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La Semaine de Mai/Chapitre 55

La bibliothèque libre.
Maurice Dreyfous (p. 340-342).


LV

LES FORTS

Après cet épouvantable massacre, je ne puis m’étendre sur les moindres tueries. Il faut pourtant dire un mot des forts, surtout du fort de Vincennes. Pour les autres, un exemple emprunté au Gaulois donnera l’idée de ce qu’on y fit. Le Gaulois du 30 mai dit :

« Quand on entra dans l’enceinte du premier, on trouva huit artilleurs de la Commune, qui n’avaient pas eu le temps de fuir ; on les fusilla. »

Ce qui se passa à Vincennes mérite d’être exposé avec plus de détails. Le lecteur sera surpris d’y voir les chefs de l’armée, M. de Mac-Mahon, M. Vinoy, tenant personnellement aux fusillades, se réservant le moyen de les faire, les ordonnant eux-mêmes…, et à quelle date ? — Le dimanche 28, après la fin de la lutte, alors que Paris était inondé de sang et couvert de cadavres !

Je suis ici deux autorités que l’on ne récusera assurément pas : M. Vinoy dans son livre : l’Armistice et la Commune, et M. l’abbé Crozes, Épisode communal. L’abbé Crozes, aumônier de la Roquette, otage de la Commune. — Son arrestation, sa captivité, sa délivrance racontés par lui-même. — Récit inséré d’abord dans la Semaine religieuse.

Le fort de Vincennes fut le dernier point occupé par les fédérés. Il était encore en leur pouvoir, quand la dernière barricade fut enlevée dans Paris. D’après M. Vinoy, il y avait là environ quatre cents hommes, sous les ordres du lieutenant-colonel Faltot. Ils offrirent de se rendre moyennant certaines conditions, par exemple la vie sauve et des passeports.

« Ces réserves, dit M. Vinoy, cachaient un piège auquel il eût été puéril de se laisser prendre. »

Le piège consistait en ceci, qu’ils essayaient d’éviter le massacre. Ce que M. Vinoy trouvait puéril c’était de ne tuer aucun prisonnier !

Tel était aussi l’avis de M. de Mac-Mahon. M. Vinoy cite, aux pièces justificatives, la lettre que le maréchal lui adressa à ce sujet.

Je la reproduis :

« Quartier général, 29 mai.
» Mon cher général,

» Nous devons admettre le cas où les insurgés ne voudraient pas se rendre, à moins de conditions pour nous inacceptables. Nous ne pouvons les recevoir à composition qu’autant qu’ils se rendraient à discrétion. »

La suite explique le sens de cette phrase d’une façon qui ne laissera place à aucun doute.

Les fédérés se révoltèrent contre leurs chefs, qui refusaient de capituler dans ces conditions et menaçaient de faire sauter le fort. Les portes furent ouvertes à l’armée. M. Vinoy y entra lui-même. Il dit que « dix individus plus ou moins coupables » furent traduits devant la cour martiale. Pas un mot ne permet de deviner qu’ils furent exécutés. M. Vinoy ne veut pas se compromettre.

Mais M. l’abbé Crozes, qui connaissait et cherchait à sauver un des fusillés, nous donne, d’après l’aumônier du fort, des renseignements plus précis.

Une cour prévôtale fut improvisée dans le fort même. On lui amena les personnes suivantes :

Le capitaine Révol, celui que l’abbé Crozes voulait sauver, parce qu’à plusieurs reprises Révol l’avait sauvé de la mort. L’abbé Crozes faisait partie des otages.
Delorme lieutenant général d’état-major.
Bagration, chef de légion.
Okolowick, capitaine, frère du général.
Un sergent du 18e bataillon de chasseurs à pied, chargé de la manipulation des poudres.
Vaillant, commissaire de la Commune ;
Viellet, idem.
Lepêcheur, idem.
Vanderbucke, idem.

Telles sont les personnes que M. Vinoy jugeait « plus ou moins coupables ». Et, en effet, il y avait dans leur nombre quatre fonctionnaires civils, que les tribunaux auraient probablement condamnés à quelques années de prison.

La cour martiale ne les jugea pas « plus ou moins coupables ». Ils comparurent à minuit devant elle, dans la nuit du 29 au 30, et furent tous condamnés à mort : leur procès ne dura pas longtemps, car, à trois heures du matin, ils étaient tous exécutés dans les fameux fossés de Vincennes.

Avant de les exécuter, on les avertit que l’aumônier les attendait à la chapelle. Cet honorable ecclésiastique les accompagna trois par trois au supplice.

Les neuf cadavres furent enterrés dans les fossés.

Ainsi furent massacrés, une fois le combat fini, après examen sommaire, et par les soins de MM. de Mac-Mahon et Vinoy, huit prisonniers choisis dans une garnison qui s’était rendue.

Pour arriver à ce résultat, MM. de Mac-Mahon et Vinoy avaient risqué de faire sauter le fort de Vincennes.