La Sardaigne en 1842/02

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LA SARDAIGNE
EN 1842.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

IV.

Il y a presque toujours, pour les nations comme pour les individus, un fait prédominant, une circonstance décisive qui influe sur leur existence entière. Pour la Sardaigne, cet arrêt de la destinée, écrit à chaque page de ses annales, est bien triste, et il m’en coûte de le consigner ici. Condamnée par sa position, par son exiguïté, par un climat perfide qui paralyse ses ressources, à vivre sous la dépendance d’une puissance supérieure à laquelle il lui est impossible de s’incorporer complètement, elle semble destinée à être toujours sacrifiée. Cette loi fatale, je le répète, peut être vérifiée à chaque âge de son existence historique.

Lorsqu’on cherche à pénétrer les nuages qui nous dérobent la haute antiquité, on croit reconnaître que la Sardaigne a commencé par être un champ de bataille où se heurtèrent les races les plus remuantes des temps primitifs. Les traditions conservées par les historiens grecs et latins, les monumens trouvés dans l’île et reconnus par la science moderne, constatent le passage des Pélasges, des Hellènes, des Grecs asiatiques, des Phéniciens, des Libyens, des Étrusques, des Ibères. Toutes ces bandes d’aventuriers sont balayées par un peuple doué d’une énergie supérieure. L’an 528 avant l’ère chrétienne, les Carthaginois s’emparent de la Sardaigne, dans le seul but d’en faire un point de relâche. Leur politique égoïste n’imagine rien de mieux, pour conserver cette conquête, que de la rendre inhabitable. Ils font détruire les arbres fruitiers, défendent sous peine de mort de planter à l’avenir, et sacrifient même, assure-t-on, les étrangers qui abordent dans cette nouvelle Tauride. Les anciens habitans n’échappent à cette fureur jalouse qu’en se retranchant dans les montagnes de l’intérieur. Après une possession d’un peu moins de trois siècles, les Carthaginois sont à leur tour délogés par les Romains. Ceux-ci, traitant avec une générosité éblouissante les populations du littoral, refoulant avec une énergie impitoyable les peuplades indomptées du centre, opposant sans cesse les alliés aux rebelles, commencent cet antagonisme d’intérêts qui a été la plaie toujours saignante de la Sardaigne. Le prestige de la civilisation triomphe enfin des instincts sauvages. Sous l’empire, l’île pacifiée atteint un haut degré de prospérité : sept villes riches et populeuses obtiennent les prérogatives attachées au titre de cités romaines. Associée ainsi aux grandeurs du peuple-roi, la Sardaigne doit plus tard partager la honte et les douleurs de la chute. Sans cesse envahie et disputée pendant la longue agonie des empires d’Orient et d’Occident, par les Vandales, par les Goths, par les Byzantins, par les mahométans, elle n’est plus, du Ve au XIe siècle, qu’un théâtre de dévastation et de désespoir.

En 1004, le pape Jean XVIII, abusé sans doute par des actes apocryphes, prétendit que la Sardaigne était comprise dans la donation au saint-siége par Charlemagne, et, faisant aux chevaliers chrétiens un appel qui semble le prélude des croisades, il promit la possession de l’île à quiconque la délivrerait du joug africain. Les Pisans et les Génois répondirent à cet appel, entraînés par leur instinct mercantile, il est permis de le croire, plutôt que par un sentiment chrétien et chevaleresque. Il fut convenu entre eux que les premiers garderaient le territoire, les autres le butin. Cet arrangement fatal devait prolonger l’anarchie et les malheurs de l’île long-temps après l’expulsion des mahométans. Ce ne fut pas sans combats que les Pisans mirent leurs associés hors de cause. Restés maîtres du terrain, ils divisèrent leur conquête en quatre grands fiefs ou judicatures, sous les noms de judicats de Cagliari, de Logudoro, d’Arborée, et de la Gallura. L’Ogliastra forma en outre une cinquième principauté, sous un régime particulier. Les vainqueurs se réservèrent le droit de suzeraineté sur les fiefs et la domination immédiate sur quelques autres lieux, notamment sur la ville de Cagliari. Le but de cette combinaison était de créer dans l’île des intérêts rivaux, afin de la retenir plus facilement sous le joug. On crut même enchaîner les grands feudataires en mettant obstacle à l’hérédité des fiefs. De ce luxe de précautions il ne résulta qu’une féodalité bâtarde et mal assise qui, au lieu de protéger le pays, lui communiqua sa propre agitation. En prenant parti, selon leurs intérêts, dans les éternelles querelles de Gênes et de Pise, les juges parvinrent à se soustraire à une suzeraineté incertaine. Ils se constituèrent héréditairement, prirent le titre de rois, et s’épuisèrent à guerroyer entre eux comme pour faire preuve de leur souveraineté absolue.

Ces misères féodales duraient depuis plus de trois siècles, quand en 1323, les Aragonais, appelés par Hugues Serra, juge d’Arborée, vinrent débarquer dans le golfe de Palmas, sous la conduite de don Alphonse, fils du roi Jacques. Le pape, irrité contre la république de Pise, qui tenait ses droits du saint-siége, les avait transférés à la couronne d’Aragon. Malgré l’énergie de leur défense, les Pisans furent vaincus. Peut-être quittèrent-ils sans regret une possession qui leur était devenue onéreuse.

Les rois d’Aragon ne firent pas aisément accepter aux turbulens feudataires la suzeraineté dont ils héritaient. Les juges d’Arborée surtout, leurs anciens alliés, se montrèrent fort ardens à leur susciter des embarras ; mais les conquérans, moins préoccupés de féconder le sol que d’en rester les maîtres, appliquèrent à leur tour cette maxime dont on a fait honneur à Tibère, et qui est aussi vieille, hélas ! que la politique elle-même. Ils divisèrent pour régner. Ce système féodal, que leurs prédécesseurs avaient établi sur une large base, ils le morcelèrent pour l’affaiblir. L’île fut distribuée par eux en deux provinces, dites le Cap supérieur et le Cap inférieur, dans le but d’effacer la trace des anciens judicats. Les juges d’Arborée devinrent marquis d’Oristano ; les seigneurs pisans et génois reçurent de la couronne d’Aragon de nouvelles investitures ; enfin la création d’un grand nombre d’autres fiefs contrebalança l’influence des anciens feudataires. Il ne suffit pas aux Aragonais d’opposer le cap septentrional au cap méridional, les petits seigneurs aux grands vassaux ; ils créèrent une bourgeoisie pour en faire le contrepoids de la noblesse. En 1354, diverses révoltes ayant appelé dans l’île don Pèdre le Cérémonieux, ce prince convoqua à Cagliari la première assemblée nationale, où les députés des villes furent admis sous la dénomination d’ordre royal. Ainsi, comme les rois de France, comme les empereurs d’Allemagne, les rois d’Aragon s’appuyaient sur les habitans des villes attachées à la royauté, et leur sacrifiaient les habitans des campagnes féodales. Prodigues d’exemptions et de priviléges, ils achetaient l’alliance des bourgeois enrichis à force de concessions qui grevaient lourdement l’avenir. Cette déplorable politique eut un tel succès, dit M. de la Marmora, que « sous la domination espagnole un écrivain appartenant à un cap regardait comme une obligation de ne parler, dans son ouvrage, des citoyens de l’autre cap qu’en termes de mépris. » Cette rivalité n’est pas même complètement éteinte de nos jours. Les Sardes des deux caps éprouvent encore les uns pour les autres cette vague antipathie qui sépare les Anglais et les Irlandais.

Entre tous ces juges qui pesèrent sur la Sardaigne pendant le moyen-âge, il faut distinguer une femme pleine d’énergie, Éléonore d’Arborée, qui fit aux Aragonais une guerre active, et légua à ses sujets une charte adoptée dans toute l’île, en 1421, par l’ordre du roi don Alphonse. Ce fut sous le règne de ce dernier prince que Pierre de Tiniers de la maison de Narbonne, fit aux rois d’Aragon l’entière cession du judicat d’Arborée. La domination aragonaise fut alors généralement reconnue dans l’île ; mais déjà tout vestige de prospérité avait disparu sous le piétinement des hommes d’armes.

Au commencement du XVIe siècle, l’alliance de l’Aragon et de la Castille ayant constitué la monarchie espagnole, la Sardaigne se trouva incorporée à cette dernière puissance. Elle fut livrée alors à l’insouciante administration d’un vice-roi, et partagea cette langueur commune à tous les états du vaste empire dont elle faisait partie. Les troubles intérieurs s’étaient apaisés, la guerre étrangère n’approchait plus de ses bords, mais le sol appauvri restait en friche ; des institutions, des idées nouvelles, changeaient la face du monde sans qu’elle en soupçonnât rien. L’Espagne se dressait entre elle et le soleil. En 1708, la guerre de la succession fit passer la Sardaigne sous la domination de la maison d’Autriche ; quelques années plus tard, les Bourbons d’Espagne la ressaisirent par un audacieux coup de main de leur ministre Alberoni. Ils durent bientôt la restituer pour se conformer aux injonctions de la conférence de Londres qui la destinait au duc de Savoie en échange de la Sicile, acquise par ce prince à la paix d’Utrecht.

En 1720, Victor-Amédée reçut la Sardaigne des mains de l’Espagne, telle qu’elle avait été transmise à cette puissance par les rois d’Aragon. C’était une province du XIVe siècle qu’on ajoutait à ses états : les institutions, les coutumes, les croyances, y dataient encore de la retraite des Pisans. En se soumettant aux prescriptions du traité de Londres, le duc de Savoie n’accepta qu’avec répugnance la compensation qui lui était offerte en échange de la Sicile : il faisait peu de cas d’un excellent poste maritime, et eût préféré s’agrandir du côté du Milanais. Résigné néanmoins à prendre possession de la Sardaigne, il trouva bon d’y installer un vice-roi, comme avait fait la cour de Madrid, et confirma négligemment les lois et l’administration qu’il trouva établies. De leur côté, les insulaires passèrent sans émotion sous un nouveau sceptre, et s’aperçurent à peine d’un évènement qui semblait n’avoir amené qu’un changement de vice-roi.

Il y avait bien cependant quelque portée et quelque avenir dans cet évènement. La Sardaigne, sous la domination de l’Espagne, n’était qu’une province ; elle devenait un royaume par le traité de Londres. Son rôle politique grandissait à cet échange, car la Savoie en devait faire plus de compte que la vaste monarchie espagnole. D’ailleurs, le titre de rois de Sardaigne, que les descendans de Bérold de Saxe et de Wittikind-le-Grand recevaient avec la possession de cette île, prouvait qu’elle cessait d’être regardée comme une de ces annexes vagues dont la diplomatie dispose à son gré pour régler sa balance, et qu’en attachant à sa possession la dignité royale, on voulait qu’elle devînt en quelque sorte un domaine inaliénable. C’était un majorat que l’Europe constituait en faveur de la maison de Savoie.

À l’indolent Victor-Amédée succéda, en 1730, Charles-Emmanuel. Celui-ci eut le rare bonheur d’avoir pour premier ministre un homme vraiment supérieur, le comte Bogino, et le bonheur non moins rare d’accorder à un tel conseiller une confiance absolue. Éclairé sur l’importance de l’acquisition faite par sa famille, le nouveau roi s’en occupa avec une prédilection marquée. Les nombreux priviléges accordés par les rois d’Aragon avaient créé de grandes inégalités dans la répartition des charges, et cet état de choses réclamait assurément une réforme ; mais il avait reçu la sanction du temps, il était accepté sans murmure, et tant de choses étaient à faire en Sardaigne, que l’activité bienfaisante du souverain pouvait trouver à s’exercer d’une manière efficace sans entrer prématurément dans la voie orageuse des réformes politiques. Ce qui importait avant tout, c’était d’encourager l’agriculture, de rétablir l’ordre dans l’île, et de l’attacher à la maison de Savoie. Un ensemble de mesures parfaitement concertées préparèrent ce triple résultat. Une administration active et vigoureuse délivra le royaume des troupes de bandits qui l’infestaient ; la poste aux lettres fut établie ; des archives fondées pour servir de dépôt à tous les actes et contrats des particuliers donnèrent aux transactions une régularité et une sanction qui leur manquaient. Sous le nom de monts de secours, on institua une banque agricole dont j’exposerai plus bas l’ingénieux mécanisme. Chaque année de ce règne réparateur fut signalée par une institution utile ou un bienfait. En 1744, une jeune noblesse, avide de se signaler, accueillit avec enthousiasme la levée d’un régiment sarde. De toutes les inspirations du souverain, ce fut la plus efficace, parce qu’elle intéressait la vanité nationale. Il est à remarquer que Charles-Emmanuel, désireux de conquérir à sa dynastie l’affection des Sardes, s’efforça toujours de ménager ce sentiment ombrageux qui leur faisait voir d’un œil inquiet l’introduction des étrangers dans l’île. Il eut soin de réserver aux insulaires une juste part dans la distribution des emplois, et ne négligea rien pour calmer une animosité qui devait être plus tard la cause et l’origine des troubles les plus graves.

Quand ce prince mourut, en 1775, la population de l’île s’élevait à quatre cent vingt-six mille ames ; quatre ans après, elle était tombée a trois cent quatre-vingt-douze mille. C’est qu’en effet sa mort et la retraite de son ministre, le comte Bogino, suspendirent bientôt le cours des améliorations. Ce qui froissa le plus les Sardes dans l’administration qui succéda au gouvernement sage et bienveillant de Charles-Emmanuel, ce fut l’invasion des Piémontais dans l’île, où ils vinrent occuper la plupart des fonctions lucratives. Une gestion imprudente autant qu’inhabile remplaça la sage économie du dernier roi. La prodigalité du gouvernement fut telle que, dans l’impuissance d’arrêter l’accroissement du déficit au moyen des sommes produites par la vente des biens des jésuites, par la création d’un papier-monnaie, et autres ressources également précaires, Victor-Amédée III entama, dit-on, les négociations avec l’impératrice de Russie pour la cession de la Sardaigne ; mais ce plan fut déjoué par la vigilance des cabinets français et espagnol.

Tel était l’état des choses quand la révolution française éclata. En 1792, la république déclara la guerre au roi de Sardaigne. Nos généraux venaient d’achever la conquête du comté de Nice et de la Savoie, et Victor-Amédée soutenait avec peine une guerre malheureuse pour sauver le Piémont, lorsqu’il fut instruit que la Sardaigne était menacée. Impuissant à la secourir, il dut laisser aux Sardes le soin de leur propre défense. Les forts n’étaient point armés, et il n’y avait, dans l’île que trois bataillons de troupes régulières et une compagnie d’artillerie, distribuée dans les places fortes. Abandonnée à elle-même, la Sardaigne crut son honneur engagé à repousser l’ennemi : l’élan national remplaça avantageusement la direction plus méthodique que l’autorité aurait pu apporter aux préparatifs de défense. Les états-généraux, assemblés spontanément, votèrent la levée de quatre mille volontaires d’infanterie et de six mille cavaliers. Des prières et des processions publiques exaltèrent la population, à laquelle on persuada qu’elle allait combattre pour sa religion et sa nationalité.

Le 21 décembre 1792, la flotte française, commandée par l’amiral Truguet, parut à l’entrée de la baie de Cagliari. Repoussée du golfe par un violent coup de vent, elle se réfugia dans la baie de Palmas. Ce point était le rendez-vous de l’armée navale et de l’armée de terre. L’armée navale y étant arrivée la première, l’amiral fit occuper les îles de Saint-Pierre et de Saint-Antioche, et nos marins, accueillis avec joie par la petite population de Saint-Pierre, toute distincte du peuple sarde et entièrement étrangère à ses préjugés aussi bien qu’à son genre d’enthousiasme, plantèrent dans ces îles l’arbre de la liberté. De là ils lancèrent dans l’île principale des adresses et des proclamations de ce style que les clubs avaient mis à la mode : mais, en présence d’une population étrangère à toutes les idées qui agitaient alors l’Europe, la propagande révolutionnaire resta sans effet, et, pour appliquer à la circonstance une phrase de Danton, on peut dire qu’en Sardaigne les boulets incendiaires de la raison vinrent s’amortir sur les casemates de l’ignorance.

Le 23 janvier, l’escadre qui s’était ainsi annoncée mouilla en vue de Cagliari, mais hors de la portée du canon des forts. L’amiral détacha aussitôt vers la darse un canot parlementaire chargé d’offrir au peuple paix, liberté et fraternité (ce sont les termes de son rapport). Ses intentions furent si mal comprises ou si peu appréciées, que les volontaires placés sur le môle accueillirent cette embarcation par une décharge de mousqueterie qui tua plusieurs hommes. Après pareille réception, il fallait renoncer à l’espoir de convertir les Sardes : il ne restait plus qu’à les châtier. La flotte républicaine s’embossa devant Cagliari, et entama un bombardement qui dura vingt-quatre heures. Les batteries de la ville répondirent vigoureusement. L’amiral, voyant le peu de dommage causé par le feu mal dirigé de son artillerie, résolut d’attendre l’arrivée du convoi chargé de quatre mille cinq cents volontaires nationaux qui étaient partis de Ville-Franche au commencement de janvier. Un mois après, ce convoi rejoignit l’escadre. Un débarquement fut résolu. L’angle sud-est des fortifications, étant le côté faible de la place, indiquait naturellement le point d’attaque. De concert avec le commandant des troupes de terre, l’amiral Truguet pouvait disposer d’environ six mille hommes. Il jugea qu’il était facile de s’emparer, avec une pareille force, du mont Saint-Élie et des collines de Bonaria : des canons et des mortiers établis sur ces hauteurs auraient bientôt éteint le feu des bastions et celui des batteries de la marine. On aurait eu en outre l’avantage de commander de cette position les villages voisins, desquels on eût exigé toutes les provisions nécessaires à l’armée. C’était à peu près ainsi qu’avaient procédé les Espagnols en 1717, quand ils se logèrent près de l’église de San-Lucifero, assise au pied de la colline de Bonaria. Pour enlever le mont Saint-Élie, on devait débarquer sur la plage de la baie de Quartù quatre mille quatre cents hommes, tirés des régimens de ligne et des corps de volontaires, et, tandis que cette troupe aurait marché à l’est, un autre détachement devait faire une descente vers l’ouest, sous la protection d’un vaisseau chargé de détruire un petit fort incapable d’une longue résistance. Un autre vaisseau devait foudroyer une caserne établie au nord, et balayer le chemin de communication de la ville avec les hauteurs.

Le temps paraissant favorable, l’amiral prit position dans la baie de Quartù, à l’est du cap Saint-Élie. Trois frégates furent placées extrêmement près de la côte, pour la dégager et soutenir le débarquement En effet, la cavalerie sarde qui s’y rassembla fut aussitôt mise en déroute par l’artillerie républicaine. Le contre-amiral Latouche-Tréville venait de rallier l’amiral Truguet avec le vaisseau l’Entreprenant. Une circonstance heureuse réunissait ainsi, au moment d’agir, les deux officiers-généraux les plus distingués que possédât la marine française à cette époque. Le 14 février les troupes débarquèrent sans éprouver de résistance sur la plage de Quartù, et s’y retranchèrent en attendant qu’on eût complété les préparatifs du siége. Seize pièces d’artillerie étaient rangées devant le camp : les frégates, embossées à portée de mitraille, menaçaient la côte. La position paraissait donc formidable ; mais la saison dans laquelle on se trouvait, exigeait qu’on précipitât l’entreprise. Il eût été imprudent de laisser une partie de l’escadre exposée aux chances d’un coup de vent dans la baie ouverte où elle s’était aventurée.

Dès les premières lueurs du jour choisi pour l’attaque générale, le feu commença de toutes parts. L’armée débarquée se mit en marche à huit heures du matin, au bruit d’une imposante canonnade. Elle suivit la plage escortée des chaloupes de l’escadre, qui se tenaient prêtes à la soutenir, et s’arrêta au pied du mont Saint-Élie. Les abords de ce morne sont très difficiles : c’est une table calcaire aux flancs abruptes dont le sommet n’est accessible que par une pente rapide et ravinée. On pensait dans l’escadre que l’assaut serait donné à cette position avant la fin du jour ; malheureusement il fut différé par les officiers de terre, sans que l’amiral pût obtenir l’explication de ce retard. À la nuit, une vive fusillade s’engagea. Après quelques heures de la plus vive anxiété, l’escadre apprit que les assaillans étaient en déroute, et que, poursuivis jusqu’au rivage, ils demandaient à grands cris à se rembarquer. Le ciel était devenu menaçant, le vent du sud-est commençait à gronder. Cependant l’amiral, ne pouvant abandonner l’armée confiée à sa protection, se voyait forcé d’attendre sur une rade sans abri, où le fond est d’une mauvaise tenue, un vent qui dans cette saison est toujours d’une violence effrayante. Déjà la mer était trop forte pour qu’il fût possible d’opérer le rembarquement des troupes : tout ce que pouvait faire l’amiral, c’était de diriger sur le camp des vivres et des munitions ; mais nos soldats démoralisés voulaient fuir et non plus combattre, ils menaçaient de tirer sur les chaloupes qui leur apportaient de nouveaux moyens de défense, et ne demandaient qu’à se rembarquer. On sait quelle était l’indiscipline de ces premières troupes républicaines. Rassemblés à la hâte, sans cesse émus par les bruits de trahison qui circulaient dans leurs rangs, ces bataillons pleins d’ardeur étaient souvent paralysés par une vague défiance, et ils se débandaient tout à coup sous l’impression des plus étranges terreurs.

Les vents et la mer ne cessant d’augmenter, l’escadre se trouva elle-même dans le plus grand péril. Les frégates mouillées très près de la côte avaient été obligées de couper leur mâture ; presque toutes les chaloupes étaient perdues : les équipages de deux navires de transport jetés à la côte, avaient été fusillés par les paysans sans que les troupes fissent aucun effort pour les secourir. Un dernier coup de vent venait de décider aussi la perte du Léopard, vaisseau de quatre-vingt canons, qui, pendant l’action, s’était échoué dans la baie de Cagliari en voulant serrer l’ennemi de trop près. Lorsque enfin le temps permit aux vaisseaux mouillés dans la rade de Cagliari d’appareiller pour venir aider l’escadre compromise dans la baie de Quartù, il devint possible d’opérer le rembarquement. L’amiral n’eut pas même la consolation de conserver à la France les îles de Saint-Pierre et de Saint-Antioche, où il avait arboré le pavillon tricolore : la faible garnison qu’il y laissa ne put s’y maintenir que pendant trois mois. Les républicains n’avaient pas été plus heureux au nord de la Sardaigne que devant Cagliari. Dans une attaque à laquelle prit part le jeune Napoléon Bonaparte, nos troupes avaient été contraintes de se retirer en abandonnant une partie de leur artillerie.

Ainsi se termina cette malheureuse expédition. Les dispositions prises par l’amiral Truguet étaient, on ne peut le nier, habiles et vigoureuses. Une terreur panique, facile à comprendre dans une attaque de nuit exécutée avec des troupes dont une partie marchait au feu pour la première fois, frustra seule nos généraux d’un succès qu’ils avaient mérité. Une chose inexplicable, c’est le peu d’effet de la première canonnade dirigée contre la ville ; mais on était loin, en 1793, d’avoir atteint dans le tir du canon cette précision qui a permis récemment à trois frégates de réduire en quelques heures les batteries formidables de Saint-Jean d’Ulloa. Avec une artillerie aussi sûre et d’un effet aussi terrible, il est probable qu’un débarquement n’eut pas même été nécessaire devant Cagliari. Cette ville, bâtie en amphithéâtre, mal défendue par des bastions peu redoutables, n’eût pas été en mesure de résister à la canonnade qu’elle essuya pendant vingt-quatre heures avec tant d’impunité.

Les Sardes, livrés à eux-mêmes, s’étaient bravement défendus : la maison de Savoie leur devait la conservation de la Sardaigne. La retraite des Français porta jusqu’à l’ivresse l’orgueil national ; mais la lutte laissa après elle une sorte d’excitation fiévreuse qui ne pouvait se calmer instantanément. Les sentimens qu’on avait exaltés pour les opposer à l’invasion se manifestèrent avec énergie au sein des états-généraux que le roi avait solennellement consultés, comme pour témoigner sa gratitude à une population héroïque. Envoyés vers Victor-Amédée pour émettre un avis sur les réformes désirables, les députés des états réclamèrent particulièrement la nomination des nationaux aux emplois publics, l’établissement d’un conseil auprès du vice-roi et d’une commission sarde résidant à Turin. Ces prétentions étaient modérées, et, vu les circonstances, n’avaient rien que de loyal et de légitime ; mais le cabinet de Turin, qui avait cédé à un généreux entraînement dans l’ivresse d’un succès inespéré s’était déjà ravisé quand les représentans débarquèrent à Livourne. Par un aveuglement inconcevable, on traita sans égards, sans ménagemens, une population encore enivrée de sa victoire. Des démonstrations de force inutiles, un défi maladroit jeté à l’opinion publique, déterminèrent l’explosion, et un jour le peuple provoqué réalisa de lui-même plus qu’il n’avait réclamé. Il expulsa le vice-roi et les employés piémontais, dont la tutelle blessait la susceptibilité nationale : quelques évêques seulement furent exceptés de la proscription.

Au fond, cette rébellion n’avait pas un caractère alarmant pour la maison régnante. Les états-généraux s’étaient empressés de se justifier auprès de la cour, et un nouveau vice-roi avait été reçu avec un remarquable enthousiasme. Quelques atteintes portées aux prérogatives des états ranimèrent le feu mal éteint, et cette fois l’insurrection fut sanglante. Le commandant de la force armée et l’intendant-général périrent victimes de l’exaspération populaire. Effrayés de ces excès qu’ils étaient impuissans à réprimer, les états-généraux ne songèrent plus qu’à faire cesser une anarchie dont les conséquences étaient incalculables. Ils envoyèrent à Rome l’archevêque de Cagliari, pour invoquer la médiation du saint-père auprès de leur souverain. Le peuple lui-même, qui avait atteint son but par l’expulsion des étrangers, se sentait aussi honteux de ses emportemens qu’embarrassé de son triomphe. Il n’y avait aucun levain révolutionnaire en Sardaigne : la liberté irréligieuse de la république française n’inspirait qu’horreur et mépris à des ames entièrement dominées par le clergé. La foule n’imaginait pas même qu’elle pût améliorer sa condition matérielle. Une circonstance fortuite faillit la mettre sur la voie.

La Sardaigne, comme je l’ai déjà dit, est divisée en deux caps depuis la domination aragonaise ; le Cap supérieur, dont le chef-lieu est Sassari, et le Cap inférieur, qui a pour ville principale Cagliari, la capitale de l’île. L’antagonisme que la politique des conquérans aragonais parvint à établir ainsi entre la Sardaigne méridionale et la Sardaigne septentrionale a créé entre les habitans des deux caps une sorte d’antipathie qui tend heureusement à s’affaiblir chaque jour mais qui était encore flagrante il y a un demi-siècle. D’ailleurs la physionomie de ces deux parties de l’île offre quelque chose de tranché qui les distingue, comme si deux races et deux climats s’étaient partagé la Sardaigne. Dans le cap de Sassari, la végétation semble plus active : la campagne, plus riante, est moins brûlée par le soleil ; les habitans, moins bruns que ceux du cap de Cagliari, sont généralement plus grands, plus vifs, plus intelligens, mais en même temps plus vindicatifs et plus turbulens que ces derniers. C’est au nord-est, dans la Gallura, que se sont toujours rencontrés les plus audacieux bandits. En comparant le Campidano jaune et desséché de Cagliari avec les campagnes verdoyantes de Sassari, et ces pâtres de Tempio, au teint vif et clair, avec les paysans cuivrés et trapus du Cap inférieur, on ne peut s’empêcher de reconnaître que dans cette île, libyenne jusqu’à mi-corps, le cap septentrional appartient davantage à l’Europe, le cap méridional à l’Afrique.

Sassari, dont la population est d’environ vingt-deux mille ames, située à un peu plus de neuf milles de Porto-Torrès, dont elle accueillit les habitans quand les incursions des Sarrasins et des Lombards les obligèrent à abandonner le rivage de la mer et à se retirer dans l’intérieur ; Sassari, ancienne république, héritière du siége archiépiscopal et de la primatie de San-Gavino, est depuis le XVe siècle la rivale jalouse de la métropole. Or, pendant que l’insurrection triomphait dans le sud de la Sardaigne, un bruit avidement recueilli courut à Sassari. On y racontait que la capitale insurgée venait d’inviter le gouvernement français à envoyer une escadre pour s’emparer de l’île, dont on était prêt à lui faciliter la conquête. À cette nouvelle, Sassari déclare la ville et le Cap supérieur dégagés de la dépendance du vice-roi, et proclame ouvertement l’intention d’ériger une cour souveraine munie d’une juridiction absolue sur les districts septentrionaux. Les feudataires du Cap supérieur se mettent à la tête de ce mouvement ; mais, dans leur impatience de rassembler les moyens de soutenir une lutte probable, ils augmentent brusquement les taxes et exaspèrent, à force de vexations, le peuple sur lequel ils devraient s’appuyer. Le cap de Sassari renferme plusieurs villages opulens habités par des pâtres enrichis du produit de leurs troupeaux. Ces villages étaient, pour la plupart, des fiefs étrangers aux priviléges des communes, quoique fort importans par leurs revenus et leur population. Poussés à bout par les exigences de la noblesse, excités d’ailleurs par la nouvelle de l’insurrection victorieuse de Cagliari, les villageois se soulèvent et prennent les armes. Cette fois l’insurrection a un but : c’est la cause des campagnes contre les villes, des paysans contre les seigneurs, qu’elle se prépare à soutenir. Sassari est pris ; quarante villages se liguent par un acte public, dans lequel ils déclarent qu’ils sont résolus à ne plus reconnaître aucun feudataire, mais qu’ils consentent à traiter du rachat des droits féodaux à des conditions équitables.

Une grande partie de la bourgeoisie et même de la petite noblesse, sollicitée par les intrigues de deux agens français qui se trouvaient à Gênes en ce moment, cédait déjà à l’entraînement des idées révolutionnaires. L’agitation, en se propageant, allait prendre un caractère de libéralisme inquiétant pour la maison de Savoie, quand l’annonce d’un armistice conclu entre l’armée de la république et celle du roi de Sardaigne parvint dans l’île. La mission de l’archevêque de Cagliari à Rome avait aussi été couronnée d’un plein succès. Le cabinet de Turin, éclairé sur ses imprudences, accédait aux demandes des états. Après ces évènemens, il restait peu de prétextes à la rébellion. La foule ameutée se dispersa ; les chefs du mouvement se réfugièrent en France ou en Italie, et cette tentative prématurée n’eut pas d’autre suite.

Sur ces entrefaites, Victor-Amédée III mourut. À peine installé, son successeur, Charles-Emmanuel IV, se vit réduit à déserter ses états du continent, envahis par la république française. La Sardaigne lui était laissée comme par grace, sur la promesse d’y maintenir une stricte neutralité. De Livourne, où les députés sardes vinrent lui renouveler l’assurance de leur entier dévouement, il s’embarqua à bord d’une frégate anglaise, et arriva à Cagliari le 3 mars 1799. Il y fut accueilli avec un enthousiasme impossible à décrire. Le roi de Sardaigne oublia bientôt les promesses de neutralité que la nécessité lui avait arrachées ; sa partialité en faveur de l’Angleterre était d’ailleurs plus que justifiée par le rôle que jouait cette puissance dans la Méditerranée. Ses flottes étaient toujours prêtes à recueillir, à protéger les débris de toutes ces majestés frappées par la foudre républicaine. Il est vrai qu’en retour de ce protectorat, l’Angleterre trouva dans les ports de la Sardaigne et de la Sicile des points d’appui et de ravitaillement pour ses croisières, qui, de Syracuse, de Palerme, d’Azincourt et de Cagliari, ne cessèrent d’observer à la fois toute l’étendue de la Méditerranée.

Charles-Emmanuel conservait la légitime ambition de reconquérir ses états de terre-ferme ; il se laissa attirer sur le continent par des espérances que la victoire de Marengo ne tarda pas à renverser. Accablé par ce revers, frappé plus douloureusement encore par la mort de sa femme, sœur de Louis XVIII, il se décida à abdiquer en faveur de son frère, le duc d’Aoste, qui se fit reconnaître sous le nom de Victor-Emmanuel. Soit dédain, soit insouciance, ce nouveau monarque partagea entre ses deux frères l’administration de la Sardaigne. Pour lui, il ne voulut rentrer dans l’île qu’en 1806, après que l’Italie tout entière eut été conquise par nos armes. Pendant son absence, des rigueurs peut-être nécessaires avaient forcé un grand sombre de Sardes à s’expatrier. Réfugiés pour la plupart en Corse ou dans les départemens du midi de la France, ils pressaient le gouvernement impérial d’opérer un débarquement dans le nord de la Sardaigne pour enlever Sassari et Alghero, et marcher de là sur Cagliari, en ralliant sur la route tous les mécontens, dont ils promettaient le concours. La religion, les coutumes, devaient être respectées ; le système féodal devait seul être aboli, après que l’île, occupée par une garnison française, aurait été divisée en quatre départemens. L’arrivée du roi en Sardaigne fit évanouir tous ces plans d’invasion, car le peuple sarde, incorrigible dans ses espérances et son enthousiasme, trouva, pour accueillir ce prince, de nouveaux transports de joie et d’allégresse. Bientôt cependant il put s’apercevoir que le roi n’était pas venu seul, que les Piémontais recommençaient à accaparer les fonctions publiques, et qu’enfin c’était un fardeau bien lourd pour les finances d’une île pauvre et sans commerce qu’une cour peu économe malgré sa détresse. Le roi, qui avait le goût des armes, prétendait entretenir une armée régulière. Dès son arrivée, il ordonna la formation, de six régimens de cavalerie et de quinze régimens provinciaux d’infanterie. Les dépenses faites à cette occasion nécessitèrent une augmentation d’impôts. En accordant au Prince le mérite des bonnes intentions, on reconnut qu’il manquait d’énergie et de vigilance ; on le rendit responsable des embarras financiers qui neutralisaient tous les plans de réforme.

En 1814, les vicissitudes de la guerre permirent enfin à Victor-Emmanuel de rentrer dans le Piémont. La plupart des Piémontais, en se retirant à sa suite, laissèrent un grand nombre d’emplois à la disposition des officiers nationaux. Le duc de Genevois, frère du roi, appelé à la vice-royauté de la Sardaigne, apporta un zèle affectueux dans l’exercice de la puissance souveraine. Lorsqu’en 1821 l’abdication de Victor-Emmanuel l’eut conduit lui-même au trône, sous le nom de Charles-Félix, le peuple sarde éprouva plus directement encore les effets de sa sollicitude. La plus importante des améliorations dont on lui fut redevable est l’établissement de la grande route centrale qui mit en communication journalière les deux caps jusqu’alors étrangers l’un à l’autre, et maintenus par cela même dans un état de rivalité haineuse.

À la mort de Charles-Félix, en 1831, la couronne passa à la branche de Savoie-Caignan dans la personne du roi Charles-Albert, qui occupe encore le trône en ce moment. Le règne de ce prince a été signalé par la réforme la plus importante qui eût été tentée depuis l’avénement de la maison de Savoie, l’abolition de la féodalité. Cette réforme, ou, pour mieux dire, cette révolution fondamentale, a facilité beaucoup d’améliorations de détail. Le droit d’asile, accordé autrefois aux églises, a été révoqué ; les bandits n’ont plus de refuges que dans les montagnes du centre ; l’usage des armes à feu a été prohibé, bien que les montagnards et tous ceux qui ont quelque ennemi à craindre n’en aient pas moins gardé leurs redoutables carabines. De toutes les institutions vieillies, la représentation nationale confiée aux trois ordres, la dîme ecclésiastique et les corporations sont les seules qui subsistent. Le roi Charles-Albert connaît toute l’importance de la Sardaigne ; ses visites dans l’île ont été fréquentes, sa sympathie pour cette partie de ses états est hors de doute. Eh bien ! même sous un prince éclairé et bienveillant, la Sardaigne n’échappe pas à cette loi fatale qui la condamne à être sacrifiée. C’est que la position des princes de la maison de Savoie exige une grande circonspection. Les états réunis sous leur couronne ont des intérêts rivaux, opposés, prompts à s’alarmer, et d’une âpreté inquiète qui ne transige point. Gênes et le Piémont ont une importance prédominante, tandis que la Sardaigne n’a pas même place dans les conseils de la couronne. Le Piémont, c’est l’armée ; Gênes, c’est le commerce : l’un donne la force, l’autre la richesse. Le Piémont a deux millions six cent mille habitans ; la Sardaigne, avec ses cinq cent quinze mille ames, est moins peuplée que la pauvre Savoie. Les revenus des divers états sardes dépassent soixante millions ; celui de la province maritime n’atteint pas trois millions et demi. Ces chiffres en disent assez. Il est évident que les princes qui se parent du titre de rois de Sardaigne sont, avant tout et forcément, les rois du Piémont. La Sardaigne n’est qu’une colonie, qu’une province d’outremer qui ne doit en rien gêner la métropole, et les inspirations de la bienveillance royale en faveur de cette possession secondaire ne sauraient être écoutées que lorsqu’elles n’alarment aucun des états continentaux.

En sera-t-il toujours ainsi ? La régénération, la prospérité de la Sardaigne sont inconciliables avec les intérêts jaloux des autres provinces ? Avant d’essayer de répondre à cette question, il faut mesurer l’importance des dernières réformes ; il faut constater l’état politique du pays, et, pour ainsi dire, interroger le présent sur les secrets de l’avenir.

V.

J’ai déjà exposé comment plus de trois siècles se sont écoulés sans amener aucun changement considérable dans le régime social de la Sardaigne. À part quelques mouvemens sans portée, les institutions et les coutumes introduites par la domination aragonaise avaient été aussi religieusement respectées par l’ignorance des habitans que par l’indifférence des souverains. La féodalité existait encore dans l’île, telle qu’elle y avait été réglée par la dernière conquête, avec la juridiction baronniale, civile et criminelle, les corvées pour le labourage gratuit et le transport des grains, avec un grand nombre de prestations en nature ou en numéraire qui avaient survécu à l’aliénation des terres. Cette féodalité (il ne faut pas exagérer la valeur de ce mot) ne consacrait point le servage proprement dit du paysan ; mais par un fermage mal réglé, onéreux, humiliant dans ses conditions, elle le plaçait dans une dépendance absolue du feudataire, et exerçait par cela même la plus funeste influence sur les progrès de l’agriculture. Le paysan sarde n’était point attaché à la glèbe : il naissait libre et pouvait à son gré changer de résidence ; mais, par son séjour sur des terres féodales, il se trouvait soumis, dès l’âge de dix-huit ans, à divers droits seigneuriaux, qui variaient suivant les localités et la teneur des investitures. Récemment encore, il y avait dans l’île trois cent soixante-seize fiefs, avec les titres de principautés, duchés, marquisats, comtés et baronnies. Cent quatre-vingt-huit appartenaient au roi de Sardaigne et aux seigneurs sardes : un égal nombre était en possession de cinq ou six seigneurs espagnols. Le marquis de Quirra en possédait soixante-seize, le marquis de Villasor trente-trois, et le duc de Mandas cinquante-cinq.

Les possesseurs de ces fiefs exerçaient sur leurs vassaux une juridiction de fait. Un droit assez modique, payé en blé ou en orge, servait à l’entretien de la prison baronniale et du geôlier. Les seigneurs espagnols habitant tous la Péninsule, à l’exception du duc de Sotto-Mayor, se faisaient représenter dans l’île par deux agens dont l’un, nommé podataire, était chargé de l’administration du fief ; l’autre, le regidor, de celle de la justice. La terreur causée par le climat éloignait également de leurs domaines la plupart des seigneurs sardes. Ceux d’entre eux qui ne résidaient pas dans les états du continent cherchaient, pendant la plus grande partie de l’année, un refuge contre la terrible intempérie dans les villes épargnées par le fléau ; ils y vivaient renfermés quand les travaux du labourage, des moissons ou des vendanges eussent réclamé leur présence sur leurs terres.

Une très faible partie du sol était la propriété de ceux qui cultivaient. Par le maintien du système féodal, les feudataires avaient conservé, sur la plupart des terrains, dont la jouissance appartenait aux particuliers et aux communes, un droit de redevance qui leur en assurait la propriété directe : d’autres terres étaient allouées à des particuliers par les communes sous des conditions à peu près semblables ; enfin les domaines dont les seigneurs n’avaient point aliénés l’usufruit étaient, comme en Espagne, administrés par des agens subalternes, sur lesquels les barons se reposaient du soin de mettre en culture de vastes terrains qu’ils ne connaissaient bien souvent que par les revenus qu’ils en retiraient. Quelques-uns de ces grands propriétaires daignaient, il est vrai, visiter leurs domaines pendant les mois d’avril ou de mai ; mais ces courtes apparitions étaient bien insuffisantes pour vaincre l’inertie des paysans, opposés par instinct aux améliorations ; car un des traits caractéristiques du paysan sarde est d’avoir en horreur tout ce qui tend à troubler ses habitudes routinières. Une satisfaction intime, un naïf orgueil, qui sont en lui, repoussent l’idée de tout perfectionnement.

Un changement dans l’état de la propriété était d’autant plus désirable, que le fardeau commençait à peser aux privilégiés aussi bien qu’aux paysans. Les hauts-barons, qui apparaissaient à peine une fois l’an sur leurs terres, étaient naturellement fort indifférens à l’exercice de leurs droits féodaux. L’administration de la justice leur semblait onéreuse, et, quand ils le pouvaient, ils préféraient l’impunité d’un délit qui les touchait peu aux charges de la répression. Aussi la justice baronniale laissait-elle beaucoup à désirer. Quant aux prestations de tout genre attachées au droit de suzeraineté, elles ne composaient aux feudataires qu’un revenu modique et incertain. Il y avait donc avantage pour tous à compenser les redevances féodales par une indemnité une fois payée.

Pour comprendre qu’une telle réforme ait pu être si long-temps différée, il faut se rappeler la fermentation qui travailla l’Europe pendant quinze ans, à la suite de notre grande crise révolutionnaire. Les souverains légitimes, menacés par un radicalisme impatient, vaguement inquiets de l’avenir, ne trouvant aucun point d’appui dans l’opinion publique, se cramponnaient instinctivement aux ruines du passé. La révolution de 1830, et ce fut sa plus grande gloire, vint enfin justifier la liberté du reproche d’anarchie, et la plupart des gouvernemens absolus comprirent, par notre exemple, qu’il vaut mieux diriger le progrès que s’épuiser en efforts pour arrêter son cours irrésistible.

En 1836, rassuré sur l’état politique de l’Europe, et voyant la tranquillité rétablie dans le Piémont comme dans le reste de l’Italie, le roi Charles-Albert jugea l’heure propice pour entreprendre la réforme du système féodal. Un premier décret ordonna la réunion à la juridiction royale de toute juridiction féodale ; un second abolit les corvées et le transport des grains. D’autres décrets, se succédant rapidement, prescrivirent aux seigneurs de déclarer leur revenu annuel par chaque commune, créèrent une commission pour le rachat des divers droits féodaux, et instituèrent enfin un conseil d’appel, siégeant à Turin, pour décider en dernier ressort sur l’estimation des prestations féodales, dont les décrets royaux ordonnaient l’abolition moyennant un jute dédommagement.

La compensation établie en faveur des seigneurs sardes fut une indemnité immédiate soit en biens-fonds, soit en numéraire, ou une inscription de rentes sur l’état. À cet effet, un décret établit une nouvelle rente de 250,000 livres sardes, et une allocation annuelle fut consacrée à l’amortissement de cette dette. La plupart des feudataires se trouvent en possession d’un revenu liquide et assuré, à la place d’un revenu incertain. Les communes, au contraire, passèrent brusquement des mains de leurs seigneurs aux mains du fisc : au lieu de payer l’impôt en nature, il fallut le payer en numéraire, dans un pays privé de débouchés et de capitaux. L’indulgence introduite, à la longue, dans la perception d’un droit qui cherchait à se faire excuser, fit place aux exigences inflexibles de la cote foncière, et le mécontentement public, en accusant d’exagération l’estimation des redevances féodales, taxa de partialité en faveur des seigneurs le conseil d’appel siégeant à Turin. La réforme qui devait consacrer l’émancipation du paysan sarde et l’affranchissement de la terre qu’il cultivait, fut donc pour beaucoup de communes un embarras avant de devenir un bienfait.

Il y eut aussi des fiefs, tels que celui du marquis d’Arcaïs, qui furent rachetés et répartis entre les particuliers et les communes. Le roi avait l’espoir, en rendant l’état acquéreur d’une partie des terres que l’insouciance des seigneurs laissait en friche, de mettre bientôt en valeur un sol fertile qui n’attendait que la culture pour produire. Afin de hâter ce résultat, il fit appel à l’industrie un peu aventureuse des compagnies, auxquelles on offrit d’immenses terrains à défricher avec les chances des plus grands bénéfices. Toutefois, le cabinet de Turin, mis en méfiance par les évènemens de Naples, ne voulut traiter avec ces compagnies que par l’intermédiaire des sujets sardes afin d’éviter des difficultés semblables à celles qu’éleva, en 1840, le gouvernement anglais dans l’affaire des soufres de la Sicile. Effrayées par cette clause, les compagnies ne se présentèrent que timidement et en petit nombre : celles qui entreprirent enfin des défrichemens ou des dessèchemens de marais trouvèrent dans un climat mortel aux étrangers un obstacle qu’elles n’avaient pas prévu. Les capitaux s’éloignèrent, le découragement éclata, et je doute qu’on puisse citer beaucoup d’entreprises de ce genre qui aient eu un heureux succès, si ce n’est peut-être la tentative faite récemment par une Société française pour l’exploitation des forêts de chênes de Scano et de San-Leonardo. Quelques milliers d’arbres abattus dans ces forêts et transportés à Toulon ont été reconnus éminemment propres aux constructions navales.

En résumé, les réformes entreprises par le roi de Sardaigne ont été exécutées avec un grand esprit de suite et une vigueur qui fait honneur au caractère de ce prince, mais elles n’ont point encore porté les fruits qu’il a droit d’en attendre ; elles ont même répandu un certain esprit de mécontentement dans le pays, mécontentement injuste et déraisonnable. Les innovations ont été décriées comme illusoires par les uns, comme périlleuses et inopportunes par les autres. Ceux qui attaquaient hier l’ancien ordre de choses le regrettent aujourd’hui, en lui attribuant des mérites inaperçus jusqu’à présent. Ce sont là des difficultés qu’il faut prévoir, quand on s’avance dans la voie épineuse des réformes. C’est la forêt sombre où pénétra Renaud. Dès qu’on lève la hache sur ces arbres séculaires qui épuisent le sol, mille fantômes surgissent pour les défendre. Heureux celui dont le cœur ne faiblit point en ce moment d’épreuve !

En résignant ses droits féodaux, la noblesse n’a rien perdu de ses prérogatives sociales. Une démarcation nettement tranchée la sépare encore du reste de la population. La caste nobiliaire se subdivise en trois catégories bien distinctes : les seigneurs ou feudataires héritiers des barons qui reçurent autrefois avec l’investiture féodale ce droit de juridiction qui vient d’être abrogé ; les personnes titrées sans fiefs ni juridiction, c’est-à-dire les chevaliers ou nobles auxquels est accordé le titre de don, classe nombreuse après laquelle vient la petite noblesse, les chevaliers d’épée, qui ne peuvent prendre le titre de don, et ne doivent placer la qualification de chevalier qu’après leur nom propre. Ces différentes classes de nobles comprennent environ seize cents familles, ou à peu près six mille ames. Plusieurs priviléges leur sont communs. Un des plus précieux est celui qui les affranchit de toute autre juridiction que celle du vice-roi et de l’Audience royale. Si un noble est cité en justice, la loi lui accorde, pour répondre à cette citation, un délai de vingt-six jours ; dans les causes criminelles, il ne peut être traduit que devant ses pairs. Sept juges appartenant à la noblesse composent le tribunal devant lequel il est appelé à comparaître, et, s’il est condamné à la peine capitale, il a encore le privilége, à moins qu’il ne soit convaincu du crime de haute trahison, d’avoir la tête tranchée, au lieu d’être pendu comme le serait un vilain. Les nobles ont aussi le droit d’être toujours armés ; seuls ils sont admis aux fêtes du vice-roi, seuls ils peuvent ôter leur masque dans les bals publics du carnaval, car il n’est permis à un roturier de se découvrir le visage dans ces réunions qu’à la condition de porter au bras un petit ruban appelé maschera di ballo, qui le fasse reconnaître. Ce stigmate ne rappelle-t-il pas le morceau de drap noir que tout raya payant le karatch doit, en Turquie, porter à sa coiffure ? J’ai hâte d’ajouter que la haute noblesse, en général, est trop éclairée aujourd’hui, trop véritablement distinguée, pour prêter de l’importance à ces impertinentes distinctions.

Au surplus, le privilége doit être moins blessant en Sardaigne que partout ailleurs, car, loin d’être l’attribut caractéristique d’une minorité, il se retrouve partout. Il est des priviléges individuels ; il en est d’attachés à une classe toute entière ; il en est qui appartiennent à certaines fonctions, à certaines corporations, à certaines villes, à certains cantons. Chacune des dix villes de la Sardaigne a ses immunités particulières. La ville de Cagliari, entre autres, a le droit de se fournir gratuitement de bois de charpente ou de bois à brûler dans les domaines de la couronne. Le sel nécessaire à chaque famille doit aussi être apporté, aux frais de l’état, à la porte de chaque maison. Un autre privilége autorisait le conseil municipal de cette ville à prélever sur les récoltes des grands fiefs situés dans un rayon de quarante milles une quantité de grains déterminée pour la consommation du peuple ; il est probable que ce droit a été converti ou abrogé depuis l’abolition des fiefs.

Quand le système féodal n’avait encore souffert aucune atteinte, le vice-roi qui gouvernait l’île exerçait pleinement la délégation du pouvoir royal. Les revenus même qui composaient ses émolumens avaient un parfum de féodalité et de pachalick. Ce n’était point pour cinquante ou soixante mille livres qu’un général représentait alors la royauté en Sardaigne. Le vice-roi, à cette époque, était le premier des feudataires de l’île, levant sa liste civile sur tous les habitans, et percevant de toutes parts une foule de petites contributions et de redevances qui lui étaient payées annuellement en nature ou en argent. L’Espagne, ou même le Piémont, trop éloignés de la Sardaigne pour faire arriver régulièrement leurs ordres jusqu’à leur délégué, lui abandonnaient entièrement le gouvernement de l’île ; mais la politique ombrageuse que la monarchie espagnole avait transmise avec la possession de cette nouvelle province à la maison de Savoie, cette politique imprévoyante et funeste avait pris en même temps pour règle invariable de remplacer au bout de trois ans ces gouverneurs tout-puissans. Une étiquette puérile voulait aussi que le nouveau vice-roi entrât en fonctions sans communiquer avec son prédécesseur, qui devait quitter la ville aussitôt après l’installation du gouvernement qui lui succédait. Les exigences de l’étiquette cachaient toujours en Espagne quelques alarmes. Le pouvoir royal, fort indifférent aux suites de cette instabilité dans la direction des affaires, s’inquiétait peu que l’administration demeurât stérile, pourvu que son influence ne devînt jamais dangereuse. Telle est la pensée jalouse qui a toujours dirigé la politique espagnole. Ces soupçons constans, cette défiance qui se prend à tout, se retrouvent d’ailleurs dans la plupart des monarchies absolues. C’est la cause de leur décadence ; c’est le ver rongeur qui les mine et la juste expiation de leur pouvoir sans bornes.

Aujourd’hui que la Sardaigne, devenue une des six intendances des états sardes, n’est plus, grace à l’invention de Fulton, qu’une province aussi rapprochée de Turin que Nice ou la Savoie, le vice-roi, bien qu’il ait conservé quelques prérogatives royales, telles que celle d’user du droit de grace au moins deux fois l’an, le vice-roi n’est plus que le chef des administrations civile et judiciaire, le commandant des forces de terre et de mer, concentrant en ses mains les attributions de nos préfets et celles de nos commandans de divisions militaires, mais attendant par chaque paquebot les ordres suprêmes qui, tous les quinze jours, lui sont régulièrement expédiés de Turin.

La représentation nationale repose encore sur les bases établies par les rois d’Aragon. Les états-généraux ou stamenti sont constitués par la réunion des trois ordres du royaume : l’ordre ecclésiastique comprenant les hauts dignitaires de l’église ; l’ordre militaire, qui admet les nobles et les chevaliers ; l’ordre royal, composé des députés des villes. Chaque chambre ou stamento tient sa séance à part ; il n’y a de rapprochemens entre les ordres que le premier et le dernier jour de la session : pendant le cours des délibérations, ils ne communiquent que par l’intermédiaire de deux députés, dont l’un doit uniquement répéter les paroles de ceux qui l’envoient, et dont l’autre doit seulement répondre aux interpellations qui peuvent être faites. Ces précautions puériles trahissent encore la défiance dont j’ai déjà signalé les résultats funestes. Les états-généraux de Sardaigne ne doivent s’assembler que sur l’ordre formel du souverain ; néanmoins, la gravité des circonstances les a fait déroger à cette loi en 1793 : la dernière convocation officielle date de l’avénement de Charles-Félix.

Pendant que les provinces sardes du continent sont régies par un nouveau code mis à la hauteur des besoins d’un peuple qui a vécu quinze ans sous l’empire des lois françaises, la législation encore existante en Sardaigne n’est qu’une réunion indigeste des lois et règlemens émanés des gouvernemens successifs. La carta de logu ou charte du lieu, publiée en langue sarde en 1395, par Eléonore d’Arborée, forme encore aujourd’hui le fond de cette législation incomplète. Plusieurs lois particulières promulguées par les rois d’Espagne sous le nom de pragmatiques, des décrets émanés de l’autorité royale depuis l’avénement de la maison de Savoie, différentes ordonnances des vice-rois sanctionnées par le souverain, composent, avec la carta de logu, la compilation publiée sous le nom de Code en 1827.

Les deux caps qui partagent l’île en deux grandes divisions comprennent onze provinces, subdivisées en trente-deux districts. La justice s’administre dans les provinces par six tribunaux de préfecture, et dans chaque district par des juges ordinaires qui remplissent à peu près les fonctions de nos juges-de-paix. En outre, un tribunal siégeant à Sassari, sous le nom de Reale Governazione, a conservé quelques prérogatives qui le distinguent des simples cours provinciales ; il n’en est pas moins subordonné, comme tous les autres tribunaux sardes, à l’Audience royale de Cagliari. Cette cour supérieure composée de dix-huit juges, est présidée par la seconde personne de l’île, le régent, qui prend rang après le vice-roi. Ce magistrat correspond directement avec les ministres et avec le conseil suprême qui siége à Turin et qui prononce en dernier ressort dans les causes qui lui sont déférées. Les attributions de l’Audience royale lui donnent une grande importance. Elle est à la fois une cour royale, un conseil d’état et un parlement. Le vice-roi peut la consulter sur toutes les affaires, et il en est plusieurs sur lesquelles il est tenu de prendre son avis : elle a même conservé le droit d’enregistrer les ordonnances royales. Créée en 1661, sa réorganisation ne date que de cinq ans. Les réformes qu’elle a subies ne lui ont rien fait perdre de sa prépondérance : ses membres, s’ils ne possèdent déjà la noblesse, l’acquièrent avec le titre de juges, et occupent dans l’île un rang considérable.

La carrière militaire n’est ouverte qu’à la première classe de la noblesse. Le régiment des chasseurs-gardes, dont les officiers sont choisis dans ses rangs, se recrute exclusivement en Sardaigne. La force armée, placée sous les ordres d’un commandant en chef élu parmi les majors-généraux étrangers à l’île, se compose de la réunion des troupes régulières et des milices. Les troupes régulières, en comprenant trois cents artilleurs environ et quatre cents cavaliers n’atteignent pas le chiffre de trois mille cinq cents hommes. Quant aux milices, dont l’institution remonte au XVe siècle, elles peuvent rassembler près de dix mille hommes. Elles n’ont d’autres signes distinctifs qu’une cocarde, et sont composées de trois cinquièmes d’hommes à pied et de deux autres cinquièmes de gens à cheval.

L’administration des dix villes de la Sardaigne, aussi bien que celle de ses trois cent soixante-huit communes, est confiée à des conseils municipaux, composés, dans les communes, de trois, cinq ou sept membres, suivant la population du village, de seize membres dans les villes secondaires, de vingt-quatre membres à Sassari, de trente-six à Cagliari. Ces corps municipaux se divisent en deux classes, dont la première appartient presque exclusivement à la noblesse, et la seconde à la haute bourgeoisie. Ce sont ces conseillers qui sont chargés de dresser les rôles de contributions. Un intendant général résidant à Cagliari en dirige la perception. Sur trois millions trois cent quatre-vingt-cinq mille francs, chiffre moyen auquel se sont élevés les revenus de l’île de 1827 à 1838, le tiers seulement appartient aux contributions directes. La branche la plus productive est la douane, qui rapporte près de quatorze cent mille francs. Le monopole du sel, sur lequel le gouvernement réalise un très grand bénéfice, figure dans le budget des recettes pour une somme de quatre cent dix-neuf mille francs, le tiers du revenu total. Cinq cent trente-quatre mille francs sont votés, sous le nom de donatifs ordinaire et extraordinaire, par les trois ordres réunis, à cet effet au commencement de chaque règne. Le reste des impôts est exigé en vertu de la prérogative royale.

Une autre contribution fort onéreuse, qu’il faut ajouter à toutes celles que le peuple supporte, c’est la dîme ecclésiastique, qui, affermée en général par le clergé, est perçue dans l’île avec une grande rigueur. Cette dîme, qui dépasse souvent de beaucoup le dixième des produits, atteint presque toutes les denrées de l’île et même le bétail ; les revenus ecclésiastiques, dont elle forme la partie la plus considérable, s’élèvent à près du tiers du revenu total de l’état.

La religion catholique est la seule dont l’exercice soit toléré en Sardaigne, et le clergé y jouit encore de la plénitude de sa puissance. On compte dans l’île trois archevêchés et huit évêchés, 458 chanoines et bénéficiers, et 1105 personnes attachées aux ordres religieux, réparties dans quatre-vingt-neuf couvens. Les jésuites, rétablis depuis peu d’années, ont déjà recouvré une partie des possessions qui leur avaient été enlevées. Ils occupent trois couvens et y sont au nombre de soixante religieux, dont seize seulement sont revêtus du sacerdoce. Les frères des écoles pies, ou frères scolopes, sont chargés depuis long-temps de l’éducation primaire et s’acquittent avec beaucoup de zèle de ces fonctions : dans les seules villes de Cagliari et de Sassari, ils réunissent plus de treize cents élèves ; chacune de ces deux villes possède en outre une université et un collège de jésuites. Les cours de l’université sont suivis par sept cents élèves environ, et ceux des jésuites par près de six cents. Il n’est pas indifférent de remarquer que les révérends pères ont trouvé moyen d’échapper au contrôle de l’autorité universitaire, représentée en Sardaigne par des magistrats des études.

Bien qu’un décret royal, de date assez ancienne déjà, ait établi dans tous les centres de population des écoles élémentaires dont les professeurs payés par les communes doivent être de préférence choisis parmi les ecclésiastiques, peu de paysans savent lire. Les parens qui destinent leurs enfans à la carrière ecclésiastique ou au barreau, et qui sont cependant trop pauvres pour subvenir à leur entretien pendant la durée de leurs études, les envoient à Cagliari, où ils sont reçus dans des familles de la classe moyenne. Employés comme domestiques de confiance à faire les provisions de la maison chaque matin, et à porter le soir une lanterne devant leurs maîtres, à la sortie du théâtre, ces enfans reçoivent, en retour de ces petits services, le logement et la nourriture, et ont en même temps le loisir nécessaire pour étudier et se rendre aux écoles publiques. Le nom de majoli qu’ils portent leur vient d’un capuchon qui termine leur petit caban et ressemble beaucoup par sa forme à la trémie conique des moulins que manœuvre dans chaque ménage le patient molente. C’est, du reste, un costume qu’ils déposent dès qu’ils entrent à l’université. Ils cessent aussi à cette époque des fonctions dont s’accommoderait peu la dignité des études académiques, et se placent alors dans quelque maison particulière où ils remplissent la charge de précepteurs. Malgré ces humbles commencemens, beaucoup de ces majoli ont obtenu un rang élevé dans l’église ou dans la magistrature.

Quoique les sources de l’instruction soient suffisamment nombreuses en Sardaigne, il n’est pas surprenant qu’elles y aient rarement fécondé les esprits. Le peuple y a toujours vécu à l’écart tristement replié sur lui-même. La langue qu’il parle est un idiome particulier dérivé du latin, mais étrangement altéré par l’invasion arabe[2]. Elle a peu de rapport avec les autres dialectes de même origine, et n’est point comprise hors de l’île. Le clergé, chargé de dispenser l’instruction, s’est toujours appliqué à écarter d’un peuple naïf et soumis la contagion des vœux et des idées qui ont vivifié les autres nations européennes. Les présidens de l’Audience royale, chargés spécialement de la censure des pièces de théâtre, ont partagé celle des livres avec les archevêques de Cagliari ; quant à ces prélats à qui la douane doit remettre tous les ouvrages de science ou de littérature pour en autoriser ou suspendre l’introduction, ils semblent, comme Omar, n’avoir connu que deux espèces de livres, les livres inutiles et les livres dangereux. Peu d’ouvrages ont trouvé grace devant leurs yeux. Les bibliothèques de l’île font encore foi de la sévérité de cette censure, qui s’est transmise avec toutes ses défiances, avec toutes ses rigueurs, depuis l’époque où régnait la plus inflexible orthodoxie jusqu’à nos jours.

Malgré la surveillance du clergé, les Sardes, on peut le prédire, ne tarderont pas à sortir de leur isolement. Ce sera le commerce qui établira les points de contact entre eux et les autres nations civilisées. Jusqu’ici le commerce est resté presque insignifiant en Sardaigne. Les exportations et les importations y sont ordinairement égales, et si la balance penche, c’est du côté des étrangers, parfois plus qu’ils n’achètent. Pris dans son ensemble, le commerce d’entrée et de sortie détermine un roulement de 14 à 15 millions. Les objets importés sont principalement des bois, des métaux, des cuirs, et des tissus de tout genre : ce dernier article entre pour 4 millions dans le chiffre des importations, et se décompose ainsi : cotons, fils et étoffes, 2,272,000 francs ; toiles, 454,000 francs ; draperies, 1,235,000 francs ; soierie, 401,000 francs. La Sardaigne exporte en retour du blé ou des pâtes préparées à l’italienne pour une valeur de plus de 3 millions ; des vins, pour 1,169,000 francs : du gibier et des fromages, pour plus d’un million ; des poissons salés, de l’huile, du sel, et des peaux de bœufs ou de bêtes fauves.

On ne saurait croire, au surplus, par combien de préjugés le commerce est entravé au sein d’une population qui n’en est pas encore aux premiers rudimens de l’économie politique. Des négocians de Marseille ont eu récemment l’idée d’envoyer chercher des bœufs à Oristano, Porto-Conte et Cagliari, pour les transporter en Algérie. La proximité du marché et le bas prix des bestiaux en Sardaigne devaient rendre cette spéculation très avantageuse ; cependant les profits les plus considérables eussent été sans doute pour les propriétaires des vastes prairies de l’île, et même pour l’île entière, en raison de la circulation de numéraire qui eût été provoquée par ce commerce. Ces considérations touchèrent peu les habitans des villes, effrayés avant tout d’une exportation qui pouvait contribuer à élever les prix sur leurs marchés. Le mécontentement général fut tel, que le gouvernement crut devoir céder au sentiment public en entravant ce commerce lucratif par des droits qui ont eu pour effet de diriger d’un autre côté les spéculations de nos armateurs. Ces appréhensions ridicules ne se produisaient pas pour la première fois. En 1770, quand la flotte russe vint se ravitailler à Cagliari, le vice-roi eut beaucoup de peine à obtenir des paysans qu’ils voulussent bien échanger leurs bestiaux contre de l’argent. Beaucoup de Sardes regardaient de très mauvais œil ces barbares Moscovites qui venaient ainsi leur enlever les morceaux de la bouche.

J’ai dit que, dans la plupart des cantons de l’île, la culture du blé donne un produit de sept ou huit pour un ; mais, dans quelques districts favorisés, tels que ceux de Traxentu et de Nora, ce produit est presque triplé. Si les procédés de l’agriculture étaient perfectionnés, si la terre était plus profondément remuée, ce magnifique résultat pourrait être obtenu sur presque toute la surface cultivable. Il faut que l’inertie de la population rurale soit bien grande pour avoir neutralisé deux excellentes institutions établies en faveur de l’agriculture, les monts de secours et le barracellat. Le monte di soccorso, institué sous le ministère du comte Bogino, est une banque agricole dont le mécanisme fait le plus grand honneur à l’ingénieuse charité de son fondateur, et que les nations les plus avancées pourraient s’approprier avec de grands avantages. Dans chaque ville ou village, un comité, sous le nom de giunte locali réunit presque toutes les autorités locales, le chanoine prébendé, ou le curé le plus ancien, le baron ou son régisseur, le major de justice, un censeur, un secrétaire et un garde-magasin. Chacun de ces comités est subordonné à une junte diocésaine, composée de plusieurs conseillers et présidée par l’évêque : des censeurs diocésains, représentant ces comités supérieurs, communiquent avec une junte générale, établie à Cagliari et réunissant les plus grands dignitaires de l’île. Chacun de ces centres a pour mission de fournir aux cultivateurs, et particulièrement aux indigens, la quantité de grains nécessaire pour ensemencer leurs terres, ou un secours en argent destiné à subvenir à l’achat des bœufs et des instrumens de labourage, ou aux dépenses de la moisson. À une époque déterminée de l’année, chaque laboureur déclare le nombre de ses bœufs, l’étendue de ses champs, expose ses besoins et, lorsque sa déclaration a été vérifiée par cinq prud’hommes de l’endroit (probi uomini), il reçoit le grain ou l’argent qui lui sont alloués, en s’obligeant à les rendre après la moisson : l’intérêt exigé équivaut à un seizième pour les grains, et à un et demi pour cent par année pour les secours en argent. Chaque junte réserve annuellement une certaine quantité de blé ou d’orge pour l’ensemencement d’un terrain qui lui est attribué ; tous les habitans du village, à l’exception des bergers, sont tenus, sous peine d’amende, de concourir par une journée de travail gratuit à la culture de ce terrain commun. Il arrive souvent qu’après avoir soldé toutes ses dettes et porté au complet ses deux réserves en grains et en numéraire, l’administration d’un canton reste encore en possession d’une somme sans emploi prévu : elle peut alors, avec l’autorisation du vice-roi, l’appliquer à des dépenses d’utilité publique ou de bienfaisance, comme la réparation des chemins communaux, la construction d’une fontaine, le dessèchement d’un marais, ou bien l’éducation d’un orphelin, ou la dotation d’une fille pauvre.

C’est encore une heureuse inspiration que celle du barracellat, et ce qui le prouve, c’est que, imaginé sous le gouvernement espagnol, modifié, étendu, aboli et rétabli à maintes reprises, il a survécu à toutes ces variations. On nomme ainsi une compagnie d’assurance armée, dont le but est non-seulement de préserver les campagnes des dégâts et des vols de toute espèce, mais aussi de fournir une indemnité aux propriétaires, dans le cas où les coupables n’auraient pu être arrêtés. Chaque particulier contribue selon ses facultés, et d’après sa déclaration, à l’entretien d’une compagnie de barracelli, dont le capitaine, nommé par le vice-roi, reste maître de composer sa troupe à son gré, moyennant l’approbation de l’autorité locale : il la choisit ordinairement parmi les petits propriétaires ou autres citoyens honnêtes et solvables du canton où elle fonctionne. Les barracelli n’ont pas de costume particulier : chaque compagnie est constituée pour une année, pendant laquelle elle est responsable de tous les dégâts, de sorte qu’à l’expiration de son service, elle se trouve en bénéfice ou en perte, selon sa vigilance. Ainsi, au moyen d’une cotisation annuelle, tout propriétaire peut laisser mûrir ses récoltes et errer ses bestiaux, sans avoir à se préoccuper des déprédations et des accidens.

Le gouvernement sarde a compris que chaque avantage remporté sur l’intempérie, chaque victoire partielle obtenue sur ce fléau aurait une immense portée. En même temps qu’on augmenterait la valeur du sol, qu’on changerait en plaines fertiles de stériles marécages, on détruirait une cause sans cesse agissante d’antipathie et de répulsion entre les états d’outre-mer et ceux de terre-ferme. L’écoulement des eaux stagnantes, l’exploitation des grandes plaines incultes, le reboisement des terrains dégarnis, auraient d’incalculables résultats. La Toscane a conquis sur la malaria les marais de Sienne ; les Romains avaient desséché les marais Pontins ; les Sardes ne peuvent-ils en faire autant dans leur île ? Le cabinet de Turin a bien encouragé quelques compagnies à se lancer dans ces entreprises de dessèchement ; mais l’incertitude des profits pendant les premières années, la difficulté d’exciter les Sardes au travail, l’impossibilité d’y employer des étrangers, tout tend à prouver que, sans l’action vigoureuse et immédiate du gouvernement même, il ne sera rien tenté de sérieux dans cette voie. Qu’on se persuade bien qu’il suffit de la plus misérable cause pour engendrer ces miasmes délétères qui désolent un village, une vallée, une plaine tout entière. Un filet d’eau qu’on laisse croupir au fond d’un ravin, une mare qu’on néglige de combler, provoquent l’intempérie. Pourquoi la vallée de Maladrossia, vallée pierreuse, sans marais, sans autre cours d’eau qu’un ruisseau stagnant qui se traîne entre des joncs et des iris, pourquoi cette vallée est-elle si malsaine ? Eh ! mon Dieu, les mêmes causes amènent en France les mêmes effets, bien qu’avec une intensité moins grande. Il n’est donc aucune raison sérieuse de désespérer de l’assainissement de la Sardaigne. Les marais du Brouage, l’infecte Mitidja, la plaine de Bone, tous ces terrains noyés où l’écoulement manque aux eaux, tous ces cloaques bourbeux ont leurs fièvres comme la Sardaigne : tous, aussi bien qu’elle, pourraient en être affranchis.

Si l’on veut enfin compléter la régénération commencée heureusement par l’abolition du système féodal, il faut accueillir les inspirations d’une politique plus élevée, plus féconde encore ; il faut songer à réaliser, en faveur des Sardes, les avantages que leur présente l’admirable position géographique de leur île. Les ports de la Méditerranée reprennent aujourd’hui toute leur importance. La Méditerranée, ne l’oublions pas, a sur ses bords de vastes empires qui semblent près de se dissoudre. Qu’on ne prenne pas pour une vie nouvelle quelques contorsions galvaniques communiquées à des cadavres ; tout annonce au contraire l’heure fatale où l’Europe chrétienne devra inévitablement se porter héritière des états musulmans, de Salonique à Andrinople, des bords de l’Eupbrate et du Nil à Trébisonde. Si c’est la guerre qui doit régler le partage entre les puissances collatérales, cette guerre sera avant tout maritime, et le sort du monde pourrait bien se décider encore sur les flots qui ont vu les grandes journées d’Actium et de Lépante. En même temps, le commerce tend à rentrer dans les voies abandonnées depuis quatre siècles. L’Afrique s’est ouverte sous nos pas, et l’Inde franchit déjà les canaux sinueux de la mer Rouge pour aller offrir ses marchandises à Suez et à Cosséïr. Méconnaître la portée de ces grands évènemens, de ces nouvelles tendances commerciales, serait un déplorable aveuglement. Il y a d’immenses bénéfices à espérer pour les ports qui serviront d’entrepôts aux échanges de l’Europe et de l’Asie. Eh bien ! la mer qui baigne les rivages de la Sardaigne et presse ses flancs de toutes parts peut devenir pour elle une ceinture d’or. Le commerce maritime se porte toujours de préférence vers les lieux où, libre de choisir son moment et d’éviter les risques si fréquens des spéculations inopporturnes, il se trouve dégagé d’une partie de ses chances aléatoires. Qu’un port franc soit ouvert en Sardaigne ; que Cagliari ou Saint-Pierre puisse faire concurrence à Malte ou à Livourne, et à l’instant une terre négligée et languissante redevient une des échelles inévitables du commerce méditerranéen. Loin de se refuser à ouvrir un port franc sur un des points de l’île, le gouvernement sarde devrait plutôt livrer l’île toute entière au libre commerce qui la sollicite. Le jour où il aurait réalisé cette grande pensée, où Cagliari, Palmas et Saint-Pierre, Oristano et Porto-Conte, Terra-Nova et les baies de la Madelaine, pourraient écouler vers l’Europe, comme d’un vaste entrepôt, les produits du monde oriental ; le jour où l’Allemagne et l’Angleterre, la France et l’Espagne, seraient admises à y réaliser leurs échanges, à y déposer le trop plein de leur industrie, la Sardaigne verrait se presser incessamment dans ses ports de nombreuses flottilles, attirées par les facilités d’un commerce sans entraves. L’affluence du capital, vivifiant tous les genres d’exploitations rurales, contribuerait à l’assainissement du pays. Peut-être même qu’une innovation aussi féconde fournirait naturellement la solution du problème que le cabinet de Turin a vainement cherchée. Je ne puis croire que les chances imprévues d’un immense développement d’affaires ne permettent pas de concilier la prospérité de l’île avec les exigences du fisc et les intérêts jaloux des provinces continentales.

Les vœux que je forme sont un témoignage de la secrète sympathie qu’a laissée en moi la Sardaigne. Pour m’expliquer à moi-même l’intérêt que je prends aux destinées d’un pays où je n’ai fait que passer, et que je ne reverrai peut-être jamais, j’aime à me rappeler que j’y ai rencontré presque partout des visages bienveillans, des cœurs sincères et chaleureux.


E. Jurien-Lagravière.
  1. Voyez la livraison du 1er novembre.
  2. Cette langue a deux dialectes, celui de Cagliari et celui de Logudoro. Plus qu’aucune autre, elle a conservé des expressions et des tournures latines. On a même composé des poésies dans lesquelles on n’a fait entrer que des mots communs à la langue usuelle des Sardes et au vocabulaire latin ; exemple :

    Deus qui cum potentia irresistibile,
    Nos creas et conservas cum amore, etc.