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La Scouine/I

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Édition Privée (p. 1-5).


I.



DE son grand couteau pointu à manche de bois noir, Urgèle Deschamps, assis au haut bout de la table, traça rapidement une croix sur la miche que sa femme Mâço venait de sortir de la huche. Ayant ainsi marqué du signe de la rédemption le pain du souper, l’homme se mit à le couper par morceaux qu’il empilait devant lui. Son pouce laissait sur chaque tranche une large tache noire. C’était là un aliment massif, lourd comme du sable, au goût sur et amer. Lorsqu’il eut fini sa besogne, Deschamps ramassa soigneusement dans le creux de sa main, les miettes à côté de son assiette et les avala d’un coup de langue. Pour se désaltérer, il prit une terrine de lait posée là tout près, et se mit à boire à longs traits, en faisant entendre, de la gorge, un sonore glouglou. Après avoir remis le vaisseau à sa place, il s’essuya les lèvres du revers de sa main sale et calleuse. Une chandelle posée dans une soucoupe de faïence ébréchée, mettait un rayonnement à sa figure barbue et fruste de travailleur des champs. L’autre bout de la table était à peine éclairé, et le reste de la chambre disparaissait dans une ombre vague.

Un grand silence régnait, ce silence triste et froid qui suit les journées de dur labeur. Et Mâço allait et venait, avec son ventre énorme, et son goître semblable à un battant de cloche qui lui retombait ballant sur la poitrine.

Elle parla :

— Mon vieux, j’cré ben que j’vas être malade,

— À soir ?

— J’cré qu’oui.

— Ça serait teut ben mieux d’aller cri le docteur.

— J’cré qu’oui.

— J’irai après manger.

Dans la pièce où l’ombre écrasait le faible jet de lumière, le silence se fit plus profond, plus lourd.

Soudain, un grondement souterrain ressemblant à un sourd roulement de tonnerre se fit entendre. C’était un manœuvre, le Petit Baptiste, qui venait de basculer dans la cave profonde un tombereau de pommes de terre. L’instant d’après, il entrait dans la cuisine où Deschamps attendait d’un air morne.

L’homme de peine, très petit, était d’une laideur grandiose. Une tête énorme de mégacéphale surmontait un tronc très court, paraissait devoir l’écraser de son poids. Ce chef presque complètement dépourvu de cheveux, ressemblait à une aride butte de sable sur laquelle ne poussent que quelques brins d’herbe. La picotte avait outrageusement labouré ses traits et son teint était celui d’un homme souffrant de la jaunisse. Ajoutons qu’il était borgne. Sa bouche édentée ne laissait voir, lorsqu’il l’ouvrait, que quelques chicots gâtés et noirs comme des souches. Il se nommait Baptiste Bagon dit le Coupeur. En entrant, il jeta dans un coin son vieux chapeau de paille, puis ayant relevé les manches de sa chemise de coton, se mit à se laver les mains dans un bassin en bois. Pendant qu’il procédait à cette sommaire toilette, la porte s’ouvrit brusquement, et trois bambins entrant à la course, allèrent s’asseoir côte à côte sur un sofa jaune disposé le long du mur. Bagon s’essuya les mains au rouleau en toile accroché à la cloison, et vint se mettre à table. Gourmandement, il examina d’un coup d’œil ce qu’il y avait à manger et sa figure exprima une profonde déception. Il avait espéré mieux et était cruellement déçu. Les enfants s’approchèrent à leur tour et le repas commença. Deschamps tenait son bol de soupe à la hauteur de sa bouche pour aller plus vite. Comme lui, les autres lapaient rapidement, et les cuillers frappèrent bientôt bruyamment le fond des assiettes vides. Bagon piqua de sa fourchette un morceau de lard et deux grosses pommes de terre à la coque, à la mode de Mâço, c’est-à-dire non pelées, et cuites dans le canard. À la première bouchée, il fit une vilaine grimace et ses joues eurent des ballonnements grotesques, de brusques et successifs mouvements de droite et de gauche.

— Batêche, jura-t-il enfin, c’est chaud !

Il s’était brûlé la bouche.

Des larmes lui étaient venues à l’œil et roulaient sur sa face ravagée.

Les petits, amusés, riaient en se poussant du coude.

Au dehors, les voitures revenant de porter des charges de grain au village passaient au grand trot avec un bruit de ferrailles et de sabots sur la route dure comme la pierre. Elles s’entendaient de très loin dans la nuit noire et froide et tenaient tard en éveil les chiens qui jappaient au passage. La Saint-Michel, date des paiements, approchait, et les fermiers se hâtaient de vendre leurs produits. Granges et hangars se vidaient et l’on ne gardait que juste la semence pour le printemps suivant.

Le repas continuait monotone et triste.

Et chacun mastiquait gravement le pain sur et amer, lourd comme du sable, que Deschamps avait marqué d’une croix.

— Allez donc m’cri ane tasse d’eau, dit Bagon en regardant du côté des jeunes.

Pas un ne bougea.

Alors Bagon se leva lui-même, mais il en fut pour son trouble. Le gobelet résonna sur le fond du seau. Celui-ci était vide. Bagon revint s’asseoir. Il avait soif et était tout rouge, mais plutôt que d’aller au puits, il préférait souffrir. Comme dessert, il alluma sa courte pipe de terre, et une fumée bleue et âcre s’éleva lentement au plafond traversé de solives équarries. Repus, les enfants regardaient les figures fantastiques que leur imagination leur faisait entrevoir dans le crépit du mur. Ils voyaient là des bêtes monstrueuses, des îles, des rivières, des nuages, des montagnes, des guerriers, des manoirs, des bois, mille autres choses…

De temps à autre, Bagon lançait devant lui un jet de salive. Les pieds de Mâço, en ses continuels va et vient, pesaient plus lourdement, traînaient comme ceux des vieux mendiants à la fin de la journée.

Le silence régnait depuis longtemps.

— Habillez-vous, fit tout-à-coup Deschamps, en s’adressant à sa progéniture. Vous allez aller coucher su les Lecomte.

Ce fut une stupeur chez les trois bambins qui regardèrent avec ennui du côté de la porte. Charlot, le plus jeune, ne parvenait pas à trouver son chapeau.

Sur l’ordre de Deschamps, Bagon alla atteler un cheval à la charrette. Le père et les enfants sortirent alors et se suivant l’un l’autre, se rendirent chez le voisin.

Lorsqu’ils revinrent chez eux le lendemain avant-midi, les jeunes virent une mare de sang à l’endroit où d’ordinaire, on jetait les eaux sales. La mère Lecomte était en train de préparer le dîner. Elle leur apprit qu’ils avaient deux petites sœurs nouvelles. Enveloppées dans un couvrepied multicolore, fait de centaines de petits carrés d’indienne, la plupart d’une couleur et d’un dessin différents, les deux jumelles grimaçaient en geignant auprès de leur mère malade.

Après la grand’messe le dimanche suivant, Deschamps, en attendant la soupe, inscrivit sur la garde de son paroissien, à la suite d’autres notes, la date de naissance de ses deux filles. La page se lisait comme suit :

Joseph Zéphirin Raclor est éné le 12 janvier 1846 et a été batisé le 15 janvier.

Joseph Claude Télesphone est éné le 10 marre 1847 et a été batisé le 18 marre.

Joseph Henri Charles est éné le 20 mai 1848 et a été batisé le 23 mai.

Marie Caroline est éné le 29 sectembre 1853 et a été batisé le 2 octobre.

Marie Rose Paulima est éné le 29 sectembre 1853 et a été batisé le 2 octobre.