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La Science des religions/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Librairie Ch. Delagrave (p. 1-10).


CHAPITRE PREMIER


LA MÉTHODE


Le siècle présent ne s’achèvera pas sans avoir vu s’établir dans son unité une science dont les éléments sont encore dispersés, science que les siècles précédents n’ont pas connue, qui n’était pas même définie, et que, pour la première fois, nous avons nommée Science des Religions. Les travaux qui la préparent se multiplient depuis un demi-siècle dans une proportion croissante : l’Allemagne, l’Angleterre, la France, la Hollande, l’Italie apportent, chaque année, quelques pierres à l’édifice.

Comme la science des religions, sans faire partie de l’histoire, s’appuie sur des faits historiques, une de ses premières conditions est de n’admettre les faits que s’ils ont été discutés et soumis à toutes les exigences de la critique. D’un autre côté, comme elle dépasse de beaucoup les limites de l’histoire, elle touche à des sciences nouvelles qui en sont encore à leurs commencements, et dont elle ne peut accepter les données sans contrôle et sur la foi des savants.

Parmi celles-ci, la linguistique occupe la première place : par elle, on remonte dans le passé fort au delà des plus anciens monuments écrits ; on peut reconnaître les notions religieuses qui, dans ces temps reculés, furent le bien commun de toute une race d’hommes, et ce que les peuples issus de cette race y ont ajouté plus tard ; mais la linguistique existe à peine comme corps de science ; il n’y a pas un livre où elle soit exposée selon sa méthode et dans ses développements essentiels. Quand on la transporte dans des sujets religieux, par exemple dans la mythologie, on est exposé au double péril d’y apporter de faux principes et de les mal appliquer.

La philosophie, qui n’est pas une science particulière, mais qui domine toute recherche théorique, intervient aussi pour sa part dans la science des religions. Sans doute, les systèmes métaphysiques ne changent rien aux faits et modifient peu les inductions qu’on en tire ; mais la science des religions n’est pas simplement une réunion de faits : comme la philosophie de l’histoire, elle est une théorie, et, suivant les systèmes philosophiques que vous aurez adoptés, vous construirez de façons différentes la partie interprétative de la science. Un homme appartenant à une école sensualiste ne verra dans le dieu des modernes qu’une illusion, dans les dieux d’autrefois que des jeux d’esprit, des figures poétiques ou des mots personnifiés ; un philosophe spiritualiste y verra tout autre chose.

Enfin, on n’abordera pas l’étude dont il s’agit avec des dispositions semblables, si l’on y apporte les idées d’un homme de science désireux de connaître la vérité en général, ou si l’habitude de vivre dans un certain ordre de croyances nous fait désirer d’en trouver dans la science la confirmation. Un chrétien fervent se scandalisera si l’on vient lui dire au nom de la science que les dieux du paganisme n’étaient pas des conceptions fausses, lui qui les a toujours appelés des faux dieux. Tel philosophe aussi ne comprendra pas que l’on admette la divinité du Christ. Et cependant, il est certain que les dieux ont été adorés par des peuples qui, a bien des égards, nous égalaient en civilisation ; d’une autre part, il y a, même pour le philosophe incrédule, une manière très-simple de comprendre et d’admettre la divinité de Jésus[1]. Toute science, celle des religions plus que les autres, veut un esprit libre et dégagé d’idées préconçues : comme elle s’adresse aussi bien au brahmane dans l’Inde et au Bouddhiste à Siam ou en Chine qu’au chrétien en Europe, il est de toute nécessité que chacun garde sa foi dans son cœur, et permette à son intelligence de suivre les voies que la raison lui ouvre et qui ne sont ni moins sûres, ni moins obligatoires que celles de la foi. La science des religions n’a rien de commun avec la polémique religieuse : les hommes qui depuis plus d’un demi-siècle en élaborent les éléments ne sont les ennemis d’aucune religion particulière et n’attaquent aucun culte ; ils ont droit à la même tolérance. Notre siècle d’ailleurs doit trop aux sciences pour souffrir à l’égard de l’une d’elles les anathèmes dont la géologie fut l’objet il y a quelques années : cette science, comme les autres, s’enseigne aujourd’hui dans les écoles ecclésiastiques ; elle s’enseigne dans les écoles brâhmaniques de l’Inde. Un jour viendra où celle des religions y aura sa place à son tour et n’y paraîtra ni moins utile ni moins belle que la science des révolutions du globe. Les guerres stériles ne sont plus de mise : une attaque dirigée contre les forces irrésistibles de la vérité tourne toujours à la confusion de celui qui la tente.

Je voudrais essayez de déterminer la nature et les conditions générales de la science des religions, d’en fixer les limites, d’en tracer le plan et d’en exposer les principaux résultats obtenus jusqu’à ce jour. C’est sur la méthode, sur les principes de cette science, que l’attention doit se porter d’abord.

On peut déterminer à priori les éléments de toute religion : cette méthode fut suivie presque seule par l’éclectisme moderne, quand il avait encore la hardiesse d’une école naissante qui se croit maîtresse de l’avenir. On fut conduite à une doctrine que l’on nomme la religion naturelle ; cette doctrine fut admise par presque tous les disciples de l’école et, dans un temps de lutte, opposée par eux à ce qu’on appelait alors les religions positives. Nous n’avons pas à examiner en ce moment la valeur de cette théorie ; mais les faits ont prouvé qu’elle n’a jamais pu descendre jusqu’à la pratique ni devenir une réalité : la religion naturelle n’est pas sortie des livres et de l’enseignement, et comme on admet en principe qu’elle est essentiellement individuelle et que chacun se la fait à soi-même selon sa propre philosophie, il est impossible de dire si elle a exercé sur la conduite des personnes une influence quelconque. Les clergés européens qui ont combattu cette doctrine comme insuffisante et hors d’état de remplacer l’institution sacrée, étaient, plus que les philosophes, dans la réalité de la vie ; nous voyons aujourd’hui, par les résultats atteints, que la religion naturelle n’a presque plus de défenseurs.

À la faveur du calme qui sous le roi Louis-Philippe suivit la guerre de la philosophie et de l’Église, on put s’apercevoir que, si la lutte contre un clergé trop puissant est un devoir dans une société qui veut maintenir son équilibre, le dogme et le culte peuvent être mis hors de cause : il y a des contrées où la religion est florissante et où le clergé n’est rien, d’autres ou le clergé domine la société et le prince ; sans que la foi y ait plus d’empire sur les âmes. Une fois faite la distinction du sacerdoce et de la religion) on n’était pas loin de la science : car on put, dès cette époque, laisser à l’État, intéressé tout le premier à garder son indépendance, le soin de se défendre. Depuis lors, un grand ministre italien ayant donné la formule de l’indépendance réciproque des églises et de l’État, le but prochain où tendent toutes sociétés libérales est de la réaliser. Ainsi, retirés d’un combat qui n’est plus le leur, les philosophes, et les historiens se trouvent naturellement ramenés vers la théorie.

Or, l’esprit scientifique est aujourd’hui la grande force à laquelle obéit la société : il y règne partout ; les mathématiques étaient venues les premières ; les phénomènes du monde physique ont été étudiés à leur tour ; le monde moral est enfin devenu un objet de science. On entrevoit le lien qui unit toutes ces études, et l’on commence à comprendre que la philosophie ne peut plus prétendre à l’isolement, que ni la métaphysique, ni la science de Dieu, ni la psychologie, où l’éclectisme se retirait naguère comme dans un fort, ne se suffisent à elles-mêmes, qu’il n’y a plus aujourd’hui des sciences séparées, mais diverses parties d’une même chose que l’on peut appeler la Science.

J’ai dû présenter en raccourci ce tableau du mouvement de l’esprit dans ces dernières années, pour faire comprendre comment la science des religions arrive à son tour, quelle place elle occupe parmi les autres sciences et quelle méthode elle doit suivre. Parmi les faits dont l’ensemble constitue le monde moral, les faits religieux ne sont ni les moins nombreux, ni les moins considérables. Il y a des peuples chez qui la religion n’est presque rien : ce ne sont pas, à vrai dire, les plus intelligents ; mais il en est d’autres chez qui l’institution religieuse n’a pas moins, d’importance que l’institution civile ou politique. Chez quelques-uns, la philosophie ne s’est jamais entièrement séparée de la religion et n’en a pas moins jeté le plus vif éclat ; chez certains peuples, les faits religieux dominent tous les autres et semblent les absorber. La lecture des textes orientaux et, l’histoire, qui commence à s’éclaircir, de la propagation des idées indiennes prouvent que ni la philosophie antique, ni les lettres grecques, ni les croyances modernes ne peuvent être suffisamment comprises, si l’on ne remonte vers l’ancien Orient. Or, l’Inde est la contrée religieuse par excellence : on n’y peut pas séparer la littérature des rites sacrés, ni la philosophie des dogmes religieux. On est donc forcé d’en venir à l’étude des cultes et des dogmes indiens, et quand on remonte à leur origine, on s’aperçoit que là est la source principale de ce qui depuis lors a été cru en matière religieuse dans le monde occidental. Ce sont les études indiennes qui ont engendré dans ces dernières années la science des religions, et c’est sur elles que longtemps encore elle continuera d’être fondée.

La science nouvelle qui nous occupe n’a rien de commun avec la doctrine éclectique de la religion naturelle ; elle n’est pas une doctrine, elle domine toutes les doctrines. Les procédés a priori n’entrent pour rien dans sa méthode ; elle est une science de faits. Les lois qu’elle expose, c’est sur l’observation et l’analyse, qu’elle les fonde ; c’est par une interprétation des faits, quelquefois hardie, mais toujours prudente, qu’elle les découvre. Ces faits sont de nature diverse. Si l’on envisage les religions modernes, qui procèdent de conceptions métaphysiques souvent très-élevées, c’est au plus profond de l’intelligence humaine que plusieurs de ces faits se sont accomplis et s’accomplissent encore : jamais, par exemple, un homme qui n’est pas métaphysicien ne pourra faire la science des dogmes chrétiens. Combien y a-t-il de gens parmi nous qui se fassent une idée nette de ce que c’est que la trinité, l’incarnation, la grâce, l’eucharistie, la transsubstantiation, et qui puisse dire quelque chose de vrai et de raisonnable sur l’histoire de quelqu’un de ces dogmes ? S’il s’agit au contraire des anciennes religions de notre race, comme elles ont réellement le caractère naturaliste qu’on avait depuis longtemps reconnu en elles, les faits du monde physique occuperont dans la partie de la science qui les concerne une place considérable. Ainsi, pour avoir une idée claire touchant Apollon et Neptune, il suffira d’observer attentivement les phénomènes de la lumière et des eaux.

De plus, les faits appartiennent souvent à l’histoire religieuse : alors ils ne sont pas permanents ; ils varient avec les croyances, les connaissances et les institutions humaines, et cela dans des proportions diverses. Il y a, par exemple, des rites fondamentaux, tels que la prière, qui changent à peine à travers les siècles. Il en est d’autres, comme le sacre d’un évêque ou d’un roi, qui, nés d’un besoin local ou d’une tendance particulière, disparaissent à un moment donné de l’histoire, ou se retrouvent plus tard, modifiés et transformés. D’autres rites, après avoir été partie essentielle d’un culte, s’en sont peu à peu séparés, et ont continué de vivre isolément dans les traditions et les usages populaires : on sait quel parti les frères Grimm ont su tirer des traditions recueillies par eux dans une partie de l’Allemagne, et quelle lumière la connaissance de l’Inde a déjà répandue sur elles. De tels faits, très-nombreux dans toutes les contrées de la terre, sont, pour la science des religions, pareils à ces blocs de pierre que les géologues nomment erratiques, et qui, au milieu de terrains d’une autre nature, attestent un ancien état de choses dont ils sont quelquefois les uniques témoins.

Aucun des faits qui se rattachent à l’idée religieuse n’est négligé par la science : elle peut les apprécier ; mais, avant tout, elle les constate, et toujours elle en tient compte ; ceux dont le souvenir nous vient d’un passé lointain et qui sont presque inconnus du vulgaire peuvent avoir plus de valeur réelle que des faits contemporains qui tiennent le monde en suspens. « Les pages les plus anciennes et les plus altérées de la tradition, dit avec raison M. Max Müller, nous sont quelquefois plus chères que les documents les plus explicites de l’histoire moderne. » Tel est le fond solide sur lequel repose la science des religions. Comme on le voit, elle ne le cède point en valeur aux autres sciences d‘observation ; elle occupe, par sa méthode, une place marquée près de l’histoire et de la linguistique, touchant d’un autre côté à la philosophie.

Il est une objection à laquelle nous devons répondre dès à présent : les faits religieux, dit-on, sont trop nombreux pour pouvoir être recueillis et scientifiquement analysés. Le nombre des religions qui ont existé ou qui existent encore parmi les hommes est, en effet, plus grand qu’on ne l’imagine. L’habitude de vivre dans une société où il ne s’en rencontre que deux ou trois, fait qu’on ne se préoccupe point des autres. Cependant, quelque peu de valeur qu’aient les religions des peuplades barbares de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie, elles doivent entrer comme termes de comparaison dans la science, et servir au moins à la définition générale. Ces religions locales sont nombreuses. Si, dans des pays civilisés où se sont développés de grands systèmes religieux, on comptait les hérésies, les schismes et les sectes qui les divisent, le nombre total serait fortement accru. Il augmenterait encore si l’on remontait dans le passé, et que l’on constatât toutes les formes que ces dogmes ont successivement revêtues. Et ce ne serait pas tout encore, puisque, arrivés au seuil de l’histoire, nous verrions s’étendre devant nous ce long passé de l’humanité primitive, dont on ne peut fixer la durée, et pendant lequel un grand nombre d’ébauches religieuses ont été nécessairement tentées.

L’énumération des faits religieux ne peut donc pas être complète, et, selon toute vraisemblance, elle ne le sera jamais. La science ne s’en fait pas moins : n’est-ce pas là en effet, la condition nécessaire de toutes les sciences d’observation ? La physique, la chimie et l’histoire naturelle, l’astronomie, qui dépasse toutes les autres en rigueur et en certitude, ont-elles moins de valeur parce qu’elles n’ont pas épuisé tous les phénomènes qui les concernent ? Leurs classifications s’opèrent cependant ; les lois générales qu’elles découvrent s’affirment, se formulent, et les faits nouveaux ne font qu’en rectifier, en étendre et en confirmer l’expression. Dans la nature, il y a des corps, comme le cœsium et le thallium, dont la quantité est très petite et le rôle trés-borné ; il y a dans l’humanité des religions locales dont l’influence est restreinte. Ces corps n’obéissent pas moins aux lois générales dont la physique et la chimie constatent la réalité ; ces religions aussi rentrent dans les définitions générales et dans les formules de la science. En effet, les classifications des phénomènes, les groupes où on les réunit, ne sont que des cadres logiques où les objets viennent se ranger tour à tour, à mesure qu’on les étudie. Comme la nature ne procède point au hasard et ne connaît pas les lois d’exception, il faut tout un ordre nouveau de phénomènes, auparavant inaperçus, pour augmenter d’une seule unité le nombre des cadres. C’est ainsi que la végétation de l’Australie, malgré l’étendue de ce territoire, n’a introduit dans la botanique qu’un petit nombre de genres nouveaux, et n’a rien changé aux degrés supérieurs de la classification ni aux lois auparavant établies.

Il est donc possible (et ce travail est aujourd’hui fort avancé) de diviser en groupes les religions anciennes ou modernes et de présumer que le nombre de ces groupes ne s’augmentera plus. On peut ensuite réunir ces groupes en catégories plus étendues et moins nombreuses, en appliquant à cet ordre de faits les méthodes ordinaires de l’histoire naturelle et des autres sciences d’observation. Ce travail préliminaire étant terminé, on procède à l’étude pour ainsi dire physiologique des religions, et l’on remarque alors, comme dans la botanique, que les religions réunies dans un même groupe se ressemblent entre elles par leur organisation, par leurs principes constitutifs, par leurs effets généraux, et le plus souvent par le milieu où elles se sont développées. Ces simples observations répandent à elles seules déjà une vive lumière sur l’histoire. Enfin, la comparaison s’étendant, finit par embrasser toutes les religions connues ; dès lors, il devient possible de déterminer leurs éléments essentiels, de suivre leurs développements dans le passé, de les ramener à des formes de plus en plus anciennes et d’approcher par degrés de leur origine.

  1. On peut en effet, comme nous le verrons ci-après, démontrer que la notion de Christ est de beaucoup antérieure à l’ère chrétienne, et qu’elle fait partie du domaine commun des grandes religions. Ramenée à son origine, elle se confond avec celle du feu, de la vie et de la pensée, considérés dans leur principe éternel auquel il est permis de donner le nom de Dieu, qu’il soit d’ailleurs réel ou abstrait.