’on se réunit au thing, Lambi s’y rendit aussi. Ketil Gufa, de son côté, s’était porté vers le Breidifjord[330], dans la direction de l’ouest, à la recherche d’un lieu d’habitation. C’est alors que ses esclaves s’évadèrent ; ils arrivèrent pendant la nuit chez Thord, à Lambastad, mirent le feu à la maison, brûlèrent dans l’intérieur Thord, avec tous ceux qui vivaient sous son toit, démolirent sa ferme et emportèrent les objets précieux et les marchandises. Là-dessus, ils emmenèrent les chevaux chez eux, leur mirent une charge et, finalement, se retirèrent à Alptanes[331]. Le lendemain matin, au lever du soleil, Lamba rentra à la maison. Il avait observé un incendie pendant la nuit. Quelques personnes s’y trouvaient rassemblées. Aussitôt, il se mit à la recherche des esclaves. Des hommes à cheval quittèrent la ferme pour venir à sa rencontre. Les esclaves, se voyant poursuivis, s’enfuirent, abandonnant leur butin. Quelques-uns coururent du côté des Myrar ; d’autres se dirigèrent vers la mer et parvinrent au bord d’un fjord. Lambi et ses gens se mirent en devoir de les rejoindre et en tuèrent un qui s’appelait Kori — de là le nom de Koranes donné à cet endroit. Quant à Skorri, Thormod et Svart, ils sautèrent dans une barque et s’éloignèrent du rivage. Aussitôt Lambi et les siens se mirent à la recherche d’un bateau et, à coups de rames, s’efforcèrent de les rejoindre. Ils atteignirent Skorri à Skorrey et l’y tuèrent. Là-dessus, ils ramèrent vers Thormodssker et y tuèrent Thormod, qui a donné son nom au récif. Ils saisirent la plupart des esclaves à des endroits qui doivent à ceux-ci leur première dénomination. Lambi habita dès lors à Lambastad. C’était un bondi de haute qualité ; il était de constitution robuste et nullement prétentieux. Dans la suite, Ketil Gufa se retira dans le Breidifjord, à l’ouest, et fixa sa demeure dans le Thorskafjord. Il a donné son nom au Gufudal et au Gufufjord. Il avait épousé Vri, fille de Geirmund Heljarskinn[332]. Leur fils s’appelait Vali.

Il y avait un homme du nom de Grim. Il était fils de Sverting et habitait à Mosfell, au pied de Heid. Il était riche et de grande famille. Rannveig, sa sœur utérine, était l’épouse du godi Thorodd d’Ölfus. Leur fils Skapti fut « homme de loi[333] ». Dans la suite, Grim devint aussi « homme de loi ». Il demanda en mariage Thordis, fille de Thorolf, nièce et belle-fille d’Egil. Egil n’avait pas moins d’affection pour Thordis que pour ses propres enfants. C’était une femme d’une grande beauté. Egil savait que Grim était un homme distingué et qu’il constituait un excellent parti ; pour cette raison, il donna son consentement. Grim épousa Thordis, à qui Egil remit l’héritage qui lui revenait de son père. Grim emmena sa femme avec lui dans sa demeure et pendant longtemps ils vécurent à Mosfell.

78.

Mariage de Thorgerd, fille d’Egil. Mort accidentelle de Bödvar, fils d’Egil. Deuil d’Egil. Il compose le poème « Sonatorrek ».

Il y avait un homme qui s’appelait Olaf[334]. Il était fils de Höskuld Dalakollsson et de Melkorka, fille de Myrkjartan, roi des Irlandais[335]. Olaf habitait Hjardarholt, dans le Laxardal[336], une des vallées du Breidifjord, dans l’ouest. Il était excessivement riche en biens et l’un des plus beaux hommes qu’il y eût alors en Islande. C’était un personnage d’une rare distinction. Olaf demanda la main de Thorgerd, fille d’Egil. Thorgerd était une jeune fille jolie, d’une fort belle taille, intelligente, mais quelque peu prétentieuse, quoique constamment d’humeur douce. Egil connaissait, sous tous les rapports, la situation d’Olaf ; il savait que c’était un excellent parti, et, pour cette raison, Thorgerd fut accordée à Olaf, qui l’emmena avec lui dans sa demeure de Hjardarholt. Leurs enfants furent Kjartan, Thorberg, Halldor, Steindor, Thurid, Thorbjörg, Bergthora. Cette dernière épousa le godi Thorhall, fils d’Odd. Thorbjörg fut d’abord mariée à Asgeir Knattarson[337] et plus tard à Vermund, fils de Thorgrim. Thurid épousa Gudmund, fils de Sölmund ; ils eurent deux fils, Hall et Viga-Bardi. Özur, fils d’Eyvind et frère de Thorodd d’Ölfus, épousa Bera, autre fille d’Egil. Bödvar, fils d’Egil, était alors dans toute la force de la jeunesse. C’était un jeune homme plein d’espérances, beau de figure, grand et fort, comme l’avaient été Egil et Thorolf à son âge. Egil l’aimait beaucoup ; et Bödvar aussi affectionnait son père.

Un jour d’été, un bateau mouillait dans la Hvita. Il y avait là un important marché. Egil y avait acheté une grande quantité de bois qu’il fit amener chez lui par bateau. C’était une embarcation à huit sièges de rameurs ; elle appartenait à Egil et était pilotée par des gens de sa maison. Un beau jour, Bödvar demanda l’autorisation de les accompagner, et l’on déféra à son désir. Il s’en alla donc avec eux par la plaine de la Hvita. Ils étaient, en tout, six sur un bateau à huit rames. Le jour où ils allaient s’embarquer, la marée ne montait qu’avec lenteur ; et comme ils devaient l’attendre, ils ne partirent que tard dans la soirée. En ce moment s’éleva un violent vent du sud-ouest, qui luttait contre le courant de la marée descendante. Les eaux du fjord devinrent houleuses, comme il arrive souvent en ces parages. La conséquence fut que le bateau sombra et que tout l’équipage se noya. Le lendemain, les cadavres furent rejetés sur le rivage. Le corps de Bödvar flotta jusqu’à Einarsnes ; d’autres furent poussés sur les bords méridionaux du fjord. Le bateau, entraîné du même côté, fut retrouvé devant Reykjarham. Ce même jour, Egil apprit la catastrophe et se mit aussitôt en route pour rechercher le corps de son fils. Il le trouva, rejeté par les flots, le releva, le plaça sur ses genoux et le transporta à cheval à Digranes, sur le tertre funéraire de Skallagrim, Il fit ouvrir la tombe et y déposa Bödvar à côté de Skallagrim. La tombe fut ensuite refermée, ce qui ne se fit toutefois pas avant la tombée de la nuit. Là-dessus, Egil retourna chez lui à Borg. Aussitôt revenu, il entra dans la chambre à coucher commune, où il avait l’habitude de dormir, se coucha et verrouilla la porte. Personne n’osait lui adresser la parole. Voici — d’après ce que l’on raconte — comment était habillé Egil, lorsqu’on ensevelit Bödvar : il portait de longs bas étroitement fixés aux jambes, un vêtement de coton rouge qui enserrait la taille et se fermait sur le côté. Mais, à en croire ce qui se dit, Egil enfla au point que le vêtement, de même que les bas, se fendirent sur son corps. Le lendemain encore, Egil tint la chambre fermée ; sans prendre aucune nourriture ni boisson, il resta couché là toute la journée et la nuit suivante, et personne n’osait lui parler. Mais le matin du troisième jour, Asgerd fit monter un homme à cheval avec ordre de se rendre en toute hâte à Hjardarholt, dans l’ouest, et de faire part à Thorgerd de tous les événements récents. Il y arriva dans l’après-midi. À son récit, il ajouta qu’Asgerd la faisait prier de venir sans retard à Borg. Aussitôt, Thorgerd fit seller son cheval et se mit en route avec deux hommes. Ils chevauchèrent pendant la soirée et la nuit jusqu’à ce qu’ils eussent atteint Borg. Thorgerd entra immédiatement dans la salle du foyer. Asgerd lui souhaita la bienvenue et lui demanda si elle et ses compagnons avaient pris le repas du soir.

Thorgerd répondit à haute voix : « Je n’ai pris aucun repas du soir et je n’en prendrai point, si ce n’est chez Freyja[338]. Je ne sais qui pourrait, mieux que mon père, me donner conseil. Je ne veux pas survivre à mon père et à mon frère. »

Elle entra dans la chambre à coucher et appela : « Père, ouvre la porte ; je veux que nous allions nous deux le même chemin.

Egil tira le verrou. Thorgerd pénétra dans la chambre à coucher, fit refermer la porte et se coucha dans l’autre lit qui se trouvait dans la place.

Alors Egil dit : « Tu agis bien, ma fille, en voulant suivre ton père ; tu m’as témoigné une grande affection ; qui peut supposer que je veuille vivre sous le poids d’une pareille douleur ? »

Sur ces mots, ils se turent pendant quelques instants.

Ensuite Egil reprit : « Qu’y a-t-il donc, ma fille ? Est-ce que tu mâches quelque chose ? »

« Je mâche du varec, » répondit-elle, « parce que je pense que je me sentirai alors plus mal encore ; sinon, je crois que je vivrais trop longtemps. »

« Cela est-il nuisible à l’homme ? » demanda Egil.

« Très nuisible, » dit-elle. « Veux-tu en manger ? »

« Pourquoi m’en abstiendrais-je ? » fut la réponse.

Un instant plus tard, elle appela et se fit donner à boire. On lui apporta de l’eau.

« Voilà ce qui arrive, » dit alors Egil, « quand on mange du varec, la soif s’en accroît. »

« Veux-tu boire, mon père ? » demanda-t-elle.

Il consentit et absorba à grands traits le contenu d’une corne d’animal.

Alors Thorgerd dit : « Voilà que nous sommes trompés ; c’est du lait, cela. »

Sur ces mots, Egil mordit dans la corne, l’ébrécha sur toute la largeur que ses dents pouvaient atteindre et la lança au loin.

« Quelle résolution, » repartit Thorgerd, « allons-nous prendre maintenant ? Ce projet-ci est anéanti. Je voudrais, père, que nous prolongions notre vie assez pour que tu puisses composer un chant funèbre sur Bödvar. De mon côté, je taillerai des runes dans du bois. Ensuite, mourons, si tel est notre désir. Ton fils Thorstein, je pense, tardera à composer un chant pour Bödvar, et il ne sied guère que nous négligions de faire un festin funéraire, parce que nous n’assisterons pas, j’imagine, au régal organisé après sa mort. »

Egil déclara qu’on ne pouvait guère espérer de lui qu’il fût à même de composer un poème, quand même il tenterait la chose. « Quoi qu’il en soit, je puis essayer, » ajouta-t-il.

Egil avait eu un fils du nom de Gunnar. Celui-ci aussi était mort peu auparavant. Voici le poème en question :

SONATORREK
(Perte irréparable des fils.)

I.Il m’est bien pénible
De délier la langue,
Pour obéir à l’impulsion
De l’inspiration poétique.
Médiocres sont mes dispositions
Pour la poésie.
Il n’est pas facile de la faire surgir
Des profonds replis de l’âme.


II.Il est malaisé de faire sortir
La cause en est
Dans la profonde douleur
Hors du fond de l’imagination,
La joyeuse invention
Des ases du Walhalla[339],
Apportée de Jotonheim[340]
Aux temps passés.

III...........
..........
..........
..........
Les blessures du cou du géant[341],
Je les entends mugir
En bas, devant l’entrée de l’asile
Où reposent mon père et mon fils.

IV.Car ma race
Touche à son déclin,
Comme les branches de la forêt
Abattues par la tempête.
Il n’est pas joyeux,
L’homme qui, de la maison
Vers la tombe, porte
Les membres du corps de ses parents.

V.Tout d’abord, cependant,
Je dirai un mot
Du trépas de ma mère
Et de la mort de mon père.
De l’enclos où sont enfermées les paroles[342]
Je retire
La matière d’un chant de louanges,
Ornée des fleurs du langage.


VI.Cruelle fut pour moi la lacune
Que les flots ont violemment créée
Dans la lignée touffue
Des descendants de mon père.
Je sais qu’elle restera
Vide et vacante,
La place occupée par mon fils,
Avant que la mer me le ravît.

VII.Ran m’a causé[343]
De terribles ravages.
Me voilà bien pauvre
En amis chéris.
La mer a rompu
Les attaches de ma famille,
Les solides liens,
Elle les a déchirés.

VIII.Sache que, si avec mon glaive
Je pouvais prendre ma revanche,
C’en serait fait
Du fabricant de bière[344].
Si je pouvais résister
Contre le dangereux frère de la tempête[345].
Je me lèverais pour offrir le combat
À la fiancée d’Egir[346].

IX.Cependant je ne croyais pas
Posséder la force
D’affronter la lutte
Contre le meurtrier de mon fils.
Le peuple tout entier
S’aperçoit clairement
Que le vieillard
Est privé de soutiens.


X.La mer m’a
Ravi beaucoup.
Il est pénible de raconter
La mort de parents,
Surtout quand il s’agit
Du protecteur de la race[347]
Qui a quitté la vie
Pour les chemins de la félicité[348].

XI.Je le sais moi-même :
Chez mon fils
Il ne se développait aucun germe
De la matière d’un méchant homme,
Si le héros
Avait eu le bonheur de mûrir,
Jusqu’au jour où Hergaut
L’aurait enlevé[349].

XII.Il faisait valoir au-dessus de tout
Ce que le père disait,
Quand même le peuple entier
Était d’avis contraire.
Il me prêtait son concours
A la maison,
Et mes forces
Il les soutenait de son mieux.

XIII.Quand mon esprit s’envole
Sur les ailes de l’imagination,
Souvent je me ressens
De l’absence de frères.
Je médite,
Lorsque le combat sévit,
Je scrute, j’épie
Et je cherche à savoir.

XIV.Quel autre homme,
Quel homme de bravoure,
Au cours de la mêlée
Pourrait se tenir à mes côtés ?
J’en ai souvent besoin.
..........
Je m’envole avec précaution,
Puisque je suis privé d’amis.


XV.Il est bien difficile de trouver
Parmi tout le peuple une personne
À qui nous puissions nous fier.
..........
Celui qui sans honte
Cause la perte de ses parents,
Vend pour des bagues
Le cadavre de son frère[350].

XVI.(Il ne reste de cette strophe que deux vers sans
signification véritable.)

XVII.On dit aussi
Que personne n’obtient
Une compensation pour son fils,
S’il n’a lui-même un second fils,
Et qu’il n’y a personne non plus
Qui soit pour un autre
Comme lié par la naissance,
À la place du frère.

XVIII.Elle ne m’est pas agréable,
La société des gens,
Quand même chacun à part
Vit en paix avec moi.
Mon fils est arrivé
Le fils de ma femme
Dans les royaumes des âmes,
Pour rejoindre ses ancêtres.

XIX.L’inventeur de la bière[351],
Inébranlable,
Se dresse devant moi
En ennemi.
Je ne parviens pas
..........
À tenir relevé
Le véhicule de l’intelligence[352]


XX.Depuis que mon fils
M’a été enlevé
Par la redoutable
Chaleur de la fièvre,
Lui dont je sais
Qu’il était sans défauts
Et à l’abri
De tout reproche[353].

XXI.Je n’oublie pas
Que l’ami des hommes[354]
A élevé
Au séjour des dieux
L’arbre de ma race,
Qui a pris naissance sur moi,
Le noble rejeton
De mon épouse.

XXII.Je goûtais les faveurs
Du seigneur des combats[354],
Je gagnais confiance
En me fiant à lui,
Jusqu’au jour où Odin,
L’auteur de la victoire,
A rompu avec moi
Les liens de l’amitié.

XXIII.Si je révère
Le frère de Vile[354],
Le prince des dieux,
Ce n’est pas de bon cour que je le fais.
Cependant l’ami de Mim[354]
M’a accordé
Réparation pour le malheur.
C’est un bienfait que je lui dois.

XXIV.L’ennemi du loup[355],
Habitué à vaincre,
M’a conféré un art
Exempt de défauts,

Et un tempérament tel
Que je puis changer
Les esprits intrigants
En francs ennemis.

XXV.Je suis d’humeur sombre.
La proche parente
De l’ennemi d’Odin[356]
Se dresse sur le promontoire[357].
Néanmoins je veux
Attendre Hel,
Joyeux, sans mauvais vouloir
Et sans regrets[358].

Les forces d’Egil s’accrurent à mesure qu’il avançait dans l’élaboration du poème. Quand il l’eut terminé, il en donna connaissance à Asgerd, à Thorgerd et aux personnes de sa maison. Il se leva ensuite de son lit et prit place sur le haut-siège. Il appela ce poème Sonatorrek[359]. Là-dessus, il fit, selon l’antique coutume, célébrer les funérailles de son fils, et lorsque Thorgerd retourna chez elle, Egil lui donna un pas de conduite et lui remit des présents.

Egil vécut de longues années encore à Borg et atteignit un âge avancé. On ne dit pas s’il a eu des contestations judiciaires avec les habitants du pays ; on ne parle pas non plus de duels ou de combats qu’il aurait soutenus depuis le jour où il s’était fixé en Islande. On prétend qu’il ne quitta plus l’Islande après les événements qui viennent d’être relatés. La principale raison en était qu’il ne pouvait plus séjourner en Norvège par suite des différends qui existaient entre lui et le roi, et dont il a été question plus haut. Il menait un brillant train de maison, car l’argent ne lui manquait point. C’était, du reste, bien conforme à son tempérament.

Le roi Hakon Adalsteinsfostri régna longtemps sur la Norvège[360]. Dans les dernières années de sa vie, les fils d’Eirik arrivèrent en Norvège et lui disputèrent la souveraineté du royaume. Ils lui livrèrent des combats, mais Hakon resta toujours vainqueur. La dernière bataille eut lieu au Hördaland, à Fitjar, dans l’île de Stord[361]. Le roi Hakon y remporta la victoire, mais fut mortellement blessé. À la suite de ces faits, les fils d’Eirik s’emparèrent du pouvoir royal en Norvège. Le hersir Arinbjörn vivait à la cour de Harald, fils d’Eirik. Il devint son conseiller et obtint de lui d’immenses apanages. Il commandait ses troupes et veillait à la sécurité du territoire. Arinbjörn était un remarquable homme de guerre et ne connaissait que la victoire.

Egil, fils de Skallagrim, apprit qu’un changement de dynastie était survenu en Norvège ; il sut aussi qu’Arinbjörn était rentré dans ses domaines norvégiens et que celui-ci jouissait en ce moment d’une grande considération. Alors Egil composa en l’honneur d’Arinbjörn le chant que voici :

ARINBJARNARKVIDA
(Chant d’Arinbjörn).

I.Je chante vite
Pour célébrer un prince ;
Mais je suis peu disposé à parler
Pour faire l’éloge des gens parcimonieux.
J’ai la parole généreuse
Pour vanter les hauts faits d’un souverain ;
Mais je suis enclin au silence,
Quand il s’agit de vastes mensonges.

II.Armé à suffisance
Pour jeter l’opprobre sur les fanfarons,
J’aime à proclamer dans mes vers
La louange de mes amis.
J’ai visité de nombreuses
Résidences princières,
Avec mon talent de poète
Que l’on ne peut suspecter.


III.Je m’étais attiré,
Jadis, la colère
Du descendant d’Yngling[362],
Du roi puissant.
Alors j’ai retroussé le chapeau de l’audace
Sur ma noire chevelure[363]
Et je suis allé trouver
Le hersir dans sa demeure[364].

IV.Là régnait sur le pays
Le souverain,
Le protecteur du peuple,
Qui répandait la terreur.
Le roi dominait
De son temperament inflexible
L’humide région
De Jorvik[365].

V.L’éclat des yeux d’Eirik,
On ne pouvait le supporter
Sans inquiétude
Ni sans effroi,
Lorsque les regards
Du souverain,
Chatoyants comme un serpent,
Lançaient leurs terribles rayons.

VI.Cependant j’ai osé
Présenter au seigneur
Le chant du poète
Qu’inspire Odin.
Les gouttes du breuvage
D’Ygg[366] parvinrent
Aux oreilles
De tous ceux qui étaient présents.


VII.Les gens ne la trouvèrent pas
Belle d’aspect,
Ma récompense de scalde[367],
À la cour du roi,
Lorsque, pour le poème
Je reçus du prince
Ma boule de la coiffure[368].
Couleur de loup gris.


VIII.Je l’acceptai.
Mais dans le cadeau étaient comprises
Les noires cavités
Des paupières pendantes[369],
Et la bouche
Qui déposa
Aux pieds du prince
Mon « Rachat de la Tête ».


IX.Là se tenait près de moi,
À l’un de mes côtés,
Meilleur que beaucoup d’autres,
Celui qui m’accorda aide et protection,
Mon fidèle ami,
À qui je pouvais me fier,
Et dont le renom grandissait
À chaque conseil qu’il donnait[370].


X.Arinbjörn,
Le plus distingué parmi les gens de l’entourage royal,
Nous a soustrait, seul,
À la haine du roi ;
Lui, l’ami du souverain,
Qui jamais n’a dit une parole mensongère
À la cour
Du prince guerrier.


XI.(Cette strophe est trop mutilée pour que l’on puisse
en dégager le sens.)


XII.On trouvera que je suis
Un ami peu sincère,
Qui ne s’entend pas
À manier le langage de la poésie.
On dira que je suis indigne de la gloire,
Et un parjure,
Si je n’offre pas une compensation
Pour le bienfait que je lui dois.

XIII.Aujourd’hui l’on peut voir
Où je dois proclamer
L’éloge du puissant
Rejeton des hersar[371]
Il est malaisé d’élever
La poésie à sa hauteur
Devant les regards
De la foule nombreuse.

XIV.Il est facile pour moi de polir
Avec le rabot de ma voix[372]
La matière d’un panégyrique
En l’honneur du fils de Thorir,
Mon ami,
Car deux et même trois
Matières de choix
Reposent sur ma langue.

XV.Je raconterai d’abord
Ce que la plupart savent
Et ce que tout le monde
Désire entendre,
Combien généreux
Apparut aux hommes
Arinbjörn,
« L’ours du foyer[373] ».

XVI.Ce qui chez le peuple entier
Provoque l’étonnement,
C’est qu’il comble de trésors
Les gens.

Frey et Njörd[374], il est vrai,
Ont dispensé
À Arinbjörn
D’abondantes richesses.

XVII.Les descendants
De Hroald[375]
Amassent les richesses
Qui affluent de toutes parts,
Comme les amis qui accourent
Par tous les chemins
Des vastes horizons
Du monde.

XVIII...........
..........
..........
..........
Favori des dieux,
Parmi la foule des hommes,
L’ami de Vethorm[376].
..........[377]

XIX.Il accomplit des choses
Que ne parviennent pas à réaliser
La généralité des hommes,
Quand même ils possèdent des richesses.
Je veux dire qu’elle n’est pas courte,
La distance entre les maisons des personnes généreuses[378]
Et qu’il n’est pas facile de pourvoir de hampes
Les lances de tout le monde.

XX.Chez Arinbjörn,
De la longue nef
Où se dressent les lits[379]
Personne n’est sorti ;
Couvert de railleries
Ou accompagné de paroles injurieuses,
Et sans avoir les bras
Chargés de bracelets.


XXI.Il est cruel à l’égard de l’argent[380],
Celui qui habite dans les Firdir.
Il est l’ennemi
Des descendants de Draupner[381],
Le contradicteur
Des fils des scélérats[382],
Dangereux pour les bagues,
Un meurtrier du trésor[383].

XXII.Il a eu en partage
Une période de vie
Que les guerres
N’ont pas épargnée.

XXIII.Ce serait une injustice,
Si le gaspilleur de l’or
Avait jeté
À la mer,
Activement parcourue
Par les coursiers de Rökkvi[384],
Les multiples bienfaits
Que je lui dois[385].

XXIV.J’étais éveillé de bonne heure
Pour combiner les mots
Dans le travail matinal
Du serviteur du langage[386].
J’ai érigé un tertre de louanges[387]
Qui se dressera longtemps,
Résistant à la destruction,
Dans le domaine de la poésie[388].

Egil se lie d’amitié avec le scalde Einar Skalaglam.

Il y avait un homme qui s’appelait Einar. Il était fils de Helgi Ottarsson, fils de Björn le Norvégien, qui prit possession de terres dans le Breidifjord. Einar était frère d’Osvif le Sage. Dès ses jeunes années, il était grand et fort et doué des plus belles qualités. Tout jeune encore, il se mit à faire de la poésie. Il était avide de savoir. Un jour d’été, à l’Althing, Einar se rendit dans la tente d’Egil, fils de Skallagrim. On se mit à causer et bientôt, au cours de la conversation, on arriva à parler de poésie. Cet entretien fut pour l’un et l’autre une véritable jouissance. Dans la suite, Einar prit l’habitude d’aller fréquemment faire la causette avec Egil, et il s’établit entre eux une vive amitié. Comme Einar venait de rentrer de voyage, Egil lui demanda des informations variées sur les événements de Norvège, sur ses amis comme aussi sur ceux qu’il pensait être ses ennemis. Il s’enquit beaucoup aussi des personnages influents. Einar, de son côté, demanda à être renseigné sur les faits qui avaient marqué les voyages d’Egil et sur ses exploits. Ces causeries plaisaient beaucoup à Egil et il s’y prêtait volontiers. Einar voulut savoir en quelles régions il avait accompli ses plus glorieux hauts faits et il le pria de lui raconter cela. Egil dit :

Un jour j’ai combattu seul contre huit,
Et deux fois contre onze.
Moi seul je les ai tués,
Et j’ai livré leurs cadavres au loup.
Avec rage nous échangeâmes de rudes coups
Au moyen du terrible perceur de boucliers.
..............
..............[389]

Au moment de se quitter, Egil et Einar se donnèrent mutuellement des gages d’amitié. Einar vécut longtemps en pays étranger, en la société de personnages de marque. Comme il était généreụx, très souvent il ne lui restait pas grand’chose. C’était un homme de grandes qualités et d’une bravoure remarquable. Il faisait partie de la suite du jarl Hakon, fils de Sigurd.

En ces temps[390], il y eut en Norvège d’âpres querelles et des luttes entre le jarl Hakon et les fils d’Eirik, et ils se chassèrent du pays à tour de rôle. Le roi Harald, un des fils d’Eirik, périt au Danemark, près de Hals, sur le Limafjord. Il avait été trahi. Il avait combattu contre Harald Knutsson, surnommé Gull-Harald[391]. Là aussi tomba le jarl Hakon, ainsi que, dans les rangs du roi Harald, le hersir Arinbjörn, dont il a été parlé plus haut. En apprenant la mort d’Arinbjörn, Egil dit cette strophe :

Ils diminuent en nombre maintenant,
Les brillants paladins
Qui largement distribuaient
L’or éblouissant.
Où trouverai-je encore de ces hommes généreux
Qui sur mes bras, par leurs paroles,
Répandaient l’or à profusion
Au delà de la mer hérissée d’îles ?

Le scalde Einar, fils de Helgi, était surnommé Skalaglam[392]. Il composa en l’honneur du jarl Hakon une drápa intitulée : « Vellekla[393] ». Très longtemps, le jarl se refusait à entendre le poème, parce qu’il était irrité contre Einar. Alors Einar dit :

D’un trait rapide j’ai composé un poème
En l’honneur du protecteur du peuple,
Qui gouverne la Norvège, pendant que
D’autres dormaient. J’en éprouve du chagrin.
Je ne m’imagine cependant pas que le seigneur qui répand l’or,
Le valeureux prince, fût d’avis
Que les scaldes étaient mauvais.
J’eus le vif désir de venir en ce lieu pour voir le seigneur.

Et il continua son chant :

Je rendrai visite au jarl qui a le courage
D’augmenter, par les épées, la pâture du loup.
Je m’embarquerai sur le bateau à rames
De Sigvald[394], dont le bouclier est peint sur les bords.
Ce manieur de l’épée ne me repousse point,
Quand je vais le trouver.
Je porte mon bouclier
Au dehors, sur le coursier des flots.

Le jarl ne voulut pas qu’Einar partît. Il écouta sa poésie et lui fit cadeau d’un bouclier. C’était un superbe joyau, sur lequel étaient gravées des scènes de récits des anciens temps ; et dans ces reproductions se trouvaient incrustées des boucles d’or serties de pierres précieuses. Einar gagna l’Islande pour rendre visite à son frère Osvif. En automne, il partit à cheval dans la direction de l’est et arriva à Borg, où il reçut l’hospitalité. Egil en ce moment n’était pas à la maison ; il était allé dans le nord du district et l’on espérait le voir rentrer sous peu. Einar l’attendit trois nuits. Il n’était pas dans les traditions de rester plus de trois nuits chez des connaissances. Einar se disposa donc à repartir. Quand il fut prêt, il entra dans la chambre d’Egil et y suspendit le précieux bouclier en disant aux personnes de la maison qu’il en faisait cadeau à Egil. Là-dessus, il monta à cheval et partit. Mais, ce même jour, Egil revint à la maison. En entrant dans sa chambre, il aperçut le bouclier et demanda à qui appartenait ce joyau. On lui dit qu’Einar Skalaglam était venu et qu’il lui avait fait cadeau du bouclier.

Alors Egil dit : « Ah ! le plus misérable des hommes ! S’imagine-t-il que je vais veiller, et célébrer son bouclier dans des vers ? Amenez mon cheval. Je vais le poursuivre et le tuer[395]. »

On lui dit alors qu’Einar était parti le matin de bonne heure. « En ce moment, il est sans doute arrivé à l’ouest, dans les Dalir ».

Dans la suite, Egil composa une drápa dont voici le commencement :

Le moment est venu de célébrer
Le bouclier que j’ai reçu.
Le message du généreux donateur
A été apporté dans ma demeure.
Je ferai retentir habilement
Les accents de la poésie.
Écoutez les paroles
Que je vais vous dire.

Egil et Einar restèrent fidèles à leur amitié aussi longtemps qu’ils vécurent l’un et l’autre. Au sujet des destinées ultérieures du bouclier, on rapporte qu’Egil le prit avec lui en se rendant à une noce, dans le nord, à Vidimyri, en compagnie de Thorkel Gunnvaldsson et des fils de Raudibjörn, Trefil et Helgi. Là, le bouclier tomba dans du lait aigre et fut abîmé. Plus tard, Egil en fit enlever les garnitures, et il y avait douze onces de métal précieux dans les boucles d’or.

79.

Rapports d’Egil avec son fils Thorstein. Egil à Mosfell. La « Berudrápa ». Les enfants de Thorstein.

Thorstein, fils d’Egil, en grandissant, fut de tous les hommes le plus beau de figure. Il avait les cheveux clairs et le teint brillant ; il était grand et fort, sans toutefois égaler son père sous ce rapport. Thorstein était un homme intelligent, d’humeur douce, de relations agréables ; il se distinguait par son calme. Egil ne l’aimait guère. Thorstein, de son côté, n’éprouvait pas de sympathie pour son père ; mais Asgerd et Thorstein avaient beaucoup d’affection l’un pour l’autre. À cette époque, Egil se faisait vieux. Or, un jour d’été, Thorstein se rendit à l’Althing, pendant qu’Egil restait à la maison. Mais, avant que Thorstein quittât la ferme, Asgerd et lui saisirent une occasion propice pour enlever du coffre d’Egil le manteau de soie, cadeau d’Arinbjörn, et Thorstein l’emporta en allant au thing. Or, lorsqu’à l’assemblée il s’en revêtit, ce manteau pendait jusqu’à terre et le bord inférieur se salit pendant que l’on marchait vers la « montagne de la loi[396] ». Quand Thorstein rentra à la maison, Asgerd remit le vêtement à la place où il avait été auparavant. Très longtemps après, Egil, ouvrant son coffre, constata que le manteau était abîmé et se renseigna auprès d’Asgerd pour savoir comment cela se faisait. Elle lui dit la vérité à ce sujet. Alors Egil récita ces vers :

Je n’eus pas un seul héritier
Qui m’ait rendu service.
Mon fils m’a trompé pendant ma vie.
J’appelle tromperie ce qu’il a fait.
Ce gaillard eût pu attendre
Que les gens, sur ma tombe,
Eussent érigé
Les pierres funéraires.

Thorstein eut pour femme Jofrid, fille de Gunnar, fils de Hlif. La mère de son épouse était Helga, fille d’Oleif Feilan et sœur de Thord Gellir. Jofrid, auparavant, avait épousé Thorodd, fils de Tungu-Odd. Peu de temps après, Asgerd mourut. Egil, alors, abandonna sa ferme qu’il céda à Thorstein, tandis que lui-même s’en alla à Mosfell, dans le sud, chez son parent Grim, car, de tous ceux qui vivaient alors, c’était sa belle-fille Thordis qu’il affectionnait le plus.

Un jour d’été, un bateau aborda à Leiruvag. Il était piloté par un homme du nom de Thormod, un Norvégien appartenant à la maison de Thorstein, fils de Thora. Il apportait avec lui un bouclier que Thorstein avait envoyé pour Egil Skallagrimsson. C’était un objet superbe. Thormod remit le bouclier à Egil, qui l’accepta avec reconnaissance. L’hiver suivant, Egil composa, sur le don du bouclier, une drápa que l’on appela « Berudrápa[397] » et qui commence par cette strophe :

Que le vaillant paladin du roi
Écoute avec complaisance
Ce que je vais chanter dans mes vers.
Que tes gens songent à faire silence.
Souvent, sur la terre du Hördaland,
Ô héros des mers,
On entendra retentir les accents
De la belle poésie des scaldes.

Thorstein, fils d’Egil, habitait à Borg. Il avait deux fils naturels, Hrifla et Hrafn. Après son mariage, il eut encore de Jofrid dix enfants. Helga la Belle, au sujet de laquelle se disputèrent Hrafn le Scalde et Gunnlaug Langue de Vipère, était leur fille[398]. L’aîné de leurs fils était Grim, le deuxième Skuli, le troisième Thorgeir, le quatrième Kollsvein, le cinquième Hjörleif, le sixième Halli, le septième Egil, le huitième Thord. Une autre fille, Thora, épousa Thormod, fils de Kleppjarn. Des enfants de Thorstein est issue une vaste génération comptant nombre d’hommes éminents. La lignée des descendants de Skallagrim forme la famille de ceux que l’on appelle « Myramenn[399] ».

80.

Les conflits de Steinar, fils d’Önund, avec Thorstein, fils d’Egil.

Önund Sjoni habitait à Anabrekka pendant le séjour d’Egil à Borg. Il avait pour femme Thorgerd, fille de Björn le Gros, du rivage de Snaefell. Leurs enfants étaient Steinar et Dalla. Celle-ci épousa Ögmund, fils de Galti, et ils eurent deux fils, Thorgils et Kormak[400]. Quand Önund devint vieux et que sa vue baissa, il abandonna sa ferme à son fils Steinar. La mère et le fils possédaient une fortune considérable. Steinar se distinguait entre tous par sa constitution robuste ; mais il était laid et bossu, avec de longues jambes et un buste court. C’était un personnage autoritaire, violent, d’un abord difficile ; il était intraitable et vif à l’extrême. Aussi, quand Thorstein, fils d’Egil, se fut établi à Borg, il eut aussitôt des démêlés avec Steinar.

Au sud du Hafslök s’étend un marécage appelé Staksmyr. En hiver, il était couvert d’eau ; mais au printemps, à la fonte des neiges, il offrait un pâturage tellement bon pour le bétail, que souvent on l’appelait « meule de foin ». De longue date, le Hafslök formait la limite entre les deux propriétés. Or, au printemps, lorsque l’on menait le bétail jusqu’au Hafslök, il arrivait fréquemment qu’il empiétait sur le Staksmyr, et les domestiques de Thorstein s’en plaignaient. Steinar ne s’en souciait nullement, et la situation persista pendant le premier été sans donner lieu à aucun incident. Le second printemps, Steinar usa du pâturage comme auparavant. Mais alors Thorstein eut un entretien avec lui et, en termes modérés, il lui demanda de maintenir ses bêtes dans les limites qui avaient de tout temps existé entre leurs terres. Steinar répondit que son bétail pouvait aller où il voulait. Il causa, en somme, sur un ton plutôt impertinent, et les deux hommes eurent une légère altercation. Dans la suite, Thorstein fit chasser le bétail hors du marécage par delà le Hafslök. Steinar, s’en apercevant, ordonna à Grani, son esclave, de surveiller le troupeau dans le Staksmyr. Grani resta sur les lieux du matin au soir. C’était vers la fin de l’été, et toutes les pâtures au sud du Hafslök étaient épuisées.

Un beau jour, Thorstein était monté sur la butte et, jetant les regards autour de lui, il observa l’endroit où se tenait le troupeau : de Steinar. Il s’avança vers le marécage. C’était au déclin du jour. Il vit que le bétail s’était aventuré loin sur un terrain resserré entre deux hauteurs rocheuses. Il se mit à courir à travers les terres marécageuses. À cette vue, Grani poussa précipitamment ses bêtes en avant jusqu’à ce qu’il atteignît une place où l’on avait l’habitude de les traire. Thorstein le poursuivit, le rejoignit à l’entrée de l’enclos et l’y tua. Ce pré clôturé s’appelle, depuis lors, Granahlid. Thorstein jeta sur Grani des débris de la palissade et recouvrit ainsi son corps[401]. Ensuite, il rentra chez lui, à Borg. Des femmes qui se rendaient à l’enclos trouvèrent Grani gisant par terre. Aussitôt, elles retournèrent à la ferme pour dire à Steinar ce qu’elles venaient de constater. Steinar ensevelit Grani sur une éminence rocheuse et remit à un autre esclave, dont le nom n’est pas connu, le soin de veiller au troupeau. Pendant tout le restant de l’été, Thorstein se comporta comme s’il ne savait rien de la pâture. Or, il arriva que Steinar, au commencement de l’hiver, s’en alla sur le rivage de Snaefell, où il s’arrêta pendant quelque temps. Il y vit un esclave qui s’appelait Thrand ; c’était un individu d’une taille et d’une force peu communes. Steinar demanda à acheter cet esclave et en offrit un prix élevé. Mais le propriétaire en estima la valeur à trois marcs d’argent, moitié plus cher qu’un esclave ordinaire. Le marché fut conclu et Steinar ramena l’esclave avec lui dans sa ferme.

Quand ils arrivèrent à la maison, Steinar dit à Thrand : « Maintenant, le moment est venu de faire un peu de besogne pour moi. Comme tous les autres travaux sont déjà répartis, je vais t’imposer un ouvrage qui ne te demandera guère d’efforts. Tu garderas mon bétail. J’attache beaucoup d’importance à ce qu’il soit mené en de bons pâturages, et je veux que tu ne tiennes compte de l’avis de personne, mais que tu juges par toi-même où trouver, dans les marécages, la meilleure pâture. Je ne me connais pas en hommes, si tu ne possèdes le courage et la force de tenir tête à n’importe lequel des domestiques de Thorstein. »

Thorstein remit à Thrand une grande hache dont le tranchant avait presque la longueur d’une aune et qui coupait un cheveu.

« Tu m’as l’air disposé, Thrand, » dit Steinar, « à ne pas faire grand cas de la dignité de godi[402] dont est revêtu Thorstein, quand vous vous rencontrerez face à face[403] ».

Thrand répondit : « Je ne me connais aucune obligation envers Thorstein ; mais je crois deviner quelle besogne tu viens de m’imposer. Tu penses que, tel que je suis, tu n’as pas grand risque à courir. Cependant, quoi qu’il arrive, ce me semble une bonne affaire que de me mesurer avec Thorstein. »

Thrand se chargea donc de la garde du troupeau. Il ne fut pas longtemps sans reconnaître en quel endroit Steinar avait fait paître son bétail, et il tint son troupeau dans le Staksmyr. Thorstein, s’en apercevant, envoya un de ses domestiques auprès de Thrand, avec ordre de lui faire observer les limites des deux propriétés. Le domestique alla trouver Thrand, lui fit savoir pour quelles raisons il venait et l’invita à mener ses bêtes en d’autres lieux, ajoutant que le terrain sur lequel s’était avancé le troupeau, appartenait à Thorstein, fils d’Egil.

Thrand repartit : « Je ne me préoccupe absolument pas de savoir à qui est le terrain ; je tiendrai le troupeau là où le pâturage me paraît le meilleur. »

Sur ces mots, ils se quittèrent. Le domestique revint à la maison et rapporta à Thorstein la réponse de l’esclave. Thorstein se tint coi alors ; mais Thrand eut soin de veiller nuit et jour sur son bétail.

81.

Thrand est tué. Steinar intente à Thorstein un procès au tribunal du Gulathing.

Un matin, Thorstein quitta son lit au lever du soleil et monta sur la butte. Remarquant l’endroit où se trouvait le bétail de Steinar, il se dirigea du côté des Myrar et s’avança jusqu’auprès du troupeau. Sur les bords du Hafslök s’élevait un rocher entouré de végétation. Au sommet du rocher Thrayd dormait ; il avait ôté ses souliers. Thorstein escalada la proéminence, n’ayant à la main d’autre arme qu’une hache de petite dimension. Il poussa Thrand du manche de la hache en lui disant de s’éveiller. Thrand aussitôt se redressa brusquement, saisit sa hache des deux mains et la brandit en demandant à Thorstein ce qu’il voulait.

Celui-ci répondit : « Je veux te dire que ce terrain m’appartient ; vos pâturages se trouvent plus loin, au delà du ruisseau. Il ne faut pas s’étonner si tu ne connais pas encore la limite des propriétés. »

Thrand dit : « Il m’est totalement indifférent à qui appartient le terrain ; je laisserai le bétail paître là où il se plaît le mieux. »

« Il est à supposer, » reprit Thorstein, « que c’est à moi à commander dans ma propriété, et non pas aux domestiques de Steinar. »

« Thorstein, » riposta Thrand, « tu es un homme beaucoup moins raisonnable que je ne croyais ; ou veux-tu que de ma hache je t’apprête une couche pour la nuit, et que par là ta dignité soit compromise ? Il me semble, à bien considérer les choses, que je possède une force double de la tienne, et le courage ne me fait pas défaut. D’ailleurs, je suis mieux armé que toi. »

Thorstein reprit : « Cela ne m’effrayera pas, si tu ne veux pas changer d’attitude concernant le pâturage. Je présume que notre destinée à nous deux diffère, autant que ma position dans ce litige est différente de celle de Steinar. »

« Tu vas donc voir, » s’écria Thrand, « que je ne crains en rien tes menaces. »

Sur ces mots, Thrand s’assit et attacha son soulier ; mais alors Thorstein brandit vivement sa hache et l’abattit sur le cou de Thrand, dont la tête retomba sur la poitrine. Ensuite, il plaça des pierres sur le cadavre pour le recouvrir et retourna chez lui, à Borg.

Ce jour-là, le bétail de Thrand tardait à rentrer. Quand Steinar pensa avoir attendu assez longtemps, il prit son cheval, le sella et, muni de toutes ses armes, se dirigea au sud, vers Borg. À son arrivée, il interpella des gens pour leur demander où était Thorstein. On lui apprit que celui-ci se trouvait dans sa demeure. Il l’invita alors à sortir en disant qu’il avait une affaire à régler avec lui. À cette nouvelle, Thorstein prit ses armes et s’avança jusque devant la porte. Ensuite, Thorstein demanda quelle était cette affaire dont il parlait.

« As-tu tué Thrand, mon esclave ? » demanda Steinar.

« C’est certain, » dit Thorstein, « il ne faut pas que tu soupçonnes un autre. »

« Je constate que tu entends défendre énergiquement ta propriété, toi qui as tué deux de mes esclaves. À mes yeux cependant, ce n’est pas là un si grand exploit. Aujourd’hui, je vais t’offrir une occasion bien meilleure pour te faire valoir, si tu veux obstinément soutenir tes revendications. Désormais, je n’engagerai plus d’autres personnes pour mener mon bétail, et cependant, sache-le bien, nuit et jour il se tiendra sur ta propriété. »

« Il est vrai, » dit Thorstein, « que l’été dernier j’ai tué ton esclave que tu avais chargé de conduire les bêtes dans mon pâturage, et depuis, je t’ai laissé user de la pâture à ton gré jusqu’à l’entrée de l’hiver. Maintenant, je t’ai tué un deuxième domestique en alléguant, pour le faire, les mêmes raisons que la fois précédente, et tu peux faire paître ton bétail dès aujourd’hui et pendant tout l’été, comme tu veux. Mais l’été prochain, si tu exploites mon terrain et si tu envoies des hommes conduire ton bétail en cet endroit, je tuerai encore une fois quiconque se chargera de la garde du troupeau, alors même que ce serait toi en personne. Voilà ce que je ferai chaque été, aussi longtemps que tu t’obstineras à dépasser la limite du pâturage. »

Là-dessus, Steinar partit au galop et retourna à Brekka. Peu après, il remonta à Stafaholt, où habitait alors Einar, un chef de godord. Il lui demanda du secours et, en échange, lui offrit de l’argent.

Einar dit : « Mon assistance ne te servira guère, à moins qu’un plus grand nombre de personnes d’autorité ne s’intéressent à cette affaire. »

Ensuite, Steinar s’en alla dans le Reykjardal pour voir Tungu-Odd[404], à qui il demanda du secours en lui offrant de l’argent. Odd accepta l’argent et promit son intervention pour aider Steinar à poursuivre Thorstein en justice. Steinar, là-dessus, retourna chez lui.

Le printemps venu, Odd et Einar, suivis d’une foule nombreuse, se mirent en route avec Steinar pour faire les invitations. Steinar fit comparaître Thorstein pour avoir tué ses domestiques et requit pour chaque meurtre un bannissement de trois ans. C’est ainsi, en effet, que le voulait la loi, lorsque les domestiques de quelqu’un étaient tués, à moins qu’une compensation ne fût payée avant le troisième lever du soleil. Mais deux bannissements temporaires équivalaient à un exil pour la vie. Thorstein n’éleva aucune protestation. Peu de temps après, il envoya des hommes dans le sud, à Nes. Ceux-ci arrivèrent à Mosfell, chez Grim, et lui racontèrent ce qui venait de se passer. Egil n’exprima pas formellement son opinion à ce sujet, mais il s’informa en silence et minutieusement des rapports qui existaient entre Thorstein et Steinar, comme aussi des personnes qui avaient soutenu Steinar en ces circonstances. Ensuite les envoyés retournèrent chez eux et Thorstein se montra satisfait du résultat de leur voyage.

Thorstein, fils d’Egil, se rendit au thing du printemps[405] avec une escorte très nombreuse et y arriva une nuit avant les autres. Tout comme les autres personnes qui campaient là, ils dressèrent leurs tentes. Quand ils eurent fini, Thorstein ordonna aux gens qui l’avaient accompagné au thing de se mettre à l’ouvrage et d’édifier une grande paroi destinée à soutenir une tente beaucoup plus vaste que celles qui s’y trouvaient déjà. Dans cette tente, il n’y avait personne. Steinar aussi se rendit au thing en nombreuse compagnie. À la tête de cette troupe marchait Tungu-Odd qui, de son côté, amenait une foule imposante. Einar de Stafaholt y était venu aussi avec beaucoup de gens. Ils dressèrent leurs tentes et une masse de personnes se trouvaient rassemblées au thing. Les discussions s’engagèrent. Thorstein ne voulait accepter aucune transaction. À tous ceux qui tentaient une réconciliation, il répondait qu’il était d’avis d’attendre le jugement, alléguant que l’accusation formulée par Steinar au sujet du meurtre de ses domestiques était peu fondée, par le fait que ces domestiques s’étaient rendus suffisamment coupables. Steinar soutint sa cause avec âpreté ; il estimait que ses réclamations étaient légitimes et qu’il disposait de forces suffisantes pour faire triompher ses prétentions. Aussi mettait-il quelque présomption dans ses paroles.

Ce jour-là, on s’achemina vers la butte du thing[406], et les intéressés exposèrent leurs contestations. Le soir, les juges devaient rendre la sentence. Thorstein se tenait là avec sa troupe. Il prétendit que l’on observât rigoureusement la procédure, attendu que cela s’était fait ainsi au temps où Egil était préposé au godord et commandait aux habitants. Les deux partis étaient armés jusqu’aux dents.

Du thing, on apercevait un groupe de personnes qui descendaient les bords de la Gljufra et dont les boucliers reluisaient au loin. Elles se rapprochèrent du thing. À leur tête chevauchait un homme en robe et capuchon bleus, portant sur la tête un casque à bordure d’or, au côté un bouclier garni d’or et, à la main, une lance à pointe barbelée et dont la virole était incrustée d’or. Il avait une épée à la ceinture. C’était Egil, fils de Skallagrim, qui venait d’arriver à la tête de quatre-vingts hommes, tous bien armés et comme équipés pour les combats. C’était une troupe d’élite. Egil avait amené avec lui, de Nes, les meilleurs fils de propriétaires, ceux qu’il jugeait les plus valeureux. Il se dirigea avec son escorte vers la tente que Thorstein avait fait élever et qui était vide jusqu’alors. Ils descendirent de leurs chevaux. Thorstein, apprenant l’arrivée de son père, se porta à sa rencontre avec tout son entourage et lui fit un accueil cordial. Egil et les siens firent transporter dans la tente leurs bagages de route et mener les chevaux au pâturage. Ces opérations terminées, Egil s’achemina avec Thorstein et toute sa bande vers la butte du thing et l’on prit place aux endroits que l’on occupait d’habitude.

Bientôt Egil se leva et dit à haute voix : « Önund Sjoni est-il sur le tertre du thing ? »

Önund répondit qu’il était présent. « Je me réjouis de ton arrivée, Egil ; cela contribuera à aplanir les différends qui règnent ici entre les gens. »

« Est-ce à ton instigation que Steinar, ton fils, intente un procès à mon fils Thorstein et qu’il a amassé une pareille foule dans l’intention d’obtenir la proscription de Thorstein ? »

« Ce n’est pas ma faute, » répondit Önund, « s’ils sont en désaccord. J’ai longuement plaidé pour décider Steinar à faire la paix avec Thorstein ; car, en toute circonstance, j’ai eu à cœur de soustraire ton fils à l’humiliation, en souvenir de la vieille et fraternelle amitié qui a existé entre nous, Egil, depuis le temps où nous avons grandi ici l’un à côté de l’autre ».

« Bientôt, » reprit Egil, « on verra clairement si le langage que tu tiens repose sur la vérité ou sur le mensonge. Toutefois, je ne pense guère que tu ne sois pas sincère. Je me rappelle les jours où aucun de nous deux n’eût pu supposer que nous serions jamais impliqués dans des procès, pour n’avoir pu retenir nos fils de se livrer à un acte de folie pareil à celui qui — à ce que j’entends — se commet ici. Il me semble de bon conseil, aussi longtemps que nous sommes en vie et alors que leur querelle nous touche de si près, que nous fassions nôtre la cause qui les divise et que nous la réglions. Il ne faut pas que nous laissions Tungu-Odd et Einar exciter nos fils l’un contre l’autre comme des chevaux. Engageons-les à user d’un autre moyen pour accroître leur fortune, plutôt que de s’enrichir par de semblables procédés. »

Alors Önund se leva et dit : « Tu as raison, Egil ; il ne nous sied pas de siéger à un thing où nos fils sont en procès. Ce serait vraiment une honte pour nous, si nous n’avions pas l’influence nécessaire pour les mettre d’accord. Je désire donc, Steinar, que tu remettes cette affaire entre mes mains et que tu me la laisses régler comme bon me semble. »

« Je ne sais pas, » répondit Steinar, « si je dois ainsi abandonner ma cause, attendu que j’ai déjà obtenu le concours de personnes influentes. Je tiens seulement à ce que le litige soit tranché de manière à donner satisfaction à Odd et à Einar. »

Là-dessus, Odd et Einar délibérèrent entre eux, et Odd s’exprima en ces termes : « Le secours que je t’ai promis, Einar, je veux te l’accorder jusqu’à la clôture du thing ou jusqu’au prononcé de la sentance que tu consens à accepter. Tu dois avoir toute garantie quant à la tournure que prendront tes affaires, si Egil est appelé à en juger. »

Alors Önund dit : « Je n’ai nul besoin de laisser cela sous la langue d’Odd. Il ne m’a fait ni bien ni mal. Egil, par contre, m’a rendu de très nombreux et de très grands services. J’ai beaucoup plus de confiance en lui qu’en d’autres. En somme, j’agirai à ma guise. Il y aura avantage pour toi à ne pas nous avoir tous contre toi. Jusqu’ici, j’ai toujours décidé au nom de nous deux, et il en sera de même à cette occasion. »

« Tu es vif en cette affaire, mon père ; mais plus d’une fois, je crois, nous en aurons du regret. »

Sur ces mots, Steinar remit la cause entre les mains d’Önund, avec faculté de poursuivre le procès ou de conclure un accord, conformément à la loi. Dès qu’Önund fut maître de la situation, il vint trouver Thorstein et Egil, le père et le fils, et dit : « Je désire, Egil, que tu juges seul en cette occurrence et que tu décides comme tu l’entends, car, pour trancher le litige où je suis impliqué actuellement, comme en toutes autres circonstances, c’est toi qui m’inspires le plus de confiance. »

Là-dessus, Önund et Thorstein se donnèrent la main et se constituèrent témoins pour attester qu’Egil Skallagrimsson aurait seul à décider, au thing de ce jour, dans la cause en question, suivant son bon vouloir et sans restriction aucune. C’est ainsi que les discussions prirent fin. Ensuite les gens regagnèrent leurs tentes. Thorstein fit amener devant la tente d’Egil trois bœufs, qu’il fit abattre pour se nourrir, lui et ses compagnons, pendant la durée du thing.

Lorsque Tungu-Odd et Steinar rentrèrent dans leurs tentes, Odd dit : « Toi, Steinar, et ton père, vous avez donc résolu de mettre fin à ce procès. Par conséquent, je m’estime dégagé envers toi de ma promesse de t’envoyer du secours, attendu qu’il était convenu entre nous que je te soutiendrais jusqu’à ce que tu eusses obtenu gain de cause ou bien jusqu’à la conclusion d’un accord qui te satisferait, quelle que soit la sentence arbitrale que rendra Egil. »

Steinar reconnut qu’Odd l’avait appuyé loyalement et énergiquement et que leur amitié, dès ce jour, serait plus forte que jamais, et il dit : « Je déclare que tu es délié de l’engagement que tu avais contracté envers moi ! »

Le soir, les juges s’éloignèrent, et il ne se passa plus rien qui mérite d’être mentionné.

82.

Sentence arbitrale d’Egil.

Le lendemain, Egil Skallagrimsson, accompagné de Thorstein et de toute leur escorte, monta sur le tertre du thing. Önund et Steinar y arrivèrent de leur côté, ainsi que Tungu-Odd et Einar avec leurs hommes. Après que d’autres personnes y eurent exposé leurs démêlés judiciaires, Egil se leva et parla en ces termes : « Est-ce que Steinar et son père Önund sont ici, afin qu’ils puissent entendre ce que j’ai à dire ? »

Önund répondit qu’ils étaient présents.

« Je veux alors mettre fin à la querelle qui divise Steinar et Thorstein. Voici donc ma décision : Mon père Grim vint en Islande et prit possession de toutes les terres des Myrar et du district environnant. Il fixa sa résidence à Borg et détermina la limite des propriétés y attenantes. À ses amis il donna, au delà de cette démarcation, des terres qu’ils occupèrent depuis. À Ani, il donna une propriété à Anabrekka, à l’endroit habité maintenant par Önund et Steinar. Nous savons tous, Steinar, où se trouvent les limites qui séparent Borg et Anabrekka ; elles sont déterminées par le Hafslök. Ce n’est donc pas, Steinar, par ignorance de la situation que tu as fait paître sur les terres de Thorstein ; tu as accaparé sa propriété dans la pensée qu’il serait assez dégénéré pour se laisser dépouiller par toi. En effet, Steinar, et toi, Önund, vous pourriez savoir qu’Ani tient ce terrain de Grim, mon père. Thorstein a donc tué deux de tes domestiques. Or, il n’est personne qui ne comprenne clairement qu’ils ont péri par leur propre faute et qu’il n’y a pas lieu de réclamer une compensation. Bien plus, aucun dédommagement ne serait dû, même s’ils avaient été hommes libres. D’autre part, il est établi que toi, Steinar, tu as médité de dépouiller mon fils Thorstein de sa propriété, que je lui ai transmise de plein gré après en avoir hérité de mon père ; pour ce motif, tu abandonneras tes terres d’Anabrekka sans obtenir aucune indemnité. En conséquence, tu ne posséderas ni habitation, ni lieu de séjour dans ce district, au sud de la Langa ; tu quitteras Anabrekka avant que soient écoulés les jours de migration[407] » ; passé ce délai, tu pourras être tué impunément par tous ceux qui veulent soutenir le parti de Thorstein, si tu refuses de t’en aller ou d’observer l’une ou l’autre des conditions que je viens de t’imposer. »

Quand Egil se fut assis, Thorstein cita des témoins pour confirmer ses droits.

Alors Önund Sjoni dit : « Les gens diront sans aucun doute, Egil, que la décision que tu viens de prendre et de proclamer, est très injuste. Pour ce qui me concerne personnellement, je dois te dire que je me suis employé de tout mon pouvoir pour prévenir les dissensions en question ; mais, dès aujourd’hui, je serai sans ménagement et je ferai tout pour nuire à Thorstein. »

« Mon avis est, » conclut Egil, « que votre sort à tous deux sera d’autant plus malheureux que notre désaccord se prolongera davantage. Je pensais, Önund, que tu n’étais pas sans savoir que j’ai toujours soutenu mes prétentions contre des hommes pareils à toi et à ton fils. Quant à Odd et à Einar, qui ont joué un si grand rôle dans cette affaire, ils remportent d’ici les honneurs qu’ils ont mérités. »

83.

Steinar abandonne sa ferme d’Anabrekka et dresse une embuscade à Thorstein.

Thorgeir Blund, fils de la sœur d’Egil, avait assisté au thing. Il avait énergiquement appuyé les revendications de Thorstein et il demandait maintenant à Egil et à son fils de lui concéder quelque territoire du côté des marécages. Jusqu’ici, il habitait au sud de la Hvita, un peu plus bas que le Blundsvatn. Egil y consentit et insista auprès de Thorstein pour qu’il le laissât partir pour cette région. Ils établirent donc Thorgeir à Anabrekka, tandis que Steinar transféra son domicile au delà de la Langa et se fixa à Leirulök. Egil retourna chez lui au pays de Nes, et le père et le fils se quittèrent dans les meilleurs termes.

Auprès de Thorstein vivait un personnage du nom de Iri[408]. Celui-ci avait les pieds légers, plus que n’importe qui, et c’était le plus perspicace des hommes. Il était étranger de naissance et affranchi de Thorstein, ce qui ne l’empêchait pas d’exercer la surveillance du bétail, avec la charge spéciale de conduire, au printemps, les bêtes de rapport dans les montagnes et de les ramener dans les parcs en automne. Les jours de migration étant passés, Thorstein fit rassembler le bétail de rapport qu’il avait conservé du printemps précédent, et se proposait de l’envoyer sur les hauteurs. Iri se trouvait donc dans les enclos, pendant que Thorstein et ses domestiques gagnaient les montagnes. Ils étaient huit en tout. Thorstein avait fait élever une clôture entre le Langavatn et la Gljufra, en travers de Grisartunga, et y avait occupé, pendant le printemps, un grand nombre de personnes. Après avoir examiné le travail de ses hommes, il revint à la maison. Arrivé en face de l’emplacement du thing, il vit accourir Iri pour lui parler en particulier. Thorstein ordonna à ses compagnons de continuer leur chemin, pendant qu’il s’entretiendrait avec Iri.

Celui-ci lui raconta que dans la journée il était monté à Einkunnir pour jeter un regard sur le troupeau. « Or, dans la forêt, » dit-il, « un peu plus haut que le chemin d’hiver, j’ai vu reluire douze lances et plusieurs boucliers ».

Thorstein dit à haute voix, de manière que ses compagnons pouvaient l’entendre distinctement : « Pourquoi Ölvald[409] est-il tellement empressé de me rejoindre, que je ne puis poursuivre le chemin qui me ramène chez moi ? Et cependant, il trouvera injuste que je refuse de m’entretenir avec lui, s’il est malade. »

Iri, alors, courut de toutes ses forces vers les hauteurs.

Thorstein dit à ses compagnons de route : « Notre voyage, je pense, va se prolonger, attendu qu’il nous faudra d’abord nous rendre dans le sud, à Ölvaldsstad. Ölvald m’invite à lui faire visite. Il va trouver cependant que le bœuf qu’il m’a donné l’automne dernier sera fort mal payé par cette visite, s’il tient à ce que j’aille causer avec lui »

Là-dessus, ils se portèrent vers le sud, côtoyant les marécages au-dessous de Stangarholt jusqu’à leur arrivée sur la Gufa, pour descendre ensuite le long de la rivière par les sentiers accessibles aux chevaux. Parvenus en aval de Vatr, ils remarquèrent, sur les bords méridionaux de la rivière, un bétail nombreux et, non loin de là, un homme. C’était un domestique d’Ölvald. Thorstein demanda comment allait la santé. L’autre répondit que l’on se portait bien et qu’Ölvald était dans la forêt, occupé à couper du bois.

« Alors il faudra lui dire, » reprit Thorstein, « qu’il vienne à Borg, s’il a une communication urgente à me faire. Je vais, de ce pas, regagner ma ferme. »

C’est ce qu’il fit. Mais dans la suite, on apprit que ce même jour Steinar, fils de Sjoni, s’était posté, avec onze hommes, en embuscade à Einkunnir. Thorstein fit comme s’il n’en savait rien, et, dès lors, tout fut tranquille.

84.

Thorstein et Steinar en viennent aux mains. Querelle entre Thorstein et Thorgeir Blund.

En ces temps vivait, à Alptanes, un homme du nom de Thorgeir. Il était parent et ami intime de Thorstein. Fidèle à sa coutume d’organiser chaque automne un banquet, il alla trouver Thorstein, fils d’Egil, et l’invita chez lui. Thorstein promit de s’y rendre et Thorgeir retourna à la maison. Au jour convenu, Thorstein s’apprêta pour le voyage. C’était quatre semaines avant le commencement de l’hiver[410]. Avec lui partaient un Norvégien et deux autres personnes attachées à sa maison. Grim était le nom de son fils ; il comptait alors dix hivers et lui aussi s’en alla avec Thorstein. Ils étaient donc cinq en tout. Ils se dirigèrent vers la chute de la Langa, passèrent la rivière et, de là, poursuivirent leur marche jusqu’à la Aurridaa. À quelque distance de ce cours d’eau, Steinar et Önund étaient à l’ouvrage avec leurs gens. Dès qu’ils reconnurent Thorstein, ils coururent prendre leurs armes et se mirent à sa poursuite. Se voyant poursuivis par Steinar, Thorstein et les siens traversèrent au galop Langaholt. Là s’élève une colline, haute mais peu étendue. Ils descendent de cheval et escaladent le monticule. Thorstein dit à Grim, le petit garçon, de s’en aller dans la forêt et de s’y tenir caché. Aussitôt que Steinar et ses camarades eurent atteint la colline, ils se précipitèrent sur la troupe de Thorstein, et un combat s’engagea. Steinar avait avec lui cinq hommes d’âge mûr ; le septième était son fils, âgé de dix ans. Cette rencontre fut remarquée par les gens d’autres fermes ; ceux-ci se trouvaient dans les prés et accoururent pour séparer les combattants. La lutte finie, les deux domestiques de Thorstein étaient tués ; un des domestiques de Steinar était tombé aussi et plusieurs étaient blessés. Quand tout fut terminé, Thorstein se mit à la recherche de Grim ; on le trouva grièvement blessé, et le fils de Steinar gisait mort à côté de lui.

Quand Thorstein sauta sur son cheval, Steinar lui cria, disant : « Ah, tu cours maintenant, Thorstein aux cheveux blancs ! » Et Thorstein de riposter : « Tu courras plus loin que moi, avant que la semaine soit passée. »

Ensuite Thorstein et le Norvégien repassèrent les marécages, emmenant avec eux le jeune Grim. À leur arrivée dans un petit bois qui se trouve dans ces parages, le garçon mourut. Ils l’enterrèrent là, dans le bois même, qui depuis est appelé Grimsholt. L’endroit où l’on s’était battu reçut le nom de Orrostuhval. Thorstein, ainsi qu’il l’avait projeté, gagna dans la soirée Alptanes, où il fut, pendant trois nuits, le convive de Thorgeir. Ensuite, il se disposa à rentrer chez lui. Des personnes s’offrirent pour lui tenir compagnie ; mais il refusa. Ils partirent donc à deux.

Or, ce même jour où il supposait que Thorstein rentrerait à sa ferme, Steinar partit à cheval dans la direction de la mer. Arrivé au pied des collines rocailleuses qui s’élèvent au-dessous de Lambastad, il fit halte. Il avait son épée, qui s’appelait Skrymir, une arme excellente entre toutes. Debout sur le monticule et l’épée à la main, il regardait fixement dans une même direction, car il voyait Thorstein s’avancer par le terrain sablonneux. Lambi, qui habitait à Lambastad, remarqua Steinar et devina ses desseins. Il s’en alla, descendit vers la colline et arriva près de Steinar qu’il saisit par derrière, sous les bras. Celui-ci essaya de se dégager ; mais Lambi tint bon et du haut du monticule ils roulèrent dans la plaine. En ce moment, Thorstein et son compagnon passaient par le chemin d’en bas. L’étalon qu’avait monté Steinar courut dans la direction du rivage. Thorstein le remarqua et fut étonné, car il n’avait rien observé de la course de Steinar. Ce dernier se reporta vers les hauteurs par un chemin de traverse ; il n’avait pas vu, en effet, que Thorstein venait de passer par là. À peine eut-il atteint le sommet qu’il fut culbuté par Lambi. Il ne s’était pas mis en garde contre ce coup et roula jusqu’en bas, dans le sable. Lambi courut à la maison. Quand il se fut remis sur pieds, Steinar s’acharna à la poursuite de Lambi. Mais celui-ci, arrivé devant sa demeure, se précipita dans l’intérieur et referma brusquement la porte derrière lui. Steinar porta dans sa direction un coup tel que l’épée resta fixée dans les planches du toit. Sur ce, tous deux se quittèrent, et Steinar retourna chez lui.

Le lendemain de son retour à la ferme, Thorstein envoya un de ses serviteurs du côté de Leirulök pour dire à Steinar qu’il avait à transférer son domicile au delà de Borgarhraun, En cas de refus, celui-ci aurait affaire à Thorstein qui, disposant de forces supérieures, lui ôterait la possibilité de s’en aller en d’autres lieux.

Aussi Steinar se mit-il en route. Il gagna la côte de Snaefell où il s’établit à demeure dans un endroit appelé Ellidi. Telle fut l’issue de sa querelle avec Thorstein, fils d’Egil.

Thorgeir Blund habitait désormais Anabrekka. Il eut avec Thorstein de mauvais rapports de voisinage dans toutes les circonstances possibles, Un jour, au hasard d’une rencontre, Egil et Thorstein causèrent longuement de Thorgeir Blund, leur parent, et furent d’accord dans toutes leurs appréciations. Alors Egil dit :

Naguère par mes paroles
J’ai arraché le territoire[411] des mains de Steinar.
J’avais en vue alors de travailler
Au profit des héritiers de Geir[412].
Le fils de ma sœur m’a déçu dans mon attente.
J’espérais cependant qu’il se comporterait noblement.
Blund ne sut s’empêcher d’être injuste.
Je suis étonné de son attitude.

Thorgeir Blund quitta Anabrekka pour s’en aller vers le sud, dans le Flokadal, parce que Thorstein, malgré son désir de vivre en paix avec lui, sentait qu’il ne pourrait le supporter plus longtemps.

Thorstein était un homme probe, juste et conciliant ; mais il défendait son droit, lorsque d’autres s’en prenaient à lui. Somme toute, c’était généralement une affaire scabreuse que de lui chercher querelle.

Odd[413] était alors chef dans le Borgarfjord, au sud de la Hvita. En sa qualité de hofgodi, il était préposé au temple, au profit duquel tous les habitants de la terre de Skardsheid payaient l’impôt religieux[414].

85.

Dernières années d’Egil. Sa mort.

Egil, fils de Skallagrim, atteignit un âge avancé. Dans la vieillesse, sa marche devint pénible, l’ouïe aussi bien que la vue faiblirent et les jambes devinrent raides. Il vivait alors à Mosfell, auprès de Grim et de Thordis. Un jour, il sortit en longeant le mur ; il trébucha et tomba. Quelques femmes s’en aperçurent et se mirent à rire en disant : « Te voilà donc tout à fait à bout de forces, Egil ; tu tombes sans qu’on te pousse. » Alors le bondi Grim dit : « Les femmes ne se moquaient pas de nous, quand nous étions jeunes. » Egil dit alors :

Je chancelle comme un cheval attaché.
Je risque de tomber, au détriment de ma tête chauve.
Ma langue se fige dans ma bouche
Et l’ouïe est à son déclin.

Egil perdit complètement la vue. Un jour d’hiver, alors que le temps était froid, il s’approcha du feu pour se chauffer. Une lavandière exprima son grand étonnement de ce qu’un homme, tel qu’Egil avait été, se traînât devant leurs pieds, les empêchant ainsi de faire leur ouvrage.

« Ne soyez pas fâchée, » dit Egil, « si je m’accroupis au coin du feu ; entendons-nous pour la place. »

« Lève-toi, » continua-t-elle, « va à ta place et laisse-nous faire notre besogne. »

Egil se leva, retourna à sa place et dit :

Je déambule, aveugle, autour des bûches.
Je prie la femme d’être indulgente
À cause de l’infirmité
Dont souffrent mes yeux.
Le roi, si hautement considéré à cause de ses terres[415],
Et qui naguère prenait plaisir à entendre mon chant,
Me comblait de joie
Par ses présents et son or.

Une autre fois encore, Egil s’approcha du feu pour se chauffer. Quelqu’un alors lui demanda s’il avait froid aux pieds et lui recommanda de ne pas les étendre trop près de la flamme.

« Je ferai ainsi, » dit Egil ; « mais il ne m’est plus facile de diriger mes pieds ; je ne vois pas, et la cécité procède avec lenteur. »

Et il continua :

Le temps me paraît long.
Me voilà couché, tout seul,
Pauvre vieillard,
Loin de la protection d’un roi[416].
J’ai deux veuves[417]
Très froides,
Et ces femmes
Ont besoin d’être chauffées.

Vers la fin du règne de Hakon le Puissant[418], Egil Skallagrimsson avait près de quatre-vingt-dix ans[419]. Il était encore de solide constitution, si l’on excepte la perte de la vue. Dans le courant de l’été, au moment où l’on se disposait à aller au thing, Egil demanda à Grim de le prendre avec lui à l’assemblée. Grim n’était guère de cet avis et, dans une conversation qu’il eut avec Thordis, il rapporta à sa femme ce que lui avait demandé Egil. « Je désire que tu t’informes pour connaître les raisons cachées de ce désir. »

Thordis alla causer avec Egil, son oncle, qui maintenant éprouvait un plaisir extrême à s’entretenir avec elle. Quand elle fut en sa présence, elle lui demanda : « Est-il vrai, oncle, que tu désires aller au thing ? Je voudrais que tu me dises quelles sont, au fond, tes intentions. »

« Je vais te dire, » répondit-il, « ce que j’ai envie de faire. Je me propose de prendre avec moi au thing les deux coffres que le roi Adalstein m’a donnés et qui sont tous les deux remplis d’argent anglais. J’ai l’intention de faire porter les coffres au « tertre de la loi », au moment où il y aura grande foule ; ensuite, je répandrai l’argent et je m’étonnerai fort si tous se le partagent loyalement entre eux. Je pense qu’il y aura alors des heurts et des horions et que l’affaire finira par mettre aux prises toute l’assistance. »

« Ce projet me paraît excellent, » dit Thordis, « et l’on en parlera aussi longtemps que le pays sera habité. »

Ensuite Thordis alla s’entretenir avec Grim et lui fit part des intentions d’Egil.

« Jamais, » fit-il, « on ne lui permettra de commettre pareille excentricité. »

Quand donc Egil vint à parler avec Grim du voyage en question, Grim le lui déconseilla absolument, et, pendant le thing, Egil resta à la maison. Cela ne lui plaisait guère et il en fut très irrité.

À Mosfell, on menait le bétail au pâturage dans les montagnes, et Thordis, pendant la durée du thing, se trouvait dans la cabane du pâtre. Un beau soir, quand, à Mosfell, les gens se disposaient à aller dormir, Egil appela auprès de lui deux domestiques de Grim et demanda qu’on lui amenât un cheval. « Je veux m’en aller au bain[420]. »

Quand Egil fut prêt, il sortit, emportant avec lui ses coffres d’argent, et monta à cheval. Il descendit vers la clôture et on le vit disparaître derrière une proéminence qui s’élève en cet endroit. Au matin, quand les gens se levèrent, ils virent Egil vaciller dans le bois, à l’est de la métairie, traînant le cheval à sa suite. On alla le chercher et on le ramena à la maison. On ne vit réapparaître ni les domestqiues ni les coffres, et diverses suppositions circulent quant à l’endroit où Egil aurait caché son argent. À l’est de la propriété de Mosfell, une gorge profonde descend de la montagne. Or, un fait est venu confirmer une de ces suppositions. À l’époque du dégel subit, une grande masse d’eau se précipite par la crevasse, et, plus d’une fois, après que les eaux se furent retirées, on trouva au fond du creux des pennings anglais. Voilà pourquoi certaines gens supposent qu’Egil avait caché là son argent. Au-dessous de la clôture, près de Mosfell, il y a des fondrières vastes et excessivement profondes. De nombreuses personnes prétendent qu’Egil a jeté son argent là-dedans. Sur les bords méridionaux de la rivière, il y a des bains et, non loin de là, de grandes cavités souterraines. Or, il est des gens qui pensent qu’Egil a caché son argent en cet endroit, parce que, fréquemment, on observe dans cette direction un feu sur un tertre[421]. Egil déclara qu’il avait tué les domestiques de Grim et qu’il avait fait disparaître son trésor ; mais il ne révéla à personne l’endroit où il l’avait caché.

L’automne suivant, Egil fut pris d’une maladie dont il mourut[422]. Quand il fut mort, Grim le fit habiller de bons vêtements et ordonna son transfert à Tjaldanes. Il y fit construire une tombe dans laquelle on déposa Egil avec ses armes et ses vêtements.

86.

Baptême de Grim. Le crâne d’Egil.

Grim reçut le baptême à Mosfell, lorsque le christianisme fut accepté en Islande en vertu de la loi[423]. Il y fit bâtir une église et l’on raconte que Thordis fit transporter dans cette église le corps d’Egil. Et en voici la preuve : lorsque, plus tard, on édifia une autre église à Mosfell et que l’on démolit à Hrisbra celle que Grim avait fait élever, on y aménagea un cimetière, et, sous l’emplacement de l’autel, on découvrit un squelette humain, beaucoup plus grand que ne le sont généralement les squelettes. On en conclut donc, en se basant sur les récits de vieilles personnes, que les ossements en question étaient ceux d’Egil.

En ces lieux vivait alors le prêtre Skapti, fils de Thorarin. C’était un homme intelligent. Il prit le crâne d’Egil et le déposa au cimetière. Ce crâne était étonnamment grand et son poids dépassait les limites de la vraisemblance. À l’extérieur, il présentait des sillons ondulatoires pareils à ceux d’un coquillage. Skapti voulut alors se rendre compte de l’épaisseur de la boîte osseuse. Il prit une hache assez grande ; il la brandit d’une main, de toute sa vigueur, et du tranchant frappa sur le crâne pour essayer de le briser. La place qu’il toucha devint blanche ; mais il n’y eut ni brèche ni fêlure. On peut juger, d’après ces faits, que le crâne devait résister facilement aux coups de gens faibles, alors qu’il était encore protégé par la chair et la peau. Les ossements d’Egil furent inhumés dans le rayon extérieur du cimetière de Mosfell.

87.

Thorstein et ses descendants. La famille des « Myramenn ».

Thorstein, fils d’Egil, reçut le baptême lors de l’introduction du christianisme en Islande et fit bâtir une église près de Borg. C’était un homme de foi robuste et de mœurs pures. Il atteignit un âge avancé, mourut de maladie et fut inhumé à Borg, près de l’église qu’il avait fait élever. De Thorstein est issue une nombreuse génération comprenant bon nombre d’hommes éminents et beaucoup de scaldes. C’est la famille des Myramenn, à laquelle appartiennent tous ceux qui ont pour ancêtre Skallagrim. Longtemps, cette famille avait ceci de particulier que les hommes étaient forts et de rudes batailleurs ; quelques-uns brillaient par leur intelligence. Elle présentait aussi une grande variété, car elle comportait, dans son sein, d’un côté, les personnes qui passaient pour les plus belles d’Islande, tels Thorstein, fils d’Egil, et Kjartan Olafsson[424], fils de la sœur de Thorstein, Hall, fils de Gudmund[425], de même que Helga la Belle, fille de Thorstein, au sujet de laquelle se querellèrent Gunnlaug Langue de Serpent et Rafn le Scalde[426]. Il y avait, d’autre part, parmi les Myramenn des personnages fort laids. Thorgeir, fils de Thorstein, était le plus fort parmi ses frères, comme Skuli était le plus grand. Après la mort de son père, Thorgeir habita à Borg. Skuli guerroya longtemps en pays lointains. Il était maître pilote du jarl Eirik sur le bateau Jarnbardi, lors de la bataille où périt le roi Olaf Tryggvason[427]. Skuli, au cours de ses expéditions, avait pris part à sept combats.


  1. Ces surnoms, empruntés à des particularités physiques ou morales ou à quelque fait marquant de la vie, avaient pour but de prévenir la confusion entre plusieurs personnages de la même famille et qui portaient le même nom : Ulf Oargi (l’intrépide), Hallbjörn Halftröll (le demi-géant), Ketil Häing (le saumon mâle), Eyvind Lambi (le petit agneau), Ölvir Hnufa (au nez mutilé), etc. Devenues héréditaires, ces appellations métaphoriques (kenningarnöfn) se changeaient fréquemment en noms propres.
  2. Le berserk, une des fictions les plus caractéristiques de la poésie des anciens Scandinaves, était une homme d’une force prodigieuse qui, dans l’ardeur du combat et obéissant à quelque stimulant artificiel, entrait dans une véritable fureur bestiale et accomplissait des exploits surhumains. Les berserkir se proclamaient irrésistibles et même invulnérables, ne craignant ni le fer ni le feu, poussant des hurlements sauvages, mordant dans leurs boucliers, les lèvres couvertes d’écume ; dans leur frénésie, ils n’épargnaient personne, pas même leurs parents ou amis.
  3. Le Nord scandinave possédait, sous le nom de veizla, une institution correspondant au bénéfice et comportant l’octroi d’une terre de la couronne. Il connaissait aussi le fief proprement dit (lén) ; mais, en règle générale, celui-ci se présentait sous un aspect particulier. Il n’était ni héréditaire, ni même irrévocable et des dispositions fixes en marquaient l’étendue. Les feudataires (lendir menn) — les hersir de l’époque antérieure à Harald (deuxième moité du IXe siècle) — étaient des chefs de district. Ils tenaient leur pouvoir du roi et jouissaient de certaines prérogatives qui leur conféraient un rang élevé dans la hiérarchie sociale. Leurs obligations et leurs droits étaient définis par la loi.
  4. La croyance populaire attribuait à certaines personnes la faculté de se métamorphoser et d’entreprendre sous la forme d’un animal des pérégrinations nocturnes. Cette croyance a survécu dans le Nord ; par son origine, elle se rattache aux légendes mythiques des loups-garous.
  5. Le hareng était, avec le saumon et la morue, un des principaux éléments de la nourriture du peuple. La pénurie de poisson amenait la disette ; l’abondance marquait une année d’or, surtout à partir du XIe siècle qui vit se développer un commerce important, notamment avec l’Angleterre et l’Allemagne.
  6. Sur l’idéal poursuivi par les fameux vikingar, le but, la nature et le résultat de leurs lointaines expéditions, voir l’Introduction.
  7. Les jarls étaient les lieutenants du roi, chargés de l’administration de provinces importantes. Ils jouissaient, dans leurs domaines, d’un pouvoir à peu près illimité et devaient au roi un tribut annuel et du secours en cas de guerre. Cf. angl. earl.
  8. Certains récits scandinaves, tels que Heimskringla de Snorri Sturluson et la saga de Hakon le Bon, décrivent en détail la célébration de ces sacrifices accompagnés de repas plantureux et de libations prolongées. Divers prétextes d’ordre religieux ou civil, et même les simples relations de la vie sociale, offraient fréquemment l’occasion d’organiser de somptueux banquets auxquels assistait une foule nombreuse. Au sacrifice d’automne, par lequel on saluait l’approche de l’hiver, correspondait le sacrifice du printemps destiné à fêter le retour de la belle saison.
  9. L’Edda de Snorri Sturluson parle longuement de la vie et des productions poétiques d’Ölvir. Aucun de ces chants n’a été conservé. En général, ces chants d’amour, à de rares fragments près, se sont perdus, probablement parce que la loi les frappait de pénalités.
  10. Harald hárfagri (H. à la Belle Chevelure) qui, après la bataille de Hafrsfjord (872), réunit sous son sceptre les nombreuses principautés régionales de Norvège et provoqua l’émigration d’une grande partie de l’aristocratie norvégienne, succéda à son père vers 860 dans les domaines de Vestfold et de Vingulmörk, confinant au fjord de Christiania. Ses exploits sont racontés dans la saga qui porte son nom et, en partie, dans plusieurs autres sagas.
  11. Les Thröndir sont les habitants du pays de Thrandheim qui s’étendait sur tout le pourtour du fjord de Thrandheim (auj. Throndhjem).
  12. Une loi d’Odin enjoignait aux rois et aux jarls de « voûter des tertres », c’est-à-dire de faire construire sous terre ou à fleur de terre de véritables chambres surmontées d’une butte et destinées à leur servir de tombeaux.
  13. Les Scandinaves, comme tous les anciens Germains, comptaient par hivers et par nuits. Cf. Tac., Germ. VI ; Caes., Bell. Gall. VI, 18.
  14. C’était une flèche en bois. La faire porter de ferme en ferme équivalait à un urgent appel aux armes. Aucun homme valide, sous peine de châtiment, ne pouvait se soustraire à l’obligation de servir le roi en cas de guerre.
  15. Le titre et la dignité de jarl étaient héréditaires dans certaines familles puissantes, comme celles qui résidaient à Hladir, aux Orkneyjar, à Rouen (ducs de Normandie).
  16. Appellation générale des pirates norvégiens qui, au IXe et au Xe siècle, portèrent les ravages et la terreur dans la plupart des pays d’Europe. (V. l’introduction)
  17. Klofi, « le Fendeur ». Ces événements sont racontés tout au long dans la saga de Harald aux Beaux Cheveux. (Ch. 13.)
  18. À partir de Harald aux Beaux Cheveux, les scaldes, ces bardes du Nord, étaient comblés d’honneurs à la cour des princes. Attachés à la suite du roi ou pérégrinant de pays en pays, on les retrouve en grand nombre, du IXe au XIe siècle, dans toute la Scandinavie, chantant en des strophes dithyrambiques et en un langage imagé les exploits des guerriers et les vertus des grands seigneurs.
  19. En confisquant les propriétés allodiales pour les administrer à sa guise et en frappant d’impôts les terres des grands cultivateurs, Harald mit fin au système féodal tel qu’il était pratiqué en Norvège et porta un coup fatal au principe de la propriété privée et à l’ancienne liberté individuelle, si chère aux Scandinaves ; d’où la haine implacable que lui vouèrent dans la suite les grandes familles norvégiennes.
  20. Auj. Jemtland. Cette région a été englobée dans la Suède en 1645.
  21. Auj. Helsingland, sur le golfe de Bottnie, dans la province actuelle de Gäfle.
  22. Dublin fut longtemps le centre d’un royaume fondé vers 850 par des vikingar norvégiens et qui eut une existence de plus de trois siècles.
  23. Il est probable que les Normands ont visité les Orcades dès le VIIIe siècle. Au temps de Harald, elles devinrent un fief héréditaire dépendant de la couronne de Norvège et dont l’administration fut confiée à des jarls.
  24. Les îles Shetland.
  25. Plusieurs voyageurs (Naddod, Gardar, Floki) avaient abordé en Islande entre 860 et 865. Ingolf Arnason et son frère consanguin Hjörleif s’y fixèrent les premiers en 874.
  26. Les personnes qui constituaient la suite du roi avaient des obligations très strictes dont la principale était une fidélité à toute épreuve. C’était une élite d’hommes de valeur et de réputation, une espèce de cohorte prétorienne. Le roi pourvoyait à leur équipement et leur accordait une part du butin de guerre. L’organisation de l’entourage royal fut réglementée d’une manière spéciale par le roi Olaf II le Saint, qui régna de 1015 à 1030.
  27. Suivant une très ancienne coutume, l’homme et la femme, désignés par le sort, buvaient à tour de rôle dans la même corne. La maîtresse de maison ou sa fille, parfois la servante, versait à boire et dès leur jeunesse les femmes prenaient part aux libations. Dans les réunions où il n’y avait pas de femmes, la corne passait de main en main. Souvent deux convives buvaient dans la même corne ; quelquefois l’un d’eux devait la vider à lui seul. Boire était une des distractions favorites des anciens Normands qui, sous ce rapport, ne reculaient pas devant les pires excès.
  28. Le « scute » était un bateau léger et rapide servant surtout aux explorations côtières, rarement comme barque de pêche ou de transport.
  29. Isl. stofa (all. Stube). C’était la place où la famille se tenait habituellement. Elle servait de chambre de travail et de salle à manger, et était divisée par des piliers de bois en plusieurs compartiments. C’est là que se trouvait le foyer. Des deux côtés étaient rangés les bancs et au milieu se dressaient les sièges d’honneur réservés, l’un au maître du logis, l’autre à son principal invité.
  30. Le bóndi est un propriétaire libre qui gère ses biens en toute indépendance, sans être astreint au paiement d’une redevance. Les böndr occupent un rang social nettement opposé, d’un côté, aux serviteurs non libres et, de l’autre, aux personnes revêtues d’une dignité supérieure, comme le hersir ou le jarl. Ils forment le vrai noyau du peuple, prennent part aux délibérations officielles et portent les armes pour la défense du pays. Cf. les yeomen anglais.
  31. Il s’agit, en l’occurrence, d’une sorte de noce ou mariage libre, contracté en dehors des formalités usuelles. Le mariage, pour être complet, devait être précédé des fiançailles célébrées en présence d’au moins six témoins, et où l’on fixait la somme à payer par le fiancé, ainsi que la dot de la fiancée.
  32. Une once valait le ⅛ de la mörk. Le rapport de l’argent et de l’or étant alors de 1 : 8, Björgolf ne payait donc qu’un marc, le minimum exigé par la loi. Högni, qui était riche, n’aspirait à aucun dédommagement. Cette somme, que le fiancé était tenu de verser au père ou au tuteur, symbolisait l’affranchissement de la jeune fille de la tutelle paternelle.
  33. Ce qui devait se faire pendant la journée et en présence de témoins.
  34. Il arrivait fréquemment, surtout en cas de mort prématurée du père ou lorsque la mère jouissait d’une certaine réputation, que les enfants ajoutaient à leur nom celui de leur mère.
  35. Les importantes découvertes de monnaies étrangères en Scandinavie — monnaies romaines des Ie et IIe siècles, monnaies byzantines des Ve et VIe siècles, monnaies musulmanes du VIIe siècle — prouvent que de longue date il s’était établi des relations commerciales très actives entre le Nord scandinave et les pays méridionaux. Ce commerce était alimenté en majeure partie par les riches fourrures qui abondaient dans les régions septentrionales, notamment chez les Finnois (dans la Laponie actuelle). De là l’origine de ces expéditions au Finnmörk, terre indépendante jusqu’à l’époque de Harald qui l’annexa à la Norvège, et de là l’imposition de ce tribut dont parlent les sagas. Les Normands y recueillaient les peaux de castor, de zibeline et de martre. Ces échanges étaient régulièrement organisés, en ce sens que le roi de Norvège conférait à un jarl digne de confiance l’administration d’une région frontière de Finlande avec mission de faire rentrer le tribut tous les ans. Par le fait même, il y eut dans ces parages de véritables marchés où très souvent la supériorité du nombre et la force des armes primaient l’offre et la demande. Ce commerce s’étendit rapidement, et de bonne heure les marchands normands rayonnèrent à travers les contrées limitrophes, poussant même leurs pérégrinations jusqu’à la mer glaciale et jusqu’au Bjarmaland, au pied de l’Oural.
  36. Les noces avaient lieu ordinairement dans les douze mois après les fiançailles. Celles-ci, dont l’acte essentiel consistait dans l’échange d’anneaux ou de bagues, étaient célébrées le plus souvent par un somptueux festin au cours duquel le fiancé offrait à la jeune fille un riche cadeau. En l’absence des formalités d’usage, la jeune fille devenait simplement la « promise » du jeune homme. Ce fut le cas pour Sigrid, dont les fiançailles auront lieu plus tard. (Voir ch. 9.) La jeune fille n’avait aucune influence légale quant à la conclusion du mariage ; seule la veuve pouvait se marier de sa propre initiative.
  37. Ce surnom a été donné à Audun prétendûment à la suite d’un acte répréhensible qu’il aurait commis au détriment d’un autre scalde. Il ne répond donc nullement à la situation privilégiée que le poète occupe à la cour du roi.
  38. Un des plus célèbres scaldes de Norvège. Il reste de lui des poésies fragmentaires, d’une facture remarquable, sur la fameuse bataille de Hafrsfjord (872), et autres exploits guerriers du roi Harald, et sur la vie à la cour du roi.
  39. Place spéciale réservée, dans les grandes fermes, aux étrangers de passage. Thorolf et Eyvind y séjournent quelque temps, parce que l’étiquette exigeait un certain délai entre l’arrivée des personnes nouvellement admises dans l’entourage royal et la première audience chez le roi.
  40. V. ch. 1, n. 2.
  41. En 872, Hafrsfjord (auj. Hafsfjord) est une petite baie au sud de Stavanger.
  42. Il s’agit ici des préparatifs en vue de l’inhumation. Le plus proche parent (ou, en cas de meurtre, celui à qui incombait la vengeance) avait la stricte obligation de fermer les yeux et le nez du mort, d’étendre le corps et de le recouvrir d’un suaire. Il devait laver la tête et les mains du défunt, lui peigner les cheveux, lui tailler les ongles et faire choix des objets qui l’accompagneraient dans la tombe.
  43. En l’absence de danger, quand le bateau était amarré ou lorsqu’il pleuvait, la partie centrale était recouverte de tentes faites d’une toile grossière appelée vadmál.
  44. Pour la raison que leurs parents, Björgolf et Hildirid, lors de leur mariage, n’auraient pas observé les prescriptions légales. (V. p. 14, n. 2.)
  45. Question controversée que A. Bley a longuement exposée au chapitre Ier de ses Eigla-Studien (Gand, 1910). Il combat les opinions exprimées à ce sujet par K. Maurer (Zwei Rechtsfälle der Eigla. Sitzb. der Münch. Akad. der Wiss. 1895) et par Finnur Jónsson (2e édition de la saga d’Egil) et il prétend démontrer la légitimité du mariage de Björgolf et de Hildirid, en essayant de faire ressortir que les irrégularités constatées étaient plus apparentes que réelles et, au fond, n’entachaient en rien la valeur légale de l’acte en question.
  46. L’expression semble exagérée et ne répond guère à la réalité des faits. La rapidité avec laquelle l’arrangement avait été conclu et la manière dont se fit le retour de Björgolf et de Hildirid à Torgar pouvaient donner naissance à des présomptions de l’espèce.
  47. Ce pays des « forêts » ou des « montagnes », habité par une population finnoise, correspond à la Laponie actuelle. (Voir la description au ch. 14.)
  48. Selon G. Storm, ces Kylfingar étaient des Suédois chargés de prélever chez les Finnois un tribut au profit du roi de Suède. À l’époque dont il s’agit, les rapports du Finnmörk avec la Norvège d’un côté, et la Suède de l’autre, n’étaient pas nettement définis. De là les hostilités dont il est question ici.
  49. Les « dragons » étaient de grands et luxueux vaisseaux de guerre, solides et richement décorés. Cette dénomination provient de la tête de dragon qui ornait la proue.
  50. Le texte islandais dit « un cent », qui indique une grande centaine, c’est-à-dire cent-vingt.
  51. Les esclaves, dont le nombre s’accrut considérablement à la suite des dévastations et des conquêtes normandes en pays étrangers, avaient la faculté de se racheter ou de se faire racheter. Souvent, le maître, pour quelque service rendu, les affranchissait complètement et leur conférait par là tous les droits civils ; ou bien il les maintenait dans une servitude relative, ce qui les privait notamment du droit de tester et d’hériter. Les nouveaux affranchis étaient tenus d’offrir à leur maître, en présence de témoins, un « festin d’affranchissement ». L’acte d’affranchissement devait s’accomplir selon certains rites solennels. L’esclavage se trouva entièrement aboli dans les pays scandinaves vers 1300.
  52. La collation d’un domaine de la couronne imposait au bénéficiaire l’obligation de la veizla, c’est-à-dire la remise d’un tribut en argent ou en nature. Quand le roi visitait les diverses régions, les vassaux, grands propriétaires et administrateurs devaient lui offrir un banquet. Ainsi se fait-il que les rapports de ces dignitaires et notables avec la royauté se traduisaient par l’organisation de ces nombreux et somptueux festins dont parlent les sagas. Les veizlur, de ce fait, ont pris le sens plus étroit de banquets.
  53. Au centre de la stofa, entre les places surélevées, disposées le long des parois latérales, se dressaient deux sièges d’honneur réservés, l’un au maître de la maison, l’autre au convive à qui l’on devait une estime spéciale ou une considération exceptionnelle. (Cf. p. 13, n. 3.)
  54. Les convives recevaient au départ, selon leur rang et leur qualité, de l’argent, des bagues précieuses, des vêtements de luxe, des boucliers, des armes, des chevaux, des bateaux, etc., et le maître de la maison les reconduisait à une certaine distance.
  55. Une visite de l’espèce, dans un domaine privé, durait habituellement trois jours.
  56. C’était la place d’honneur réservée aux plus vaillants, mais aussi la plus dangereuse en cas de bataille, l’attaque de l’ennemi se faisant par la proue du bateau.
  57. C’est-à-dire pour le Finnmörk (mörk = forêts) ou Finlande (Laponie actuelle).
  58. Les Kvènes, peuplade finnoise, au fond du golfe de Bottnie, en Suède et en Finlande.
  59. Les Caréliens, peuplade finnoise, dans le sud-est de la Finlande actuelle.
  60. Thorolf n’entend pas s’humilier pour justifier longuement son attitude et pour se défendre contre ses calomniateurs.
  61. Titres honorifiques, tels que hersir, jarl, etc., avec les privilèges qui y étaient attachés.
  62. Conformément au principe juridique que Harald mit en vigueur lors de la conquête du pays. Il s’arrogea le droit de confisquer les terres allodiales et d’en faire l’usage qui lui convenait.
  63. Isl. sýslumenn. Le sýsla (région, district) équivaut à peu près au herad, et le sýslumadr désigne à proprement parler, tout comme le hersir, la personne chargée par le roi du gouvernement d’un district. Dans l’Islande actuelle, il réunit les fonctions de juge et d’administrateur, comme le sheriff anglais.
  64. Probablement des peaux d’hermine.
  65. Isl. knörr, voilier de grandes dimensions et capable d’affronter la haute mer. Il servait aux besoins commerciaux aussi bien qu’aux entreprises guerrières en lointains pays.
  66. Un « penning » valait le dixième d’une once.
  67. Tout ce récit est imaginé par Harek.
  68. Les contrées situées à l’ouest du golfe de Christiania.
  69. Le Götaelf, en Suède.
  70. L’île actuelle de Hisingen, à l’embouchure du Götaelf.
  71. Les patins (skidir) des anciens Scandinaves étaient de longues et minces planchettes dont la partie antérieure était recourbée vers le haut et que l’on fixait aux pieds au moyen de courroies. Ce sont les skys de nos jours. Ce mode de locomotion était et est encore fort en honneur. Les rois le pratiquaient, et les sagas rapportent à ce sujet maintes prouesses accomplies par les hommes du Nord.
  72. Austrveg est l’appellation générale des régions situées à l’est (austr) de la Suède, de l’autre côté de la Baltique : Finlande, Esthonie, Livonie, Courlande.
  73. C’est-à-dire les nombreux bateaux de commerce qui, tous les ans, à époque fixe, se trouvaient rassemblés à Eyr, localité danoise dont l’emplacement n’a pu être fixé avec certitude.
  74. Ces intendants administraient les domaines royaux et veillaient à la perception des revenus du roi dont ils géraient les intérêts pécuniaires.
  75. Le Gautelf (auj. Götaelf).
  76. L’isl. skemma désignait dans les pays scandinaves la chambre à coucher commune à tous les habitants de la maison.
  77. Foldin, désignant les régions qui entourent le golfe de Christiania, est employé par erreur pour Vík.
  78. Le cap Lindesnaes.
  79. Avant la naissance d’une deuxième fille mentionnée au ch. 58.
  80. C’est-à-dire « Grim le Chauve ».
  81. Ce langage est ironique dans la bouche du roi, qui fait allusion à la défaite probable des deux frères et à la nécessité où ils se trouveront de chercher le salut dans une fuite précipitée.
  82. Propriétaires libres.
  83. Cette « bière du voyage » était bue avant le départ pour un lointain voyage. La consommation de la bière, comme on sait, jouait un grand rôle dans la vie économique et les relations sociales.
  84. Suivant la coutume qui voulait que les personnes inaptes à se battre ou qui n’avaient pas qualité pour le faire, fussent à l’abri de tout danger.
  85. Pendant le combat, les amis du roi et quelques-uns de ses plus vaillants guerriers faisaient cercle autour de lui, pour lui constituer un rempart de leurs boucliers.
  86. C’est-à-dire une blessure peu grave ; pour cette raison même, le roi se refusait de l’attribuer à Thorolf, qui ne frappait que des coups mortels.
  87. C’étaient de grosses pierres taillées en forme d’obélisque, sans inscription, élevées sur le tertre funéraire des grands personnages ou dressées en souvenir sur le bord du chemin.
  88. Ölvir était, en sa qualité de scalde, très apprécié à la cour du roi.
  89. Eyvind Skáldaspillir (« le corrupteur des scaldes », c’est-à-dire le plagiaire) était un des plus grands poètes norvégiens du Xe siècle. Il nous reste, outre des fragments, son Hákonarmál, poème élégiaque dédié à la mémoire du roi Hakon le Bon († 961), et une partie du Háleyjatal, destiné à glorifier la famille du jarl Hákon Sigurdarson de Hladir († 995). Son surnom ne se justifie point. S’il imitait dans une certaine mesure les anciens chants scaldiques, cette imitation se limitait, en règle générale, à la forme extérieure. L’inspiration et le langage attestent chez Eyvind une puissante originalité de conception qui lui assigne une place honorable à côté d’Egil Skallagrimsson.
  90. On connaît Sighvat le Roux comme l’un des premiers colonisateurs de l’Islande.
  91. Plusieurs voyageurs scandinaves avaient abordé en Islande entre les années 860 et 865. Ingolf Arnason et son frère consanguin Leif Hrodmarsson, surnommé plus tard Hjörleif (Leif à l’Épée), s’y fixèrent les premiers en 874. Hjörleif fut assassiné, peu de temps après, par ses esclaves irlandais. Ingolf, le fondateur d’une des plus célèbres familles islandaises, aborda à Ingolfshöfdi, sur la côte méridionale, et s’établit à Reykjarvík ( « baie des fumées » ), auj. Reykjavík.
  92. Le Markarfljót, la Rangá, la Thjorsá et la Thverá sont les plus grandes rivières de l’Islande méridionale.
  93. Vetrlidi, qui vécut dans la seconde moitié du Xe siècle, avait composé notamment un poème satirique contre la religion chrétienne que l’on commençait à prêcher en Islande. Il fut le redoutable adversaire du missionnaire Thangbrand envoyé en Islande en 997 par le roi Olaf Tryggvason de Norvège.
  94. Le godi est un prêtre païen. Ce terme, par extension, désigne le chef d’un domaine où se trouve un temple, et qui réunit en sa personne la magistrature locale et l’autorité religieuse dans une circonscription appelée godord.
  95. Hrafn fut le premier « homme de loi » (lögsögumadr) en Islande, de 930 à 949. L’homme de loi était le chef du comité législatif. Il avait pour mission de proclamer les lois, de les expliquer, de les interpréter et de les réciter à l’ouverture de l’assemblée nationale annuelle (Althing). Il ne faut pas confondre ces dignitaires avec les lögmenn (hommes de loi), fonctionnaires que l’Islande n’a connus qu’après la chute de la république (1264).
  96. La farouche personnification de l’implacable destinée humaine.
  97. Un des nombreux noms d’Odin, le premier et le père de tous les dieux scandinaves, qui « choisit parmi ses fils ceux qui tombent au combat ».
  98. Le meurtre d’un homme libre, ou l’offense qui lui était faite, suivant l’ancien droit germanique, pouvaient se racheter par une compensation en argent ou en nature (wergeld) ; elle variait d’après le rang social de la victime et selon le pouvoir et l’influence que celle-ci exerçait de par ses relations de famille.
  99. Exceptionnellement, surtout en cas de mort prématurée du père, les enfants ajoutaient à leurs noms celui de leur mère. Cf. les fils de Hildirid (ch. 7).
  100. Il n’est peut-être pas une œuvre, dans l’ancienne littérature scandinave, qui n’atteste la croyance, profondément enracinée au sein du peuple, aux effets surnaturels de la magie. Cet art était exercé de préférence par les femmes. Les magiciennes prétendaient commander aux phénomènes de la nature ; elles possédaient la faculté de se métamorphoser et on les redoutait comme les provocatrices des pires catastrophes.
  101. Ce terme servait à désigner les jeunes gens qui gaspillaient leur temps au coin du foyer, inactifs et sans goût pour les travaux comme pour les voyages. Ils passaient pour simples d’esprit. Parfois cependant et les exemples abondent dans les anciens récits leur énergie, secouée par un événement imprévu ou brutal, se réveillait ; ils sortaient de leur torpeur et commençaient une existence marquée des plus beaux exploits.
  102. Rarement, dans les familles riches, l’éducation se faisait dans la maison paternelle. Le plus souvent l’enfant, dès son jeune âge, était placé, pour y être élevé et instruit, dans d’autres familles, quelquefois de rang inférieur, mais qui étaient attachées au père ou à la mère par des liens de parenté ou d’amitié. Entre le père nourricier et la mère nourricière d’une part, et l’enfant adoptif de l’autre, il naissait d’ordinaire des sentiments de solidarité et d’attachement qui duraient toute la vie.
  103. Tunsberg (auj. Tönsberg) sur le fjord de Christiania, est la plus ancienne ville de Norvège. Dès le haut moyen âge elle formait un centre commercial renommé au loin et se trouvait en relations suivies avec l’Angleterre, le Danemark, la Saxe, la Flandre et les pays voisins.
  104. Ils furent pris de la rage caractéristique des berserkir. (V. ch. 1.)
  105. C’est-à-dire de Kveldulf.
  106. Kveldulf et Skallagrim.
  107. Le descendant d’Yngvi ou Yngling désigne, d’une manière générale, un prince ; ici, le roi Harald à la belle chevelure. Yngvi est le légendaire ancêtre de la famille.
  108. Snarfari, le Rapide. C’est le surnom de Sigtrygg. Il y a dans cette épithète une ironie amère à l’adresse du malheureux Sigtrygg que sa prétendue agilité n’a su préserver de la mort.
  109. Kjölfari, le montagnard. Ketil doit ce surnom aux voyages qu’il fit jadis dans les régions montagneuses situées entre la Norvège et la Suède et connues sous le nom de Kjölr ou Kilir.
  110. C’est un champ de lave qui doit son origine à une éruption volcanique. Cette éruption ne se produisit que vers 950, donc après la période de colonisation.
  111. Un des grands chefs du district de Borg. Il vécut vers le milieu du Xe siècle. Plusieurs sagas exposent le récit des retentissantes contestations qu’il eūt avec divers personnages et qui ont rendu son nom très populaire en Islande.
  112. Hvitá, eau blanche. Nordrá, rivière du Nord. Gljufrá, rivière coulant entre des parois rocheuses. Thverá, cours d’eau transversal. Langá, longue rivière. A est un nom féminin qui signifie cours d’eau. (Cf. all. Ache, dans Wolfach, Wutach, Gutach, Aachen, Esch [fr. Aix], etc.), et est apparenté au latin aqua.
  113. Le bois des maigres « forêts » du pays — car, quoi qu’en puissent faire croire les sagas, il n’y a jamais eu en Islande des forêts dignes de ce nom — ne pouvait suffire pour les constructions. On se servait en majeure partie de bois provenant de Norvège, mais on utilisait aussi, dans une large mesure, le bois flotté que le Gulfstream et le courant polaire charriaient jusque sur les côtes d’Islande. De nos jours encore on y recueille l’acajou et le calcédrat arrachés aux rivages d’Amérique, ainsi que des conifères et des bouleaux de grande taille entraînés du nord de la Russie et de la Sibérie.
  114. De 950 à 969. (Au sujet des « hommes de loi », v. ch. 23.)
  115. Un ancêtre d’Ari le Savant et le premier de la famille qui vint se fixer en Islande (vers 892).
  116. Fils d’Olaf Feilan. Thord Gellir (le Hurleur) fut un des grands chefs de famille du district du Breidifjord. Il est souvent mentionné dans les sagas. C’est à son initiative que l’Islande doit la division du pays en quatre quartiers et une organisation plus intelligente de l’administration et de la justice.
  117. « Îles du centre du fjord, » un groupe d’îles du Borgarfjord, auj. Borgareyjar.
  118. Les forgerons habiles jouissaient d’une légitime considération. Le minerai de fer était rare et l’exploitation difficile. Les objets d’art et d’ornement étaient pour la plupart de fabrication étrangère. Le travail indigène ne fournissait guère que les armes et les ustensiles de première nécessité.
  119. Vers 890.
  120. Cette coutume toute païenne n’a nullement son origine dans le baptême chrétien. Elle est beaucoup plus ancienne. Il en est déjà question dans l’Edda (Hávamál, str. 156). Pareille cérémonie se retrouve chez les Romains. En même temps que l’aspersion, l’enfant reçoit un nom. Ce n’était pas toujours le père, mais bien souvent quelque parent influent qui procédait à la cérémonie. Ainsi le fils du roi Eirik Blodöx (dont il sera question plus tard) fut baptisé par son grand-père Harald aux Beaux Cheveux qui lui donna son propre nom. (V. ch. 57.)
  121. En 904.
  122. Ce sont les termes généralement usités en poésie pour proclamer la générosité du maître.
  123. Comme tout scalde, qui par son chant réjouit le cœur du prince ou du seigneur, Egil obtient sa récompense. Le cadeau est approprié à l’âge du poète. Pouvait-il désirer mieux que des jouets ?
  124. On considère généralement le hersir comme le chef d’un simple herad ou district local. Son autorité se confondait souvent avec celle du jarl. C’était un fonctionnaire supérieur joignant à son rôle d’homme politique et de juge un certain pouvoir d’ordre sacerdotal, comme le godi en Islande. Après le coup d’état de Harald, un grand nombre devinrent vassaux du roi.
  125. Le royaume de Dublin, fondé vers 850 par des vikings norvégiens, eut une existence de plus de trois siècles. Il est peu probable cependant que l’autorité de Harald se soit fait sentir jusqu’en Irlande.
  126. Shetland.
  127. Une des îles Shetland. Auj. Mousa.
  128. Le commencement de l’hiver, d’après notre calendrier, tombait vers la mi-octobre ; d’après le calendrier julien, une dizaine de jours plus tôt.
  129. Au temps de Harald aux Beaux Cheveux, les Orkneyjar ou Orcades devinrent un fief héréditaire dépendant de la couronne de Norvège et furent abandonnés à des jarls contre paiement d’un tribut annuel. Selon plusieurs sources nordiques, dont le récit diffère en certains points de celui de la Vatnsdäla saga (ch. 9), Harald conféra cette dignité à Sigurd, auquel succéda son fils Gutthorm. Celui-ci, mort sans enfants, légua ses fonctions à un neveu de Sigurd, appelé Einar, fils de Rögnvald, et connu sous le nom de Torf-Einar. Ce dernier fut le fondateur de la puissante dynastie des jarls des Orkneyjar, dont l’histoire est relatée dans la Orkneyinga saga. Le dialecte scandinave parlé aux Orcades s’éteignit vers 1800.
  130. Les Hébrides.
  131. Isl. útlägr (angl. outlaw, hors la loi). Le proscrit, qui devait quitter le pays pour une période de vingt années, se trouvait exclu du droit commun. On pouvait, dans la région ou le pays sur lequel s’étendait la sentence d’exil, le tuer impunément et sans conditions. Les effets de la proscription toutefois se trouvaient fréquemment restreints dans leur rigueur au triple point de vue du temps, de l’espace et des stipulations. Dans certains cas, elle n’atteignait que la personne même qui alors conservait ses biens ou n’en subissait que la confiscation partielle.
  132. V. ch. 31, n. 2.
  133. V. ch. 26.
  134. Utstein, auj. Utsten, dans l’île de Utstenö, au nord de Stavanger. Ögvaldsnes, auj. Avaldsnäs, dans l’île de Karmö. Fitjar, auj. Fitje, dans l’île de Stordö (Söndhordland). Alreksstad, auj. Aarstad, près de Bergen. Lygra, auj. Lygre, dans une petite île au nord de Bergen. Säheim, auj. Säim, dans le Nordhordland.
  135. « À la hache ensanglantée. » Eirik avait fait périr plusieurs de ses frères.
  136. C’était un karfi. Les karfar étaient des bateaux spéciaux, de grandeur variable, toujours peints au-dessus de la ligne de flottaison. Les sagas leur attribuent, suivant le cas, six à seize sièges de rameurs. (Cf. lat. corbita, corbeta ; fr. corvette.)
  137. Bjarmaland (pays des Bjarmir), à l’est de la Finlande, en Russie. La Biarmie correspondait à peu près au bassin de la Dvina septentrionale. Cet État, qui faisait le commerce sur une grande échelle, fut subjugué au XVe siècle par Novgorod. La ville actuelle de Perm lui doit son nom.
  138. Le poste d’honneur, mais le plus dangereux.
  139. La Dvina septentrionale actuelle.
  140. Allusion à un poème du scalde Glum Geirason, où celui-ci parle du voyage d’Eirik au Bjarmaland. Il n’en reste que des fragments.
  141. Cette Gunnhild, femme astucieuse et intraitable, prit une part active aux événements politiques et eut une existence très mouvementée. Comme le montre la suite de la saga, elle exerça une influence néfaste sur Eirik et sur ses fils et joua, dans mainte circonstance et jusqu’à la fin de sa vie, un rôle qui ne fait guère honneur à son caractère.
  142. Les sacrifices, destinés à fléchir le courroux de la divinité, à lui témoigner de la reconnaissance pour un bienfait reçu ou à implorer une faveur, se faisaient selon certains rites solennels et en diverses occasions, notamment aux changements de saisons. On immolait des chevaux, des bœufs, des taureaux, des moutons, des porcs. En principe, cette charge incombait au roi, qui était revêtu à la fois du suprême pouvoir temporel et religieux. En Islande, le godi ou hofgodi présidait aux sacrifices.
  143. Environ de 903 à 914.
  144. Ketil le Dormeur.
  145. Il s’agit d’Oleif Hjalti, dont l’arrivée en Islande est relatée au ch. 29.
  146. Les exercices physiques et le maniement des armes avaient pour les anciens Scandinaves un attrait tout particulier. Ils s’y livraient dès leur jeune âge et arrivaient souvent à un étonnant degré de perfection, en fait d’agilité, d’adresse et de force, dans la lutte corps à corps ou entre deux groupes, dans la course, le saut en hauteur et en longueur, le tir à l’arc, le jet de projectiles, l’escalade des montagnes, le patinage, la natation, l’art de plonger et autres sports dont il s’est conservé jusqu’à ce jour mainte tradition dans les pays germaniques.
    Dans le Rígsmal, str. 32, on lit :

    « Le jeune homme élevé à la maison paternelle
    apprenait à agiter le bouclier, à tresser des cordes,
    à bander l’arc et à fixer le bois aux flèches,
    à lancer le javelot, à manier la lance,
    à chevaucher les coursiers, à exciter les chiens,
    à brandir l’épée, à traverser le détroit à la nage. »

  147. Le jeu de balle passionnait la jeunesse. Il attirait généralement une foule nombreuse et se continuait parfois pendant plusieurs jours. Ce jeu, tel qu’il était pratiqué, présente une ressemblance frappante avec celui qui est en vogue de nos jours en Belgique, dans plusieurs régions de la Wallonie.
  148. Mýramenn (hommes des Mýrar ou des marécages) est la désignation usuelle des habitants de la région marécageuse située au nord de Borg et, par extension, des membres de la famille de Skallagrim.
  149. C’est-à-dire au poste d’honneur et de combat.
  150. Pour se livrer à la piraterie en pays étranger.
  151. La fureur poussée au paroxysme opérait chez lui une véritable transformation physique. Comme son père Kveldulf, il sentait, à la nuit tombante, ses forces grandir démesurément.
  152. V. fin du ch. 38.
  153. Olaf Kyrri (le Tranquille), fils de Harald, fut roi de Norvège de 1067 à 1093.
  154. Il prit part à la campagne d’Irlande de 1103, où le roi Magnus II Berfött (« Nu-Pieds ») trouva la mort.
  155. L’isl. höldr désigne à proprement parler le propriétaire d’un ódal ou terre allodiale ; il occupait un rang social intermédiaire entre le bóndi (propriétaire libre) et le hersir (administrateur d’un district).
  156. C’est-à-dire Bard l’Insulaire d’Atleö.
  157. L’habituelle nourriture lactée. Ce skyr, qui gagne à vieillir, est aujourd’hui encore le plat national des Islandais. « Ce n’est ni plus ni moins que notre fromage à la crème. La seule différence est qu’au lieu de la manger avec une petite cuiller, on en prend une grande, qu’au lieu d’en absorber quelques grammes, l’Islandais en ingurgite des kilos, et cela à la fin du repas. » (H. Labonne, l’Islande, p. 53.)
  158. Le skyr, servi sous forme de boisson, et l’infusion de gruau étaient offerts aux visiteurs que l’on ne daignait pas honorer spécialement. De là, l’indignation d’Egil (ch. 44).
  159. Les Dises sont des ásynjur ou déesses tutélaires du Walhalla. Au solstice d’hiver, pour saluer le retour du soleil, on leur offrait un sacrifice (disablot) dont il est souvent fait mention dans les sagas.
  160. Les caractères runiques, que les Germains avaient vraisemblablement empruntés à l’alphabet latin en lui donnant un aspect nouveau et un nom spécial, possédaient, dans l’imagination des peuples primitifs, une influence mystérieuse et surnaturelle. Ils en faisaient un fréquent usage pour conjurer le sort et pratiquer la magie.
  161. Sous l’influence magique des runes.
  162. Par suite de l’excès de boisson.
  163. La pluie des Ases, c’est le breuvage des scaldes, la poésie. Le vers signifie : Je compose un chant.
  164. Hel est la déesse qui règne dans le royaume des morts et désigne aussi, par extension, le séjour des âmes après la mort, de quelque nature qu’elle soit. Le Walhalla, une fiction mythologique postérieure, n’accueille que les guerriers tombés au champ d’honneur.
  165. Région s’étendant sur la Lettonie et la Lithuanie actuelles, depuis la frontière prussienne jusqu’au golfe de Riga.
  166. Pour les empêcher de s’en servir à leur aise.
  167. Suivant un usage généralement admis chez les peuples du Nord, le chef de l’expédition se réservait, avant la répartition du butin, une part proportionnelle fixe ou certains objets de valeur. Au chapitre 14 nous lisons, par exemple : « Chez les Kvänir la loi voulait que le roi eût droit au tiers de la part totale échue aux personnes de sa suite. En outre, elle lui attribuait, avant le partage, toutes les peaux de castor, de zibeline et de martre. »
  168. Surnommé Blátönn (aux dents bleues) ; il régna de 940 à 947 environ.
  169. Auj. Öresund (détroit des îles), ou simplement Sund, entre Seeland et la côte de Suède.
  170. Le Halland, contrée et province de la Suède, s’étend le long du Cattegat, au sud de Göteborg.
  171. Concernant cet usage, voir ch. 7.
  172. Archipel situé devant l’embouchure du Götaelf, non loin de Göteborg, aux frontières des trois royaumes scandinaves d’alors. Elles appartenaient au Danemark. Une de ces îles porte encore le nom de Brennö.
  173. Le Jutland.
  174. Eyvind et Alf trouvèrent la mort à la bataille de Stord (960), pendant la campagne des fils d’Eirik Blodöx contre le roi Hakon le Bon. (V. ch. 59.)
  175. Dans le Söndfjord, au fond du petit Dalsfjord. Concernant les sacrifices, v. ch. 2.
  176. La corne passait de main en main jusqu’à ce qu’elle fût vide. (V. ch. 7.)
  177. L’endroit consacré au culte et réservé aux sacrifices était entouré d’une clôture et considéré comme un asile de paix où l’on se trouvait sous la protection spéciale des divinités. C’était un refuge que personne ne pouvait violer, où l’on ne pouvait porter les armes, où devaient cesser toutes les haines, toutes les inimitiés, toutes les persécutions. La violation de l’asile sacré entraînait la proscription.
  178. Alfred le Grand (871-901).
  179. Indication erronée. La réunion des sept royaumes (Heptarchie anglo-saxonne) sous un même sceptre date du règne d’Egbert (827), grand-père d’Alfred le Grand. Après la mort d’Egbert (836), les Danois s’emparèrent des trois royaumes angles. Alfred le Grand réussit à soumettre ces envahisseurs, mais non à les chasser.
  180. Édouard l’Ancien (901-924). Il reprit aux Danois l’Estanglie et la Mercie.
  181. Athelstân (angl.-sax. Aedelstân), 924-940. Il expulsa les Danois de leur dernière retraite, le Northumberland.
  182. Il est connu sous le nom de Hakon Adalsteinsfóstri, parce qu’il avait été élevé chez le roi Aedelstân. Hakon chassa son demi-frère Eirik Blodöx et régna de 935 à 961. (Cf. le commencement du ch. 59.)
  183. On connaît notamment Eadmund Ier (940-946) et Eadred (946-955).
  184. Du pays de Galles.
  185. Du royaume de Dublin, fondé et occupé par des Normands qui se portèrent au secours de leurs congénères du Northumberland contre Athelstân.
  186. La côte de la mer du Nord, entre l’embouchure de l’Elbe et celle du Wéser. Pendant le haut moyen âge, on entendait par Saxe le pays entre l’Ems et l’Elbe, c’est-à-dire le Hanovre d’aujourd’hui.
  187. L’Angleterre était convertie au christianisme dès la fin du VIIe siècle.
  188. Sans se faire baptiser, les Scandinaves pouvaient recevoir la prima signatio qui faisait d’eux des catéchumènes admis à se mêler plus librement à la vie des chrétiens, à assister à des cérémonies dont ils comprenaient plus ou moins bien le sens mystique, mais dont le souvenir restait gravé dans leur esprit.
  189. Inconnu dans l’histoire de cette époque. Parmi les chefs écossais alliés contre Athelstân, des sources irlandaises mentionnent un personnage de ce nom qui a péri à la bataille de Brunanburgh et que certains auteurs ont cru pouvoir identifier avec le roi dont il est question ici.
  190. Ragnar Lodbrok (« culotte de peau »), roi de Danemark (env. 750-800). La légende s’est emparée de l’histoire de ce Ragnar pour la transformer, l’embellir et la poétiser. Elle attribue à ce héros populaire, ainsi qu’à ses fils, des faits et des gestes dont il serait malaisé de dégager les éléments historiques. Les récits de la saga de Ragnar et les poésies scaldiques qui s’y rattachent reposent sur le souvenir des expéditions entreprises par un prince danois de ce nom et mentionnées dans des sources allemandes, françaises, anglaises et irlandaises du IXe siècle. Asláug-Kraka, la seconde femme de Ragnar, aurait été la fille de Sigurd et de Brynhild. L’ancienne saga est perdue. Nous possédons plusieurs poèmes qui en reproduisent le contenu, ainsi qu’un remaniement datant de la première moitié du XIVe siècle.
  191. C’est la ville actuelle de York. La légende attribue la fondation de Jorvik à un fils de Ragnar Lodbrok, appelé Yvar. Conquise par des vikings danois dès la seconde moitié du IXe siècle, cette place resta longtemps le centre de la domination danoise en Angleterre.
  192. La Northumbrie s’étendait de l’Humber à l’Écosse. La partie septentrionale forme le comté actuel de Northumberland, qui s’étend au sud jusqu’à la Tyne. Athelstân reçut le serment de fidélité du roi Constantin d’Écosse après la bataille de Brunanburgh. Eadmund Ier, frère et successeur d’Athelstân, fut obligé de céder une partie de la Northumbrie à Anlav, fils du dernier roi danois de ce pays. Après la mort de celui-ci, Eirik, fils de Harald aux Beaux Cheveux, prit même le titre de roi de Northumbrie.
  193. Qui l’ont conduit à la mort.
  194. Une manière d’offrir le combat. À l’époque chrétienne encore, le coudrier, croissant dans la forêt commune, était sacré. On ne pouvait l’abattre. Une amende frappait quiconque emportait plus d’une poignée de noisettes. Cette vénération spéciale explique la coutume qui consiste à choisir des pieux de coudrier pour délimiter le lieu du combat ou du jugement.
  195. V. plus loin, ch. 54.
  196. Cf. isl. brynja, cuirasse (all. Brünne). C’est à proprement parler une arme destinée à rompre ou à percer la cuirasse.
  197. C’est-à-dire « Vipère ».
  198. Valland désigne spécialement la partie nord-est de la France (Normandie).
  199. C’est-à-dire ses parents soit du côté paternel, soit du côté maternel.
  200. La saga, ou plutôt la tradition sur laquelle elle repose, réunit et identifie ici deux faits absolument distincts. La grande bataille de Brunanburgh (939 ?) a obscurci et absorbé le souvenir du combat sur la Vinheid, qui doit avoir été livré une douzaine d’années plus tôt (927). L’engagement dans lequel périt Thorolf — s’il n’appartient pas au domaine de la légende — n’a pas eu l’importance que la saga lui attribue. Le seul détail relatif à la délimitation du terrain par des pieux de coudrier suffirait à le prouver. C’était là, en effet, une très ancienne coutume que l’on ne pouvait observer que dans les combats singuliers ou dans les rencontres de troupes peu nombreuses.
  201. V. p. 20, n. 1.
  202. De mon épée appelée Nad (Vipère).
  203. En vertu d’une très ancienne coutume des peuples germaniques, on présentait et on recevait les anneaux d’or par la pointe de l’épée.
  204. Où vient se poser le vautour dressé pour la chasse.
  205. Les « biens meubles » comprenaient les armes, les vêtements, les parures et autres objets précieux, les instruments de travail, le gibier tué à la chasse et surtout le bétail et les domestiques-esclaves.
  206. Long poème dithyrambique accompagné d’un refrain.
  207. À savoir : Hring, Athgil et Aleif.
  208. Le refrain, comprenant deux ou quatre vers, contenait ordinairement une louange générale à l’adresse du prince ou du seigneur.
  209. Cette Gunnhild (qu’il faut se garder de confondre avec l’épouse du roi Eirik) était issue d’un second mariage de Björn Höld avec Alof. Pour toute la famille, v. ch. 37 (fin).
  210. Une étrange accumulation d’obscures métaphores rend cette strophe en partie inintelligible.
  211. En 927.
  212. Cf. ch. 49.
  213. De 915 à 927.
  214. Ce Björn Hitdölakappi (vaillant guerrier du Hitardal) est le héros d’une saga qui raconte ses amours pour la belle Oddny Eykyndill et ses joutes poétiques avec son compétiteur, le scalde Thord, fils de Kolbein, qui épousa Oddny et, vers 1024, tua Björn.
  215. De 927 à 932.
  216. V. ch. 27 (dernier alinéa).
  217. Illugi le Noir était le père du fameux scalde Gunnlaug (Langue de Serpent). (Voir notre traduction de la saga de ce nom.) Gunnlaug, le père de Thurid Dylla, portait le même surnom et est également connu comme poète.
  218. Il avait épousé Gunnhild, une sœur consanguine d’Asgerd. (V. ch. 56.)
  219. Le nom de Gulathing (assemblée ou tribunal de Gula) s’appliquait à une des quatre grandes circonscriptions judiciaires de Norvège. Sa juridiction s’étendait sur les Firdir (Firdafylki), les Fjalir, le Sogn et les deux Hördaland, englobant approximativement le territoire des districts de Bergen, Kristianssund, Hallingdal et Valders. Le tribunal siégeait dans la petite île de Gula ; de là son nom. Il était constitué par trois douzaines de juges choisis, dans des proportions déterminées, parmi les hommes libres de chacune des régions susmentionnées. Ce comité de trente-six hommes exerçait à la fois les pouvoirs législatif et judiciaire et se prononçait en toute souveraineté, sauf à se conformer à la législation existante. Le roi, en sa qualité de suprême gardien des lois, avait voix consultative. Les sentences rendues par ce tribunal sont consignées dans un code appelé Gulathingslög (lois du Gulathing) et qui offre une source précieuse pour l’étude des principes juridiques en vigueur à cette époque.
  220. 933-934.
  221. Cf. ch. 52.
  222. « Liens du sanctuaire. »
  223. Frère du père d’Asgerd. Les juges étaient nommés par les « hersar » (v. ch. 32). Par le fait qu’Arinbjörn et Thord furent chargés, dans les circonstances présentes, de désigner les deux tiers des membres du tribunal, on pouvait s’attendre à ne voir siéger que des personnes jugeant en connaissance de cause et sans idée préconçue quant à la légitimité des revendications d’Egil.
  224. V. les détails aux ch. 32 et 33.
  225. Notamment aux îles Shetland et en Islande.
  226. Les dépositions de témoins, confirmées par serment, étaient considérées comme des preuves irrécusables.
  227. La convention qu’Arinbjörn voulait faire confirmer par des témoins assermentés, c’était la validation du mariage de Björn avec sa première femme Thora et par suite la légitimation de la naissance d’Asgerd.
  228. Conformément à son rôle d’arbitre suprême et de gardien impartial des lois.
  229. Amère ironie dans la bouche de la reine.
  230. Frère de la reine Gunnhild.
  231. Rompre les harts et s’introduire sans autorisation dans l’enceinte sacrée, c’était commettre un sacrilège qui nécessairement devait mettre fin à la procédure.
  232. Le duel constituait le dernier refuge et la suprême ressource de ceux qui, se croyant lésés dans leurs droits, désespéraient d’obtenir gain de causé. Par le fait même de la provocation en combat singulier, le tribunal se trouvait dissous. Ce mode de trancher définitivement un différend n’était pas formellement reconnu par la loi ; mais il était enraciné dans les mœurs et aucun homme libre, à moins de se couvrir d’opprobre et d’être mis au ban de la société, ne pouvait s’y soustraire.
  233. « Pied d’épines, » surnom de Thorgeir, père d’Önund. (V. ch. 37 et 56.)
  234. Les figures des quatre derniers vers sont à peu près impénétrables et le sens n’en peut être fixé avec quelque certitude.
  235. On voit que, dans l’invocation que le poète adresse aux divinités, il procède par ordre. Le « protecteur du pays », c’est Thor, le plus fort des dieux et des hommes et le plus redoutable dans sa colère. Njörth et Frey symbolisent la fécondité et l’abondance. Njörth « gouverne les vents et réprime la furie de la mer et du feu ; il est si riche qu’il peut donner des propriétés et des trésors à ceux qui lui en demandent ». Frey, son fils, « préside à la pluie, à la clarté du soleil et à tous les fruits de la terre ; il dispense la richesse parmi les hommes ». (Cf. Andersen, Mythologie scandinave, trad. J. Leclercq.)
  236. De 860 à 930.
  237. Au sujet de cette cérémonie, v. ch. 31, n. 2.
  238. Ce Harald, surnommé Gráfeld (Peau Grise), fut roi de 961 à 969. Sa vie et ses exploits sont racontés dans une saga qui porte son nom.
  239. Olaf était le grand-père du roi Olaf Tryggvason (995-1000) et Sigurd le bisaïeul du roi Harald Hardrad (1046-1066) dont la descendance ne s’éteignit qu’en 1387.
  240. Les Vitar étaient un groupe de récifs situés non loin de l’île actuelle de Alden.
  241. Eirik avait fait périr plusieurs de ses frères. De là, du reste, son surnom de Blodöx (hache ensanglantée).
  242. L’étrange procédé qui est décrit ici était la manifestation publique du plus profond mépris, l’expression de la plus grave malédiction à l’adresse d’une personne que l’on poursuivait de sa haine pour avoir, d’une manière quelconque, forfait aux lois de l’honneur ou de la justice. La perche de coudrier plantée en terre ou dans une crevasse de rocher portait, en inscriptions runiques auxquelles on attribuait un pouvoir magique, les paroles de l’imprécation et le nom de celui que l’on vouait à l’infamie. La pointe, taillée en forme de figure humaine, supportait une tête de cheval, la mâchoire béante tournée du côté de la région habitée par la personne maudite. La croyance populaire attribuait au coudrier une influence surnaturelle. La tête de cheval inspirait un effroi invincible aux génies tutélaires qui alors fuyaient le pays. L’opération était accompagnée de la formule consacrée transcrite plus haut.
  243. Il avait environ quatre-vingt-trois ans.
  244. Petit promontaire qui s’avance dans le Borgarfjord. Suivant la coutume, le premier occupant donnait son nom ou son surnom à l’endroit (Lambastad = résidence de Lambi, surnom de Thorgeir).
  245. Le cérémonial observé à propos des funérailles de Skallagrim est conforme aux traditions répandues chez la plupart des peuples germaniques. Le corps n’était pas gardé à la maison. Le défunt ne pouvait sortir par où les vivants entraient et sortaient. Un des premiers devoirs consistait, même en temps de guerre, à recouvrir le cadavre d’un linceul, de pierres ou d’autres objets. La manière de le porter dehors est en corrélation intime avec l’idée que l’on se faisait de l’état de l’âme après la mort.
  246. « Fils nourricier d’Adalstein. »
  247. Indication erronée. Ce mariage n’eut lieu qu’après la mort d’Eirik. Au sujet des jarls des Orkneyjar, v. ch. 4.
  248. À la bataille de la Vina (927). Cf. fin du ch. 54.
  249. V. ch. 51.
  250. Adalstein lui avait promis « richesses, honneurs et dignités », ainsi qu’une compensation pour son frère Thorolf, tué au service du roi. (cf. ch. 55).
  251. Le Humber.
  252. Le jeune Rögnvald (v. ch. 57).
  253. En plantant le « bâton d’infamie » dans l’île de Herdla et en prononçant sa malédiction solennelle sur le roi et la reine (fin du ch. 57).
  254. Le scalde Bragi le Vieux (première moitié du ixe siècle) est l’auteur de la plus ancienne drápa connue, de la Ragnarsdrápa, qui chante la gloire du roi danois Ragnar Lodbrok (cf. ch. 51, no 2). Bragi, si l’on excepte le légendaire Starkad, est le premier qui ait fait valoir et honorer ses talents poétiques à la cour des princes scandinaves. La tradition a idéalisé la figure du poète et la profonde vénération des scaldes lui a assigné une place à côté des divinités du Walhalla. Arinbjörn était son arrière-petit-fils.
  255. C’était Gunnhild, venue, sous la forme d’une bruyante hirondelle, pour troubler le repos du poète.
  256. C’est-à-dire en Angleterre.
  257. L’hydromel, breuvage du scalde ; le chant inspiré par Odin.
  258. Au printemps.
  259. La barque de l’âme, c’est la poitrine considérée comme le siège de l’inspiration.
  260. Le chant, sa part des faveurs d’Odin. Egil veut dire qu’il a fixé le poème dans sa mémoire.
  261. Le poème.
  262. Odin accueillait au Walhalla les guerriers tombés sur le champ de bataille.
  263. La tempête des armes = la mêlée, la bataille.
  264. L’épée.
  265. Les valeureux combattants.
  266. Allusion à la guerre qu’Eirik avait faite aux Écossais.
  267. Le loup.
  268. Nari, fils de Loki, un ase de la mythologie scandinave. Sa sœur est Hel, la déesse qui règne dans les enfers.
  269. Les cadavres des guerriers.
  270. Les corbeaux.
  271. Le bec du corbeau.
  272. Le flot de sang.
  273. Un des loups d’Odin.
  274. Le loup pouvait se rassasier.
  275. En Norvège et en Islande.
  276. Eirik.
  277. La valkyrie, messagère d’Odin qui accueille au Walhalla les guerriers tombés sur le champ de bataille.
  278. Le prince, le seigneur caractérisé par sa générosité.
  279. Le bracelet d’or étincelant qui s’enroulait en spirale autour des bras. On le brisait, c’est-à-dire on en détachait des morceaux pour les offrir en cadeau.
  280. L’or, d’après la légende du roi de Danemark Frodi, qui faisait moudre l’or par des jeunes filles géantes dans un moulin enchanté.
  281. L’or ou l’argent.
  282. Le roi guerrier qui nourrit de cadavres Hugin, un des corbeaux d’Odin.
  283. D’avoir la vie sauve.
  284. Arinbjörn. Asgerd, l’épouse d’Egil, était apparentée à Arinbjörn.
  285. L’épée était l’arme noble et loyale par excellence. Certaines épées, appartenant à des personnages illustres, avaient leur nom et passaient comme un objet précieux, comme un joyau de famille, d’une génération à l’autre.
  286. Du nom de sa mère Thora.
  287. Appellation générale des régions avoisinant le golfe de Christiania.
  288. Au fond du golfe de Christiania. Ce fjord tient son nom de la ville d’Oslo, fondée vers le milieu du XIe siècle par le roi Harald Hardradi (qui régna de 1047 à 1066). Après l’incendie de la place en 1624 et la construction de Christiania par le roi Christian IV de Danemark, le territoire d’Oslo finit par être englobé dans la nouvelle cité commerciale. La Norvège a rendu à sa capitale, depuis le 1er janvier 1925, son ancienne dénomination d’Oslo.
  289. De 935 à 961.
  290. V. ch. 56.
  291. C’est-à-dire avec de nombreux partisans et défenseurs.
  292. Eirik.
  293. V. ch. 1, n. 2.
  294. Auj. Vallerö, près d’Aalesund.
  295. Cette expression, à laquelle Egil attache une idée de profond mépris, apparaît étrange dans sa bouche. N’était-il pas païen lui-même ? Comment, dès lors, pouvait-il considérer comme un acte avilissant le fait de sacrifier aux divinités ? Ce détail prouve que cette strophe n’est pas de lui. Elle date d’une époque postérieure, probablement du XIIe siècle.
  296. Sarcastique allusion au surnom de Ljot (« le Pâle »).
  297. Egil, par ces mots, s’adresse sans doute à Fridgeir.
  298. Egil.
  299. En 938.
  300. C’est-à-dire un pouvoir illimité.
  301. Le serment de douze cojurateurs était exigé dans les affaires de quelque importance. La personne qui pensait ne pouvoir obtenir justice par la voie légale, avait la ressource du duel, non formellement reconnu par la loi, mais toléré en vertu de la tradition. Le vainqueur avait le droit de s’attribuer l’objet en litige. Chez les Francs, à l’époque de Charlemagne, douze cojurateurs affirmaient l’honorabilité et la véracité du plaideur.
  302. Le duel était une coutume tolérée par la loi et imposée par les mœurs, plutôt qu’une véritable institution prévue par la législation.
  303. Suivant la croyance populaire, les berserkir possédaient le pouvoir magique d’émousser les armes de l’adversaire.
  304. Ce pluriel ne se justifie guère. À cette époque (vers 950) le roi Hakon le Bon régnait seul en Norvège (935-961), après avoir chassé son demi-frère Eirik Blodöx.
  305. Anachronisme. Adalstein était mort en 940 et Jatmund en 946. Il y a donc confusion entre ce dernier et son successeur Edred qui régna de 946 à 955. (Cf. ch. 50.)
  306. Ani avait abordé en Islande avec Skallagrim, qui lui avait donné des terres. (Cf. ch. 28.)
  307. La soie était très peu répandue en Scandinavie. Aussi, les manteaux de ce genre constituaient-ils des objets de grande valeur que les rois offraient à ceux qu’ils voulaient honorer d’une faveur spéciale.
  308. C’est-à-dire Harald et les autres fils d’Eirik.
  309. C’est-à-dire du séjour des morts.
  310. À l’entrée orientale du Limfjord, dans le nord du Jutland.
  311. Sous la protection du roi de Danemark, Harald Gormsson.
  312. Harald Grafeld (Peau Grise) régna de 961 à 969. Il est le héros d’une saga qui porte son nom.
  313. Ils trouvèrent la mort tous les deux dans la bataille de Hals, en 969.
  314. C’est le Värmland actuel, au nord du lac Vener, en Suède.
  315. Roi en Suède. Il fut le premier à défricher les régions forestières du Värmland. De là son surnom de Trételja (abatteur d’arbres).
  316. Ce second siège d’honneur, réservé au principal convive, se trouvait vis-à-vis de celui du maître de la maison, à l’autre bout de la double rangée de bancs. Il était un peu moins élevé que le siège d’honneur principal. Le « banc inférieur » comprenait les places situées à proximité du second siège d’honneur.
  317. La table, composée d’un chevalet et d’une tablette mobile, était dressée dans la salle chaque fois que l’on en avait besoin. Le repas fini, on l’enlevait. Dans les maisons riches on la recouvrait d’une nappe blanche ornée de dessins.
  318. Le siège transversal, place surélevée située au bout des deux rangées de bancs, occupait toute la largeur de la salle. Il était spécialement réservé aux femmes qui s’y livraient à leurs travaux et assistaient de là aux réunions et festins. Les reines et les femmes de haute qualité seules s’installaient à côté du siège d’honneur.
  319. Nouvel et frappant exemple de l’influence magique attribuée aux inscriptions runiques dans les premiers siècles de la période historique.
  320. On trouve dans les sagas plus d’un exemple de deux frères portant le même nom. Dans ce cas, il fallait les distinguer par une épithète spéciale ou une désignation quelconque.
  321. Les péripéties de la fuite d’Arnvid et de son fils Atli, qui se retirèrent dans le Gautland (Gothie), et les événements auxquels ils furent mêlés dans la suite, sont racontés dans la saga de Nial (ch. 5).
  322. Il nous reste une saga de Hakon le Bon et quelques vers d’une drapa où il est question de la conquête du Gautland (Gothie), dans la Suède méridionale.
  323. Tryggvi était le père du fameux Olaf Tryggvason, roi de Norvège de 995 à 1000, sur l’initiative de qui le christianisme fut légalement reconnu en Islande, en vertu d’une décision de l’Aething de l’an 1000.
  324. En 950.
  325. « Presqu’île de la Baleine, » dans le Faxafjord, au nord du cap Reykjanes.
  326. Dans le Nord, l’esclavage fut pratiqué sur une vaste échelle à la suite des lointaines expéditions des Normands. Aux esclaves-nés vinrent s’ajouter des milliers de prisonniers de guerre que l’on dut maintenir dans une servitude rigoureuse, à cause de leurs instincts innés de liberté. Hommes et femmes étaient une marchandise courante sur les marchés norvégiens. Les Irlandaises étaient spécialement appréciées pour leur étrange beauté et leurs talents divers. Le christianisme eut une longue lutte à soutenir pour la répression de l’esclavage dans les pays scandinaves.
  327. Promontoire de Gufa, à l’est de Reykjanes.
  328. Les contrées qui environnent le fjord de Borg.
  329. Voir le commencment du ch. 58, où il est question de ses rapports avec Egil.
  330. C’est-à-dire les régions situées à l’entour du « Large Fjord ».
  331. Ce « promontoire des cygnes » est une langue de terre située au fond du grand Faxafjord.
  332. Geirmund « Peau d’Enfer », fils du roi Hjör du Hördaland, avait émigré vers 895, à la suite du coup d’État de Harald aux Beaux Cheveux.
  333. Pendant vingt-sept ans, de 1004 à 1030.
  334. Olaf Höskuldsson pái (le Paon) est le héros de la Laxdäla saga où sa demande en mariage fait l’objet d’un récit détaillé (ch. 23).
  335. Melkorka avait été achetée comme esclave sur un marché de Norvège.
  336. « Vallée des Saumons. » Les faits et gestes des colonisateurs de cette région sont racontés tout au long de la Laxdäla saga.
  337. Un des grands chefs en Islande, à l’époque des premières tentatives d’évangélisation.
  338. Ce détail peut faire supposer que les femmes en mourant étaient reçues au palais de Freyja (une asýnja, fille de Njörd et sœur de Freyr), déesse de l’amour conjugal. Les chants de l’Edda attestent, d’autre part, que la moitié des héros tombés dans les combats entraient chez Odin, l’autre moitié chez Freyja.
  339. La poésie.
  340. Le royaume des Géants que l’imagination populaire a placé dans l’extrême nord-est de la péninsule scandinave.
  341. La mer, qui a été formée par les flots de sang jaillissant des blessures d’Ymer, « le vieux géant du froid », lorsqu’il fut tué par les fils de Bor : Odin, Vile et Ve.
  342. C’est-à-dire de la bouche.
  343. Ran, épouse d’Egir, est la femme sans cœur et sans pitié, emblème de la mer perfide qui réclame sa part dans les sacrifices de la vie humaine et des trésors. Du mariage d’Egir avec Ran sont issues neuf filles, personnifications poétiques des vagues dans leurs différents aspects et propriétés.
  344. Il s’agit d’Egir à qui incombe la mission de brasser la bière pour les dieux.
  345. La mer.
  346. Le géant Egir est la personnification de la mer agitée, turbulente, furieuse. Il porte un casque formé d’épaisses ténèbres et de brisants qui se dressent jusqu’au ciel. La fiancée d’Egir, c’est Ran (v. strophe VII).
  347. Bödvar, fils d’Egil.
  348. Le Walhalla.
  349. C’est-à-dire jusqu’au jour où il aurait trouvé une mort glorieuse dans les combats. Hergaut est un surnom d’Odin.
  350. C’est-à-dire accepte une compensation en or pour se libérer du devoir de venger la mort de son frère.
  351. Egir, c’est-à-dire la mer.
  352. La tête.
  353. Cette strophe se rapporte, à n’en pas douter, à Gunnar, mort peu de temps avant Bödvar.
  354. a, b, c et d Odin.
  355. Le loup Fenrir qui, d’après les conceptions mythologiques du Nord, dévorera Odin, quand le monde cessera d’exister. Odin est donc considéré comme son ennemi.
  356. La proche parente, ou plus exactement la sœur de l’ennemi d’Odin (c’est-à-dire du loup Fenrir), c’est Hel, la déesse qui trône dans le royaume des enfers.
  357. Hel qui apparaît sur le promontoire de Digranes, où se trouve la sépulture de Bödvar, c’est la mort qui semble attendre Egil.
  358. C’est-à-dire je veux attendre une mort naturelle.
  359. Ce mot signifie « perte irréparable des fils ».
  360. De 935 à 961.
  361. Auj. Fitje, dans l’île de Stordö, au Söndhordland. C’est à cette bataille, livrée en 960, que périrent Eyvind et Alf, frères de la reine Gunnhild.
  362. Les Ynglingar sont les rois suédois qui descendent d’Yngvi Freyr. Ari en a dressé la généalogie à la fin de son Livre des Islandais. Le descendant d’Yngling désigne ici le roi.
  363. C’est-à-dire j’ai pris une résolution audacieuse.
  364. Arinbjörn.
  365. Il s’agit du roi Eirik qui régnait sur le Northumberland.
  366. Ygg est un surnom d’Odin. Le breuvage d’Ygg, c’est la poésie, le chant. Egil fait allusion à son poème « Rachat de la tête » (ch. 60).
  367. La tête d’Egil, rachetée par son panégyrique.
  368. La tête.
  369. Les yeux.
  370. Il s’agit d’Arinbjörn, l’énergique et loyal protecteur d’Egil contre la mauvaise humeur d’Eirik et les intrigues de Gunnhild.
  371. Arinbjörn est issu d’une famille de hersar.
  372. Avec la langue.
  373. Expression métaphorique jouant sur les mots arenn (foyer) et björn (ours).
  374. Frey, fils de Njörd, préside à la croissance ; il crée la fécondité et l’abondance. Njörd distribue surtout les richesses de la mer.
  375. Grand-père d’Arinbjörn (v. ch. 2) et père de Thorir (v. str. XIV).
  376. Personnage inconnu.
  377. Le sens de cette strophe est inintelligible.
  378. Les hommes généreux sont rares.
  379. La vaste maison renfermant notamment la chambre à coucher.
  380. Il gaspille l’argent.
  381. Draupner est le nom de la bague d’Odin qui, chaque nuit, laisse « dégoutter » (drjúpa, pret. draup) huit autres bagues aussi pesantes qu’elle-même.
  382. Comme hersir, Arinbjörn avait juridiction sur la région.
  383. C’est-à-dire il distribue l’or sans compter.
  384. Rökkvi est le nom d’un roi des mers. Les coursiers de Rökkvi, ce sont les vaisseaux qui sillonnent la mer.
  385. S’il avait fait tant de bien à un ingrat.
  386. Le serviteur du langage, c’est la langue de la bouche.
  387. Comme on érige un tertre funéraire pour honorer un mort.
  388. Cf. Ovide : Exegi monumentum aere perennius.
  389. Les deux derniers vers sont inintelligibles.
  390. Pendant les années 963 à 975.
  391. Fils d’un frère du roi danois Harald Gormsson qui soutenait les fils d’Eirik Blodöx dans leur lutte contre Hakon le Bon. Il périt de la main de Hakon.
  392. « Son des plateaux de la balance. » Allusion à une balance avec poids qu’il reçut du jarl Hakon pour son poème « Vellekla ».
  393. « Pénurie d’or. » Il nous reste trente-cinq strophes de ce poème qui révèle chez Einar un scalde de talent supérieur.
  394. Sigvald était le chef des fameuses troupes danoises connues sous le nom de Jomsvikingar (établies dans l’île de Wollin, à l’embouchure de l’Oder) et qui s’illustrèrent dans leur campagne contre la Norvège et le jarl Hakon (986).
  395. Langage ironique.
  396. Isl. lögberg (rocher de la loi). C’était une élévation de terrain située à l’endroit même où se réunissait l’assemblée générale annuelle et du haut de laquelle l’« homme de loi » récitait les lois au début de la séance, les expliquait, les commentait, faisait ses proclamations et adressait au peuple assemblé autour de lui les instructions et les communications officielles. Dans l’île de Man, qui dépendait de la Norvège jusqu’en 1266, les lois nouvelles sont, aujourd’hui encore, proclamées sur le Thingwald Hill (le thingvöllr des Scandinaves).
  397. « Chant du Bouclier. »
  398. La compétition de Hrafn et de Gunnlaug constitue la trame de la saga de Gunnlaug Langue de Serpent. (Voir notre traduction de cette saga.)
  399. « Hommes des marécages. » Mýrar est le nom que portent les alentours de Borg.
  400. Le fameux scalde et héros de la saga qui porte son nom. Kormak eut une vie mouvementée et périt au cours d’une expédition en Écosse (vers 967).
  401. La loi, aussi bien que le respect dû à la dépouille mortelle, imposaient l’obligation de recouvrir les cadavres d’objets quelconques (bouclier, manteau, pierres, gazon, etc.), avant de les abandonner. Quiconque négligeait ce devoir, était passible d’un bannissement de trois ans.
  402. Isl. godord : 1o dignité dont est revêtu un godi ; 2o circonscription sur laquelle il exerce son pouvoir. À l’origine, le godi ou hofgodi ne possédait qu’un pouvoir purement sacerdotal ; il présidait au temple (hof) et aux sacrifices. En Islande, il s’adjoignit de bonne heure la direction des affaires temporelles.
  403. Provocation directe au meurtre.
  404. Un des personnages les plus influents de l’Islande méridionale, vers le milieu du xe siècle.
  405. Outre l’Althing (établi en 930), assemblée générale annuelle des notables de toutes les parties de l’île, qui se réunissait dans une plaine appelée Thingvellir, au nord-est de Reykjavík, il existait en Islande des assemblées régionales, « things de printemps » et « things d’automne ». Le thing du printemps se tenait entre le 7 et le 27 mai dans chacun des treize districts du pays. Il durait ordinairement quatre jours et jugeait les contestations qui surgissaient entre les habitants du district. Le nombre des juges était de trente-six.
  406. Aux things régionaux, tout comme à l’Althing, il se trouvait une élévation de terrain d’où l’on dominait l’assemblée et où il fallait se rendre pour prendre officiellement la parole.
  407. Les domestiques qui désiraient changer de maître, ou les fermiers qui voulaient renoncer à leur location, étaient tenus, sous peine d’amende, d’opérer leur déplacement les derniers jours de la septième semaine de l’été (qui commençait vers la mi-avril), un mois environ avant l’ouverture de l’Althing ; ces « jours de migration » tombaient donc dans la première quinzaine de juin, d’après le calendrier grégorien.
  408. Esclave d’origine celtique, amené d’Irlande ; de là son nom.
  409. Ce personnage n’est pas autrement connu.
  410. L’hiver commençait vers la mi-octobre. Les Islandais ne comptaient pas par mois, mais par semaines. Ils disaient, par exemple, la dixième semaine de l’été, la quinzième semaine de l’hiver, la quatrième semaine avant l’hiver, etc.
  411. Anabrekka.
  412. Thorgeir Blund.
  413. Tungu-Odd.
  414. Chaque circonscription, dont les habitants se réunissaient au printemps et en automne en un thing particulier, possédait un temple (hof) dirigé par un godi ou hofgodi, à la fois prêtre, chef politique et magistrat du district (godord). Les godar constituaient le comité législatif (lögretta) de l’Althing. En Norvège, la direction du temple incombait au roi ou, à son défaut, au jarl. L’impôt du temple était une redevance obligatoire moyennant laquelle on avait accès au sanctuaire et qui était destinée à entretenir le temple et à couvrir les frais des sacrifices.
  415. Il s’agit du roi Adalstein d’Angleterre.
  416. Allusion aux bons rapports qu’il eut jadis avec le roi Adalstein.
  417. Il veut dire : ses deux pieds. L’expression provient d’un jeu de mots intraduisible.
  418. Le jarl Hakon le Puissant usurpa le trône de Norvège après la mort du roi Harald Grafeld, « fils de Gunnhild » (vers 969). Il fut chassé à son tour par le roi Olaf Tryggvason (en 995) et tué un peu plus tard par ses propres esclaves.
  419. Vers 982.
  420. De nos jours encore il existe, aux environs de Mosfell et ailleurs, des bassins aménagés à proximité de sources d’eau chaude et où l’on va prendre des bains.
  421. D’après une vieille croyance païenne, qui a survécu en Islande jusqu’à nos jours, des feux apparaissent parfois sur les tertres funéraires renfermant des objets en or ou en argent.
  422. Vers 982.
  423. En l’an 1000, en vertu d’une décision officielle du comité législatif de l’Althing.
  424. Voir le commencement du ch. 78.
  425. Hall fut tué en Norvège par les fils de Harek, petits-fils de Hildirid (v. ch. 7). Son frère Viga-Bardi, voulant venger sa mort, déchaîna de longues luttes dont les péripéties sont racontées dans la Víga-Styrs saga et dans la Heidarvíga-saga qui en forme la suite.
  426. Ces querelles constituent la trame de la Saga de Gunnlaug Langue de Serpent.
  427. C’est la bataille de Svoldr, livrée en l’an 1000. Olaf Tryggvason régnait en Norvège depuis 995.