La Semaine de Noël 1802 dans le Lancashire

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La Semaine de Noël 1802 dans le Lancashire
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 674-704).
LA
SEMAINE DE NOËL 1862
DANS LE LANCASHIRE

« Un des plus beaux progrès de notre siècle, nous écrit-on, est d’avoir élevé la charité au rang d’un devoir social et d’un droit politique. » La crise douloureuse que traversent en Europe les ouvriers de l’industrie cotonnière fait pénétrer aujourd’hui cette vérité avec une irrésistible puissance dans les esprits et dans les cœurs. Devant ce navrant spectacle de la misère imméritée, chacun reconnaît le droit et veut pratiquer le devoir que la charité enseigne. Dans ce sentiment, le premier besoin qu’on éprouve, c’est d’être instruit aussi complètement que possible de la nature et de l’étendue des souffrances qu’il est nécessaire de soulager. On a senti généralement ce besoin en France, et nous avons nous-mêmes exprimé les justes réclamations qu’il inspirait à propos de la détresse de nos concitoyens, les ouvriers de la Seine-Inférieure. Nous eussions voulu que des descriptions sympathiques et abondantes nous fissent voir en traits sensibles la situation réelle de nos ouvriers en détresse. Par l’organisation de l’assistance, ceux qui viennent au secours sont associés d’une façon vivante à ceux qui souffrent. Nous eussions voulu, pour que cette association salutaire s’accomplît pleinement et soutînt l’élan de la France, que cette organisation de l’assistance nous fût révélée dans toutes ses combinaisons, dans ses actes et dans ses résultats. Combien une publicité large et continue eût été féconde, et qu’elle sera efficace lorsqu’elle nous sera enfin distribuée ! Nous serions injustes, si nous disions que toute lumière à cet égard nous a été refusée. Nous avons reçu nous-mêmes de la Seine-Inférieure des renseignemens intéressans sur les effets de la crise, sur les moyens employés pour la combattre, et nous nous sommes empressés de transmettre au public les principaux résultats de nos informations particulières; mais parmi les réponses que nos pressans appels ont obtenues, la plus complète et la plus instructive nous vient du dehors, et a pour objet la détresse du Lancashire. C’est bien d’ailleurs la pensée de notre pays qui a inspiré les notes qu’on nous adresse sur la misère des pauvres ouvriers du Lancashire et le système de secours qui s’est organisé en leur faveur. On sait « qu’il suffit pour éveiller la généreuse sympathie de la France de lui montrer un droit violé ou une misère imméritée. » On sait « qu’elle n’a pas besoin de chercher ses modèles hors d’elle-même. » On a cru cependant que « l’exemple d’un peuple voisin ne pouvait que stimuler le zèle charitable de notre pays, et qu’en contribuant à faire connaître tout ce que l’Angleterre accomplit aujourd’hui pour soulager la misère de ses districts cotonniers, on grossirait peut-être le nombre de ceux qui en France ont entrepris une tâche semblable. » Cette pensée nous engage à mettre à profit les précieuses observations qui nous sont transmises sur la détresse du Lancashire et le mouvement de la charité publique en Angleterre. On verra que les enseignemens qui ressortent de cette enquête consciencieuse et animée peuvent de bien des manières servir à la France.

L’observation utile, voir le mal tel qu’il existe et décrire les moyens employés pour le combattre, telle a été en effet la préoccupation dominante de cette sorte d’enquête. Frappé, comme on ne peut manquer de l’être lorsqu’on vit en Angleterre, de l’unanimité qui a donné à une simple souscription les proportions du budget d’un petit état, on a voulu se rendre compte de la détresse qui excitait une sympathie si générale et de la façon dont on travaillait à la soulager. L’observateur se borne à dire ce qu’il a vu. Il ne discute pas les questions économiques irritantes et intempestives que cette crise a soulevées: les meilleurs juges sont divisés dans l’appréciation de ces questions; ils ne sont d’accord ni sur les ressources en coton que l’Inde pourra nous fournir, ni sur la durée probable du chômage, ni sur l’influence que la guerre d’Amérique a exercée, ni enfin sur les résultats qu’on peut attendre de la cessation de cette guerre. Au-dessus des faits par eux-mêmes si attachans qui sont ici exposés, on n’a en vue que la question générale qui s’en dégage, question qui ne peut laisser indifférent aujourd’hui quiconque appartient à une société civilisée. Dans ce qui se passe en Angleterre comme en France, ce qui est en effet en question. c’est l’harmonie des diverses classes de la nation, c’est la loi des rapports qui doivent exister entre ces classes, les unes riches ou aisées, les autres vivant de main-d’œuvre et de salaires; ce sont les devoirs nouveaux imposés aux premières, le rôle et la part d’influence qu’ont acquis aux autres les progrès rapides du bien-être, de l’éducation et de l’intelligence. A travers cette crise qui met en présence et aux prises les souffrances d’une portion de la société avec le bon sens et le bon cœur d’une classe plus favorisée, nous voyons probablement s’élaborer avec douleur, mais avec la vertu de la liberté, la solution du problème social de l’avenir. Le mérite de l’Angleterre en ce moment, la force morale de l’exemple qu’elle donne, c’est qu’elle n’a point reculé ou hésité devant ce problème. Les classes riches, chez elle, ont compris que, pour prévenir des maux dont la responsabilité principale retomberait sur elles-mêmes, elles devaient donner aux classes ouvrières dans leurs souffrances des preuves d’une sincère et active sympathie. Celles-ci à leur tour ont puisé dans les progrès moraux et matériels qu’elles ont accomplis une appréciation plus juste de leur situation, et supportent avec une admirable résignation des maux dont elles savent que personne n’est coupable. Faisons en sorte qu’il en soit de même en France.

Lorsqu’on arrive à Manchester, on ne peut, au premier aspect, se douter ni de la misère dont on est entouré, ni de la charité appliquée à la combattre. Dupe d’une illusion semblable, l’observateur superficiel qui parcourt les rues de Rouen taxe d’exagération les plaintes de la Seine-Inférieure. C’est seulement en voyant fonctionner les comités, en assistant à la distribution des secours, en visitant les établissemens publics et particuliers de bienfaisance, en allant chercher chez les ouvriers eux-mêmes le spectacle de leur ruine, que l’étranger peut, à Manchester, se faire une idée de l’étendue du mal et du zèle avec lequel on s’efforce de le combattre. Il ne doit pas oublier que Manchester, malgré son importance, n’est qu’une ville, tandis que la crise a frappé une province entière qui compte une dizaine de villes de cent mille âmes et une population de deux millions d’habitans. Afin de se rendre un compte plus précis et plus complet du phénomène de misère et de charité qui se produit en ce moment dans cette partie de l’Angleterre, il faut en quelque sorte aller de la charité à la misère, se servir de l’organisation qui préside à la bienfaisance comme d’un guide plus prompt et plus sûr pour arriver aux réalités de la détresse. Cette organisation, comme toute œuvre spontanée produite par les efforts individuels, a commencé par être imparfaite et compliquée. L’exemple de ses confusions et de ses incertitudes n’est pas fait, on le verra, pour nous décourager en France, et nous avertit de ne pas nous rebuter aux premières difficultés que rencontreraient nos premiers tâtonnemens dans une œuvre semblable. Les Anglais nous sont beaucoup moins supérieurs dans les œuvres d’initiative privée que ne le disent chez nous les nonchalans et les sceptiques. S’ils avaient une supériorité sur nous, ils ne la devraient qu’à leur persévérance, et celle-là, nous ne la leur laisserions que par notre faute. Peu à peu, grâce à la persévérance, l’organisation charitable anglaise s’est étendue et simplifiée; mais elle conserve toujours le caractère de son origine, l’initiative privée, et là est sa force.

Dans l’étude dont on veut bien nous fournir les élémens, il faut donc commencer par voir à l’œuvre les principaux ressorts de l’organisation charitable, le comité central de Manchester et le comité du lord-maire, rappeler comment s’est alimenté le budget de ces comités, examiner comment ils répartissent leurs secours. On rencontre ensuite les agens directs de la distribution des secours, les comités locaux, et un des modes les plus intéressans de l’application de la charité, les écoles. Dans cette première partie de l’investigation, on s’attache aux formes de l’organisation collective de l’œuvre de la charité subventionnée et soutenue par l’initiative privée. Cette œuvre collective s’est développée sans arrêter les efforts généreux des particuliers dans leurs rapports directs avec les ouvriers, au contraire en se combinant avec la distribution des secours particuliers, en l’excitant ou en la complétant. Il est curieux de voir à cet égard ce qu’ont fait les manufacturiers et de considérer leur situation. A côté de la charité collective et de la charité privée, la charité légale, si fortement assise en Angleterre, a continué son action, et il est instructif de connaître comment elle l’a appropriée à une situation si extraordinaire. Enfin par ces divers canaux on pénètre à la classe souffrante, à cette couche sociale qui concentre en elle tout l’intérêt de cette étude.


I. — REUNION DES RESSOURCES ET REPARTITION DES SECOURS. — LE COMITÉ CENTRAL . ET LE COMITÉ DU LORD-MAIRE.

Au début de la crise, chacun avisait à sa fantaisie, et le public, inquiet du mal, mais ne voyant pas encore le remède, demeurait incertain. Tandis que les uns voulaient chercher ce remède dans une simple élévation de la taxe des pauvres, d’autres dans un prêt ou un don national (un crédit extraordinaire, comme nous dirions chez nous), que d’autres enfin repoussaient les souscriptions étrangères au comté comme inutiles et injurieuses, des comités de secours se formaient déjà dans les grands centres manufacturiers. Le principal était celui de Manchester, présidé par sir James Kay Shuttleworth, ancien membre du parlement. De son côté, le lord-maire ouvrait à Londres une souscription. Enfin les principaux propriétaires du Lancashire se réunissaient chez l’un d’entre eux, lord Ellesmere, à Bridgewater-House, pour examiner la situation, qui s’aggravait rapidement. Il devenait urgent en effet de prendre des mesures efficaces pour organiser les secours et encourager, en les centralisant, les souscriptions que l’on savait prêtes à affluer. Le comité de Bridgewater-House se fondit avec celui de Manchester, on forma un grand comité nominal sous le nom du maire de cette ville, et un comité exécutif se chargea de répartir les souscriptions entre tous les districts frappés par le chômage. Lord Derby en fut président, sir James Kay vice-président, et il eut pour secrétaire M. Maclure, jeune homme actif, intelligent, et prêt à se dévouer tout entier à cette œuvre charitable. Il est à regretter qu’on n’ait pu fondre dans ce comité celui du lord-maire, qui persista à demeurer indépendant. Cette division devint dans la suite une source de difficultés pour la répartition des secours, car une répartition de ce genre, pour être rigoureusement équitable, doit se rapprocher autant que possible de l’égalité, et cette condition ne peut guère être obtenue que par l’unité d’action.

Le comité central de Manchester n’avait naturellement par lui-même aucune autorité sur les comités locaux avec lesquels il se hâta de se mettre en rapport. Ceux-ci, formés spontanément comme lui, distribuaient d’abord à leur guise les sommes qu’ils recueillaient directement ; mais les noms qui composaient le comité exécutif inspiraient confiance au public, et d’un commun accord il fut choisi par tous pour être l’intermédiaire du mouvement des dons volontaires, qui prenait en ce moment un si grand élan. L’argent remplit ses caisses, et dès lors aussi changèrent ses rapports avec les comités locaux. En leur accordant ou en leur refusant des subsides, il pouvait jusqu’à un certain point leur imposer son contrôle et ses volontés. Il usa de cette autorité pour leur faire adopter un système de secours à peu près uniforme, pour introduire de sages proportions dans la répartition, et pour apaiser les rivalités qui, même dans une œuvre charitable, pouvaient difficilement être prévenues.

Composé comme il l’est, le comité central ne peut se laisser entraîner dans aucune voie exclusive. Non-seulement tous les intérêts, mais les opinions les plus variées y sont représentés, et chaque fois qu’il aborde une question concernant un point des districts cotonniers, il est sûr de trouver dans son sein un membre connaissant à fond le sujet. Lord Derby, qui lui apporte le poids de son grand nom, de sa belle carrière, de son magnifique talent oratoire, et le concours de son esprit prompt, clair et pénétrant, y représente avec lord Egerton la grande propriété foncière et le parti conservateur, dont il est le chef. Propriétaire de grandes filatures à Glossop, lord Edward Howard est un catholique. Sir James Kay a toujours suivi dans la chambre des communes le parti libéral, et lui doit sa position. Enfin les autres membres du comité sont de grands industriels choisis dans les différentes villes du district. Le comité se réunit tous les lundis au Town-Hall, ou hôtel de ville de Manchester. Ses bureaux sont en ville. C’est dans ces deux endroits qu’il faut suivre ses opérations, pour se faire une idée de la grandeur de la tâche qu’il s’est imposée.

Lorsque j’entrai dans une petite salle basse de l’hôtel de ville, éclairée au gaz, quoiqu’en plein jour, car, comme d’habitude, le brouillard orange envahissait les rues de Manchester, une vingtaine de personnes étaient réunies autour d’une table. « Vous voyez là ce qu’il y a de plus riche dans la province la plus riche de l’Angleterre, » me dit le town-clerk ou adjoint de Manchester, qui s’était fait obligeamment mon cicérone.

Après avoir pris connaissance des souscriptions reçues et des fonds distribués durant la semaine, le comité s’occupe de régler la répartition pour la semaine suivante. M. Farnall, employé du ministère des pauvres et détaché auprès du comité, rend compte de l’état du paupérisme : un projet de répartition est soumis par le secrétaire avec des tableaux montrant la quantité de secours que les pauvres reçoivent par différentes voies. Dans la discussion à laquelle l’examen de ces pièces donne lieu, chacun met en avant les intérêts des villes qui le touchent plus particulièrement, et la diversité de ces demandes prouve que tous les principaux intérêts du pays sont suffisamment représentés.

Quelques chiffres feront comprendre l’importance de l’œuvre entreprise par le comité. Le 27 décembre 1862, sur 533,959 ouvriers employés autrefois dans les filatures de ce que l’on appelle proprement le district cotonnier, 247,230 étaient complètement sans ouvrage, et 165,600 ne travaillaient que deux ou trois jours par semaine. Les familles de ces derniers se trouvaient dans une gêne voisine de la misère; aussi à cette date comptait-on 496,816 individus dépendant en tout ou en partie pour leur existence des secours qu’ils recevaient soit de la charité légale, soit de la charité privée.

C’est à égaliser et à compléter les secours que cette nombreuse population reçoit de divers côtés que le comité central emploie les vastes ressources dont il dispose. Je parlerai plus tard de ces secours de provenances diverses, mais je dois les indiquer ici, car ils servent de base aux répartitions du comité central. On peut les classer : 1° en secours distribués par les comités locaux et provenant des souscriptions et contributions que ces comités recueillent directement; 2° en secours provenant de la charité individuelle donnés par exemple par la plupart des filateurs à leurs propres ouvriers sans aucun intermédiaire; 3° en secours légaux ou assistance paroissiale (parochial relief), comme l’on dit en Angleterre, prélevés par la taxe des pauvres et administrés par le bureau des gardiens. Ceux-ci, sur les 496,816 individus formant, comme je viens de le dire, le nombre total des indigens, en secouraient seuls 78,933, partageant l’entretien de 181,573 autres avec les comités locaux, et laissaient à ceux-ci la charge exclusive des 236,310 restans.

La diminution des salaires de cette population était estimée le 15 décembre 1862 à 164,385 liv. sterl. (4,109, 625 fr.) par semaine ou 8,548,020 liv. sterl, (213,700,500 fr.) par an, ce qui faisait en moyenne 6 shill. (7 fr. 50 c.) par semaine et par tête, y compris les enfans, même en bas âge. L’on ne peut guère évaluer exactement la somme totale des secours par lesquels on s’efforce de compenser cette perte immense ; ceux que la charité privée donne sans intermédiaire échappent à toute estimation; mais en faisant la somme simplement des souscriptions reçues par les comités, l’on arrive à un chiffre de plus de 1,200,000 liv. sterl., ou 30 millions de francs recueillis avant le 1er janvier 1863 et ainsi répartis :


Souscriptions reçues par le comité central 593,404 liv. st.
— par le lord-maire 395,866
— directement par les comités locaux 230,060
Total 1,219,930
ou 30,498,250 fr.

On peut ajouter à cette somme la dépense des bureaux des gardiens, c’est-à-dire les frais de l’assistance publique, qui s’élevaient au 1er janvier à 17,934 liv. 5 shill. 8 den. ou 448,357 fr. par semaine.

Quelque importante que soit cette somme, ce n’était certes pas une compensation à la perte des salaires qui faisaient vivre toute la population ouvrière dans une aisance relative, — et d’ailleurs, comme je le dirai tout à l’heure, la prudence commandait d’en mettre une partie en réserve. Il s’agissait d’empêcher avant tout cette population de mourir de faim, de froid et de misère. Les secours distribués pour cela par les comités locaux s’élèvent par semaine à 46,771 liv. 16 shill. 3 den. ou 1,169,295 fr., et, en y ajoutant les dépenses des bureaux des gardiens, l’on trouvera qu’en dehors de la charité individuelle les secours répartis dans toute la population ouvrière, aujourd’hui réduite à l’indigence, s’élèvent à 64,706 liv. 1 shill. 11 den. ou 1,617,662 fr. par semaine. L’on a pris pour base de cette répartition une moyenne de 2 shill. (2 fr. 50 c.) à 2 shill. 6 den. (3 fr. 12 c.) par semaine et par tête.

Lord Derby, dans un discours, qu’on ne saurait trop méditer, se faisant l’organe du comité qu’il préside, indiquait ce chiffre de 2 shillings comme celui auquel il était indispensable de maintenir les secours pour faire vivre la population en y ajoutant 6 den. pour les nécessités de vêtemens et de chauffage imposées par les approches de l’hiver. Ce taux sans doute est en réalité plus élevé qu’il ne le paraît d’abord, lorsqu’on songe qu’il s’applique aussi bien aux enfans en bas âge qu’aux hommes valides, et qu’ainsi il assure à chaque famille en moyenne environ 10 ou 12 shill. par semaine; il est cependant à peine suffisant pour soutenir une population habituée à une vie aisée et surtout à une forte et abondante nourriture. Les différentes sources de secours dont j’ai parlé ne parviennent pas néanmoins à atteindre cette base de répartition; je trouve par exemple dans le tableau du paupérisme du 6 décembre, que la moyenne des secours donnés par le bureau des gardiens était de 1 shill. 5 d. 3/8 par tête et par semaine, et que dans certains districts elle n’était que de 1 shill. 1 den. Après avoir consulté ce tableau, le comité vote les sommes nécessaires pour compléter les secours dans chaque district et les élever au taux de 2 shill. ou 2 shill. 6 d. On opère de même pour les secours qui doivent être distribués par les comités locaux, et le comité central ne leur alloue des fonds qu’après s’être rendu un compte exact de la somme des secours distribués d’une manière quelconque dans chaque district. J’ai à peine besoin d’observer que ce taux n’est qu’une moyenne très générale, car, comme je le dirai plus tard, le salaire que recevait l’ouvrier en pleine activité de travail (in full time) est souvent pris pour base de la fixation du secours qui lui est accordé.

C’est dans le règlement de ce taux général que l’existence indépendante du comité du lord-maire est quelquefois devenue une cause de difficultés. Siégeant à Londres et n’étant pas composé de manière à connaître les vrais besoins de la situation, ce comité ne distribue pas toujours, dit-on, avec tout le discernement nécessaire les sommes considérables (395,866 livres 15 shillings 6 deniers, ou près de 10 millions, au 15 janvier) dont il dispose. On le trouve trop enclin à céder sans enquête à toutes les demandes qui lui sont adressées et à transformer la charité en largesses. Entendons-nous sur ce mot : ces largesses ne sont, Dieu le sait, qu’un peu plus que le strict nécessaire; mais lorsqu’elles viennent changer l’équilibre des répartitions et faire plus d’avantages à un district qu’à un autre, on peut les trouver injustes, et le comité central de Manchester est alors obligé de modifier ses dons, de les refuser au district avantagé afin de réparer autant que possible une inégalité de répartition. Un exemple de ces largesses, qu’on ne saurait peut-être complètement approuver, c’est le dîner de Noël que le lord-maire a voulu donner à tous les individus actuellement secourus d’une manière ou d’une autre. Rien de plus louable au fond que le sentiment cordial qui a, en cette circonstance, animé le lord-maire; rien de plus naturel, surtout dans les idées anglaises, que de procurer à tous ces infortunés une joyeuse soirée pour cette fête populaire; rien de plus modeste qu’un dîner à 8 deniers (17 sous) par tête. Mais avait-on songé qu’à côté de ces cent mille familles actuellement secourues il y en a d’autres, et par milliers, qui n’ont pas encore eu recours à la charité publique et ne subsistent sur leurs salaires réduits qu’à force de gêne et de privations? N’était-il pas injuste de donner aux premières le classique pudding de Noël, tandis que les autres en étaient privées? Et d’ailleurs ce modeste dîner coûte, dit-on, 15 ou 18,000 livres; à 8 deniers par tête, on aurait pu nourrir pendant deux jours de plus toute cette population. Avait-on le droit de prélever cette somme sur une souscription qui, une fois versée, doit être considérée comme le bien des pauvres, et les sombres perspectives de l’avenir permettaient-elles de leur faire, peut-être à leurs propres dépens, cette libéralité? Voilà ce que dit la froide logique de la raison. Le lord-maire n’a écouté que la voix du sentiment. Ce n’est pas nous qui aurons le courage de lui donner tort.

Il faut bien apprécier les devoirs et la véritable mission de la charité dans ces circonstances. Des personnes de bonne foi, mais à notre avis mal inspirées en cette occasion, se sont plaintes au nom des intérêts publics de l’abondance des secours; elles se sont figuré que les ouvriers étaient plus heureux maintenant qu’avant la crise, et elles ont exprimé la crainte qu’on ne les dégoûtât ainsi du travail. Leurs appréhensions n’étaient point fondées, et nous n’aurons pas de peine à démontrer bientôt qu’elles sont démenties par les faits. Cependant ce scrupule alarmé n’était au fond que la déviation d’une idée juste; élever les secours à un taux approchant de celui des salaires, c’eût été encourager les ouvriers à la désertion des ateliers, c’eût été aux yeux des Anglais porter atteinte aux sentimens d’indépendance des ouvriers, c’eût été surtout les exposer à se méprendre sur la portée des secours et à y voir une compensation de la perte de leurs salaires, au lieu d’une dernière ressource à laquelle ils ne doivent songer que dans l’impossibilité de se suffire à eux-mêmes.

C’est pour éviter ce danger et ne pas dénaturer la mission charitable qui lui est confiée que le comité a fixé ce taux de 2 shillings ou 2 shillings 6 deniers comme limite ordinaire des secours. Même sans ce motif, la simple prévoyance lui aurait commandé de maintenir les secours au taux le moins élevé possible. En effet, il faut prévoir le jour où le grand mouvement charitable excité en faveur des ouvriers du Lancashire viendrait à s’affaiblir, tandis que rien ne nous assure de l’époque à laquelle finiront leurs épreuves. Peut-être le moment où le flot des souscriptions cessera de couler sera celui où la souffrance aura atteint la plus grande intensité. Bien des gens regardent avec plus de crainte l’hiver prochain que celui dans lequel nous nous trouvons, et le comité, dans son rapport officiel du 19 janvier, calculant qu’en 1863 l’on pourra à peine filer la moitié du coton que l’on filait avant la guerre d’Amérique, estime que la perte des salaires ne pourra pas, durant cette année, être inférieure à 6 millions sterling ou 150 millions de francs. Dans ces prévisions, le comité a jugé qu’il était de son devoir de mettre en réserve tout ce qui n’était pas indispensable pour soutenir la population en détresse. Lui seul pouvait le faire; chargé non de distribuer des secours aux pauvres, mais de répartir le produit des souscriptions entre tous les comités locaux, lui seul avait le droit de dire et pouvait dire avec l’autorité nécessaire : « C’est assez pour aujourd’hui, faisons une réserve pour demain. » Cette réserve s’élevait le 1er janvier à 327,056 livres sterling ou 8,176,300 francs, ressource dont l’avenir enseignera la valeur, et à laquelle sans doute bien des familles devront de ne pas tomber dans une misère qui leur serait bien plus cruelle, s’il venait à leur être démontré que par une meilleure économie des ressources elles eussent pu en être préservées.

Il suffit de jeter les yeux sur un livre de comptabilité dont les extraits sont publiés tous les jours, et de parcourir les magasins où l’on reçoit les dons pour se faire une idée de l’importance des opérations du comité central de Manchester. Les chiffres que j’ai donnés plus haut prouvent assez l’abondance des souscriptions recueillies pour le Lancashire. Ces chiffres portent à près de 6 ou 7,000 livres sterling (150 ou 175,000 francs) par jour les recettes du comité central. Rien ne serait plus intéressant que l’étude des longues listes de ces souscriptions publiées par les journaux; on serait frappé du nombre des petites contributions qui y figurent à côté de quelques souscriptions princières. Le mouvement charitable n’a pas été limité, comme on l’a cru peut-être hors d’Angleterre, aux classes les plus riches, à ce qu’on appelle l’aristocratie; chacun au contraire y a participé selon ses moyens, non-seulement de sa bourse, mais en y consacrant son temps et son intelligence. C’est à cette unanimité que sont dus ces beaux résultats, car ce serait une grande erreur de croire que, parce que la terre est moins divisée en Angleterre qu’ailleurs, il en est de même pour la richesse. Depuis un mois, la plus grande partie des souscriptions est fournie par les quêtes recueillies dans les églises de tous les cultes, dans les ateliers de toutes les manufactures d’Angleterre, par des comités formés dans les moindres villes, parmi les ouvriers agricoles, d’ordinaire beaucoup moins aisés que ceux du Lancashire, mais qui se sont émus au récit des souffrances de leurs concitoyens. Des quêteurs de bonne volonté vont frapper de porte en porte et envoient le résultat de leur journée sous le nom de house to house collection; les troncs placés dans toutes les stations de chemins de fer recueillent le penny du voyageur, et tout ce que l’esprit d’association est capable d’inventer est mis au service des distressed operatives. Enfin, pour les Anglais dispersés dans le monde entier, séparés de leur pays et de sa vie politique, envoyer une souscription, c’est faire acte de nationalité et de patriotisme, et tandis que les colonies resserraient, par l’envoi d’un million, leurs liens avec la mère patrie, les plus petites communautés anglaises se rappelaient à son souvenir par des dons proportionnés à leurs ressources.

Les dons en nature sont fort à la mode. Rien n’est plus curieux que les magasins où viennent s’entasser les habillemens et les vivres adressés au comité et que les compagnies de chemin de fer transportent gratuitement. Tous les jours arrivent des ballots de vêtemens, de chaussures, de couvertures et d’étoffes diverses. On les classe, on en forme des paquets contenant un certain nombre de hardes de chaque espèce, et on les expédie aux comités locaux, qui les distribuent de leur mieux. Les toiles, les draps, etc., sont envoyés aux écoles de couture. Parmi ces effets, presque tous vieux et usés, il s’en trouve dont l’envoi ne fait pas honneur au jugement des donataires et place dans de grands embarras le comité, désireux d’employer au profit des pauvres toutes les contributions, quelque étrange qu’en soit la forme. On dépose ces dons bizarres dans un coin du magasin, en attendant l’occasion peu probable d’en trouver l’emploi. Là, sous une défroque digne d’exciter l’envie du premier fripier de Londres, sous de vieilles livrées, sous des fourrures dépourvues de poil ou des costumes de bal masqué, on trouve parfois un gown ou robe de ministre anglican, des centaines de chapeaux noirs défoncés, des sacs de tapisserie et jusqu’à une lanterne magique.

Le garde-manger n’est pas moins bien fourni que la garde-robe du comité. Le lard et les pommes de terre, qui sont une forme très usitée de contribution, sont distribués directement aux cuisines des établissemens de bienfaisance. La bonne économie oblige de vendre la plupart des autres provisions qu’on y reçoit, l’argent qu’on en retire pouvant être mieux employé au profit des pauvres. Tels sont les tonneaux de navets et de betteraves envoyés par des fermiers de tous les coins de l’Angleterre, et qui encombrent les salles basses du magasin ; tel est surtout le gibier, contribution peu dispendieuse pour les propriétaires de chasses. Au plafond du garde-manger se balance une longue rangée de gigots de cerf; la plupart viennent du parc de lord Yarborough, qui en envoie douze par semaine. Les faisans sont vendus quelquefois par centaines dans un seul jour, et jamais, dit-on, les bourgeois de Manchester n’avaient fait pareille chère de gibier.


II.. — DISTRIBUTION DES SECOURS. — LES COMITÉS LOCAUX ET LES ÉCOLES.

J’ai dit les fonctions du comité central et l’esprit dans lequel il partage les sommes qu’il reçoit entre les divers comités de chaque localité pour la distribution des secours. Je n’ai parlé qu’en passant du comité du lord-maire, malgré l’importance que lui donne le nombre de ses souscripteurs; mais il ne siège pas à Manchester, et d’ailleurs il répartit aussi ses fonds entre ces mêmes comités locaux dont je vais indiquer les fonctions.

Ces comités, formés spontanément dans chaque ville, dans chaque district, ont naturellement des origines très diverses. Les uns existaient déjà comme sociétés de bienfaisance, et n’ont eu qu’à étendre leurs secours ou à modifier un peu leurs opérations; d’autres sont nés d’associations, comme il en existe tant ici, qui avaient avant la crise un but différent et spécial, mais qui, se trouvant déjà en rapports avec les ouvriers, étaient mieux préparées à connaître leurs besoins et à les secourir avec discernement. Enfin, partout où cela était nécessaire, les principaux industriels de chaque localité se sont empressés de créer de nouveaux comités au moment de la crise. Quelquefois des conflits se sont élevés entre deux de ces comités formés en même temps et ne reconnaissant pour arbitres que les souscripteurs dont ils briguent à l’envi le concours. C’est ainsi qu’à Ashton-under-Lyne deux comités plaident avec violence leur cause devant le public malgré la décision du comité central, qui a refusé sa confiance à l’un d’entre eux. Ces fâcheux exemples sont rares et d’ailleurs la liberté de ces discussions est pour le public une garantie du bon emploi des souscriptions.

Si ces comités sont d’origines différentes, les fonctions qu’ils remplissent aujourd’hui sont partout semblables dans le Lancashire. Tous distribuent des bons de soupe et d’autres provisions, des vêtemens et de l’argent, entretiennent des écoles pour les femmes et pour les hommes, et enfin sont assistés par un grand nombre de personnes de bonne volonté, de visitors, qui, comme l’indique le nom qu’on leur donne, vont voir dans leurs domiciles les ouvriers en chômage, et, en communication directe avec les victimes de la crise, se tiennent au courant de leurs besoins et peuvent les contrôler. Seulement dans les grandes villes, où il existe plusieurs comités, le plus ancien et le plus considérable joint à ces fonctions celle de répartir entre les autres les fonds destinés à la ville entière, et se décharge peu à peu sur eux du soin de la distribution. Il en est ainsi à Manchester, que je prendrai naturellement pour exemple de ce qui se fait ailleurs.

Le District Provident Society est une institution déjà ancienne. Depuis une vingtaine d’années, je crois, elle venait en aide aux ouvriers privés de travail, et subsistait de contributions volontaires. Elle se trouvait par là naturellement désignée au début de la crise pour distribuer les secours destinés aux ouvriers en détresse. Grâce aux souscriptions de la ville de Manchester, elle put entreprendre cette tâche, et aussitôt que le comité central fut formé, ce fut à elle qu’il remit toutes les sommes qu’il allouait à la vaste agrégation de Manchester et Salford, dont la population dépasse 440,000 âmes. Cependant de nouvelles agences charitables s’établissaient, et aussitôt qu’un comité était constitué dans un district, la société lui abandonnait toute action directe dans cette partie de la ville, et se bornait à lui remettre sur les fonds une somme proportionnelle au nombre de pauvres que ce comité se chargeait de secourir. Des comités se sont ainsi partagé la plupart des quartiers ou townships de Manchester, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’ils y ont une complète liberté d’action, disposant, outre les sommes qu’ils reçoivent de la société, des souscriptions qu’ils recueillent et des sommes que le lord-maire de Londres leur envoie quelquefois directement. La société conserve cependant la charge exclusive d’une grande partie de Manchester, car sur 5,300 familles, ou environ 30,000 personnes qu’elle secourait au moment où elle était le moins assistée, il reste encore 3,200 familles ou près de 18,000 personnes inscrites sur ses livres.

Le plus considérable des sous-comités de Manchester est une ancienne société appelée le Hulme working men’s Institute, qui a changé ses fonctions sous l’empire des circonstances. C’était autrefois une espèce de club, comme il en existe dans beaucoup de casernes et de manufactures, où, en payant une faible redevance, les ouvriers trouvaient un cabinet de lecture et un lieu de réunion. Les ouvriers anciens souscripteurs de l’Institute sont ruinés aujourd’hui, et le club a été transformé, comme je le dirai tout à l’heure, en un établissement de bienfaisance, tandis que le comité qui le dirigeait s’est constitué en comité de secours pour le quartier de Hulme, et même étend son action au-delà. Les comités, celui de Hulme, le Provident Society et les autres, distribuent les secours en partie dans leurs bureaux mêmes, et en partie par l’intermédiaire des écoles qui sont sous leur dépendance.

Je parlerai d’abord du premier mode de distribution, celui qui s’opère directement dans les bureaux, parce qu’il a naturellement été adopté le premier dans un moment pressant, tandis que le système des écoles, bien préférable en général, ne pouvait se développer que plus lentement. Toutes les demandes adressées au comité, soit directement par les ouvriers, soit par l’entremise de leurs patrons, sont confiées aux visiteurs dont j’ai tout à l’heure expliqué le rôle. Les visiteurs se rendent chez les pauvres pour s’enquérir de leur situation, et vont en même temps à la découverte de ceux qui, malgré leur misère, répugnent encore à l’avouer. Les rapports qu’ils remettent tous les jours au comité, recommandant les familles qu’ils ont visitées, indiquent le nombre de personnes que comprend chacune d’elles, les salaires qu’elles gagnaient in full time, le chiffre de leur loyer, les secours qu’elles ont déjà reçus, la manière dont elles doivent être secourues, et les besoins les plus pressans auxquels il faut pourvoir.

Munis d’un billet que le visiteur leur a remis, les pauvres se présentent au bureau ouvert depuis le matin jusque fort avant dans la nuit. Là on les examine. C’est en m’asseyant à côté de l’un des employés dans ces salles basses et encombrées, en assistant à l’examen des femmes, des enfans, des hommes valides réunis par une même misère, qui s’y pressent à toute heure, que j’ai commencé à me faire une idée de la situation des ouvriers et de l’étendue de leur détresse. Cet examen est une tâche difficile, où il faut joindre à des sentimens charitables du tact et malheureusement aussi quelquefois le courage du refus. Il s’agit en effet, non pas seulement d’éviter les tromperies, de s’assurer que les pauvres ne dépassent point leur quote-part en recevant de plusieurs côtés et de ne secourir que ceux qui le méritent, mais surtout, parmi ceux-là mêmes, de distinguer ceux auxquels l’intention des souscripteurs destine les fonds dont dispose le comité. De tout temps la misère a existé dans les grandes villes; mais cette misère ordinaire a toujours été et doit rester à la charge de la taxe des pauvres, instituée à cet effet. Il y a une limite délicate à établir entre les pauvres chroniques, comme disent les Anglais, et ceux qui souffrent directement ou indirectement de la crise du coton, et les comités chargés de tracer cette limite ont souvent à remplir un pénible devoir. La mesure dans les secours n’est pas moins difficile à garder en présence de tant de misères; elle n’est pas observée de même par les divers comités, et il y en a qu’on accuse d’une libéralité capable de démoraliser les ouvriers et de faciliter les fraudes et les abus. Il en est surtout ainsi lorsqu’il s’agit de racheter les effets du mont-de-piété, et j’ai vu donner pour cela à une seule personne jusqu’à 25 et 30 shillings. Lorsque ces objets sont engagés pour une trop grande valeur, le comité les remplace par un bon sur son magasin d’habillement, où l’on fournit les objets aux pauvres à titre de prêt, non pas dans la pensée de jamais les leur reprendre, mais pour les empêcher de les porter de nouveau au mont-de-piété.

Lorsqu’on s’est assuré des titres d’une famille à être secourue, on l’inscrit sur le livre ainsi que le montant du secours qui lui est alloué par semaine en nature ou en argent. Ce secours est proportionné non-seulement au nombre de têtes et au salaire, mais aussi aux secours que la famille reçoit déjà peut-être d’autres côtés. Cette inscription lui donne droit à l’allocation accordée durant un certain temps, généralement six semaines; elle envoie alors tous les jours l’un de ses membres au bureau, où on lui délivre des bons et un billet qui lui permet de se présenter le lendemain. Les bons, semblables à des billets de chemin de fer, représentent les uns de la soupe, les autres du pain, du lard, ou même, lorsque j’étais à Manchester, le dîner du lord-maire. Quelquefois ils sont acquittés par les boulangers et les charcutiers de la ville; mais en général les comités préfèrent avoir leur propre cuisine, ou, si le nombre des pauvres est trop grand, fournir leurs bons sur les cuisines des pauvres, établissemens fondés pour cet objet spécial par des particuliers. Ils peuvent ainsi procurer aux pauvres à prix égal un cinquième de nourriture de plus que s’ils l’achetaient en ville. C’est par ce secours simplement donné au bureau que l’on a pourvu aux premiers besoins de la population; mais, à mesure que le nombre des écoles s’est étendu, on y a fait entrer autant de pauvres que le permettaient les dimensions et les ressources de ces établissemens.

L’objet de ces écoles est d’occuper les ouvriers et les ouvrières sans travail, de les relever à leurs propres yeux en leur assurant les moyens de vivre sous la forme d’un salaire et non d’une aumône, et enfin de faire tourner à bien leurs malheurs présens en employant leur inaction forcée à leur donner une instruction qui leur manquait trop souvent. La manufacture offrait une occupation si lucrative aux mains les plus jeunes que, malgré de sages précautions, elle faisait tort à l’éducation primaire. J’ai été étonné, après ce que j’avais vu en Amérique, de rencontrer en Angleterre un nombre relativement si petit d’ouvriers et d’ouvrières sachant lire et écrire. Aussi ne saurait-on trop louer et encourager la fondation de ces écoles, dont les bienfaits s’étendront au-delà de la crise qui les a fait naître et survivront aux souffrances qu’elles sont venues soulager. Il y a des écoles pour les hommes, les femmes et les enfans. Ces dernières ne sont en réalité que des salles d’asile. Les écoles des femmes sont de beaucoup les plus nombreuses. La fondation en est presque toujours due à la charité de quelque particulier, souvent d’un ministre d’un culte quelconque, qui l’établit dans le local destiné d’ordinaire à l’instruction de ses ouailles; mais la plupart de ces écoles joignent maintenant aux contributions qu’elles recueillent directement une forte subvention du comité du district où elles se trouvent. Je ne puis m’empêcher de dire en passant qu’une somme d’environ 16,000 liv. sterl. (400,000 fr.) a été envoyée par la colonie de la Nouvelle-Galles du sud, spécialement destinée à soutenir ces écoles. Le régime est à peu près le même dans toutes celles que j’ai visitées soit à Manchester, soit dans d’autres villes du Lancashire. On y enseigne à lire, à écrire, à compter et surtout à coudre; de là le nom de sewing schools qui leur est ordinairement appliqué. Le salaire y est généralement de 2 shill. 4 den. à 3 shill. 6 den. par semaine, un peu moins lorsque plusieurs membres d’une même famille s’y trouvent réunis. Les ouvrières qui servent de maîtresses reçoivent jusqu’à 4 shill. Dans la plupart des écoles se trouve une cuisine où l’on fournit aux ouvrières un repas en déduisant de leur salaire 1 den. l/4. Pour cette somme modique, elles ont un plat suffisant et nourrissant, grâce au zèle des dames qui en général dirigent cette cuisine et y contribuent par leur souscription. Beaucoup de dames aussi se consacrent à la direction même de l’école et à l’instruction des ouvrières, passant leur journée au milieu d’elles : elles se louent fort de leur intelligence, de leur zèle à l’étude et de leur reconnaissance pour l’instruction qu’on leur donne. Il paraît que le travail de la filature, en leur déliant les doigts, les prépare à apprendre l’écriture avec une rapidité surprenante[1].

Bien des gens blâment ces soins et craignent pour les ouvrières le retour à la manufacture; pour moi, j’avoue que je ne vois qu’un grand avantage à tout ce qui peut les mettre en contact avec les autres classes de la société; elles gagneront elles-mêmes à ce rapprochement un sentiment plus vif de leur dignité, et les liens ainsi formés ne s’effaceront jamais entièrement.

Je ne puis donner ici une statistique de toutes ces écoles; mais, pour indiquer leur importance, il me suffira de dire que le seul comité de Hulme en a 24 dans sa dépendance, qu’il y soutient plus de 2,300 ouvrières, et que les dépenses des écoles de ce district s’élevaient déjà, le 15 décembre 1862, à 5,917 livres sterling ou 147,927 francs. Ce sont ces dépenses, plus grandes naturellement que les simples secours donnés au bureau, qui retardent le développement des écoles ; il faut trouver dans des souscriptions particulières de quoi compléter la subvention du comité. Quelques-unes cependant commencent à subvenir par leurs ressources, par la vente des produits de l’école de couture, à l’accroissement de frais qu’entraîne ce mode d’assistance. Les ouvrières sont devenues meilleures couturières, et les vêtemens confectionnés par elles sont souvent achetés par les comités qui ont l’occasion de les distribuer, ou vendus dans les bazars de Londres.

Quoique les écoles soient souvent tenues par des ministres du culte, l’instruction religieuse en est entièrement bannie. Les ouvrières y sont reçues sans aucune distinction de religion, et l’on est heureux de ne pouvoir citer presque aucun exemple où cette œuvre de charité ait été transformée en un instrument de propagande. C’est surtout dans la ville de Blackburn que le rôle des différens clergés a été important et honorable. Ils s’entr’aident cordialement, et cette entreprise commune a contribué à effacer l’esprit de rivalité qui trop souvent anime les différentes églises dans un pays où la liberté des cultes est un fruit de la liberté de discussion et non de l’indifférence religieuse. Le curé catholique, qui a plus de 11,000 ouailles, et l’archidiacre anglican siègent ensemble dans le comité central de Blackburn à côté de plusieurs ministres indépendans. Ils ont étendu leurs écoles, et c’est par eux que se distribuent la plupart des sommes dont dispose ce comité. La tenue de leurs écoles est excellente, et ils peuvent mieux que personne distribuer ces secours avec discernement. Il n’y a là d’ailleurs rien d’exclusif, et les pauvres qui ne veulent s’adresser à aucun ministre religieux peuvent toujours avoir recours directement au comité et à ses visiteurs.

Soit qu’elles entraînent des frais plus considérables, soit que le zèle et l’intelligence des dames qui dirigent les écoles d’ouvrières leur fassent défaut, soit que les hommes aient moins d’inclination à y entrer, les écoles pour les ouvriers sont moins nombreuses que . celles pour les femmes. Le système d’ailleurs en est le même : dans les unes, on enseigne la lecture, l’écriture et l’arithmétique; dans les autres, appelées induslrial schools, on apprend aux ouvriers des métiers qui leur seront toujours utiles, et qui même dans certains momens pourront les aider à gagner leur vie, comme de faire des nattes et d’autres ouvrages, ou de raccommoder des vêtemens et des chaussures. Mais de tous les établissemens destinés à occuper les ouvriers et à les instruire durant le chômage, le plus intéressant est celui qui a pris, comme je l’ai déjà dit, la place de cette espèce de club connu sous le nom de Hulme working men’s Institute. On n’y distribue aucun secours aux ouvriers qui viennent assister aux sept heures de classe qui s’y font chaque jour, cette école primaire étant destinée spécialement aux ouvriers déjà secourus par les comités; on les attire seulement par l’assurance d’un dîner gratuit et d’une tasse de thé. Il y a déjà plus de cinq cents ouvriers inscrits dans cet établissement, et le contrôle nécessaire pour l’admission est laissé complètement en leurs mains. Le comité des visiteurs chargés d’aller inspecter les pauvres chez eux et de les recevoir est composé uniquement d’ouvriers secourus eux-mêmes en ce moment. Ils se montrent très sévères dans l’exercice de cette fonction, et si l’un des ouvriers reçus a une conduite suspecte ou trouble ses camarades dans l’école, il est aussitôt expulsé. Les ouvriers emploient l’intervalle des classes à orner et à décorer de devises choisies par eux- mêmes les salles, qui n’étaient autrefois que des magasins. Tout y a un aspect de propreté qui s’accorde bien avec la bonne tenue des ouvriers. Ceux-ci profitent avec ardeur de l’occasion qui leur est offerte de s’instruire. Ils suivent avec assiduité les lectures que, selon l’habitude anglaise, des personnes de bonne volonté leur font presque tous les soirs sur des sujets variés. Je vins m’asseoir une fois au milieu d’eux; le lecturer de la soirée était un professeur du collège. J’assistai au récit de ses courses dans les Alpes. J’avais, je l’avoue, le cœur serré en comparant ces belles contrées, où l’on respire un air pur et où brille le soleil, que ces pauvres ouvriers sont sans doute destinés à ne jamais connaître, avec l’atmosphère enfumée au milieu de laquelle ils mènent une vie artificielle. L’attention était remarquable, quoiqu’elle fût peut-être due surtout à la lanterne magique dont s’aidait M. Greenwood pour illustrer son récit, et, trait caractéristique des mœurs anglaises, après la lecture, ces hommes, dont un grand nombre ne savent ni lire ni écrire, se mirent à proposer et à voter des motions de remercîment au professeur avec autant de régularité et d’aplomb qu’on l’eût pu faire au sein de la chambre des communes! Cependant rien ne peut effacer de ces visages honnêtes et intelligens une expression de tristesse inspirée non-seulement par leur situation, mais par le sentiment de leur désœuvrement forcé.

Les comités locaux, formés spontanément et fonctionnant tous à peu près de même malgré la diversité de leur origine, et les écoles qui en dépendent, sont donc le canal par lequel se répandent au milieu de la population ouvrière du Lancashire les souscriptions recueillies par des voies diverses dans toute l’Angleterre. Après avoir été au plus pressé et avoir assuré à cette population les moyens d’existence dont elle avait été subitement privée, les hommes intelligens qui se sont chargés de cette noble tâche s’efforcent de faire sortir un bien durable d’un malheur passager, et d’employer les amers loisirs du chômage à répandre parmi les ouvriers et les ouvrières l’instruction qui leur manquait trop souvent.


III.. — SECOURS PARTICULIERS. — LES FILATEURS, LEUR CONDUITE ET LEUR SITUATION.

Tout le monde a entendu parler de ce meeting du comté de Lancastre réuni pour répondre aux accusations d’indifférence portées par la presse anglaise contre les principaux propriétaires des districts cotonniers, et où ils souscrivirent séance tenante pour une somme de 50,000 liv. sterl., ou 1,250,000 fr.[2]. La réponse était péremptoire et suffisante, ce me semble; lord Derby y joignit l’action de sa parole, et dans un discours que j’ai déjà cité, pour justifier les propriétaires et particulièrement les filateurs, il donna un aperçu de tout ce qu’ils avaient fait pour les ouvriers antérieurement à la souscription.

Il est impossible d’estimer en chiffres ce que la charité particulière a directement accompli dans cette crise; mais elle y a joué un rôle trop important pour qu’on puisse négliger d’en parler et de donner par quelques exemples une idée de la situation des filateurs, sur lesquels retomba naturellement tout d’abord le fardeau de la misère des ouvriers, au moment où eux-mêmes voyaient la crise tarir toutes leurs ressources. En effet, tandis qu’elle les obligeait à fermer leurs ateliers, la crise élevait, au lieu de les diminuer, les charges dont étaient grevées leurs propriétés désormais improductives. La taxe des pauvres est imposée aux manufactures, qu’elles travaillent ou non, tant que les machines sont en place. Enlever les machines pour se soustraire à la taxe eût été une opération très dispendieuse, et pour le crédit de l’établissement presque l’équivalent d’une faillite. On ne pouvait songer, dans l’état du marché, à donner des secours aux ouvriers en continuant de travailler avec perte. La quantité de coton nécessaire simplement pour remplir les machines et les mettre en mouvement représenterait dans certaines filatures une valeur de 7 et 8,000 liv. sterl. ou 175 et 200,000 fr. aux prix actuels. La moindre fluctuation dans les prix de cette marchandise suffirait pour faire perdre aux propriétaires des sommes capables de soutenir tous leurs ouvriers durant plusieurs semaines. Ils ont avec raison mieux aimé employer ainsi leurs ressources que de les risquer dans la reprise de leurs travaux.

Cependant à ce point de vue leur situation n’est pas la même à tous. Le Lancashire filait diverses espèces de coton; la ville de Stockport par exemple employait beaucoup de cotons indiens et égyptiens, et les machines étant construites pour cette affectation spéciale, quelques-unes des filatures de Stockport ont pu reprendre le travail. La plus considérable par exemple, qui employait 1,200 ouvriers, est depuis quinze jours en pleine activité. Il ne faut cependant pas se faire d’illusions sur cette reprise; elle est très précaire, car elle est causée par des commandes qui peuvent cesser d’un jour à l’autre, et les manufacturiers ne sauraient songer en ce moment à devancer la demande. A Blackburn au contraire, on ne filait que des cotons américains, et là tout travail a cessé depuis plus d’un an. Aussi cette ville est-elle regardée comme le point le plus cruellement frappé de tout le district. Naturellement aussi les filateurs de Blackburn, que l’on citait jadis pour leur richesse et leur esprit d’entreprise, ont-ils plus souffert que ceux des autres districts. Ils ont dû, pendant bien des mois, soutenir presque entièrement, par leurs propres ressources, toute la population ouvrière qu’ils. employaient Il faut leur rendre cette justice qu’ils ont noblement accompli ce devoir. Après y avoir consacré tous les profits des années précédentes, ils ont usé leur crédit à remplir cette lourde tâche ; mais ils ont aujourd’hui épuisé toutes leurs ressources, et la ruine inévitable de plusieurs d’entre eux n’est retardée que par la crise elle-même qui, en dépréciant leurs propriétés, oblige leurs créanciers à différer leur exécution. Aussi ne peuvent-ils plus que se faire les intermédiaires des secours alloués à leurs ouvriers par les comités et la charité publique. Il n’en est pas de même à Manchester et dans la plus grande partie du district cotonnier, où la plupart des grands filateurs ont tenu à honneur de ne pas se décharger entièrement sur la charité publique du soin de leurs ouvriers. Quelques-uns même continuent aujourd’hui à secourir tous ceux qui étaient employés dans la manufacture au moment de la plus grande activité du travail. Quand quelques calculs pour l’avenir se mêleraient au sentiment du devoir parmi les mobiles d’une si noble conduite, il ne serait pas juste de méconnaître le mérite des manufacturiers dont je parle. Ils agissent avec si peu d’ostentation que souvent il est difficile de connaître l’étendue des sacrifices que leur coûte leur libérale persévérance.

Pour prendre un exemple entre beaucoup d’autres, je citerai la filature de MM. B..., qui depuis trois mois a cessé tout travail. Rien n’est plus triste que l’aspect de ces immenses bâtimens déserts dont le silence n’est interrompu à de rares intervalles que lorsque, pour préserver les machines de la rouille, on les fait marcher à vide. Les cheminées ne fument plus depuis longtemps, et le seul lieu qui ne soit pas absolument désert dans cette vaste solitude est le bureau, où l’on voit se glisser timidement et un à un les ouvriers qui autrefois assiégeaient bruyamment dès le matin les portes de la manufacture. C’est là en effet que s’exerce la charité, qui seule a survécu à la prospérité, et dans laquelle seule se déploie encore l’ancienne richesse des propriétaires. Quoique sur plus de 1,000 ouvriers MM. B... n’en emploient plus guère qu’une douzaine pour maintenir la propreté de l’établissement, ils les paient tous à raison de deux jours et demi par semaine. Ils leur donnent ce salaire à leur choix soit en argent, soit en bons de vivres sur leur propre magasin, et ils ont établi pour cela une cuisine et un dépôt de provisions analogues à ceux des comités. Cent cinquante feux sont entretenus chez les plus pauvres par la charité des autres ouvriers, qui trouvent encore le moyen d’économiser, sur leurs salaires réduits, quelques pence pour leur fournir le charbon nécessaire. Ce détail n’est qu’un exemple saisissant de l’appui que dans ces circonstances si dures pour tous se sont prêté mutuellement les ouvriers. L’on peut estimer en gros à 110 ou 120 liv. sterl. par semaine, c’est-à-dire de 143 à 156,000 fr. par an, la dépense imposée à MM. B... simplement pour l’entretien de leurs ouvriers. Il faut ajouter à cela les taxes qu’ils ont à payer pour leur filature, particulièrement celle des pauvres, et enfin l’intérêt du capital, aujourd’hui improductif, immobilisé dans ces immenses établissemens, pour se faire une idée de ce que la crise du coton coûte par jour aux grands filateurs du Lancashire.

Une objection a du se présenter à l’esprit de bien des gens à la vue des immenses sacrifices accomplis d’abord par les manufacturiers et plus tard par la nation, pour donner le pain quotidien à toute une population sans ouvrage : n’aurait-on pas pu trouver aux ouvriers privés du travail des manufactures d’autres occupations?

Plusieurs raisons s’y opposaient, et il faut qu’elles soient bien fortes, puisque non-seulement les ouvriers et les maîtres intéressés dans la question, mais le gros public, si libéral dans ses dons, ne se sont point arrêtés à cette idée, et semblent convaincus que la charité est en ce moment le seul remède à ce mal. Les ouvriers des filatures forment une population à part; il paraît qu’elle émigra vers la fin du dernier siècle des comtés agricoles de l’est à l’époque où une cruelle famine y sévissait : heureusement le développement subit de la fabrication du coton coïncida avec cette famine, et les laboureurs de l’est trouvèrent dans le Lancashire une nouvelle et plus lucrative manière de gagner leur vie. La dispersion de cette population anéantirait pour bien des années la première industrie de l’Angleterre. Ce pays, si remarquable par sa hardiesse et sa persévérance dans les entreprises commerciales, songeant à un avenir plus prospère au milieu des misères du présent, a courageusement entrepris de maintenir ce gouffre constamment fermé en y jetant l’argent à pleines mains. D’ailleurs où trouver d’autres occupations pour cette nombreuse population? L’introduction des machines diminue tous les jours le nombre des bras employés par l’agriculture. L’extraction des houilles et l’industrie du fer font vivre bien des milliers de familles, mais il faudrait qu’elles prissent un développement que rien ne justifie pour donner place à tant de nouveau-venus, et puis il faudrait l’apprentissage de plus d’une génération pour former au rude métier du mineur ou du forgeron l’ouvrier délicat de la filature. Si ce remède eût pu être efficace, il eût été appliqué; le Lancashire offrait, à côté des filatures qui se fermaient, les plus riches houillères, et les comtés voisins sont les plus grands producteurs de fer de l’Angleterre.

Reste la ressource suprême de l’émigration. Quelques familles y ont eu recours, mais leur nombre est tellement insignifiant qu’on ne peut en tenir compte. Les facilités ne leur ont cependant pas manqué. Ainsi le gouverneur de la colonie de Queensland, dans l’Australie du sud-ouest, offre non-seulement de transporter gratuitement mille ouvriers du Lancashire, mais même de fournir à ces nouveaux colons tout l’équipement nécessaire pour leur nouveau genre de vie ; mais ces ouvriers de serre chaude, au teint blanc et aux mains déliées, savent bien qu’ils ne seraient pas meilleurs laboureurs que mineurs ou forgerons, et que ce sont de rudes cultivateurs qui seuls peuvent aller chercher dans les terres en friche de l’Australie, comme dans les forêts vierges de l’Amérique, les hauts salaires que ces pays nouveaux promettent aux émigrans.


IV. — SECOURS DONNÉS PAR LA LOI. — LES GARDIENS DES PAUVRES.

Après avoir montré tout ce que la charité volontaire a fait pour soulager les ouvriers du Lancashire, et afin de bien définir son rôle, il est nécessaire de parler de l’assistance légale, qui a pris naturellement un développement extraordinaire, et qui partage avec la charité volontaire la tâche de faire vivre tant de milliers d’ouvriers. Il suffit d’indiquer en peu de mots le système sur lequel cette assistance est fondée, système d’ailleurs souvent modifié et plus souvent encore critiqué; quelques détails sur la manière dont elle est exercée seront utiles pour faire connaître tous les moyens de secours employés dans la crise actuelle.

Le principe de la loi des pauvres est que personne en Angleterre ne doit mourir de faim, et que tout individu incapable de se soutenir lui-même doit être assisté par sa paroisse. A cet effet, plusieurs paroisses se réunissent pour former une union et supporter en commun la charge de l’assistance; des officiers sont élus, qu’on appelle les gardiens de la loi des pauvres. Ceux-ci sont chargés de faire le budget de l’entretien des pauvres de l’union, de fixer la taxe nécessaire pour cela et d’administrer les fonds qu’elle produit. Ils sont sous le contrôle d’employés du gouvernement appelés commissaires de la loi des pauvres, lesquels relèvent d’un ministère spécial, aujourd’hui dirigé par M. Villiers, bien connu par le rôle important qu’il joua dans l’abolition des corn laws.

La taxe des pauvres est imposée sur le revenu normal de la propriété foncière; on l’estime à tant de pence et de shillings par livres de ce revenu. Ainsi le revenu de toutes les propriétés de l’union de Manchester (qui ne comprend qu’une partie de cette grande ville) étant estimé à 800,000 liv. sterl. ou 20 millions de francs, chaque shilling ajouté à la taxe place 40,000 liv. sterl. ou 1 million de francs entre les mains du bureau des gardiens. La taxe est levée par les officiers de police, qui, on le sait, ne dépendent en général qu’indirectement du gouvernement central. Les contribuables, s’ils se trouvent individuellement surtaxés, en appellent au commissaire. Enfin les comptes-rendus de toutes les opérations des gardiens sont soumis au parlement, mais seulement pour son information, et pour recevoir non sa sanction, mais son contrôle.

Rien ne limite d’ordinaire le taux de cette taxe. Il faut avant tout que les pauvres vivent et que les gardiens réunissent la somme nécessaire pour cela. C’est ainsi qu’on vit en Irlande, dans le temps de la famine, la taxe s’élever jusqu’à 20 et 21 shillings par livre, c’est-à-dire atteindre et même dépasser la valeur totale du revenu imposé. Le principe de cette taxe est sans doute bien dur pour les districts frappés par une crise extraordinaire. Chaque fois que le nombre des pauvres s’accroît rapidement et qu’il faut par conséquent élever la taxe, cet accroissement est la conséquence d’une crise dont le premier effet a dû être de ruiner les contribuables et de diminuer la valeur réelle de la matière imposable. On comprend combien est lourde cette taxe de 2 shillings payée par l’union de Manchester, qui a paru si légère à ceux qui ne se rendaient pas compte de la situation, et qui a excité de si vives critiques en Angleterre. Aussi, comme on sait, une loi a-t-elle autorisé les unions surtaxées à partager avec leurs voisines l’excédant de leur taxe des pauvres au-dessus d’un certain taux; mais cette mesure indispensable ne fait en réalité qu’alléger les charges là où les unions étaient incapables de les supporter, le principe reste le même : c’est celui de l’indépendance communale, essence et fondement de la constitution anglaise, et les bienfaits que ce principe leur assure sont trop précieux pour que les intéressés songent à y renoncer, lors même qu’il leur impose de difficiles devoirs.

Enfin, une fois les sommes destinées à l’entretien des pauvres recueillies, l’administration des secours est, comme je l’ai dit, confiée au bureau des gardiens. Ces secours sont donnés dans le workhouse, vaste établissement où les pauvres, les vagabonds, les infirmes, les gens sans ouvrage sont reçus, logés et nourris, et où on les fait travailler dans la mesure de leurs forces. Pour éviter que le workhouse, au lieu d’être une dernière ressource pour les malheureux, devienne un asile pour la paresse, la paroisse exige de ceux qu’elle y reçoit le travail dont ils sont capables, et maintient toujours ses secours au-dessous du niveau des salaires. Comme elle n’y reçoit d’ordinaire que des gens déclassés, pour la plupart isolés, sans famille et sans domicile, elle sépare les hommes, les femmes et les enfans, et les soumet à un régime qui se rapproche souvent de celui des maisons de correction.

Mais ce système, nécessaire, je crois, en temps ordinaire, produit de tristes résultats lorsqu’on veut l’appliquer dans des circonstances exceptionnelles. Ainsi l’on peut affirmer qu’en Irlande il a complètement détruit le bon effet qu’aurait pu produire la libéralité de l’Angleterre au moment de la famine. Le cultivateur ou l’ouvrier laborieux, réduit soudain à la misère par une crise extraordinaire, ne se résigne pas sans humiliation à une vie qui l’assimile presque au criminel. Le pain de la charité publique ne lui est-il pas assez amer déjà? faut-il le lui faire acheter alors au prix de l’abandon de la vie de famille? Quand on a visité les workhouses irlandais, on ne saurait oublier l’aspect de tristesse et les paroles de haine de ces pauvres Irlandaises séparées de leurs maris et de leurs enfans, ni les cruelles privations auxquelles le paysan irlandais se soumet plutôt que d’abandonner sa pauvre chaumière et son intérieur. Les Anglais ont profité de cette expérience ; ce qu’ils n’ont pas su faire en Irlande, ils l’ont fait dans leurs grands centres manufacturiers. Là les gardiens sont spécialement dispensés par un acte du parlement de l’obligation de ne distribuer de secours que dans les workhouses; ils y jouissent de la plus grande liberté d’action. Outre les pauvres ordinaires qu’ils logent et occupent dans le workhouse, ils peuvent faire travailler dans leurs ateliers d’autres pauvres qui conservent leur domicile, et même les secourir chez eux sans exiger en retour aucun travail. Pour s’adresser à eux, le pauvre n’est pas obligé d’être réduit à cet état de misère où il a perdu jusqu’à son foyer et engagé tout ce qu’il possédait.

De là deux systèmes différens de secours. Les indigens que leur faiblesse, leur âge, ou les habitudes de leur vie rendent incapables de travail, trouvent un asile dans le workhouse. Dans les grandes villes, cette population change peu. Cette misère-là y est comme une maladie à l’état chronique. Les pauvres que des crises inattendues obligent d’avoir recours au bureau des gardiens forment une classe bien supérieure à la précédente. C’est pour les secourir que les gardiens usent de la latitude que leur laisse la loi, La manière dont ils leur distribuent les secours est absolument semblable, ou plutôt a servi de modèle au système adopté par les comités. Ils ont sagement renoncé à exiger des assistés un travail manuel improductif et inutile pour des ouvriers qui ont déjà un métier. D’anciennes filatures ont été louées et transformées en écoles pour les hommes, les femmes et les enfans. La présence à ces écoles est exigée de tous ceux qui ne sont pas infirmes, et leur donne droit à un secours qui est en moyenne de 1 shill. 9 d. par semaine. Les classes sont de cinq heures par jour, et le samedi est accordé aux assistés pour se chercher une occupation. Quant aux femmes, le temps est partagé entre l’enseignement primaire et l’école de couture. Pour la fixation des secours, l’on tient compte dans une certaine mesure du salaire que recevait l’ouvrier avant le chômage. Ces secours sont donnés soit en argent, soit en bons sur les cuisines fondées et administrées directement par les gardiens, et plutôt encore partie en argent et partie en bons.

Le nombre des pauvres secourus par les gardiens dans les vingt et une unions frappées par la crise s’est élevé dans la seconde semaine de décembre 1862 à 278,110; dans la première semaine de janvier 1863, il était retombé à 259,850. La dépense de leur entretien s’élevait, comme je l’ai dit, le 27 décembre à 17,934 liv. sterl. 5 shill. 8 den. par semaine, et sur les quinze dernières semaines elle a été en moyenne de 15,907 liv. sterl. ou tout près de 400,000 fr. Cependant les secours distribués de la même manière par les gardiens et par les comités s’adressent à deux classes distinctes de pauvres, et c’est à établir nettement cette division importante et nécessaire que les uns et les autres travaillent en ce moment.

Il ne faut pas croire que la charité privée soit simplement venue partager une tâche dont les agens de la charité officielle auraient pu, avec de plus grandes ressources, se charger tout seuls. Elle est venue en aide à une classe d’ouvriers malheureux que l’assistance légale aurait profondément humiliée et démoralisée. Cette double organisation répondait à des besoins divers de la population qu’il s’agissait de secourir. Parmi les milliers de familles qui n’avaient de commun qu’une même misère, il y en avait beaucoup qu’une vie honnête, indépendante et même aisée avait habituées à regarder comme une dégradation toute aumône reçue des gardiens, sous quelque forme qu’elle fût donnée. C’est souvent avec hésitation, mais toujours cependant avec reconnaissance, qu’elles acceptent l’aide de la charité privée, représentée par les comités de secours. Les secours donnés par les gardiens en dehors du workhouse s’adressent donc surtout aux plus pauvres d’entre les ouvriers, à ceux qui, n’ayant jamais eu d’épargnes, s’étaient déjà trouvés dans les moindres crises obligés d’avoir recours à eux, à ceux qui vivaient d’industries secondaires et précaires, et à une classe, fort pauvre et très nombreuse, qui dépend des ouvriers des manufactures, et devait par conséquent ressentir même avant ceux-ci les effets de la ruine qui les menaçait. Telles sont, par exemple, toutes les femmes qui, ne travaillant pas elles-mêmes à la filature, étaient employées par les ouvrières comme nurses à veiller sur les enfans en bas âge. Il y a peu de cottages où ne se trouvât une de ces nurses qui avait soin de tous les enfans des deux ou trois familles habitant la maison. Aussitôt que le travail fut interrompu, les mères de famille, condamnées à rester chez elles, se hâtèrent de congédier ces bonnes d’enfans, qui se trouvèrent ainsi les premières réduites à la misère.

Au début de l’œuvre des comités, cette distinction entre les pauvres qu’ils secouraient et ceux qui étaient à la charge des gardiens n’avait pu s’établir complètement. Ceux-ci, ayant trop de monde sur les bras, ne pouvaient souvent donner que des secours insuffisans. Les comités durent s’occuper de les compléter. Ils le firent avec tout le soin possible, contrôlant leurs livres par ceux des gardiens; mais il y avait là une source d’embarras et d’abus : il était difficile de savoir dans quelle mesure un grand nombre de pauvres puisaient à ces deux sources. Et d’ailleurs les comités tenaient avec raison à réserver toutes leurs ressources pour cette classe nombreuse et si intéressante qui luttait encore contre une cruelle misère plutôt que d’accepter une aumône officielle. Ce travail n’est pas encore accompli partout : à Manchester par exemple, il est bien moins avancé qu’à Blackburn, où l’on peut regarder la séparation comme complète; mais on finira par réussir, et l’œuvre charitable, poursuivie concurremment, mais dans des classes différentes de la population, par les représentans de la charité privée et les agens officiels, y gagnera beaucoup en efficacité.


V. — LES OUVRIERS.

Comme je l’ai dit, les souffrances du Lancashire ne frappent pas les yeux du passant; la misère ne s’y étale pas, et pour se persuader que ces souffrances existent, il faut aller les chercher. Aussi, après avoir visité les établissemens de charité où les pauvres sont pour ainsi dire en public, après avoir vu ce que les riches faisaient pour eux, était-il naturel d’aller les voir chez eux. M. Birch, secrétaire du comité de Hulme, allait visiter un certain nombre de familles qui s’étaient adressées la veille à ce comité. Je me joignis à lui. J’étais simple spectateur d’une de ces enquêtes comme plusieurs centaines de personnes en font tous les jours à Manchester et dans toutes les villes frappées par le chômage. Je suis revenu de cette visite vivement ému par le spectacle de la ruine de tant d’existences honnêtes, heureuses et presque aisées, qui, ruinées jour par jour par une lente et impitoyable loi, ont descendu graduellement tous les échelons de la misère. Je suis revenu surtout pénétré de respect pour le courage avec lequel les ouvriers ont combattu dans une lutte sans issue, supportant leurs souffrances avec indépendance et cependant sans haine ni envie contre les classes mieux partagées, ne demandant jamais de secours qu’à la dernière extrémité, et cependant les recevant toujours avec reconnaissance, comme une aide qui ne leur était pas due. Ils ont bien mérité les éloges qui leur ont été donnés en Angleterre, et qui ont tant contribué à y stimuler la charité publique.

Nous gagnons l’un des quartiers habités par les ouvriers. Ces petites maisons en brique grise, à deux fenêtres, ayant un étage et un rez-de-chaussée, dont les longues et monotones rangées donnent d’un côté sur la rue et de l’autre sur une espèce de petite cour, s’appellent des cottages. Un même individu en a souvent construit une file entière, mais dans ces derniers temps beaucoup d’ouvriers ont placé leurs épargnes en faisant bâtir eux-mêmes ou en achetant des cottages semblables, soit seuls, soit en s’associant entre eux pour cela lorsque leurs moyens ne leur permettaient pas de faire autrement. Ces maisons se louent de 6 à 12 liv. sterl. (150 à 300 fr.) par an. Un bail de 10 liv. sterl. (250 fr.) donne au locataire le droit électoral pour la représentation de la ville. Le locataire, ouvrier un peu plus aisé que les autres, ou vieille femme vivant seule, occupe une chambre du cottage, et presque toujours sous-loue les autres à des familles d’ouvriers. Le premier locataire paie à la semaine son propriétaire, et exige de même à la semaine le sous-loyer de ses chambres, qui est généralement de 1 shill. 9 den. (2 fr. 19 cent.) à 3 shill. 6 den. (4 fr. 37 cent.) pour chacune.

L’on conçoit combien la ruine doit se répandre rapidement de proche en proche parmi toutes ces existences dépendant l’une de l’autre, depuis le propriétaire, souvent contre-maître retiré, et l’ouvrier qui loue en bloc le cottage pour le sous-louer en détail, jusqu’à la nurse qui, comme je l’ai dit plus haut, vit au service des locataires, aussitôt que le salaire de l’ouvrier, qui est leur seule base, vient à manquer un instant. L’ouvrier commence par congédier la nurse, puis il ne peut plus payer son loyer, il s’endette vis-à-vis du locataire de toute la maison, celui-ci vis-à-vis du propriétaire, tandis que ce dernier est toujours taxé par les gardiens. Et nul capital n’étant là pour faire face à la crise, il s’ensuit une ruine générale. Les locataires, pour payer au moins une partie de leurs loyers, sont obligés de porter tous leurs effets chez le pawnbroker; le propriétaire, pour acquitter le taxe des pauvres avec des loyers réduits, doit hypothéquer sa maison, et souvent il se trouve dans une situation plus malheureuse que ses locataires, car ce n’est qu’après que l’hypothèque a absorbé toute la valeur de sa propriété qu’il lui est permis d’aller les rejoindre au bureau de secours des gardiens, dernière ressource de leur commune misère.

Sans doute le mal n’est pas toujours aussi grand, et les remèdes appliqués depuis quelque temps l’ont diminué. Ainsi, lorsque les cottages ont pour propriétaire un homme riche, un filateur surtout, celui-ci n’exige en ce moment aucun loyer; c’est pour lui une première manière de secourir ses employés. Aujourd’hui aussi que la charité est organisée sur une si vaste échelle, les ouvriers, voyant l’existence de leurs familles assurée, emploient le peu qu’ils touchent en argent à payer leur loyer; mais si la plupart d’entre eux mettent un point d’honneur à se tenir au courant, Dieu sait au prix de quelles privations ils le font. Beaucoup d’ailleurs ne peuvent acquitter aujourd’hui les dettes qu’ils ont contractées ainsi avant de vouloir demander secours à qui que ce soit. J’ai vu un ouvrier, homme très intelligent et économe, qui, condamné au chômage depuis quinze mois, avait vu s’accumuler de la sorte, après que toutes ses épargnes avaient été épuisées, une dette de plus de 10 liv. sterl.

Pour comprendre combien a été rude le coup porté à toute une population par la clôture des filatures, il faut songer qu’hommes, femmes, enfans, tous travaillaient dans la même manufacture. Ce travail était la seule source de subsistance de toute la famille, où l’on ne connaissait pas d’autre métier. Les hommes gagnaient 12, 15 et 20 shillings par semaine, les enfans au-dessus de douze ans jusqu’à 10 shillings. Avec de pareils salaires, on vivait dans une certaine aisance. Peu importait la petitesse du logement, puisque la journée se passait pour tous à la filature : on y trouvait le nécessaire. La famille était bien vêtue; la nourriture, chose la plus importante sous ce climat et pour l’ouvrier anglais, était excellente, abondante, et même, dit-on, recherchée. Le simple ouvrier faisait peu d’épargnes, il employait ses profits à vivre de son mieux.

Au contraire, une famille nombreuse, entassée sans occupation dans un logement trop étroit, les meubles, les couvertures, les vêîemens, portés successivement au mont-de-piété, une nourriture incertaine, mauvaise et insuffisante, ces mille privations, d’autant plus dures qu’elles sont nouvelles, par lesquelles, comme dit Victor Hugo, après avoir vécu de peu, on apprend à vivre de rien, telle est la situation à laquelle quelques mois de chômage ont réduit les deux tiers de cette population : misère qu’il faut comparer non pas à celle des pauvres ordinaires, mais à l’aisance relative qui l’avait précédée, pour en mesurer l’amertume.

Un vaste champ est ouvert aux visiteurs envoyés par les comités au milieu de cette population pour connaître et soulager ses souffrances. Leur enquête porte principalement sur le nombre des membres de la famille, sur les vêtemens engagés, le prix du loyer, le salaire que l’on gagnait in full time, enfin sur les secours que la famille reçoit peut-être déjà d’un autre côté. Les pauvres répondent à M. Birch avec dignité et simplicité; la plupart n’ont jusqu’ici jamais demandé de secours à personne. Je me rappelle deux sœurs jumelles qui, me disait M. Birch, avaient refusé, il y a un mois, d’accepter de lui un souverain. Leur chambre est d’une propreté parfaite, mais tout ameublement en a disparu : il ne reste plus qu’une rangée de pots de fleurs sur la fenêtre, seuls objets refusés au mont-de-piété. Quelques géraniums qui les habitent semblent dépérir comme leurs maîtresses. Celles-ci n’ont pas eu d’ouvrage depuis un an; avec la faim est venue la maladie, et cependant il faut un homme qui leur inspire toute confiance pour leur arracher un demi-aveu de leur misère. Il serait facile de multiplier des exemples semblables, recueillis dans cette visite; mais il n’en faut pas davantage, je crois, pour prouver que si, à l’honneur de la charité anglaise, cette population est soutenue, si elle vit, dans le sens le plus restreint de ce mot, en attendant un temps meilleur, les souffrances ne lui sont cependant pas épargnées. C’est, il me semble, une réponse suffisante à ceux dont j’ai parlé au début, qui croyaient les ouvriers plus heureux aujourd’hui qu’avant le chômage, et disposés à profiter de cette situation plutôt que de retourner à la manufacture lorsque l’occasion s’en présentait.

Sans doute il est moins pénible d’aller passer cinq heures à l’école que de se rendre à cinq heures et demie à la filature pour en revenir à six heures du soir ; mais quelle différence dans le salaire ! Pouvait-on, dans les écoles, demander davantage à des gens auxquels l’on donne 2 shillings par semaine au lieu de 15 ou 20 shillings qu’ils gagnaient autrefois? Il faut d’ailleurs savoir quel était ce travail qui leur était quelquefois offert. Sans doute jamais les filateurs n’ont tenté de profiter de leur misère pour obtenir leurs services à prix réduits; mais, ayant reçu de faibles commandes, quelques-uns d’entre eux ont repris le travail un ou deux jours par semaine, pour l’interrompre souvent tout à fait au bout de deux ou trois semaines. On comprendrait que les ouvriers aient eu quelque répugnance à renoncer aux secours assurés du comité pour un travail si faible et si incertain; cependant l’on peut affirmer que la plupart saisissent la moindre occasion de diminuer par le travail leur dépendance de la charité, et les livres des comités sont remplis d’exemples d’ouvriers qui, ayant pu travailler un jour, rapportent scrupuleusement les bons de secours qu’ils avaient reçus pour cette journée. D’ailleurs, pour prouver que c’est une bien rare exception de voir les ouvriers préférer une vie misérable, mais oisive, à un travail lucratif, il suffit de dire que le comité central, ému des accusations portées à ce sujet dans les journaux, a demandé aux filateurs de lui dénoncer tous les cas où ce refus de travail pourrait être prouvé. Depuis lors on ne lui en a pas signalé un seul.

Ma course dans le Lancashire se terminait à Blackburn la veille du jour de l’an. « Avant d’aller fêter ce jour en famille, me dit-on, il faut que vous veniez voir comment nous célébrons la semaine de Noël avec la grande famille qui se compose de tous les pauvres de notre ville. » Une gravure de Punch représente John Bull qui, avant d’entamer lui-même le pudding de Noël, entasse sur les épaules de l’ouvrier du Lancashire tout ce qui lui est nécessaire pour passer joyeusement cette fête nationale. En effet, d’après les idées anglaises, il faut que ce jour-là tout le monde soit content, et surtout ait l’estomac bien rempli. C’est ce qui n’est pas arrivé depuis longtemps aux ouvriers de Blackburn. Aussi la plupart des ministres religieux de cette ville se sont-ils réunis pour leur donner à tous un dîner de Noël. On ne pouvait adresser à ceux-ci les mêmes critiques qu’au lord-maire pour ce fameux dîner payé sur la souscription générale. En effet, une souscription spéciale avait été ouverte à Blackburn pour ce dîner, et pas un penny n’avait été détourné des fonds généraux destinés aux secours. Cette collecte a permis de donner un dîner de la valeur d’environ 1 shilling par tête à tous les Individus recevant alors des secours dans les écoles de Blackburn. Chaque prêtre ou ministre devait amener son école. La grande salle de l’hôtel de ville devait recevoir successivement toute cette population à des jours différens, l’espace ne permettant pas de donner à dîner à plus d’un millier de personnes à la fois. Des jours avaient été fixés pour les hommes, les femmes et les enfans. C’est au dernier dîner des hommes qu’on me proposait d’assister.

À midi et demi, la ville, si morne tout à l’heure, prenait un air de fête inusité. Les écoles sortaient précédées des ministres en robe et quelquefois aussi de tambours; toutes sortes de bannières ornaient la procession. Il y a trente ans, de pareilles démonstrations dans un moment de crise comme celui-ci auraient infailliblement amené des troubles; mais depuis lors les esprits ont fait bien des progrès. Les bannières ne portent d’autre inscription que God save the queen, et chacun ne songe qu’à oublier un moment des souffrances dont personne n’est coupable. En suivant la procession, j’entrai dans la salle, qui se remplissait rapidement; les ouvriers prenaient place en rangs devant de longues tables serrées les unes contre les autres. Une estrade était élevée pour les visiteurs, mais les ministres avaient leur table dressée au milieu de celles des ouvriers, dont ils tenaient à partager le dîner. Après une espèce d’hymne chantée debout par tous les ouvriers, le dîner commence joyeusement et se continue bruyamment. En ayant pris ma part, je puis certifier qu’il était fort bon. Et quand je quittai la salle, pressé par l’heure du chemin de fer, je rencontrai encore une longue file de roast-beefs fumans qui montaient l’escalier de l’hôtel de ville. Il n’y avait pas besoin de souhaiter un bon appétit à ces braves gens qui terminaient dans la joie une année si fertile en souffrances. Et, quelque menaçantes que soient les perspectives de l’année nouvelle, la satisfaction peinte sur tous ces honnêtes visages me donnait bon espoir pour l’avenir. Je n’y voyais pas seulement le signe d’une grande crise victorieusement traversée grâce à la charité spontanée de tous les rangs de la société, mais surtout le gage d’une union plus intime entre les classes propriétaires et les classes ouvrières : union fondée sur une confiance et une estime réciproques et sur la saine connaissance des intérêts communs qui les rendent solidaires; garantie la plus sûre de l’ordre public chez les peuples libres, et base nécessaire de toute liberté dans nos sociétés modernes.


Dans ce tableau des misères des ouvriers anglais, tout le monde aura senti avec nous un reflet des maux dont souffrent nos propres ouvriers. Dans l’exposé des précautions ingénieuses prises chez nos voisins par la bienfaisance volontaire, tout le monde aura vu des exemples dignes d’être suivis; comment n’aurait-on pas été frappé surtout de la combinaison aussi efficace que délicate réalisée par le Hulme Institute, où les ouvriers secourus sont chargés eux-mêmes de l’administration de la bienfaisance, combinaison que nous pourrions si facilement nous approprier dans les circonstances présentes avec le mécanisme de nos sociétés de secours mutuels? Tout le monde enfin aura compris la conclusion qui se dégage de ce qui précède : il faut que la fraternité sociale n’accomplisse pas son œuvre en France avec moins de vertu et de grandeur qu’en Angleterre.


E. FORCADE.

  1. Le comité central s’efforce de faire adopter un règlement uniforme du temps de travail, qu’il voudrait voir s’élever jusqu’à vingt-cinq heures par semaine, ou cinq heures par jour pendant cinq jours, le samedi étant libre. Le comité central a d’autant plus à cœur l’application de ce règlement, que, d’après la volonté des donateurs, le fonds spécial de la Nouvelle-Galles du sud ne doit être affecté qu’aux écoles qui ont ainsi fixé les heures de travail.
  2. La publication des souscriptions reçues par le comité central prouve que, sur le total de 593,404 livres, le Lancashire a fourni 258,769 liv. ou 6,469,225 francs, et sans doute il a contribué pour plus des deux tiers aux 230,000 livres recueillies par les comités locaux.