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La Scouine/XI

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Édition Privée (p. 32-34).


XI.



LES bessonnes avaient vingt ans. Deschamps ayant deux filles à marier planta devant sa porte deux poteaux auxquels les cavaliers pussent attacher leurs chevaux. Un dimanche, Raclor déjà en ménage depuis trois ans, vint présenter à ses sœurs un jeune fermier de la paroisse voisine. Caroline parut lui plaire, et il sollicita la permission de revenir. Elle lui fut accordée avec plaisir. Une semaine plus tard, Caroline le voyait arriver dans un beau boghei traîné par un fringant cheval noir. L’attelage, très propre, avait des boucles dorées qui reluisaient au soleil. En débarquant, l’homme jeta sur sa bête une jolie couverte blanche et violette.

Ce devait être un bon parti.

Et il apportait à sa blonde une bague en argent sur laquelle étaient gravés deux cœurs entre-croisés.

Le jeune homme continua ses visites. Au bout d’un mois, il tutoyait Caroline. Le vieux, cependant, n’aimait pas ses manières, avait peine à le tolérer.

Un soir, au milieu de la veillée, alors que Deschamps était couché, le galant souffla la lampe. Le père s’en aperçut, se leva et vint la rallumer. Il avait à peine regagné sa chambre, que, de nouveau, la lumière s’éteignit. Deschamps se releva, mais comme il allait passer sa culotte, il entendit le gars demander son chapeau. Les adieux furent très longs. Finalement, des pas résonnèrent sur les degrés de l’escalier et une grosse voix railleuse qu’on étouffait à demi ricana :

— Ton beu t’a-t-il assez corné ?

Deschamps, indigné, chassa l’effronté.

Six semaines plus tard, Caroline avait un nouveau prétendant, un cultivateur de la Blouse, Tit Toine St-Onge. Sans être brillant, c’était un bon garçon. La fréquentation ne fut pas longue et le mariage fut vite décidé.

— Certainement que je vous donne ma fille, répondit Urgèle Deschamps, lorsque son futur gendre lui fit la demande. Je vous donne ma fille et je vous vends un poêle, ajouta-t-il en riant.

Et il lui expliqua que lorsque l’un de ses enfants se mariait, c’était lui qui lui vendait cet article de ménage.

— Je verrai à ce qu’il ne vous coûte pas trop cher, fit-il en badinant.

La vérité était que, Urgèle Deschamps, qui fréquentait les encans, profitait des occasions qui s’offraient et revendait ensuite le poêle traditionnel le double de ce qu’il l’avait payé.

À quelques jours de là, Caroline eut une première désillusion. Le deuxième dimanche de la publication des bancs, son promis vint, en effet, la voir coiffé d’un antique haut de forme, ressemblant assez à celui de son père, mais mieux conservé cependant.

— Mais il n’est pas à la mode, s’écria-t-elle. Où donc avez-vous pêché ça ?

Décontenancé, le pauvre diable avoua en hésitant avoir acheté le chapeau du docteur Trudeau. Il était allé là se faire extraire une dent, et le médecin apprenant que son client allait se marier, lui avait offert son tuyau, encore en bon état et qui n’avait été porté que trois ou quatre fois. Cela, cependant, remontait à l’établissement du docteur dans la paroisse, douze ans passés. Caroline adressa de vifs reproches à son fiancé. Se sentant coupable, ce dernier ne répondit rien.

Vingt-trois voitures formèrent le cortège de noces le matin du mariage. Chacun avait décoré son attelage de rameaux d’érable accrochés à la bride et au harnais.

Le marié portait un habit de drap et la mariée une toilette de mérinos gris et des bottines de prunelle. Charlot, le garçon d’honneur, avait un complet en tricot.

Au retour, en prenant le chemin de la Blouse, le vent emporta la coiffure de St-Onge et son boghei passa dessus, l’écrasant complètement. Charlot qui venait en arrière, sauta à terre et ramassa le chapeau. Celui-ci était dans un état pitoyable. Comme il n’y avait rien à faire, Charlot le mit sous le siège de sa voiture et prêta son propre couvre-chef à son beau-frère. Pour lui, il continua nu-tête.

Quelques jours après, la Scouine déclarait à la mère Lecomte, sa voisine, que St-Onge aimait bien sa femme. Il l’avait embrassée huit fois en revenant de l’église.