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La Science des religions/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Librairie Ch. Delagrave (p. 154-180).

CHAPITRE XII

PRINCIPE D’UNITÉ DES RELIGIONS

Une méme loi préside à la naissance, à l’accroissement et à la destruction de toutes les religions. Les faits religieux d’aujourd’hui sont les conséquences nécessaires de ceux d’hier, lesquels forment avec ceux qui les ont précédés un enchaînement non interrompu ; les ténèbres qui couvrent les rituels, ainsi que le symbolisme, et même à beaucoup d’égards les dogmes présents, ne se dissipent qu’à mesure qu’on remonte vers les formes antérieures et qu’on approche de l’origine. C’est la connaissance approfondie et toute récente de l’Orient qui nous fait pénétrer jusqu’aux origines de ces choses.

La linguistique est venue apporter à la méthode historique un appoint d’une utilité incontestable. Les noms et les termes usités dans les religions n’ont en effet, aujourd’hui, presque aucune signification étymologique dans les langues qui les emploient : une personne qui ne sait pas le latin et même un peu de grec, ne comprend rien à la plupart des mots en usage dans l’église romaine. Parmi ces mots, il n’en est presque pas qui viennent de l’hébreu ; et pourtant il y en a un certain nombre qui ne sont ni grecs ni latins. D’où viennent-ils ?

Les termes sacrés usités chez les Latins et les Grecs de l’antiquité sont presque tous dans le même cas ; les noms des divinités grecques ne sont presque jamais grecs, les noms des divinités latines ne sont pas latins. Il faut donc en chercher ailleurs l’étymologie.

Ces mots représentent des choses et des idées. Si ces idées et ces choses eussent été des productions spontanées des peuples chez qui elles se trouvent, ces peuples ne seraient pas allés chercher au loin des termes pour les exprimer : ils l’eussent fait d’autant moins que ces langues anciennes avaient une facilité merveilleuse pour créer des mots nouveaux. Les mots sont donc venus avec les choses et avec les idées qu’ils représentaient. D’où sont-ils venus ?

Quand on songe que pour l’antiquité classique, ces mots d’origine étrangère composent presque tout le domaine de la langue sacrée, on conçoit quelles lumières la linguistique prudemment et méthodiquement pratiquée peut jeter sur les origines des religions. Or, les voies par lesquelles la force de la méthode l’a conduite aboutissent presque toutes à l’Asie centrale et au Vêda. C’est donc dans cette contrée et dans ce livre que l’on doit principalement chercher les commencements des rites, des symboles et des doctrines. Toutefois, si là même les termes sacrés se trouvaient être, comme ailleurs, étrangers à la langue commune, il est évident qu’il faudrait pousser la recherche plus loin et que la marche de la linguistique vers le passé n’aurait encore atteint qu’une étape reculée. Mais il n’en est rien : ici, les mots portent leur signification avec eux, les symboles sont expliqués ; on assiste à la naissance des rites et des doctrines. Il est donc impossible qu’une grande lumière ne sorte pas de l’étude des hymnes du Vêda, pris comme centre de toutes les recherches relatives à l’histoire des religions âryennes.

Mais là linguistique et l’histoire appliquées aux choses religieuses, c’est-à-dire l’archéologie sacrée, sont des méthodes anatomiques, méthodes d’analyse et tout au plus de comparaison. Cette analyse se préoccupe beaucoup des formes et très-peu de la signification des mots.

Or, les religions sont des organismes vivants. S’il en était autrement, il faudrait admettre sans restriction la célèbre formule nomina numina, et regarder les conceptions religieuses comme des jeux de mots. Il deviendrait alors inexplicable que des peuples entiers et souvent plusieurs peuples, les uns à la suite des autres, aient adopté de pareilles inanités pour en faire les objets de leur culte, fondé leurs plus grandes institutions sur des illusions pures et encensé des mots. La religion est un acte d’adoration, et l’adoration est à la fois un acte intellectuel par lequel l’homme reconnaît une puissance supérieure, et un acte d’amour par lequel il s’adresse à sa bonté. Ces actes ne sont point des abstractions et ne peuvent s’expliquer par des abstractions scientifiques. Ce sont des réalités, où l’homme est acteur depuis les temps les plus anciens ; ce sont des œuvres qu’il n’a cessé d’accomplir aux époques de haute civilisation comme aux époques de barbarie ou de décadence. Il faut donc admettre, à moins d’accuser d’insigne folie le genre humain tout entier, que les formules sacrées, ainsi que les rites et les symboles, couvrent quelque chose de réel, de vivant et de permanent, qui donne à toutes les religions leur durée et leur efficacité. Cet élément doit jouer dans leur longue et multiple histoire le même rôle que la vie dans les corps organisés. Si la notion mystérieuse qui se cache sous les formules sacrées est négligée, ni l’archéologie ni la linguistique ne peuvent rendre compte de la naissance et du développement des religions, non plus que de leurs analogies entre elles. Ce fonds commun, qui persiste à travers l’humanité, leur échappe ; les mythologies ne paraissent plus que des amusements ou des inventions des poètes ; et ce fait immense de l’empire exercé par les religions sur les hommes, de cette puissance mystérieuse qui a rempli d’autels les cités, chargé des générations entières de labeurs exécutés par elles avec allégresse, souvent aussi armé les nations les unes contre les autres, bouleversé les états, renversé les dynasties, et qui aujourd’hui même tient l’Orient et l’Occident en suspens, ce fait demeure sans raison d’être, la science est muette devant lui. L’explication donnée par Épicure, si hardiment reproduite par Lucrèce et à laquelle la science, aboutirait encore, n’explique rien. Si grand qu’on imagine le « fantôme qui montrait du haut du ciel son horrible tête, » ce spectre sera lui-même une production de la pensée humaine et aura besoin d’être expliqué.

Il y a donc dans les religions une idée fondamentale qu’il faut avoir sans cesse présente à l’esprit quand on parcourt les faits constatés par la linguistique et par l’archéologie, car c’est cette idée qui donnera l’interprétation des faits. La science cesse alors d’être une pure analyse et prend sa place dans l’ordre des sciences physiologiques. Cette idée, qui répond, comme je le disais tout à l’heure, à celle de la vie dans la physiologie animale et végétale, n’est plus un mystère aujourd’hui. Elle peut se lire, énoncée cent fois en termes simples et sans formules dans le Vêda ; puis, une fois qu’on l’y a saisie, on la retrouve partout dans les religions des temps postérieurs : elle y anime les cérémonies du culte, se cache sous les symboles, donne aux expressions dogmatiques leur sens, leur portée, et leur unité, s’épanouit enfin en doctrines morales, en pratiques et en conséquences de toute sorte, dont le génie des peuples et la nature des milieux suffisent pour expliquer la diversité.

Trois phénomènes ont frappé l’intelligence des Aryas, dès le temps où ils n’habitaient encore que les vallées de l’Oxus : ce sont le mouvement, la vie et la pensée. Ces trois choses, prises dans toute leur étendue, embrassent tous les phénomènes naturels sans exception, de sorte que, si l’on découvrait un principe qui les expliquât, ce principe devait donner à lui seul l’explication universelle des choses. Il faut seulement observer que la première condition à remplir était que ce principe fût une force réelle et non une abstraction ou une conception imaginaire, puisque les faits appartiennent tous à la réalité.

En regardant autour d’eux, les hommes d’alors s’aperçurent que tous les mouvements des choses inanimées, qui s’opèrent à la surface de la terre, procèdent de la chaleur ; la chaleur se manifeste elle-même soit sous la forme du feu qui brûle, soit sous la forme de la foudre, soit enfin sous celle du vent. Mais la foudre est un feu caché dans le nuage et qui s’élève avec lui dans les airs ; le feu qui brûle est, avant de se manifester, renfermé dans les matières végétales qui lui serviront d’aliment ; enfin, le vent se produit quand l’air est mis en mouvement par une chaleur qui le raréfie ou qui le condense en se retirant.

A leur tour, les végétaux tirent leur combustibilité du soleil, qui les fait croître en accumulant en eux sa chaleur, et l’air est échauffé par les rayons du soleil ; ce sont ces mêmes rayons qui réduisent les eaux terrestres en vapeurs invisibles, puis en nuages portant la foudre. Les nuées répandent la pluie, font les rivières, alimentent les mers, que les vents agités tourmentent. Ainsi, toute cette mobilité, qui anime la nature autour de nous, est l’œuvre de la chaleur, et la chaleur procède du Soleil, qui est à la fois « le voyageur céleste » et le moteur universel.

Entendons ici que le mot chaleur est un terme abstrait, et que la réalité des phénomènes ne peut s’expliquer par une abstraction ; aussi la chaleur ainsi comprise est-elle une conception scientifique et non religieuse. Les Aryas nommèrent, non pas chaleur, mais feu (agni), le principe réel auquel ils rapportèrent tous les mouvements des corps inanimés.

La vie aussi leur parut étroitement liée à l’idée de feu. Si l’on envisage les végétaux, les grands changements périodiques qui naissent pour eux des saisons manifestent une connexité invariable entre le feu et la vie. Quand la chaleur arrive avec le printemps, toutes les jeunes plantes commencent à croître, se couvrent de verdure et de fleurs, fructifient, et se trouvent enfin grandies et fortifiées ; puis, à mesure que la chaleur se retire, la végétation s’alanguit, s’arrête ; il semble que les forêts et les plaines soient frappées de mort. Le grand phénomène de l’accumulation de la chaleur solaire dans les plantes, phénomène que la science a depuis peu mis en lumière, fut aperçu de très-bonne heure par les anciens hommes ; il est plusieurs fois signalé dans le Vêda en termes expressifs. Quand ils allumaient par le frottement le bois du foyer, ils savaient qu’ils ne faisaient que le « forcer » à rendre le feu qu’il avait reçu du Soleil, et le feu prenait alors le nom de « enfant de la force ».

Quand leur attention se porta sur les animaux, l’étroit lien qui unit entre elles la chaleur et la vie leur, apparut dans toute sa réalité : la chaleur entretient la vie ; ils ne trouvaient pas d’animaux vivants chez qui la vie existât sans la chaleur ; ils voyaient au contraire l’énergie vitale se déployer dans la proportion où l’animal participait à la chaleur et diminuer avec elle. Le froid produit d’abord un engourdissement de la vie et enfin la mort ; ce qui reste après, ce sont les matériaux que la chaleur vitale avait rassemblés et modelés, et qui dès ce moment retournent à leurs similaires et rentrent dans le vaste corps des choses inanimées. D’un autre côté, la vie est aussi la condition de la chaleur dans les animaux, car un animal frappé de mort se refroidit par degrés et ne diffère plus de la terre et des eaux dont son corps avait été formé.

Quand deux choses sont réciproquement la cause l’une de l’autre, cela revient à dire qu’elles sont identiques. Le feu, qui est le moteur des choses inorganisées, est donc aussi l’agent de ces mouvements d’une nature particulière qu’on appelle la vie, « âyur âyavê ».

Remarquons toutefois que l’idée se complique à mesure que l’ordre des faits observés s’élève. Le feu s’introduit dans les animaux et y entretient la vie de plusieurs manières, directement en s’échappant du soleil et en se répandant sur eux, indirectement avec les aliments dont ils se nourrissent et qui déjà le contiennent, enfin par le vent qu’ils respirent. Privés d’aliments ou suffoqués, les animaux se refroidissent et meurent. Il en est de même des végétaux. La vie n’existe donc et ne se perpétue sur la terre qu’à trois conditions : il faut que le feu pénètre les corps sous ses trois formes, dont une réside dans les rayons du soleil, une autre dans les aliments ignés et la troisième dans la respiration, qui est l’air renouvelé par le mouvement. Or, ces deux dernières procèdent, chacune à sa manière, du Soleil, (sûrya) ; son feu céleste est donc le moteur universel et le père de la vie ; celui qu’il engendra le premier, son fils éternel, c’est le feu d’ici-bas (agni), né de ses rayons ; et son second coopérateur éternel est l’air mis en mouvement, qu’on appelle aussi le vent ou l’esprit (vâyu).

Quant à la pensée, nulle part elle ne se manifeste sans la vie. De plus, elle ne se voit que chez les êtres où la vie se rencontre à un degré supérieur d’énergie, chez les animaux. Or, quand un animal est atteint par la mort, ses membres fléchissent, il tombe à terre, devient immobile, perd la respiration et la chaleur ; avec sa vie, sa pensée se dérobe. Si c’est un homme, tous ses sens étant anéantis, il n’est plus possible de tirer de sa bouche pâle et glacée aucune parole, de sa poitrine affaissée aucun son exprimant la joie ou la douleur ; sa main ne presse plus celle que lui tend un ami, un père, un enfant ; tout signe d’intelligence et de sentiment a cessé. Bientôt son corps se décompose, se fond, s’évapore, et il ne reste sur la terre qu’une tache noire et des os blanchis. Quant à la pensée, où est-elle ? Si l’expérience la montre indissolublement attachée à la vie, de telle sorte que la pensée cesse là où la vie s’éteint ; on peut croire que la pensée a la même destinée que la vie, ou plutôt que le principe qui pense est identique au principe vivant et ne forme jamais avec lui une dualité ; mais la vie, c’est la chaleur, et la chaleur tire son origine du soleil. Le feu est donc à la fois le moteur des choses, l’agent de la vie et le principe de la pensée.

Son action est double, car il est à la fois chaleur et lumière. Si le « père céleste » retirait sa lumière et que le monde tombât dans les ténèbres, l’intelligence serait amoindrie au point de n’être presque plus rien, car les êtres qui pensent, c’est-à-dire les animaux, et les hommes, tirent de la vue presque toutes leurs idées.

Par ces deux chemins, les hommes d’autrefois furent conduits à penser que le principe des choses est unique et universel et qu’il peut porter le nom de feu. Nous qui venons longtemps après eux, nous pouvons dire que le feu ainsi conçu doit être caractérisé par trois épithètes répondant à ses trois fonctions : dans le premier cas il est physique, dans le second il est physiologique ou vital, dans le troisième il est métaphysique ou divin.

Parvenus à cette dernière conception, les Aryas de l’Inde et de la Perse, mais surtout les premiers, entreprirent sur les phénomènes de l’intelligence une série d’analyses d’une extrême profondeur, que nos philosophies occidentales sont encore loin d’avoir égalées. Nous n’en parlerons pas ici, parce que la plupart d’entre elles, quoique faites par des prêtres, n’entrèrent jamais dans le domaine de la religion et demeurèrent libres à côté d’elle. Il faut seulement remarquer que, l’agent de la pensée ayant été identifié avec l’agent de la vie et du mouvement, il y avait lieu de distinguer encore dans la pensée des éléments de nature diverse et pour ainsi dire des degrés.

Il y a en effet un très-grand nombre d’idées sur lesquelles les hommes sont en désaccord, parce qu’elles sont nées en eux des points de vue particuliers où ils se sont trouvés par rapport aux choses, points de vue qui sont toujours divers. Il y en a d’autres, au contraire, sur lesquelles les hommes sont toujours d’accord, parce que les objets en sont d’une nature simple, universelle, et ne peuvent être aperçus que d’une seule manière. Ces dernières forment ce que les modernes appellent le domaine de la raison ; elles sont innées, elles éclairent la pensée individuelle pendant le cours de la vie et ne souffrent ni accroissement ni déclin. Tout le reste de la pensée est sujet à la naissance et à la mort. Parmi ces idées éternelles, il en est une qui est le centre de toutes les autres et dont celles-ci ne sont que des formes diverses : c’est l’idée de l’absolu. Elle est le principe de la science pour tous ceux qui le conçoivent. Le travail de l’esprit qui s’efforce de l’élucider constitue la science (vêda). La parole qui l’exprime est la plus haute et la plus compréhensive de toutes les paroles : c’est le mot, le verbe (vâk) par excellence ; et la voix qui l’énonce rend un chant sacré. Ce chant, ce mot, cette parole, cette science, cette raison, cette idée, voilà donc l’élément persistant de tout ce qui existe ; cet élément est en même temps l’agent de la vie et le premier moteur. Tous ces caractères réunis appartiennent à un même être qui n’a rien d’abstrait, ni rien qui soit individuel à la façon humaine. Chaque science, chaque culte, chaque langue le nomment à leur manière ; mais son vrai nom est Dieu, père universel et auteur de la vie, Ahura, Brahma.

Par la courte exposition que nous venons de faire de la doctrine fondamentale commune aux grandes religions, âryennes, aussi bien à la nôtre qu’à celles des Indiens et des Perses, on voit que le feu, conçu d’abord comme un agent physique, s’anime quand il s’agit d’expliquer les phénomènes de la vie, et devient un être métaphysique quand on le conçoit comme pensée suprême et absolue.

Les religions n’ont pas toutes attribué la même importance à chacun des trois rôles du principe igné. Les moins élevées ont fait prévaloir le premier ou tout au plus le second : telles ont été les religions grecques, latines et germaniques, connues sous le nom de religions païennes. Le mazdéisme des Perses et le brâhmanisme ont laissé une part considérable aux deux premiers rôles du feu dans l’interprétation de la nature ; mais, en appuyant plus encore sur le troisième, ils ont pris rang parmi les religions les plus spiritualistes. Le christianisme, sans oublier entièrement les deux premières fonctions du principe divin, a donné pourtant une importance en quelque sorte exclusive à la troisième ; la nature métaphysique de Dieu a presque absorbé toute l’idée ; à force de l’envisager dans ses attributs définis, la plupart des docteurs chrétiens l’ont détaché du monde et lui ont donné une personnalité excessive.

Dans la triple idée que l’on se fit des fonctions divines, chacune d’elles pouvait être prise pour symbole de celle qui venait immédiatement au-dessus. Le feu physique devint le symbole de la vie, et le feu vital devint le symbole ou la figure de l’être métaphysique ou de Dieu. Ce symbolisme fut l’élément le plus apparent et en quelque sorte le plus ostensible de la doctrine, et constitua cette partie des religions qu’on appelle le culte. Entrons dans quelques détails empruntés aux hymnes du Vêda.

On alluma sur un tertre de terre, en vue des assistants, un feu qui fut l’image de l’agent universel de la vie et de la pensée. Tout dans la cérémonie eut un caractère symbolique, c’est-à-dire une signification cachée aux impies, mais claire pour les initiés. Ce feu était tiré, par le frottement, de deux pièces de bois (aranî) qui le renfermaient éminemment, c’était sa « nativité. » La faible étincelle vivante, souvent appelée « le petit enfant, » était portée sur une poignée d’herbe sèche qu’elle enflammait aussitôt, et le feu se communiquait aux branches entassées sur l’autel ; mais, parvenu aux branches supérieures, il était menacé de s’éteindre : le prêtre alors répandait sur lui le beurre clarifié (ghrita) et le sôma, et dès ce moment le feu était surnommé oint (añjâna, akta, agni) ; il déployait une puissance souveraine et illuminait le monde de sa splendeur. Tous les êtres étaient invités à venir contempler ce spectacle de la vie concentrée en quelque sorte dans un petit espace et développant toutes ses énergies sur un terrain de quelques pieds.

Le lecteur, en effet, remarquera que le beurre du sacrifice et le sôma représentent ici toute la nature animée, car, chez les Aryas de l’Asie centrale, la vache était prise par excellence pour le type et le représentant des animaux, son lait pour le type des aliments, la crême pour la partie excellente du lait, le beurre pour la partie la plus pure de la crème, et le beurre fondu ou clarifié pour l’essence même du beurre ; répandu sur le foyer enflammé, il s’y consume entièrement et ne laisse après lui aucun résidu ; il est donc la matière animale là plus combustible, celle qui peut le mieux servir d’aliment au feu et en manifester l’énergie, c’est le feu lui-même prenant un corps et s’alimentant de sa propre substance, tanûnapât.

Le sôma, remplacé en Occident par le vin et dans le pays du Nord par la bière, jouait le même rôle parmi les matières végétales. C’est une liqueur alcoolique : le suc de l’asclépias acide, fermenté pendant trois jours, se changeait en un liquide spiritueux qui, répandu sur le feu, en faisait jaillir des flammes resplendissantes. Bu par les hommes, il leur procurait cette chaleur interne qui accroît l’énergie et enflamme le courage. Le sôma fut donc aisément adopté comme le type végétal des aliments liquides et des matières combustibles, c’est-à-dire comme un parfait réceptacle du feu et un profond symbole de la vie.

Depuis les époques les plus anciennes, le feu n’a plus cessé d’être allumé sur les autels et d’y présenter aux yeux l’image de la vie et de la pensée. Dans les temps primordiaux et même encore dans beaucoup d’hymnes du Vêda, le feu ne jouait pas toujours un rôle symbolique ; mais, à mesure que la religion devint plus spirituelle, ce rôle s’accrut. Chez nous, le feu qui brûle sur les autels et qui se renouvelle chaque année au temps de Pâques, le cierge, le vin, l’huile de certaines cérémonies, ne sont que les symboles d’une métaphysique profonde, plus ou moins bien interprétée par les docteurs, et dont les formules invariables sont conservées dans les rituels.

Le fait, aisé à constater, que chaque fonction inférieure du feu devint le symbole de sa fonction supérieure, est d’une extrême importance pour l’histoire des religions et pour l’appréciation de leur efficacité. L’homme n’a guère d’action sur la vie que par le moyen de la chaleur et des sources qui l’alimentent ; il en dispose à son gré, mais il ne parvient à les faire agir, qu’en s’appliquant à les connaître et à découvrir les lois auxquelles la vie elle-même est soumise. Ainsi, la supériorité appartient toujours aux hommes chez qui la force métaphysique de l’intelligence est la plus pénétrante et la plus productive. Ceux-ci devenaient donc nécessairement les premiers dans les sociétés religieuses, au temps où la science ne s’était pas encore sécularisée. Les autres ne concevaient que les rôles inférieurs du principe igné ; ils ne s’élevaient guère au dessus des symboles et des cérémonies du culte ; moins leur esprit était éclairé, plus la partie matérielle de la religion prenait d’importance à leurs yeux. Si une société tout entière venait à perdre de vue l’élément métaphysique de la religion, elle perdait peu à peu le fruit de l’institution et elle retombait dans la barbarie, jusqu’à ce qu’une religion nouvelle lui rendît un meilleur avenir et « la ressuscitât d’entre les morts. »

Il y a eu de grandes nations, dans l’antiquité, chez qui la métaphysique religieuse a été presque ignorée du peuple et ne s’est conservée que dans le secret des sanctuaires, et encore dans quelle mesure, nous l’ignorons. L’archéologie et la linguistique démontrent que ces nations, âryennes comme nous, avaient possédé dans leurs commencements la doctrine fondamentale et ne s’étaient séparées du berceau commun qu’à une époque où cette doctrine avait déjà ses principaux éléments arrêtés. L’examen des causes qui la firent perdre de vue aux Grecs, aux Latins et aux peuples du-Nord appellerait des développements étrangers à la question générale qui nous occupe.

C’est aussi un sujet d’une importance majeure que la recherche des causes en vertu desquelles la doctrine s’est intégralement conservée chez les deux grands peuples de l’Orient. Enfin, comment les Juifs n’en ont-ils eu qu’une partie ? comment, dans quelles circonstances et par quelles causes a-t-elle reparu, au temps de Tibère, sur les côtes du Levant, pour se répandre de là, sous le nom de christianisme, dans tout l’Occident ? Ces problèmes appartiennent à l’histoire des religions.

On a observé ci-dessus que trois ordres de faits sont à considérer. Avec les dogmes seuls, les religions ne seraient que des philosophies. Outre la doctrine il y a les symboles et les rites, c’est-à-dire les représentations figurées des dogmes et les pratiques qui en découlent.

Les monuments figurés de l’Orient sont loin d’être tous connus. Ceux de l’Occident sont sous nos yeux, et appartiennent surtout au christianisme ; les catacombes de Rome en fournissent un très-grand nombre ; mais plusieurs anciens sanctuaires, soit en Italie, soit dans le reste de l’Europe, soit même dans l’Asie occidentale et en Égypte, en renferment aussi de très-précieux. Ces monuments sont presque toujours symboliques et appellent une interprétation ; celle-ci est quelquefois donnée par les auteurs chrétiens ; mais le plus souvent leurs livres ne suffisent pas pour résoudre les problèmes : ainsi aucun livre chrétien ne donne l’origine du signe de la croix, par ce simple motif que ce signe est antérieur au christianisme ; il faut donc s’adresser ailleurs.

Or, il existe toute une classe d’écrits dont les exégètes de, notre temps ne se sont guère préoccupés : ce sont les rituels. Il existe une classe de faits qui s’accomplissent tous les jours parmi nous et qui semblent passer inaperçus : ce sont les rites, les pratiques du culte, en un mot les cérémonies des églises.

Les éléments du culte chrétien sont presque tous antérieurs à Jésus. Si l’on remonte au delà de notre ère, et qu’on lise la Bible, on verra que presque aucun d’eux ne se rencontrait dans le judaïsme ; que là où il paraît y avoir analogie, l’élément chrétien s’est séparé de l’élément mosaïque et s’est mis d’ordinaire en opposition avec lui, de peur que la confusion ne devînt possible ; on en conclura que ce n’est pas chez les Juifs qu’il faut chercher l’origine des rites et des symboles chrétiens, mais ailleurs, dans une civilisation étrangère aux Sémites.

Or, si l’on excepte la religion de l’ancienne Égypte, il n’y a, en dehors des Sémites, que les Aryens. Seulement, l’étude approfondie des symboles ne rattache pas le christianisme à la Perse aussi exclusivement que l’ont cru quelques savants : le livre de Zoroastre ne les explique pas suffisamment ; il faut aller jusque dans l’Inde pour trouver cette explication, cette « clé de la science, » comme dit l’Évangéliste. J’ajoute que, parvenue à ce point, la science voit se dérouler devant elle tout un horizon nouveau, occupé par les Indiens, les Perses et les chrétiens, et sur lequel le peuple Juif, rendu à ses proportions naturelles, n’occupe plus qu’un point imperceptible ; au delà des Indiens et des Perses apparaît non le Buddha, ni Zoroastre, ni même le Vêda, mais une doctrine âryenne primordiale d’où le Vêda, et Zoroastre, et après eux le christianisme, sont également issus. C’est ce grand fait que nous allons mettre en lumière.

Admettons comme démontré que les dogmes chrétiens procèdent de l’Asie, et que les livres de Zoroastre en donnent les formules : il reste à savoir si la doctrine des mages offre la plus ancienne forme connue de la religion âryenne. Le contraire est aujourd’hui démontré. La doctrine du Zend-Avesta est née d’une réforme et par là s’est mise à certains égards en opposition avec les anciennes croyances des Aryas. Tout le monde sait aussi que ces anciennes croyances ont été portées dans l’Inde par les Aryas du sud-est et qu’elles y ont engendré la religion brâhmanique. Le Vêda, qui les renferme, peut bien ne pas être antérieur en date à la plus ancienne partie du Zend-Avesta ; mais il n’en représente pas moins les vieilles croyances antérieures à Zoroastre.

Pour se rendre compte de la valeur de la réforme attribuée à ce législateur, il faut mettre son livre en parallèle avec le Vêda et marquer les éléments nouveaux qu’il a introduits dans la foi des Aryas. Or, si l’on établit cette comparaison, non pas avec le Vêda tout entier, mais avec ses plus anciens hymnes, on voit que l’Ahura-mazda de Zoroastre n’est autre chose que l’Asura des anciennes croyances. Cet asura, c’est le Soleil, qui par sa chaleur et sa lumière engendre la vie et la pensée. Seulement, la doctrine médo-perse a spiritualisé cette notion primitive ; elle a substitué à un objet matériel une conception idéale ; elle a fait du soleil et du feu le symbole et la production première d’un être supérieur et invisible, auquel elle a conservé le nom d’Ahura ; et ce mot n’a plus signifié que Vivant ou Principe de vie. D’autre part, elle a gardé à peu près tous les anciens dieux âryens, mais en les classant dans une hiérarchie régulière, à la tête de laquelle elle a placé cet Ahura suprême. Ces déités, anges ou génies, portent aussi dans le Zend-Avesta le titre d’ahura, comme dans le Vêda les dieux sont aussi des asuras.

L’extérieur des croyances, en prenant la forme médo-perse, n’a donc presque pas été changé. Mais la réforme même et la lutte d’où elle est née attestent qu’une scission, qu’un schisme s’était produit au sein de la société âryenne, lorsque Zoroastre fonda la religion d’Ormuzd. La nature de ce schisme est clairement indiquée dans l’Avesta, où les Aryas du parti adverse sont accusés de polythéisme et leurs dieux (dêvas) transformés en mauvais génies. Elle l’est aussi, non dans le Vêda, qui n’en porte pas la plus faible trace, mais dans le brâhmanisme des temps postérieurs, où nous voyons les dêvas devenus les objets du culte et les asuras devenus les ennemis des dieux. Par conséquent le mazdéisme est né d’un abaissement des dieux au profit des Asuras et particulièrement du premier d’entre eux, Ahura-mazda, Ormuzd ; le brâhmanisme est né d’un abaissement des Asuras au profit des dieux et bientôt au profit du plus grand d’entre eux, Brahmâ.

Quant au Vêda, il représente une époque antérieure au schisme et contient par conséquent les dogmes communs, d’où les deux religions sont sorties. Plus tard, moralement et géographiquement séparées, elles furent également soumises à ce développement graduel que la pensée individuelle des docteurs produit toujours au sein des religions : l’Ahura-mazda des anciens temps fut mis presque au même niveau que l’Esprit du mal et vit s’élever au-dessus de lui un être métaphysique suprême qui reçut le titre d’Akarana, c’est-à-dire l’Inactif ; dans l’Inde, les brâhmanes s’élevèrent de même à l’idée du principe inactif, au-dessus duquel rien ne peut plus se concevoir, et qui reçut le nom neutre de Brahma. Ainsi les deux branches orientales de la religion primitive se rapprochaient l’une de l’autre ; par un mouvement intérieur d’évolution, elles semblaient revenir à l’unité d’où elles s’étaient séparées ; mises en parallèle l’une avec l’autre, elles n’offraient plus aux savants alexandrins qu’un seul et unique système, dont la base était la réalité physique et dont le sommet s’élançait vers un panthéisme sans retour.

Est-ce de là que le christianisme est sorti ? Oui, pour la partie abstraite des dogmes sauf une influence sémitique dont on parlera ci-après. C’est, un premier pas vers la solution du problème. D’autres documents vont nous permettre de faire le dernier. En effet, s’il est établi, d’une part, que le fond des dogmes chrétiens procède du mazdéisme, et d’autre part que le mazdéisme est lui-même la forme iranienne d’une doctrine dont une expression antérieure se trouve dans le Vêda, il en faut conclure que le Vêda peut seul rendre compte à la fois des dogmes zoroastriens et chrétiens, et que c’est dans les hymnes du Vêda et non dans la Bible que nous devons chercher la source primordiale du christianisme.

Cette conclusion est-elle confirmée par l’étude comparative du Vêda et des livres chrétiens ? Elle l’est de la façon la plus complète, car non seulement les dogmes, mais les symboles et les rites chrétiens se retrouvent tout faits dans la religion védique. Seulement, il faut tenir compte du progrès accompli par l’esprit humain durant les nombreux siècles écoulés entre les Hymnes et l’époque d’Auguste, et des transformations qu’une idée peut subir en traversant des civilisations variées.

Le Symbole des apôtres, exposition de la foi chrétienne, s’est formé peu à peu par voie d’addition et de développement, et la seule formule exigée des premiers chrétiens se réduisait à ces mots : « Je crois au Père, au Fils et à l’Esprit. » Cette formule n’est pas juive ; elle procède de Zoroastre. Enfin ; nous trouvons dans le Nirukta de Yâska que les plus anciens auteurs védiques n’admettaient que trois dieux, Savitri, Agni et Vâyu, et que toutes les autres divinités éiaient des formes variées et des noms divers donnés a quelqu’un des trois, d’après la diversité des phénomènes naturels et des fonctions divines.

Le nom de Savitri signifie producteur ou Père ; sa place est dans le ciel, ce qui le fait désigner fréquemment dans le Vêda sous le nom de Père céleste. Matériellement, c’est le Soleil ; mais dans tout le recueil le soleil n’est considéré que comme le char ou la roue de Savitri.

Agni est le feu : le mythe du feu occupe une place importante dans presque toutes les religions ; M. Kuhn en a exposé, dans un savant ouvrage, les principales transformations en Occident[1]. L’Agni des hymnes est le feu dans toutes les acceptions directes ou figurées du mot français ; sa place est sur la terre, au foyer domestique, sur l’autel ; il est la vie et la pensée en chacun des êtres qui vivent et qui pensent. Sa naissance est mystique, car d’une certaine manière, il a un père terrestre qui porte le nom de Twastri, c’est-à-dire le Charpentier ; d’une autre manière, venu du ciel par une voie mystérieuse, il est conçu dans le sein maternel par l’acte de Vâyu qui est l’Esprit. Vâyu dans le sens matériel est le vent, c’est-à-dire l’air en mouvement, sans lequel il est impossible que le feu brûle ou s’allume ; dans le sens métaphysique, il est l’esprit de vie et l’auteur de l’immortalité pour les vivants. Telle est la première forme sous laquelle apparaît dans l’histoire le dogme de la Trinité : le Soleil, le Feu et le Vent.

On dira : la Trinité est donc une conception matérielle ? — Le Vêda nous permet de répondre non, sans hésiter : partout, dans les hymnes, à côté de ces trois objets physiques se place une conception idéale, un être vivant dont ils ne sont pour ainsi dire que l’image ou l’instrument. De plus, quand on recherche la nature intime de chacun d’eux on les voit partout substantiellement identifiés, de sorte que sous une apparence polythéiste se cache déjà cette unité du principe suprême, si brillamment mise en lumière par les derniers chantres de cette période.

En réalité, même au sens matériel, le soleil agit surtout par sa chaleur et par sa lumière, qui sont Agni lui-même ; et si sur terre la vie et avec elle la pensée se développent dans le retour périodique des années, c’est en vertu des rayons que le soleil envoie. Mais comme la pensée, qui a toujours pour compagne la vie, n’est pas un phénomène de l’ordre physique et échappe aux sens, l’auteur de la vie, pour être l’auteur de la pensée, doit être conçu comme un être métaphysique, supérieur à la matière. Aussi voyons-nous partout dans les hymnes la théorie physique du Feu marcher de pair avec une théorie philosophique de la plus grande élévation. C’est donc une doctrine à double face et telle que doit être toute grande interprétation de la réalité. Ce parallélisme du monde matériel et du monde métaphysique existe dans l’Avesta, comme dans l’Inde ; il se retrouve aussi tout entier dans nos rituels, dans nos symboles et dans la légende chrétienne.

Des trois personnes de la Trinité âryenne, il en est une qui a joué dans la religion un rôle plus important que les deux autres : c’est Agni. Son action dans la nature physique commence au soleil, dans lequel il réside éternellement et dont il est la gloire ; le Fils est la gloire du Père. Dans le mouvement oblique de cet astre, il marche avec lui d’Orient en Occident, au-dessus des nuées du ciel ; pour celui qui contemple le Soleil, il est assis à la droite du Père, puisque le Père s’avance le premier. C’est là qu’Agni règne dans toute sa splendeur : il est le roi des cieux, la tête de l’éther ; sa grandeur dépasse le ciel et les mondes ; la terre et le ciel lui obéissent ; il reçoit l’hommage de tous les êtres divins. Des lieux élevés où il est placé, il voit toutes choses, il connaît tout, les profondeurs du ciel, les races des dieux et des hommes et tous leurs secrets, car tous les êtres sont contenus en lui. Plus bas, Agni brille au sein des nuages, dans la foudre et les tonnerres ; porté sur un char d’où les éclairs étincellent, il est irrésistible, il met en fuite ou foudroie ses ennemis ; il porte alors le nom d’Indra, qui signifie roi ; il répand la pluie fécondante et avec elle la vie.

Mais c’est principalement dans l’enceinte sacrée que se développent le rôle et la théorie d’Agni ; nous allons en retracer les principaux traits.

Le feu sacré a pour père Twastri, et pour mère la divine Mâyâ.

Twastri est le charpentier divin qui prépare le bûcher et les deux pièces de bois nommées aranî, dont le frottement doit engendrer l’enfant divin.

Mâyâ est la personnification de la puissance productrice, sous sa forme féminine ; chaque être divin a sa mâyâ.

La naissance d’Agni est signalée au prêtre astronome par l’apparition d’une étoile, nommée en sanscrit savanagraha ; dès qu’il l’a vue, le prêtre annonce au peuple la bonne nouvelle ; bientôt le soleil commence à blanchir l’horizon au-dessus des collines ; le peuple des campagnes est accouru pour adorer le nouveau-né. A peine la faible étincelle a-t-elle jailli du sein maternel, c’est-à-dire de celui des deux bois, qui est appelé la mère et en qui surtout réside la divine mâyâ, qu’elle prend le nom d’enfant ; on trouve dans le Vêda des hymnes d’une poésie ravissante sur cette frêle et divine créature qui vient d’apparaître. Les parents déposent le petit enfant sur de la paille ; à côté de lui est la vache mystique, c’est-à-dire le lait et le beurre, et chez d’autres Aryens l’âne qui a porté sur son dos le fruit dont le jus a donné la liqueur sacrée ; devant lui est un saint ministre représentant de Vâyu ; il tient à la main le petit éventail oriental en forme de drapeau, et il l’agite pour activer cette vie qui menace de s’éteindre. De là le petit enfant est porté sur l’autel : il y acquiert une force merveilleuse, qui dépasse la compréhension de ses adorateurs ; tout s’illumine autour de lui ; sa lumière insaisissable détruit les ténèbres et révèle le monde ; les anges (dêvas) et les hommes se réjouissent et, se prosternant, chantent un hymne en son honneur. A sa gauche le soleil levant, à sa droite la pleine Lune sont à l’horizon et semblent pâlir et lui rendre hommage.

Comment s’est produite cette transfiguration d’Agni ? Au moment où un prêtre posait le jeune dieu sur l’autel, un autre a versé sur sa tête la liqueur sacrée, le spiritueux soma, et bientôt lui a donné l’onction en répandant sur lui le beurre du saint sacrifice. Quand sa main a répandu sur Agni le beurre clarifié, il porte le nom d’Oint (akta). Ces matières inflammables l’ont fait grandir : sa flamme s’élance environnée de gloire ; il resplendit au sein d’un nuage de fumée qui monte en colonne vers le ciel, et sa lumière va s’unir à celle des luminaires d’en haut. Le « dieu aux belles clartés dévoile aux hommes ce qui était caché : » du milieu de l’enceinte où il trône, il enseigne les docteurs, il est le gourou des gourous (le maître des maîtres), et prend alors le nom de Jâtavédas, c’est-à-dire celui en qui la science est innée.

Ici se développe dans le Vêda toute une mystique sans laquelle les religions des temps postérieurs sont à peine intelligibles, et dont la connaissance répand sur elles une lumière inattendue.

Il est une plante dont les sucs se nourrissent de la rosée des nuits sous les rayons de la lune, et qui, mûrie par le soleil dont elle concentre les feux, fournit aux hommes un jus savoureux, d’abord sucré, puis clarifié par la fermentation et enfin rempli d’une matière ignée, combustible, d’un véritable esprit de vie. Consumé par le feu, il lui donne une ardeur et des flammes étonnantes ; consommé par l’homme, il rend son âme ardente et remplit son corps d’une vigueur nouvelle. Cette plante a varié selon les latitudes : dans l’Inde, c’est une asclépiade, que l’on nomme soma ; dans l’Asie centrale, chez les Médo-Perses, elle porte le nom identique de haoma ; dans l’Occident, c’est la vigne. Donné aux hommes par une grâce divine, cet arbuste a été apporté par un oiseau céleste nommé çyêna, l’épervier ; et c’est dans un de ses rameaux que, d’un vol rapide, il a fait descendre sur terre le feu d’en haut.

Le jus de ces plantes est devenu la liqueur sacrée chez tous les peuples âryens. Agni réside en elle ; il y est présent, quoique invisible : c’est ce qu’affirment mainte fois les poètes vêdiques, comme un dogme reconnu de leur temps. Le vase qui la contient contient donc aussi Agni sous une forme mystique, et puisque Agni en peut sortir sous la figure mouvante du feu, ce vase contient encore la mère d’Agni, la divine Mâyâ. C’est le calice qui renferme le sang de la victime immolée.

D’un autre côté, si la liqueur sacrée est prise pour l’emblème des aliments liquides dans toute la nature, l’aliment solide est représenté par le gâteau, qui dans l’Inde védique est composé de farine et de beurre, matières éminemment combustibles et nutritives. Agni est donc aussi présent dans l’offrande solide. C’est ce dont les auteurs du Vêda ne font aucun doute.

Ces offrandes sont présentées au feu sacré sur l’autel. Le feu les consume, les transforme et les élève en vapeurs odoriférantes vers le ciel, où elles vont se réunir au corps glorieux des êtres divins et finalement au Père céleste, présent à la cérémonie. Agni devient ainsi le médiateur de l’offrande, le sacrificateur, le prêtre mystique ; et comme l’offrande le contient sous des apparences matérielles, c’est un sacrificateur qui s’offre lui-même comme victime. Alors a lieu le festin sacré : la sainte table védique consistait en gazon, barhis, kuça ou dùrba, que l’on étendait à terre ; les prêtres et après eux les convives du banquet divin recevaient chacun sa part de l’hostie et la mangeaient comme un aliment choisi, dans lequel Agni était renfermé.

L’effet moral de cette communion primordiale était extraordinaire. Car Agni étant la vie et la pensée, ceux en qui il s’incorpore deviennent participants d’une même vie et d’une même pensée, frères selon la chair et selon l’esprit ; et comme ce culte ne réunissait alors que les hommes de race âryenne, c’est lui qui soutenait la communauté et en qui se réunissaient ces sentiments que d’un mot latin nous avons appelés amour de la patrie.

De plus l’Agni du Vêda, étant la vie dans l’individu, est aussi le médiateur qui transmet la vie et l’auteur des générations : principe masculin suprême (purusha), il vit dans les pères et revit dans les fils, « il est le mari des femmes et le fiancé des filles ; » il réside pleinement dans le père de famille maître de maison, plus pleinement encore dans le roi chef du peuple et éminemment dans le prêtre, dont la pensée l’a conçu, dont la voix le chante, dont la main et la bénédiction (swasti) l’engendrent sur l’autel. Quand un homme meurt, le feu de la vie et de la pensée se retire de lui et laisse à la terre ses membres glacés, son souffle retourne à Vâyu, sa vue au Soleil.

« Mais il est une partie immortelle ; c’est elle, ô Agni, qu’il faut échauffer de tes rayons, enflammer de tes feux ; ô Jâtavêdas, dans le corps glorieux formé par toi, transporte-la au monde des pieux. » (Vêda, X, 16.)

Ce monde où siège la lumière éternelle, la félicité, où brillent les mondes radieux, où la satisfaction naît avec le désir, est situé dans les régions célestes où règne le Père : c’est le Paradis, le paradêça des Médo-Perses, le séjour de l’immortalité.

Enfin Agni a la puissance de rendre les morts à la vie. Il a ressuscité Subandhu : lorsque ses frères eurent prononcé sur ce jeune homme les formules de résurrection, Agni leur apparut au milieu de la cérémonie, et se tenant en face du cadavre, il lui dit :

« Voici le père, voici la mère, voici ta vie qui revient ; voici ta délivrance, ô bon ami ; viens ici, lève toi…

« J’ai repris l’âme de notre cher ami à Yama, fils de de Vivaswat, pour la vie et non pour la mort, oui, certes, pour le salut : » (Vêda, X, 60, 7 et 10).

Subandhu se releva, et ses frères chantèrent l’hymne de la résurrection et de la vie.

Je ne veux pas pousser plus loin l’analyse de la théorie d’Agni, telle qu’elle est dans les Hymnes indiens ; le lecteur curieux d’en savoir plus long à cet égard pourra recourir au Vêda lui-même.

Il faut distinguer dans le dogme chrétien fondamental les trois éléments qui s’y trouvent réunis et que j’appellerai la théorie du Christ, la légende du Christ et l’histoire de Jésus.

La théorie du Christ est antérieure à la venue du Seigneur : les Juifs attendaient depuis longtemps le Messie ; ils l’avaient vu en partie dans certains personnages historiques, tel que Cyrus ; Simon le magicien se donnait pour le Messie ; au temps d’Auguste, l’attente du Méssie était dans tous les cœurs. Les Juifs ne le reconnurent pas dans Jésus. Saint Paul, saint Luc, les Marcionites professaient hautement que le Christ n’était point le Messie des Hébreux, mais le fils du Père céleste, venu pour sauver tous les hommes malgré la Loi. Mais la théorie du Christ fils de Dieu était tout entière dans les Apocryphes d’Alexandrie et de Palestine, et chez les sectes juives issues de l’influence âryenne lors de la Captivité. Elle était sous sa forme idéale dans le Zend-Avesta ; enfin nous venons de la montrer sous sa double forme, matérielle et métaphysique, dans les Hymnes indiens. Or, les auteurs de ces hymnes la donnent comme créée bien longtemps avant eux et symbolisée dans un grand culte national, dont Ribhou, qui est probablement Orphée, est présenté comme l’organisateur. Cette tradition, commune aux Grecs et aux Indiens, nous reporte au temps où les branches du tronc âryen ne s’étaient pas encore séparées et où cette famille vivait dans son unité le long des vallées de l’Oxus. C’est donc là qu’il faut chercher l’origine de la théorie du Christ.

Presque tous les éléments de la légende du Christ se trouvent dans le Vêda, sa double filiation, sa conception miraculeuse, sa naissance avant l’aurore au milieu de faits extraordinaires, son baptême dans les eaux, l’onction sainte d’où il tire son nom, sa science précoce, sa transfiguration, ses miracles, son ascension vers le ciel, où il va rejoindre le Père céleste qui l’avait engendré éternellement pour être le sauveur des hommes.

Nous ne connaissons presque rien de la vie de Jésus ; son nom même nous est inconnu ; puisque Jésus ou sauveur est un surnom qui se donnait depuis deux cents ans et que christ est une qualification qu’il reçut plus tard ; la partie légendaire des évangiles et des autres livres saints étant ôtée, il ne reste pas de matériaux suffisants pour composer une histoire réelle. Celles qu’on a publiées sont des œuvres d’imagination et des romans.

D’un autre côté, la réalité de la vie de Jésus et de sa prédication est attestée non seulement par les livres chrétiens, mais aussi par les témoignages étrangers les moins suspects.

On fit donc à Jésus l’application de la théorie et de la légende, telles qu’elles existaient auparavant : par lui, les dogmes reçus de Babylone comme une tradition non interrompue, acquirent une réalité ou du moins un aspect historique.

  1. Herabkunft der Feuers, par Kuhn.