La Science nouvelle (Vico)/Livre 2/Chapitre 11

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Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 500-506).


CHAPITRE XI


DE LA GÉOGRAPHIE POÉTIQUE.


La géographie poétique, l’autre œil de l’histoire fabuleuse, n’a pas moins besoin d’être éclaircie que la chronologie poétique. En conséquence d’un de nos axiomes [les hommes qui veulent expliquer aux autres des choses inconnues et lointaines dont ils n'ont pas la véritable idée, les décrivent en les assimilant à des choses connues et rapprochées), la géographie poétique, prise dans ses parties et dans son ensemble, naquit dans l’enceinte de la Grèce, sous des proportions resserrées. Les Grecs sortant de leur pays pour se répandre dans le monde, la géographie alla s’étendant jusqu’à ce qu’elle atteignît les limites que nous lui voyons aujourd’hui. Les géographes anciens s’accordent à reconnaître une vérité dont ils n’ont point su faire usage : c’est que les anciennes nations, émigrant dans des contrées étrangères et lointaines, donnèrent des noms tirés de leur ancienne patrie aux cités, aux montagnes et aux fleuves, aux isthmes et aux détroits, aux îles et aux promontoires.

C’est dans l’enceinte même de la Grèce que l’on plaça d’abord la partie orientale appelée Asie ou Inde, l’occidentale appelée Europe ou Hespérie, la septentrionale nommée Thrace ou Scythie, enfin la méridionale, dite Lybie ou Mauritanie. Les parties du monde furent ainsi appelées du nom du petit monde de la Grèce, selon la situation des premières relativement à celle des dernières. Ce qui le prouve, c’est que les vents cardinaux conservent dans leur géographie les noms qu’ils durent avoir originairement dans l’intérieur de la Grèce.

D’après ces principes, la grande péninsule située à l’orient de la Grèce conserva le nom d’Asie Mineure, après que le nom d’Asie eut passé à cette vaste partie orientale du monde que nous appelons ainsi dans un sens absolu. Au contraire, la Grèce, qui était à l’occident par rapport à l’Asie, fut appelée Europe, et ensuite ce nom s’étendit au grand continent que limite l’Océan occidental. — Ils appelèrent d’abord Hespérie la partie occidentale de la Grèce sur laquelle se levait le soir l’étoile Hespérus. Ensuite, voyant l’Italie dans la même situation, ils la nommèrent Grande Hespérie. Enfin, étant parvenus jusqu’à l’Espagne, ils la désignèrent comme la dernière Hespérie. — Les Grecs d’Italie, au contraire, durent appeler Ionie la partie de la Grèce qui était orientale relativement à eux ; la mer qui sépare la Grande Grèce de la Grèce proprement dite, en garde le nom d’Ionienne. Ensuite l’analogie de situation entre la Grèce proprement dite et la Grèce asiatique, fit appeler Ionie, par les habitants de la première, la partie de l’Asie Mineure qui se trouvait à leur orient. [Il est probable que Pythagore vint en Italie de Samé, partie du royaume d’Ulysse située dans la première Ionie, plutôt que de Samos, située dans la seconde]. — De la Thrace grecque vinrent Mars et Orphée ; ce dieu et ce poète théologien ont évidemment une origine grecque. De la Scythie grecque vint Anacharsis avec ses oracles scythiques non moins faux que les vers d’Orphée. De la même partie de la Grèce sortirent les Hyperboréens, qui fondèrent les oracles de Delphes et de Dodone. C’est dans ce sens que Zamolxis fut Gète, et Bacchus Indien. — Le nom de Morée, que le Péloponèse conserve jusqu’à nos jours, nous prouve assez que Persée, héros d’une origine évidemment grecque, fit ses exploits célèbres dans la Mauritanie grecque ; le royaume de Pélops ou Péloponèse a l’Achaïe au nord, comme l’Europe est au nord de l’Afrique. Hérodote raconte qu’autrefois les Maures furent blancs, ce qu’on ne peut entendre que des Maures de la Grèce, dont le pays est appelé encore aujourd’hui la Morée blanche. — Les Grecs avaient d’abord appelé Océan toute mer d’un aspect sans bornes, et Homère avait dit que l’île d’Éole était ceinte par l’Océan. Lorsqu’ils arrivèrent à l’Océan véritable, ils étendirent cette idée étroite, et désignèrent par le nom d’Océan la mer qui embrasse toute la terre comme une grande île 1 - 2.




NOTES

1 Ces principes de géographie peuvent justifier Homère d’erreurs très graves qui lui sont imputées à tort. Par exemple les Cimmériens durent avoir, comme il le dit, des nuits plus longues que tous les peuples de la Grèce, parce qu’ils étaient placés dans sa partie la plus septentrionale ; ensuite on a reculé l’habitation des Cimmériens jusqu’aux Palus-Méotides. On disait, à cause de leurs longues nuits, qu’ils habitaient près des enfers, et les habitants de Cumes, voisins de la grotte de la Sibylle, qui conduisait aux enfers, reçurent, à cause de cette prétendue analogie de situation, le nom de Cimmériens. Autrement il ne serait point croyable qu’Ulysse, voyageant sans le secours des enchantements (contre lesquels Mercure lui avait donné un préservatif), fût allé un jour voir l’enfer chez les Cimmériens des Palus-Méotides, et fût revenu le même jour à Circéi, maintenant le mont Circello, près de Cumes. — Les Lotophages et les Lestrigons durent aussi être voisins de la Grèce.

Les mêmes principes de Géographie poétique peuvent résoudre de grandes difficultés dans l’Histoire ancienne de l’Orient, où l’on éloigne beaucoup, vers le nord ou le midi des peuples qui durent être placés d’abord dans. l’orient même.

Ce que nous disons de la Géographie des Grecs se représente dans celle des Latins. Le Latium dut être d’abord bien resserré, puisqu’en deux siècles et demi Rome, sous ses rois, soumit à peu près vingt peuples sans étendre son empire à plus de vingt milles. L' Italie fut certainement circonscrite par la Gaule Cisalpine et par la Grande Grèce ; ensuite les conquêtes des Romains étendirent ce nom à toute la Péninsule. La mer d’Étrurie dut être bien limitée lorsqu’Horatius Coclès arrêtait seul toute l’Étrurie sur un pont ; ensuite ce nom s’est étendu par les victoires de Rome à toute cette mer qui baigne la côte inférieure de l’Italie. De même, le Pont où Jason conduisit les Argonautes dut être la terre la plus voisine de l’Europe, celle qui n’en est séparée que par l’étroit bassin appelé Propontide ; cette terre dut donner son nom à la mer du Pont, et ce nom s’étendit à tout le golfe que présente l’Asie dans cette partie de ses rivages où fut depuis le royaume de Mithridate ; le père de Médée, selon la même fable, était né à Chalcis, dans cette ville grecque de l’Eubéc qui s’appelle maintenant Négrepont. — La première Crète dut être une île dans cet archipel où les Cyclades forment une sorte de labyrinthe ; c’est de là probablement que Minos allait en course contre les Athéniens ; dans la suite, la Crète sortit de la mer Egée pour se fixer dans celle où nous la plaçons.

Puisque des Latins nous sommes revenus aux Grecs, remarquons que cette nation vaine, en se répandant dans le monde, y célébra partout la guerre de Troie et les voyages des héros errant après sa destruction, des héros grecs, tels que Ménélas, Diomède, Ulysse, et des héros troyens, tels que Anténor, Capys, Énée. Les Grecs ayant retrouvé dans toutes les contrées du monde un caractère de fondateurs des sociétés analogue à celui de leur Hercule de Thèbes, ils placèrent partout son nom et le firent voyager par toute la terre qu’il purgeait de monstres sans en rapporter dans sa patrie autre chose que de la gloire. Varron compte environ quarante Hercules, et il affirme que celui des Latins s’appelait Dius Fidius ; les Égyptiens, aussi vains que les Grecs, disaient que leur Jupiter Ammon était le plus ancien des Jupiters, et que les Hercules des autres nations avaient pris leur nom de l’Hercule égyptien. Les Grecs observèrent encore qu’il y avait eu partout un caractère poétique des bergers parlant en vers ; chez eux c’était Évandre l’Arcadien ; Évandre ne manqua pas de passer de l’Arcadie dans le Latium, où il donna l’hospitalité à l’Hercule grec, son compatriote, et prit pour femme Carmenta, ainsi nommée de carmina, vers ; elle trouva chez les Latins les lettres, c’est-à-dire les formes des sons articulés qui sont la matière des vers. Enfin ce qui confirme tout ce que nous venons de dire, c’est que les Grecs observèrent ces caractères poétiques dans le Latium, en même temps qu’ils trouvèrent leurs Curètes répandus dans la Saturnie, c’est-à-dire dans l’ancienne Italie, dans la Crète et dans l’Asie.

Mais comme ces mots et ces idées passèrent des Grecs aux Latins dans un temps où les nations, encore très sauvages, étaient fermées aux étrangers[1], nous avons demandé plus haut qu’on nous passât la conjecture suivante : Il peut avoir existé sur le rivage du Latium une cité grecque, ensevelie depuis dans les ténèbres de l’antiquité, laquelle aurait donné aux Latins les lettres de l’alphabet. Tacite nous apprend que les lettres latines furent d’abord semblables aux plus anciennes des Grecs, ce qui est une forte preuve que les Latins ont reçu l’alphabet grec de ces Grecs du Latium, et non de la Grande Grèce, encore moins de la Grèce proprement dite ; car s’il en eût été ainsi, ils n’eussent connu ces lettres qu’au temps de la guerre de Tarcnte et de Pyrrhus, et alors ils se seraient servis des plus modernes, et non pas des anciennes.

Les noms d’Hercule, d’Évandre et d’Énée passèrent donc de la Grèce dans le Latium par l’effet de quatre causes que nous trouverons dans les mœurs et le caractère des nations : 1° Les peuples encore barbares sont attachés aux coutumes de leur pays ; mais à mesure qu’ils commencent à se civiliser, ils prennent du goût pour les façons de parler des étrangers, comme pour leurs marchandises et leurs manières ; c’est ce qui explique pourquoi les Latins changèrent leur Dius Fidius pour l’Hercule des Grecs, et leur jurement national Medius Fidius pour Mehercule, Mecastor, Edepol. 2° La vanité des nations, nous l’avons souvent répété, les poussee à se donner l’illustration d’une origine étrangère, surtout lorsque les traditions de leurs âges barbares semblent favoriser cette croyance ; ainsi, au moyen âge, Jean Yillani nous raconte que Fiesole fut fondée par Atlas, et qu’un roi troyen du nom de Priam régna en Germanie ; ainsi les Latins méconnurent sans peine leur véritable fondateur, pour lui substituer Hercule, fondateur de la société chez les Grecs, et changèrent le caractère de leurs bergers-poètes pour celui de l’Arcadien Évandre. 3° Lorsque les nations remarquent des choses étrangères, qu’elles ne peuvent bien expliquer avec des mots de leur langue, elles ont nécessairement recours aux mots des langues étrangères. 4° Enfin, les premiers peuples, incapables d’abstraire d’un sujet les qualités qui lui sont propres, nomment les sujets pour désigner les qualités ; c’est ce que prouvent d’une manière certaine plusieurs expressious de la langue latine. Les Romains ne savaient ce que c’était que luxe ; lorsqu’ils l’eurent observé dans les Tarentins, ils dirent un Tarentin pour un homme parfumé. Ils ne savaient ce que c’était que stratagème militaire ; lorsqu’ils l’eurent observé dans les Carthaginois, ils appelèrent les stratagèmes punicas artes, les arts puniques ou carthaginois. Ils n’avaient point l’idée du faste ; qu’ils le remarquèrent dans les Capouans, ils dirent supercilium campanicum, pour fastueux, superbe.

C’est de cette manière que Numa et Ancus furent Sabins ; les Sabins étant remarquables par leur piété, les Romains dirent Sabin, faute de pouvoir exprimer religieux. Servius Tullius fut Grec dans le langage des Romains, parce qu’ils ne savaient pas dire habile et rusé.

Peut-être doit-on comprendre de cette manière les Arcadiens d’Évandre et les Phrygiens d’Énée. Comment des bergers, qui ne savaient ce que c’est que la mer, seraient-ils sortis de l’Arcadie, contrée toute méditerranée de la Grèce, pour tenter une si longue navigation et pénétrer jusqu’au milieu du Latium ? Cependant toute tradition vulgaire doit avoir originairement quelque cause publique, quelque fondement de vérité… Ce sont les Grecs qui, chantant par tout le monde leur guerre de Troie et les aventures de leurs héros, ont fait d’Énée le fondateur de la nation romaine, tandis que, selon Bochart, il ne mit jamais le pied en Italie, que Strabon assure qu’il ne sortit jamais de Troie, et qu’Homère, dont l’autorité a plus de poids ici, raconte qu’il y mourut et qu’il laissa le trône à sa postérité. Cette fable, inventée par la vanité des Grecs et adoptée par celle des Romains, ne put naître qu’au temps de la guerre de Pyrrhus, époque à laquelle les Romains commencèrent à accueillir ce qui venait de la Grèce.

Il est plus naturel de croire qu’il exista sur le rivage du Latium une cité grecque qui, vaincue par les Romains, fut détruite en vertu du droit héroïque des nations barbares, que les vaincus furent reçus à Rome dans la classe des plébéiens, et que, dans le langage poétique, on appela dans la suite Arcadiens ceux d’entre les vaincus qui avaient d’abord erré dans les forêts, Phrygiens ceux qui avaient erré sur mer.


2. La géographie, comprenant la nomenclature et la chorographie ou description des lieux, principalement des cités, il nous reste à la considérer sous ce double aspect pour achever ce que nous avions à dire de la sagesse poétique.

Nous avions remarqué plus haut que les cités héroïques furent fondées par la Providence dans des lieux d’une forte position, désignés par les Latins, dans la langue sacrée de leur âge divin, par le nom. d’Ara, ou bien d’Arces (de là, au moyen âge, l’italien rocche, et ensuite castella pour seigneuries). Ce nom d’Ara dut s’étendre à tout le pays dépendant de chaque cité héroïque, lequel s’appelait aussi Ager, lorsqu’on le considérait sous le rapport des limites communes avec les cités étrangères, et territorium sous le rapport de la juridiction de la cité sur les citoyens. Il y a sur ce sujet un passage remarquable de Tacite ; c’est celui où il décrit l’Ara maxima d’Hercule à Rome : Igitur a foro boario ubi æneum bovis simulacrum adspicimus, quia id genus animalium aratro subditur, sulcus designandi oppidi captus, ut magnam Herculis aram complecteretur, ara Herculis erat. Joignez-y le passage curieux où Salluste parle de la fameuse Ara des frères Philènes, qui servait de limites à l’empire carthaginois et à la Cyrénaïque. Toute l’ancienne géographie est pleine de semblables aræ ; et pour commencer par l’Asie, Cellarius observe que toutes les cités de la Syrie prenaient le nom d’Are, avant ou après leurs noms particuliers ; ce qui faisait donner à la Syrie elle-même celui d’Aramea ou Aramia. Dans la Grèce, Thésée fonda la cité d’Athènes en érigeant le fameux autel des malheureux. Sans doute il comprenait avec raison sous cette dénomination les vagabonds sans lois et sans culte qui, pour échapper aux rixes continuelles de l’état bestial, cherchaient un asile dans les lieux forts occupés par les premières sociétés, faibles qu’ils étaient par leur isolement, et manquant de tous les biens que la civilisation assurait déjà aux hommes réunis par la religion.

Les Grecs prenaient encore ara dans le sens de vœu, action de dévouer, parce que les premières victimes saturni hostiæ, les premiers anathèmata, diris devoti, furent immolés sur les premières Arse, dans le sens où nous prenons ce mot. Ces premières victimes furent les hommes encore sauvages qui osèrent poursuivre sur les terres labourées par les forts les faibles qui s’y réfugiaient (campare en italien, du latin campus, pour se sauver). Ils y étaient consacrés à Vesta et immolés. Les Latins en ont conservé supplicium, dans les deux sens de supplice et de sacrifice. En cela la langue grecque répond à la langue latine : ara, vœu, action de dévouer, veut dire aussi noxa, la personne ou la chose coupable, et de plus diræ, les Furies, Les premiers coupables qu’on dévoua, primæ noxæ, étaient consacrés aux Furies, et ensuite sacrifiés sur les premières aræ dont nous avons parlé. Le mot hara dut signifier chez les anciens Latins, non pas le lieu où l’on élève les troupeaux, mais la victime, d’où vint certainement haruspex, celui qui tire les présages de l’examen des entrailles des victimes immolées devant les autels.

D’après ce que nous avons vu relativement à l’Ara maxima d’Hercule, c’est une ara semblable à celle de Thésée que Romulus dut fonder à Rome, en fondant un asile dans un bois. Jamais les Latins ne parlent d’un bois sacré, lucus, sans faire mention d’un autel, ara, élevé dans ce bois à quelque divinité. Aussi lorsque Tite-Live nous dit en général que les asiles furent le moyen employé d’ordinaire par les anciens fondateurs des villes, vetus urbes condentium consilium, il nous indique la raison pour laquelle on trouve dans l’ancienne géographie tant de cités avec le nom d’Aræ. Nous avons parlé de l’Asie et de l’Afrique, mais il en est de même en Europe, particulièrement en Grèce, en Italie, et maintenant encore en Espagne. Tacite mentionne en Germanie l’Ara Ubiorum. De nos jours on donne ce nom, en Transylvanie, à plusieurs cités.

C’est aussi de ce mot Ara, prononcé et entendu d’une manière si uniforme par tant de nations séparées par les temps, les lieux et les usages, que les Latins durent tirer le mot aratrum, charrue, dont la courbure se disait urbs (le sens le plus ordinaire de ce mot est celui de ville) ; du même mot vinrent enfin arx, forteresse, arceo, repousser (ager arcifinius), chez les auteurs qui ont écrit sur les limites des champs), et arma, arcus, armes, arc ; c’était une idée bien sage de faire ainsi consister le courage à arrêter et repousser l’injustice. Arès, Mars, vint sans doute de la défense des aræ. (Vico).

  1. Tite-Live assure qu’à l’époque de Servius Tullius, le nom si célèbre de Pythagore n’aurait pu parvenir de Crotone à Rome à travers tant de nations séparées par la diversité de leurs langues et de leurs mœurs. (Vico.)