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La Sicile dans les dernières années, la situation politique et le malandrinaggio

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La Sicile dans les dernières années, la situation politique et le malandrinaggio
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 611-634).
LA SICILE
PENDANT LES DERNIÈRES ANNÉES

LA SITUATION POLITIQUE. — LE MALANDRINAGGIO

I. La Sicilia nel 1871, par M. C. Tommasi-Crudeli, Florence 1871. — II. Italie, Sicile et Bohême, notes de voyage, par M. A. Laugel, Paris 1872. — III. Atti del Comitato della inchiesta industriale, Rome 1873. — IV. Relazione del generale G. Medici al consiglio provinciale di Palermo, Palerme 1873.


I.

Un pays peu connu assurément, c’est la Sicile ; quelques noms de villes fameuses, Palerme, Catane ou Messine, quelques faits historiques s’y rattachant et dont le plus récent serait peut-être cette expédition clés mille qui entraîna l’annexion, voilà ou à peu près tout ce qu’on en sait à l’étranger ; ses mœurs, ses idées, ses besoins, restent pour nous lettre close. Aussi chaque détail a-t-il son prix et son intérêt dans une étude consciencieuse et sincère comme celle que publiait naguère M. Tommasi-Crudeli. L’auteur n’est pas Sicilien, mais il a habité la Sicile plusieurs années ; ami intime du général Mediei, qui commandait alors dans Palerme, il était placé pour bien voir, à l’abri des passions ou des calculs qui divisent les insulaires, il pouvait également bien juger. Sans autre préoccupation que l’intérêt même du pays, il s’est rendu compte de ce qu’il avait sous les yeux ; il a noté les forces et les tendances des divers partis, il a étudié dans toutes ses causes et ses développemens cette forme particulière de brigandage qui désole les quatre provinces occidentales de l’île, et qui a mérité une appellation nouvelle, le malandrinaggio, il a constaté les progrès réels qu’a faits la Sicile depuis l’annexion, ceux qu’elle aurait à faire encore. À ce propos, M. Tommasi-Crudeli exprimait hautement les vœux du parti libéral, et, sans méconnaître les difficultés à vaincre, signalait à l’attention du gouvernement quelques-unes des réformes les plus nécessaires, il s’inquiétait surtout de la sécurité publique. Malheureusement jusqu’ici aucune mesure sérieuse n’a été prise contre le « malandrinage. » La loi nouvelle sur le jury, votée ces jours derniers au parlement, serait peut-être un palliatif, elle n’est pas un remède, et le mal cependant sévit plus violent que jamais.

Les Italiens du reste, presque autant que nous, ignorent ce qui se passe en Sicile, et pour la plupart se font de la situation les idées les plus erronées ; cette ignorance se comprend sans peine. Jusqu’en 1860, grâce à la politique soupçonneuse de ses gouvernans, pour qui elle était tout à la fois une source de revenus et un sujet de perpétuelle terreur, la Sicile a vécu à l’écart des autres provinces de la péninsule. Avec Naples, la séparation était encore plus profonde : les Bourbons en effet ne négligeaient rien pour aviver les anciennes haines entre les deux peuples qui leur étaient soumis, se servant de l’un et de l’autre avec une habileté perfide pour les dompter et les opprimer tour à tour. Dans le reste de l’Italie cependant, les efforts réitérés tentés par les Siciliens depuis le commencement du siècle au nom de leurs libertés menacées avaient profondément ému l’opinion publique. Aussi quand, dans les premiers jours du mois d’avril 1860, le bruit se répandit sur le continent qu’un nouveau soulèvement venait d’éclater à Palerme, quand Garibaldi résolut de se lancer dans la lutte et d’apporter aux insurgés l’appui décisif de son nom et de son épée, les Italiens accoururent en foule autour de lui, et , pleins de nobles illusions , firent voile vers la Sicile, où ils voyaient déjà une terre sacrée et comme le boulevard de la liberté moderne.

Que trouvèrent-ils à leur arrivée ? Un pays dont l’état social offrait partout l’image trop fidèle de l’ancienne féodalité ; un peuple qui avait sa manière à lui de sentir, de haïr, de combattre, qui comprenait dans un sens étroit et tout personnel les grands événemens auxquels il assistait, chez qui enfin avec de fortes qualités se trouvaient réunis beaucoup des vices qu’engendrent au sein d’une société de longs siècles de misère et d’oppression. Le désappointement fut complet. Les nouveau-venus quittaient des pays qui tous avaient dans quelque mesure profité des réformes de la révolution française ; bien peu connaissaient le passé historique de la Sicile, ils ne pouvaient se rendre compte des progrès relativement rapides qu’y avaient faits depuis peu les idées libérales, ils n’avaient ni le temps ni les dispositions d’esprit nécessaires pour approfondir ces questions complexes. Trompés dans leur attente et dégoûtés de la réalité, ils brûlèrent ce qu’ils avaient adoré et mirent dans la critique autant d’ardeur et d’exagération qu’ils en mettaient naguère dans l’éloge. Du moins, parmi les hommes du gouvernement, ceux qui après l’annexion furent chargés d’administrer la Sicile devaient-ils réserver leur opinion; eux aussi commirent la faute, et cette fois impardonnable, de vouloir juger prématurément ce qu’ils connaissaient si peu. Par leurs dédains impolitiques, ils éveillèrent les susceptibilités d’un peuple orgueilleux et fier à l’excès : le Sicilien pardonnera peut-être un coup de couteau, il n’accepte pas le mépris. La révolution d’ailleurs laissait après elle bien des mécontens; trop d’intérêts avaient été atteints, d’espoirs déçus, de vanités froissées. De jour en jour, l’opposition grandit avec l’irritation du pouvoir : les uns ne tarissaient pas d’éloges pour cette noble race sicilienne, ardente, généreuse, ennemie-née du despotisme, tombée aux mains des agens du gouvernement italien, qui ne savait rien faire pour elle qu’en tirer de l’or et du sang; les autres se plaisaient à voir dans la Sicile un pays demi-barbare, ingouvernable, toujours mécontent, incapable de supporter aucun degré, aucune forme de liberté, et que, dans son intérêt même, il fallait civiliser par la force et traiter en pays conquis. Ces idées contraires, recueillies et développées au gré des passions, se répandirent dans la péninsule; de part et d’autre, on les adopta sans contrôle, on s’en servit tour à tour pour attaquer ou pour défendre la conduite du gouvernement envers les Siciliens : maintenant encore, des deux côtés du détroit, elles entrent comme argumens dans la lutte des partis, et, bien que l’insurrection de 1866, provoquée par la réaction, ait donné fort à réfléchir aux libéraux de toute nuance, il n’est pas rare d’en retrouver l’écho dans des récriminations réciproques, injustes pour la plupart ou tout au moins exagérées.

En Sicile, quoi qu’on ait pu dire, il n’y a pas de républicains : le peuple sicilien au contraire, par tradition et par instinct, serait peut-être le plus monarchique de l’Italie : la fidélité ne lui coûte ni ne lui pèse, volontiers il accepte un souverain ; mais, en même temps et par-dessus tout, il tient à son autonomie, il veut un roi particulier, qui réside dans le pays ou dont les délégués, siégeant en son lieu et place, soient revêtus de pouvoirs suffisans pour assurer l’indépendance de la Sicile. L’île, depuis des siècles, formait un royaume à part, et le peuple demandait que toujours il en fût ainsi. Une des principales causes de sa haine contre le gouvernement déchu, c’est que jamais les Bourbons n’ont consenti qu’à contre-cœur, et forcés par les circonstances, à reconnaître cet antique droit du pays. Absolutistes ou constitutionnels, tous les Siciliens étaient unanimes dans leur désir d’une monarchie propre, et l’on n’a pas à chercher ailleurs l’idée qui, par trois fois dans la première moitié du siècle, leur mit les armes à la main.

Dans toutes les révolutions de Sicile, la mafia a joué un rôle fort important. On désigne de ce nom à Palerme la foule de gens sans aveu qui encombre la capitale de l’île, et qui, répandue en même temps dans les quatre provinces occidentales, Palerme, Girgenti, Trapani et Catanissetta, constitue proprement le malandrinaggio. En prenant les armes, ces gens-là obéissaient peut-être à la haine de la domination étrangère, haine commune à tous les Siciliens, mais plus encore ils cédaient à leurs mauvais instincts et à l’espoir, comme on dit, de pêcher en eau trouble : pour eux en effet, le mot de liberté n’a pas d’autre sens que suppression absolue des lois. Le concours de ces hommes décidés à tout et faits depuis longtemps au maniement des armes était réellement trop (utile, surtout dans les débuts d’une révolution, pour que personne, même le plus scrupuleux et le plus honnête, pensât jamais à les repousser. D’ailleurs, comme il arrive dans les mouvemens de ce genre qui ont eu pour point de départ une grande idée populaire, les premiers jours après la victoire, l’enthousiasme général faisait taire en eux les mauvais instincts et ne laissait place qu’aux sentimens plus nobles et plus relevés de la nature humaine; mais bientôt la bête féroce se révélait. Sous le prétexte plus ou moins spécieux de délivrer les victimes politiques, ils ouvraient les bagnes et les prisons, leurs rangs se grossissaient ainsi des condamnés qu’il fallait amnistier, puis ils s’organisaient en escouades et s’imposaient comme force active au gouvernement nouveau. Quelque temps encore les élémens honnêtes qui existaient dans les cadres, l’autorité morale des chefs et des initiateurs du mouvement, réussissaient à maintenir dans de discrètes limites les brutales tendances de la majorité. Quand les rapports entre les classes supérieures et la partie saine du petit peuple étaient intimes et cordiaux, on arrivait à installer un gouvernement régulier et à rétablir l’action des lois : c’est ce qui eut lieu en 1848 ; quant au contraire les gras et les maigres n’agissaient pas de concert, la crise se précipitait, comme en 1820.

De toute manière, ce n’était là qu’une question de temps. Tôt ou tard, la mafia se lassait de la contrainte imposée, et une anarchie bestiale désolait le pays. La population effrayée perdait la tête et faisait le jeu des coquins : c’était à qui se tiendrait à l’écart des affaires publiques; un jour, en désespoir de cause, on rappelait les Bourbons, sans que le nouveau gouvernement, abandonné, trahi de tout le monde, pût seulement tenter un simulacre de résistance. La troupe des malandrins alors, qui d’une façon plus ou moins directe avaient contribué à la réaction, venait chercher sa récompense. Les chefs de bande les plus fameux étaient nommés capitaines d’armes, leurs camarades entraient dans les compagnies d’armes : en d’autres termes, on les chargeait de la police. Et cependant, si grand désir qu’elle en eût, il était impossible à l’autorité de satisfaire aux exigences de tous. Beaucoup, et les plus nombreux, n’avaient pas part au festin; furieux, ils faisaient volte-face, et, changeant de programme, se rapprochaient une fois de plus des libéraux dont quelques-uns ne craignaient pas de frayer avec eux pour les faire servir à une nouvelle révolution.

En 1860, les choses se passèrent tout autrement. La mafia s’unit aux masses soulevées par Garibaldi; elle se forma en escouades, ouvrit les prisons et les galères, délivra un grand nombre de condamnés auxquels il fallut, selon l’habitude, accorder l’amnistie, elle se promena plusieurs jours à travers les rues de Palerme les armes à la main, et y commit mille excès; mais un événement imprévu vint l’arrêter tout à coup au beau milieu de ses triomphes. Fort de son prestige et du concours matériel et moral de toute l’Italie, Garibaldi osa ce qu’un gouvernement révolutionnaire purement sicilien n’aurait jamais pu faire : il prononça le licenciement des bataillons et congédia ces bandits. Les malandrins obéirent à contre-cœur, mais ils obéirent, et, tant que dura la dictature, se gardèrent bien de bouger. Plus tard, à la faveur des divisions politiques causées par l’annexion, ils crurent pouvoir recouvrer l’importance étrange dont ils avaient joui dans les révolutions précédentes et à laquelle ils tenaient comme à un droit. Repoussés d’abord par le parti d’action, ils s’adressèrent aux réactionnaires. De ce côté, un meilleur accueil leur était réservé; exhortations, subsides ou promesses, rien ne fut ménagé pour s’assurer leur précieux concours. Ils furent le bras droit de la coalition dont le clergé était la tête, et le moment venu, — ils le croyaient du moins, — ils prirent ouvertement les armes et engagèrent la guerre des rues.

C’était au mois de septembre 1866 : la lutte de l’Italie contre l’Autriche était à peine terminée; en fait de troupes, il ne restait plus en Sicile que quelques dépôts; les libéraux eux-mêmes les plus influens, partis depuis plusieurs mois pour combattre l’étranger, n’étaient pas encore revenus ; durant sept jours, Palerme connut toutes les horreurs d’une ville prise d’assaut. Par bonheur, le soulèvement général de l’île, sur lequel la coalition avait compté, n’eut pas lieu, partout son appel resta sans écho; l’opinion publique au contraire se déclara pour le gouvernement, et l’insurrection fut vaincue avant même d’avoir pu dépasser les murs de la ville. Quant au clergé, dans son aveuglement, il n’avait fait que hâter la crise qu’il aurait voulu éviter; l’entrée à Palerme des troupes italiennes marqua la fin des corporations religieuses dont la participation à la révolte avait été trop évidente et trop directe.

Depuis lors la lutte, sans être moins vive, a pris un autre caractère. L’énergie prudente et calme du gouvernement local n’a pas permis qu’une nouvelle tentative à main armée ensanglantât le pays, mais la coalition survit, sourdement travaille et attend. Chassée de la rue, pendant cinq ans encore elle a pu à Palerme rester maîtresse de toutes les élections politiques ou administratives. Pour dominer l’opinion, elle a repris habilement l’arme du sicilianisme qui servit autrefois contre les Bourbons. C’est une guerre acharnée, de tous les jours, de tous les instans. Dans la presse, dans les confessionnaux, dans la chaire, à l’intérieur des familles, dans les maisons d’éducation, partout enfin où peut s’exercer l’influence du prêtre, le clergé prêche la haine de l’Italie et de l’unité. A l’entendre, il n’y a pas de patrie commune, insulaires et continentaux ne sont pas de la même race; l’Italien n’est qu’un étranger venu pour piller et pour asservir la Sicile, et quiconque pactise avec lui est digne du nom de traître et de renégat. En même temps, on s’attaque aux réformes, aux institutions nouvelles : qu’un jour la municipalité palermitaine essaie de ramener à des formes plus décentes et plus raisonnables les superstitions semi-catholiques, semi-païennes, qui font ou à peu près toute la religion du petit peuple, qu’on parle de restreindre le nombre des fêtes chômées, aussitôt le clergé d’entrer en indignation et de crier au sacrilège; la loi même avec lui n’est pas toujours respectée. Jusqu’en 1865, en Sicile, pour la validité civile du mariage, il fallait tout d’abord qu’un engagement solennel eût été pris par les conjoints en présence de l’officier de l’état civil; la célébration religieuse venait en second lieu. Or, dans les trois années qui ont suivi l’application du nouveau code italien, il y a eu, pour ne parler que de quatre provinces, — Palerme, Girgenti, Trapani, Syracuse, — 8,847 mariages purement ecclésiastiques, c’est-à-dire civilement nuls : les enfans nés de ces unions sont des bâtards devant la loi; on voit d’ici le trouble qui doit en résulter plus tard dans les rapports de famille et dans les mutations de la propriété. Le clergé sicilien du reste, pour satisfaire d’impolitiques rancunes, n’a pas hésité à se sacrifier lui-même; lui, jadis si fier, si indépendant, il a renié son passé et ses traditions, il s’est soumis docilement à toutes les exigences du saint-siège, et, plutôt que de rien devoir au pouvoir civil, il a accepté sans résistance l’abolition de la légation apostolique qui garantissait les libertés et les privilèges de l’église de Sicile. Aujourd’hui le mot d’ordre lui vient de Rome, et les ultramontains mènent à leur gré la coalition.

Cette coalition, il est vrai, ne peut que contrarier l’action régulière du gouvernement et retarder les progrès du pays sans peser jamais d’un grand poids sur la politique italienne ; d’ailleurs bon nombre des passions et des intérêts qui l’ont rendue possible sont destinés à disparaître avec la génération présente : le temps, la force même des choses et l’exercice de la liberté finiront par en triompher. Les derniers succès des libéraux sont pour l’avenir d’un heureux présage, et cependant en elle-même la situation n’est pas sans danger. Voilà Palerme, une des cités les plus belles de l’Italie, centre historique d’une des provinces les plus importantes, où s’agite un parti puissant, ouvertement opposé à l’existence du royaume même, et qui, hier à peine, avait partout la majorité; mais, chose plus grave encore, à l’intérieur de cette ville ou dans ses alentours, vit une foule de misérables, rebelles à la loi, toujours prêts à se mettre au service du premier venu contre le gouvernement établi, parce qu’à leurs yeux tout gouvernement a le tort d’empêcher le vol et l’assassinat. Aux prochaines élections générales, la lutte en Sicile sera des plus vives. Un moment de faiblesse ou d’aveuglement de la part des autorités locales, et le pays pourrait revoir les horribles scènes de 1866. La répression serait prompte et décisive sans doute; mais le dommage matériel et moral qui résulterait pour la Sicile d’une nouvelle convulsion serait incalculable, terrible aussi le coup porté à la liberté, pour qui toute victoire obtenue en versant le sang des citoyens est peut-être pire qu’une défaite.


II.

En Italie, on fait une distinction entre l’ancien brigandage des provinces napolitaines et le malandrinaggio sicilien. Cette distinction est parfaitement juste. Même dans les parties de l’île les plus troublées, il ne se forme presque jamais de bandes capables de tenir la campagne. En effet, l’état des lieux se prêterait moins que dans la Calabre, la Terre de Labour, la Basilicate ou les Abruzzes, à une lutte de guérillas. Rarement il arrive que le malandrino sicilien soit, comme le brigand napolitain, un homme qui a rompu avec la société, et qui vit en guerre ouverte avec elle : cela n’est vrai que pour quelques-uns, les plus connus et les plus redoutés, qui, par le nombre ou l’importance de leurs méfaits, en sont réduits à se cacher. Du reste, il faut bien le dire, les rangs de ces derniers se sont beaucoup grossis depuis la loi nouvelle sur la conscription ; jusqu’alors en Sicile les levées régulières de soldats n’étaient point connues, les Bourbons préféraient de tout point y entretenir des régimens suisses, sauf à tirer des insulaires une certaine somme annuelle; aussi bon nombre des jeunes gens appelés ont-ils préféré au service militaire l’émigration, la fuite ou le brigandage. L’année dernière encore, le général Medici, dans un rapport officiel, avouait, pour le seul arrondissement de Palerme, un total de plus de 7,000 réfractaires sur 90,000 inscrits. En général cependant, sous le nom de malandrins, il faut entendre des hommes qui vivent à peu près comme tout le monde, qui de fait ou en apparence exercent une profession et qui à l’occasion se réunissent pour faire un bon coup et se séparer aussitôt après. Si la force publique intervient à temps, ils courent le risque d’être pris ou tués; mais dans le cas contraire, ou si seulement ils parviennent à s’échapper de la lutte, il n’est plus possible de les rattraper; chacun d’eux tranquillement rentre chez soi et reprend ses occupations ordinaires, bien assuré que personne autour de lui, ni la victime, ni les parens, ni les témoins accidentels, n’oseront dire un mot et le dénoncer. Seulement, à chaque pas dans la campagne, au coin des routes, au long des chemins, on trouve une croix, une inscription, un signe quelconque qui marque un crime commis là et resté impuni.

On a peine à comprendre au premier abord comment a pu se former dans un pays une population de malfaiteurs assez puissante, assez nombreuse, pour s’attaquer ainsi au corps social tout entier, tarir les sources de la richesse publique, entraver le commerce, exciter dans toutes les classes la terreur ou la sympathie, en imposer à la justice, et, devenue un danger politique, forcer le gouvernement lui-même à compter avec elle. Le mal est ancien déjà et tient à diverses causes. Avant tout, il faudrait noter le caractère même de la nation. Les peuples qui habitent les îles de la Méditerranée, la Corse, la Sardaigne, la Sicile, le groupe de l’Archipel, n’ont jamais bien complètement dépouillé leur barbarie primitive. Chaque homme se rend justice à lui-même; sa morale n’a d’autre horizon que son propre intérêt, celui de sa famille, il est en guerre contre l’état, contre la loi, contre toutes les abstractions des nations civilisées. M. Laugel, dans ses Notes de voyage, racontait ainsi les débuts d’un fameux bandit sicilien : « A quatorze ans, Nino volait des moutons en compagnie d’un petit berger de ses amis et au profit d’une bande de brigands. Ce petit compagnon avait un grand-père dur et sévère qui de temps en temps le battait. Après une de ses équipées, il arriva pleurant auprès de Nino, tout meurtri des coups qu’il avait reçus. Le cœur de Nino s’indigne. — Va, dit-il, ton grand-père ne te battra plus, — Il s’embusque avec son fusil derrière une haie d’agaves. Désormais le petit berger ne fut plus battu par son grand-père. »

Le Sicilien en général manque de franchise, choisissant de préférence les moyens obliques et de l’astuce faisant une vertu. Trop de races se sont heurtées, croisées sur ce petit espace : Sicules et Phéniciens, Grecs et Carthaginois, Romains, Goths, Arabes, Normands, Levantins, Espagnols, Italiens; le sang n’y est point resté pur comme dans telle autre province de la péninsule, la Romagne ou la Vénétie. Et depuis plus de trois mille ans la Sicile a été foulée, ravagée, conquise, opprimée, vivant à l’état de légitime défense. Son histoire n’est qu’une longue et lamentable suite d’invasions; que de spoliations! que d’injustices! que de sang versé! Conçoit-on les misères de l’homme du peuple, son existence ainsi faite de privations, d’inquiétudes et de dangers ? De là, chez le Sicilien, ces allures sauvages et rusées à la fois. Il est vindicatif, orgueilleux, querelleur et toujours prêt à jouer du couteau. Disons d’ailleurs à ce propos que, dans tout le midi de l’Italie, à partir de la Campagne de Rome, le couteau n’est pas, comme chez nous, une arme perfide ; il serait bien plutôt l’épée du peuple. Presque toujours en effet l’usage en est précédé d’un défi formel et rentre dans les conditions d’un duel véritable. En Sicile, il existe un grand nombre d’écoles où l’on apprend l’escrime du couteau, et le plus souvent avant de commencer la lutte, les combattans décident s’ils se frapperont au corps ou aux membres, a cassa o a muscolo, selon la gravité du cas. L’habitude de ces duels est chose si enracinée dans la population que, lors du désarmement rigoureux opéré par l’ancien directeur de police, Maniscalco, il y avait à chaque coin de Palerme de petites cachettes pratiquées dans les murs et connues de tous les habitans du quartier, où se trouvaient deux couteaux : ceux qui avaient quelque affaire à régler allaient les prendre.

Le Sicilien, principalement dans les basses classes, est religieux jusqu’à la superstition ; mais cette religion toute en formules, en pratiques, ne gêne guère ; son indépendance. La majeure partie des délits constatés contre les personnes et l’ordre public dans l’arrondissement de la cour d’appel de Palerme ont lieu précisément les jours de fête. Ce trait de mœurs est commun à toute l’Italie méridionale : il y a cent ans à peine, on comptait à Rome cinq ou six meurtres par jour, et quelquefois le lendemain des grandes fêtes l’hôpital de la Consolazione a recueilli jusqu’à 150 blessés, ce qui laisse à supposer un vingtaine de tués pour le moins : la veille de ces fêtes, on déménageait les salles de l’hôpital pour faire place aux blessés du lendemain. Le clergé aussi, pour accroître son influence, s’est longtemps employé à protéger les coupables. Il faut lire la lettre si curieuse que Dautiége, secrétaire du duc de Vivonne, pendant l’expédition tentée en Sicile sous le règne de Louis XIV, écrivait à l’abbé Huet, secrétaire de l’ambassade française à Rome : « Nous avons ici, monsieur, un grand embarras dans le gouvernement dont je veux vous entretenir. Outre une infinité de privilèges qu’a la ville de Messine, qui lient le plus souvent les mains à ceux qui commandent pour faire la justice, il y a une immunité ecclésiastique qui met au désespoir. La ville est si fort pleine d’églises et de chapelles que vous ne sauriez faire quatre pas sans en trouver une. Les places publiques en ont une à chaque coin. Ainsi ceux qui veulent assassiner trouvent par toute la ville un asile si proche qu’il est impossible de pouvoir faire le châtiment d’aucun crime. Et de là vient qu’on assassine chaque jour des Français et des Messinois impunément, car le bras ecclésiastique ne se connaît point à faire aucun châtiment. L’église est une bonne mère qui pardonne tout à ses enfans meurtriers, et elle a pris dans les bulles des papes une si grande précaution pour aller au-devant de ces punitions qu’elle a fait des définitions exprès pour déterminer l’espèce et le nombre des crimes... En bonne vérité, cela ne vous fait-il pas compassion? Or, monsieur, ayant discouru sur cette matière avec le vicaire-général, je l’ai trouvé si fort conforme à nos mœurs qu’il ne souhaitait rien tant que de voir ôter cette immunité ecclésiastique à la plupart des églises de Messine, confessant lui-même avec gémissement qu’elle était la cause d’une infinité de meurtres dans toute la Sicile... » (16 janvier 1677.) — Aujourd’hui privilèges et immunités ont été abolis; mais le principe n’en subsiste pas moins. Aux yeux de l’église, toute faute peut être pardonnée, toute tache lavée, même une tache de sang. Un assassin en Sicile ne manquera point de se confesser : sans doute il a commis un grand crime, mais, comme il se repent, le prêtre ne saurait lui refuser l’absolution. Dès lors le peuple ne voit plus en lui un coupable, et le gouvernement qui le poursuit n’est plus qu’injuste et cruel. Quand Dieu a pardonné, l’homme aurait-il le droit de punir? Ainsi raisonnent nos bandits, qui font leurs mauvais coups sans le plus léger scrupule. Qu’ils puissent échapper seulement à la justice humaine, et pour le reste ils s’en remettent humblement à la bonté divine.

En Sicile, comme dans beaucoup des contrées méridionales de l’Europe, la culture intensive, impliquant le séjour permanent des hommes et des animaux, est rendue impossible sur de vastes étendues de pays par la sécheresse ou la malaria. Sauf en quelques parties plus favorisées, comme cette belle vallée qui entoure Palerme, et qui mérite si bien son nom gracieux de Conca d’Oro, le produit du sol se borne nécessairement aux céréales; dans ces conditions, l’exploitation agricole de petites portions de terrain ne serait plus suffisamment rémunératrice, et la petite propriété n’a pu s’établir. Là même où, grâce à la vente et à l’affermage des biens ecclésiastiques ou domaniaux, on avait cru naguère obtenir le morcellement de la propriété territoriale, les nouveaux occupans ont été forcés bien vite d’abandonner la partie. Or les grandes propriétés, latifundi, n’ont pas de colons, c’est-à-dire de paysans habitant le lieu cultivé. Le grand propriétaire ou le grand tenancier divise le terrain en lots, qu’il loue et sous-loue à différens cultivateurs, lesquels paient leur fermage en nature avec une part déterminée de la récolte. Ces fermiers cultivent leur lot ou par eux-mêmes ou par des journaliers : les uns et les autres habitent des villages situés dans un lieu salubre, mais qui parfois se trouvent à de très grandes distances des terres arables. En outre, dans toute l’île, spécialement dans l’ouest, l’état des routes est vraiment déplorable. Trop longtemps en effet, le gouvernement des Bourbons s’est contenté d’encaisser l’argent des contribuables siciliens, le détournant et le gaspillant à sa guise, sans en consacrer la moindre parcelle aux travaux de première nécessité, routes, ponts et canaux. L’insuffisance ou le mauvais état des voies de communication est une des causes qui ont le plus aidé à la formation de la grande propriété dans les terres basses de l’île, et peut-être n’en est-il pas d’autre dans les parties montagneuses. Quoi qu’il en soit, on trouve des paysans qui pour toutes ces raisons, partant de chez eux dès l’aube, ne peuvent arriver à leurs champs avant dix heures du matin et sont forcés d’en repartir à deux ou trois heures, s’ils veulent rentrer dans un lieu salubre avant que la nuit les surprenne.

Ce sont là évidemment des conditions déplorables, qu’il s’agisse de la sécurité publique ou de la prospérité du pays. Au moment de la moisson, dans l’intérieur de l’île, on campe quelques jours en pleins champs; mais, en temps ordinaire, la campagne n’est qu’un désert, et le brigandage peut s’y exercer librement. Çà et là, pendant la journée, quelques malheureux paysans, venus de fort loin et presque tous armés, car leur fusil ne les quitte pas, caché près d’eux sous un arbre, au coin d’un sillon. Vienne une occasion, la tentation est vraiment trop forte de prêter la main aux bandits; à tout le moins serviront-ils de receleurs. Pas de fermes ou de maisons isolées comme chez nous, peu de vrais villages; ceux qu’on rencontre de loin en loin, et qui par le nombre de leurs habitans pourraient avoir l’importance de vraies cités, offrent partout, dès qu’on y pénètre, l’image de la misère et de la dégradation. Là végète misérablement toute une population de prolétaires, cultivateurs nomades, ignorans, abrutis; au-dessus d’eux, une oligarchie tyrannique, composée de propriétaires et de tenanciers, ou même de brouillons sans fortune, qui ont en main les affaires de la commune, répartissent les taxes à leur gré, et soit par caractère, soit par intérêt, se soucient peu de rien faire pour l’amélioration morale ou intellectuelle de leurs administrés. Ni livres, ni journaux, ni écoles. Le plus souvent ces petites aristocraties se divisent en deux camps opposés et se disputent le pouvoir, leurs cliens combattent pour elles; ce sont entre familles des conflits incessans, des haines interminables et d’odieuses vengeances : chaque maison surveille la maison voisine, le lit n’est jamais placé en face de la porte par précaution contre les attaques nocturnes. Tel est l’état de la plus grande partie du pays.

Comment après cela s’étonner que le malandrinaggio soit devenu en Sicile un mal endémique? Mais il convient en outre de signaler l’insouciance ou la faiblesse dont ont toujours fait preuve dans la répression les différens gouvernemens qui jusqu’à ce jour ont régi ce pays. Le maréchal de Vivonne relevait déjà le fait dans une lettre à Louvois, du 22 novembre 1676, et s’en exprimait en ces termes : « Si l’on pouvait avoir une connaissance de la Sicile, comme l’on a du reste de l’Europe où l’on fait la guerre, je pourrais peut-être me mieux conduire suivant les règles que je vois observer à sa majesté et à ses plus habiles généraux; mais je ne saurais me régler que sur ce que j’ai pu voir à cette campagne du bord de la mer, car il n’y a personne à Messine qui ait jamais voyagé en Sicile par terre; ou la plupart ne sont jamais sortis de la ville, ou ils en sont sortis par mer, soit à cause de la commodité de la voiture, soit pour la crainte des bandits qui ont toujours inondé ce royaume, par la mauvaise justice et sale administration des Espagnols, dont la politique a été et est encore de laisser les crimes impunis pour en tirer de l’argent et complaire au génie du peuple, qui est extrêmement amoureux de la vengeance et enclin au vol. » Les Bourbons ne firent que continuer cette tradition; attentifs surtout à maintenir leur autorité, ils s’inquiétaient assez peu de la sécurité publique. Si par hasard le malandrinage prenait de telles proportions qu’il devenait pour eux-mêmes une menace et un danger, ils recouraient à des mesures de rigueur presque excessives, mais qui ne duraient pas. Pour bien faire, il eût fallu s’appuyer sur les classes supérieures, travailler en même temps à l’éducation du peuple, et nul ne s’en souciait parmi les gouvernans; le remède eût paru pire que le mal. On aimait mieux pactiser. Une partie des malandrins, souvent même les plus mal famés, entraient au service du roi.

La police, dans l’intérieur de l’île, était faite avant 1860 par les compagnies d’armes. L’usage de ces compagnies remonte à l’époque féodale : en l’absence de toute force publique, les barons et propriétaires du sol avaient été obligés, pour défendre leurs biens, d’entretenir autour d’eux des bandes de spadassins. Plus tard, quand un ordre nouveau parut s’établir, le gouvernement royal, bien débile encore, ne trouva rien de mieux à faire que de prendre à sa solde le plus grand nombre possible de ces bravi, et c’est ce beau système de police qui, sauf de légères modifications, devait se perpétuer jusqu’à nos jours. Se figure-t-on les loups chargés de garder les moutons ? Il en était ainsi à peu près. Chaque capitaine d’armes avec ses hommes, tous gens de même trempe et coquins reconnus, se faisait le garant de la sécurité d’un district. Impitoyables avec le menu fretin des voleurs, ils ménageaient les autres et leur concédaient même le titre d’affiliés. Les affiliés à leur tour s’engageaient à défendre telle ou telle portion du district, et, forts de l’appui de la compagnie, en profitaient pour exploiter à leur aise et rançonner le pays. Lorsqu’ils allaient trop loin cependant ou que la victime du vol trouvait dans sa position sociale la possibilité et le courage de se plaindre, — sans jamais dénoncer le voleur, il est vrai, — le capitaine d’armes payait intégralement le dommage, puis, cela s’est vu, il courait bien vite à la tête de sa compagnie se refaire de ses pertes dans un district voisin. Souvent encore on s’arrangeait à l’amiable : un membre quelconque de la compagnie, complice du délit au besoin, allait trouver la personne lésée, et, selon son importance et sa qualité, lui offrait tant pour cent de la somme perdue; l’autre, à ce prix, consentait à retirer sa plainte. Si maintenant le vol dénoncé n’était pas le fait des affiliés de la compagnie, le procédé différait; la compagnie était tenue d’indemniser les victimes; bon gré mal gré elle s’exécutait, mais malheur au pauvre diable qui avait osé chasser sur ses terres sans autorisation. Les preuves faisaient-elles défaut, elle arrêtait les gens de droite et de gauche, embastillait, bâtonnait, torturait même un peu à l’occasion, et arrivait ainsi sans trop de retard à découvrir son voleur. En cas de preuves au contraire, le téméraire un beau jour était trouvé mort dans un coin, personne n’avait rien à y voir, c’était affaire de la compagnie ; on prévenait le juge d’instruction, et tout était dit.

C’est ainsi que de tout temps la police s’est faite en Sicile, même sous ce fameux Maniscalco, qui dix ans et plus, de 1849 à 1860, jouit comme directeur de ce département d’un prestige aussi enviable qu’exagéré. Il sut seulement donner aux compagnies d’armes une organisation plus forte et plus complète. Celui qui ne connaissait pas le fond des choses, et qui vivait sur les côtes, pouvait croire aisément que dans toute l’île à l’intérieur régnait la sécurité la plus profonde; les étrangers qui se hasardaient à faire un voyage en rapportaient la même impression, car le malandrinaggio organisé s’exerçait pour ainsi dire en famille, et rien ne transpirait au dehors qui pût donner l’éveil aux esprits curieux. Les choses allaient d’un train régulier : point de mesures extraordinaires, de déploiement de troupes imposant; les diligences n’emportaient pas au départ, juchés sur l’impériale, toute une escouade de bersagliers et de carabiniers, mesure de précaution salutaire qu’on a dû imaginer aujourd’hui, mais qui laisse trop à penser aux gens. Et d’ailleurs aucune indiscrétion de la presse ne venait troubler le fonctionnement du système : il n’existait alors que des journaux officiels occupés, comme de raison, à chanter sur tous les tons les louanges du très habile et tout-puissant directeur. Quant aux habitans eux-mêmes, ils savaient trop que la justice était impuissante à les protéger, que l’autorité sans enquête ferait mettre en prison comme factieux et rebelle quiconque se permettrait la moindre critique, et que de toute façon ils étaient chez eux à la merci absolue des compagnies d’armes, de leurs affiliés et de leurs amis.

Les effets d’un pareil système, appuyé sur la tradition, sont bien faciles à comprendre. Revêtu d’un caractère quasi officiel, le malandrinaggio promettait de durer éternellement; c’était devenu un mal nécessaire dont chacun prenait son parti, les compagnies d’armes le limitaient en un certain sens par le monopole qu’elles en avaient, et cela déjà semblait suffisant. Ceux qui possédaient quelque chose avaient tout à perdre dans une résistance impossible; ils tenaient à leurs champs et à leurs maisons, mais ils tenaient surtout à leurs jours, ils comprenaient qu’on leur prendrait de vive force ce qu’ils n’auraient pas voulu donner d’eux-mêmes, et qu’on leur couperait la gorge après les avoir dépouillés, ils se prêtaient donc patiemment aux exigences des malandrins, et ne cherchaient qu’à les rendre moins lourdes en ouvrant leurs tiroirs d’un air de bonne grâce et de bonne humeur. Les uns payaient un impôt régulier pour n’être pas inquiétés, les autres avaient pour les coquins mille attentions délicates, mille ingénieuses prévenances; quant à s’adresser jamais aux autorités, personne n’y songeait. Quelques-uns cependant, plus audacieux ou plus influens, cherchaient à tirer parti de ces relations forcées, et s’en servaient à leur tour pour tyranniser leurs voisins. Ils briguaient une place de capitaine d’armes. C’est ainsi qu’on a vu, surtout dans les deux provinces de Palerme et de Girgenti, tel grand propriétaire ou grand tenancier se plaire à jouer en plein XIXe siècle le rôle de baron féodal, et concourir dans ce dessein au malandrinaggio d’une façon plus ou moins directe.

Les gens du peuple de leur côté considéraient les malandrins comme les membres d’une association puissante et respectée, plus forte que les riches et que le gouvernement lui-même; beaucoup leur portaient envie et voulaient goûter, eux aussi, de cette vie facile où sans fatigue et presque sans périls il était loisible de s’enrichir. Songe-t-on bien quelle est la force de l’exemple sur des esprits déjà pervertis et trop disposés à suivre leurs mauvais penchans? Les plus honnêtes même et les plus sincères inclinaient à voir dans les malandrins la personnification glorieuse de la résistance sicilienne à l’oppression étrangère. Chez tous les peuples en effet, depuis longtemps soumis à un gouvernement arbitraire et corrompu, l’idée de la loi finit par se confondre avec celle du pouvoir malfaisant qui pèse sur le pays; l’une et l’autre indifféremment, on les enveloppe dans la même haine, le même mépris, surtout lorsque la loi, — comme il arrivait en Sicile, — est impuissante à rien prévenir et à rien réprimer. Ne voyons-nous pas l’estime dont jouissent encore, jusque dans nos contrées, des hommes qui ouvertement se livrent à la contrebande ou au braconnage? En Sicile également, le nom de malandrino a perdu toute signification infamante : ce serait bien plutôt un titre d’honneur; on entend par là un brave garçon, au cœur hardi, au bras fort, qui n’a peur de personne et se moque de l’autorité. Quelles que soient ses fredaines, le peuple est toujours pour lui contre la police; un procès criminel, le bagne même, ne le flétriront pas. Bien plus, en regard de la loi s’est établi un code spécial, connu et obéi de tout le peuple et qu’on appelle l’Omertà, le code des gens de cœur. Ce code est en pleine vigueur dans les villes et dans les campagnes, mais à Palerme plus que partout ailleurs. Avant 1860, la police de la capitale était faite par un corps spécial; pour l’organisation en effet, ce corps différait des compagnies d’armes, mais les bravi qui le composaient ne valaient pas mieux que les autres et comprenaient leur devoir de la même façon. Aussi la mafia avait-elle dans la ville pleine et entière liberté d’action; tantôt, s’imposant à l’autorité, elle se faisait sa place jusque dans les administrations publiques, et y vivait sur le budget en véritable parasite, tantôt, accaparant tel ou tel métier, s’en réservait le monopole. Quiconque voulait parler de réforme, tenter une concurrence importune, était par elle menacé de mort; négligeait-il les menaces, un coup de couteau bien appliqué faisait aussitôt justice de l’imprudent en vertu d’un article de l’Omertà ainsi conçu : à qui te prend le pain, prends la vie, à chi ti toglie il pane e tu toglili la vita.

Ce code de l’Omertà prescrit que, pour tout homme vraiment digne de ce nom, le premier devoir en cas d’offense est de se faire justice de ses propres mains; il note d’infamie et voue à l’exécration publique quiconque recourt à l’autorité judiciaire ou consent à l’aider dans ses recherches et son action : « Quand l’homme est mort, il faut penser au vivant; le témoignage est bonne chose tant qu’il ne nuit pas au prochain, » ainsi s’exprime l’Omertà, et malheureusement ces axiomes, d’une vérité contestable, ne sont que trop entendus; il n’est pas d’honnête garçon dans le peuple qui ne croie faire acte méritoire en dérobant un assassin à la justice ou bien en refusant de témoigner contre lui. En 1866, à Misilmeri, on tua, avec des raffinemens de cruauté atroces, 36 gendarmes qui, bloqués dans leur caserne, pressés par la faim, s’étaient rendus. Les commissions militaires qui vinrent faire des poursuites après l’insurrection ne trouvèrent personne à condamner; dans cette ville de 12,000 âmes, il n’y eut pas un témoin. Cicéron constatait déjà dans ses Verrines cette répugnance des Siciliens à témoigner en justice. Leur caractère n’a pas changé, et ce n’est pas seulement la crainte de la vendetta qui les arrête, c’est une sorte d’instinct chevaleresque qui leur enjoint de prendre parti pour l’accusé, instinct que des siècles d’oppression ont fait passer dans le sang. Victime lui-même, le Sicilien gardera le silence sur son meurtrier, et renoncera à toute idée de vengeance plutôt que de manquer à ce qu’il regarde comme un devoir imprescriptible. On connaît l’histoire de ce malheureux qui, dans une rixe, frappé d’un coup de couteau, était sur le point de mourir à l’hôpital de Palerme; comme son confesseur insistait pour qu’il dénonçât le meurtrier, il se mit en colère, menaçant le prêtre de le dénoncer lui-même et de le faire arrêter, car, disait-il, on ajouterait foi aux paroles d’un mourant.

Voilà le pays pourtant où après l’annexion on a voulu comme dans le reste du royaume établir le jury. Il semble à première vue que cette institution n’ait pas donné de trop mauvais résultats, puisque dans les dix premières années la moyenne des acquittemens n’a pas dépassé le tiers du chiffre total des accusés; mais il faudrait connaître aussi le caractère et l’importance des affaires jugées, et là-dessus, si la statistique est muette, la conscience publique sait à quoi s’en tenir : les acquittemens les moins vraisemblables, les verdicts les plus doux et les plus indulgens ont été précisément prononcés dans les affaires de malandrinaggio. Sans parler des défauts qu’on pouvait relever en général dans le fonctionnement du jury, tel qu’il avait lieu dans tout le royaume, et auxquels une loi récente a pour mission de remédier, en Sicile la répugnance des citoyens est si forte, si profonde, pour accomplir leur devoir de jurés, que par ce seul fait, dans le district de Palerme, les cours d’assises ont perdu jusqu’à 103 séances en 1869, 65 l’année suivante. Quand il s’agit d’une affaire de malandrinaggio, cette résistance devient réellement insurmontable. Chacun alors essaie de se dérober; en outre, par l’abus que font les avocats, dans les causes de ce genre, du droit qu’ils ont de récuser certaines personnes, le jury n’est pas composé comme il devrait l’être, et ne contient rien moins que l’élite de la population. De toute façon, il faudrait que les jurés pussent résister aux tentatives de corruption qui les assaillent dans le cours des débats : lettres anonymes, menaces de mort, offres ou pressions de mille natures. On sait ce qui en résulte : aucun d’eux n’ose prononcer selon son devoir, la justice voit les coupables lui échapper des mains, et le magistrat sur son siège n’a plus qu’à trembler lui-même devant le criminel plus fort et mieux armé que la loi.


III.

L’extinction d’un mal aussi grave et aussi ancien que le malandrinaggio en Sicile restera chose à peu près impossible, tant que les mœurs et les idées du peuple n’auront pas été radicalement modifiées ; pour cela il faut plus que quelques jours, plus que des années, il faut la vie de générations entières. C’est là en effet une triste vérité, que les vices et la corruption morale engendrés au cœur d’une société par le mauvais gouvernement et par l’oppression soient plus difficiles à détruire que les causes elles-mêmes qui les ont amenés. Par bonheur, malgré ses défauts, le Sicilien possède de grandes et fortes qualités; il est fier, jaloux de bien faire, plein d’une noble émulation toutes les fois qu’on veut ou qu’on sait offrir un but louable à ses efforts. Rien ne fait plus l’éloge du grand parti libéral sicilien que de s’être avec tant de zèle, dès le lendemain de la révolution, employé à moraliser et à instruire le peuple. L’instruction et l’éducation ne corrigent pas les brigands, il est vrai; mais elles sont encore le plus sûr moyen pour empêcher de le devenir. En 1860, c’est à peine si 800 enfans des deux sexes recevaient à Palerme une instruction tout élémentaire dans des maisons pour la plupart tenues par le clergé ; dix ans après cependant, pour la seule province de Palerme, le nombre des élèves admis dans les écoles primaires, tant privées que publiques, s’élevait à près de 30,000, dont un tiers de filles environ; la progression était la même dans le reste de l’île. En outre les sept provinces réunies possédaient déjà, en 1870, soixante-quatorze établissemens pour l’enseignement secondaire et supérieur, presque tous de création récente, et fondés aux frais des communes et des provinces. Tout cela est bien peu sans doute, comparé aux immenses besoins d’une population qui, au moment de l’annexion, offrait une moyenne de 91 individus sur 100 ne sachant ni lire ni écrire. Si pourtant on veut tenir compte du peu de temps écoulé, des difficultés matérielles et morales qu’il y avait à vaincre, des agitations qui, durant les six premières années, ont troublé le pays, on verra que le possible a été fait. Tandis que la classe la plus distinguée travaille à multiplier les écoles, le peuple sicilien de son côté, mieux qu’en beaucoup d’autres provinces de l’Italie, répond aux soins qu’on donne à son instruction, et manifeste une véritable soif de savoir; cette entente est des plus heureuses. En Sicile, il n’y a jamais eu réellement de classe moyenne : d’une part un patriciat nombreux et puissant, de l’autre la plèbe immense, puis au milieu la gent des fonctionnaires, les employés des administrations publiques et religieuses, les hommes de loi, les chargés d’affaires; la vraie bourgeoisie n’existait pas. Dès aujourd’hui, on peut l’espérer, l’instruction, en élevant le niveau moral et intellectuel des basses classes, le commerce et l’industrie, en fournissant aux plus capables des places lucratives et indépendantes, atténueront un état de choses dont les tristes effets doivent se faire sentir encore longtemps.

La question des routes est aussi de grande importance. Comme on l’a dit, ce sont les routes qui gênent le plus la circulation des brigands; mais ici elles n’aideront pas seulement à la sécurité immédiate du pays, elles porteront le bien-être dans les campagnes, elles changeront la vie du paysan, elles écarteront de lui les excitations sinistres de la misère, elles donneront enfin satisfaction à une foule d’intérêts et de besoins trop longtemps négligés. Si le gouvernement italien, dès les premiers jours de l’annexion, alors qu’il imposait aux Siciliens une nouvelle vie nationale, s’était empressé de construire à ses frais le plus grand nombre de routes possible, sauf à se faire rembourser plus tard par les communes et les provinces, ce bienfait tant désiré eût certainement calmé bien des esprits et prévenu bien des ressentimens. Qui sait même si l’insurrection de 1866 eût pu jamais éclater? Quoi qu’il en soit, la leçon aura été profitable. Dans la province de Palerme, qui peut le mieux nous servir d’exemple, un décret royal du 8 octobre 1870 autorisait le général Medici à faire construire, à la demande des communes intéressées et avec l’aide des troupes, les routes communales reconnues de nécessité première, l’état se chargeant d’avancer les frais, dont trois quarts seulement remboursables en vingt ans par annuités, et le dernier quart abandonné aux communes à titre de subside. En l’espace de trois ans, dans onze communes, des routes ont été construites sur un parcours d’environ 50 kilomètres; dans huit autres, les travaux sont activement poussés, et 300 kilomètres sont encore en projet ; toutes les études préparatoires ont été faites par le génie militaire. Quant aux routes provinciales, l’administration espère les avoir complètement terminées dans sept ans, à raison de 180 mètres de route par kilomètre carré. Enfin, sans parler des frais de réparation et d’entretien s’élevant à plus de 1,500,000 francs, l’état, pour sa part, a fait construire cinq ponts et continué plusieurs tronçons des routes nationales.

L’exécution du réseau des voies ferrées doit couronner cette œuvre bienfaisante. Il peut sembler étrange, dit à ce propos M. Tommasi-Crudeli, de parler d’un réseau complet de voies ferrées dans un pays où presque partout manquent les routes carrossables, sans lesquelles un chemin de fer se trouve à peu près dans les mêmes conditions d’existence qu’un tronc d’arbre sans racines; mais il ne s’agit pas ici d’une spéculation plus ou moins lucrative. À ce compte, s’il avait fallu attendre pour les chemins de fer italiens que l’état du pays, les conditions de la viabilité, les habitudes elles-mêmes des habitans, se fussent modifiés jusqu’à en rendre l’exploitation suffisamment rémunératrice, la plupart seraient encore à construire. Le gouvernement a su voir qu’il fallait à tout prix consolider l’unité en établissant des communications rapides et suivies entre les différentes provinces et en favorisant les progrès du commerce intérieur. Depuis dix ans, il a dépensé plus de 300 millions à titre de subvention aux diverses compagnies de chemin de fer du royaume, et cependant, quoique le mouvement sur ces lignes augmente chaque année, aucune société n’est encore arrivée à faire assez de profits pour se rendre indépendante de la protection de l’état. En Sicile, outre les raisons communes au reste de l’Italie, il en est d’autres, toutes particulières, qui militent en faveur d’une prompte exécution des lignes ferrées. On excitera ainsi l’émulation des propriétaires et des communes, qui toutes à l’envi se hâteront de construire des routes pour profiter les premières des avantages du nouveau système. D’immenses étendues de terrain où aujourd’hui, faute de moyens de transport pour la récolte, on ne peut avoir que des pâturages seront alors mises en culture; les paysans se répandront dans la campagne et quitteront leurs affreux villages, foyers de misère et de corruption; même dans les lieux où règne la malaria, en attendant que des travaux spéciaux aient modifié la nature du sol, il sera possible d’obtenir du cultivateur un plus long séjour sur la terre, en le conduisant rapidement et à peu de frais de son village au champ cultivé. Déjà par le concours intelligent de l’état et des administrations provinciales, Palerme a été dotée d’un chemin de fer de ceinture : une ligne va de Palerme à Termini et à Lercara, où se trouvent d’importantes mines de soufre, on la continuera jusqu’à Catane; une autre ira également de Palerme à Trapani.

En même temps, des travaux considérables s’accomplissent pour améliorer et agrandir le port de Palerme. Dès aujourd’hui ce port peut compter parmi les premiers de l’Italie. La somme des marchandises exportées, qui avant 1860 montait à peine à 8 millions de francs, s’est élevée à 17 millions en 1869, chiffre plus que triplé maintenant; le mouvement et le tonnage des navires augmentent dans les mêmes proportions. Sous les Bourbons, les relations postales avec l’Italie n’existaient pas pour ainsi dire; une ou deux fois au plus par semaine, à la condition pourtant que la mer ne fût pas trop mauvaise, de petits bateaux faisaient le trajet de Palerme à Naples et vice versa, et l’on se souvient encore en Sicile de cette année 1856, où, trente-six jours durant, il fut impossible d’avoir aucune lettre du continent. Maintenant le service est fait régulièrement, cinq fois la semaine, par les paquebots d’une compagnie sicilienne; cette compagnie en outre relie-entre elles les différentes cités maritimes de l’île et fait communiquer la Sicile avec Malte et Tunis, Depuis 1868, de la seule ville de Palerme, la poste a expédié en moyenne 2,500,000 lettres par an; les télégraphes également, dont le service ne date que de l’annexion, ont envoyé 70,000 dépêches en moyenne et en ont reçu 100,000. On peut juger par là du chemin déjà fait.

Il faut bien l’avouer pourtant, les réformes économiques, si bonnes qu’elles soient en principe, sont toutes préventives et n’engagent guère que l’avenir. Depuis que les compagnies d’armes et la police urbaine de Maniscalco ont été dissoutes par Garibaldi, le malandrinaggio sous sa forme officielle a disparu en Sicile, et il n’est plus resté que les coquins exerçant librement. Or leur nombre est considérable : beaucoup de ces hommes, par nature et par habitude, sont incapables de revenir au bien; ils ont perdu le goût du travail, ils aiment leur vie d’aventures; les grands travaux d’utilité publique qu’on a entrepris et qui exigent une foule de bras s’accompliront sans eux, malgré eux. Comment donc faire pour les contenir et leur ôter les moyens de nuire? La force seule ne suffit pas; on pourra bien pour l’instant, en faisant agir une armée, empêcher certains crimes et arrêter quelques malfaiteurs de plus; mais n’y eût-il que la raison d’économie, un tel déploiement de forces n’est pas longtemps possible, et d’ailleurs, tant que le coupable aura le droit de compter sur l’indulgence du jury, tant que la loi, privée de sanction, sera impuissante à punir, aucun résultat sérieux n’aura été atteint.

Toute la question est là en effet. De 1860 à 1868, on a essayé, mais en vain, de réprimer le malandrinaggio par des mesures de rigueur, telles que l’état de siège, les fortes concentrations de troupes, la formation de corps spéciaux de volontaires à cheval. A cette époque, le général Medici, un des héros de l’expédition des mille, commandait toutes les forces militaires de l’île et jouissait dans le pays d’une grande considération. On lui confia la province la plus éprouvée par les malandrins, celle de Palerme, dont il devint le préfet tout en restant à la tête des troupes : c’était fournir à la répression l’unité de vues et de direction qui lui avait trop souvent manqué. Medici déploya de grandes qualités de gouvernement, il donna une vigoureuse impulsion aux travaux publics, encouragea l’instruction, et ne négligea rien pour assurer la sécurité publique; des troupes régulières, soldats de ligne ou chasseurs, concouraient à la police en même temps que les miliciens à cheval. Ce régime a duré cinq ans, et non sans succès, du moins pendant les quatre premières années; mais les bons résultats étaient dus surtout au prestige personnel du général, que le moindre accident pouvait amoindrir : lui-même le savait bien et s’en plaignait hautement. Le prestige personnel est tout chez ce peuple, pour qui l’idée de justice est comme incarnée dans les chefs visibles du gouvernement[1]. De fait, la loi n’avait aucune autorité; connivence ou faiblesse, le jury montrait envers les coupables la plus honteuse indulgence, et parfois, comme nous l’avons dit, en dépit d’un verdict d’acquittement, le général Medici, de son chef, dut retenir en prison des coquins avérés. Sur la fin de 1871, une loi spéciale permit d’en agir ainsi; mais il était trop tard. L’opposition avait pris prétexte de ces illégalités nécessaires ; elle se plaignait de subir le régime du sabre et réclamait à grands cris la division des deux pouvoirs, civil et militaire. A l’avènement du ministère Minghetti, dont l’opinion s’était prononcée dans le même sens, le général crut de son devoir de présenter sa démission. Les vives polémiques de la dernière année avaient un peu diminué son prestige aux yeux des Siciliens, et l’état de la sûreté publique s’en était aussitôt ressenti. Pourtant, quand il quitta Palerme, la situation était infiniment meilleure qu’en 1868.

Son départ a été le signal d’une débâcle, et, bien que les fonctionnaires qui l’ont remplacé ne manquent, de l’aveu de tous, ni d’énergie ni d’habileté, les plus mauvais jours du malandrinaggio sicilien sont déjà revenus. Il y a un mois à peine, la chambre de commerce de Palerme adressait au gouvernement une pétition qui est un véritable cri d’alarme. Les malandrins impudemment tiennent la campagne, arrêtent et séquestrent les voyageurs pour en tirer d’énormes rançons. Nul jusqu’ici n’avait jamais eu confiance dans la justice criminelle ordinaire; mais tel est le discrédit où la police elle-même est aujourd’hui tombée qu’aux environs de Palerme, lorsqu’une personne riche a été arrêtée, la famille fait tout son possible pour que l’autorité administrative ne se mêle de rien, et préfère traiter directement avec les bandits, de peur de ne recouvrer plus qu’un cadavre. Les deux dernières victimes des malandrins dont on cite les noms sont le baron Porcara et le baron Sgadari. Leurs familles viennent de payer, la première 130,000, la seconde 125,000 francs en or pour leur rançon. La police en revanche n’a pu mettre la main sur personne.

La loi sur la sécurité publique, votée au parlement italien en 1871, contenait déjà d’heureuses dispositions. Ainsi, en cas d’évidence et lorsque, faute de preuves légales, le pouvoir judiciaire est impuissant à sévir lui-même, l’autorité a le droit de compléter l’action répressive de la police et d’infliger au coupable les peines voulues. La loi permet aussi, pour prévenir les délits, d’avertir officiellement tout individu suspect ou même de lui imposer un lieu de résidence. Quant au désarmement général de la population, prescrit dans un des articles, l’expérience a déjà montré bien des fois combien toute mesure de ce genre est difficile à appliquer en Sicile. D’ordinaire les désarmemens opérés à la faveur de l’état de siège ne servaient qu’à mettre les honnêtes gens à la merci des coquins : ceux-ci en effet parvenaient toujours à éluder le décret soit en cachant leurs armes, soit en ne livrant que les plus mauvaises. L’état de siège une fois levé, couteaux et fusils reparaissaient au grand jour et les choses reprenaient leur cours ordinaire. Le Sicilien avant tout tient à être armé, dût-il ne jamais user de ses armes pour un mauvais coup; lui enlever son fusil, c’est le déshonorer, amoindrir sa dignité d’homme. Les armes d’abord, la femme après, prima l’armatura e poi la moglie, dit le proverbe, et le mot est caractéristique dans un pays où, comme à Palerme, les femmes sont gardées avec une jalousie tout orientale.

Si donc l’on veut que le nouveau projet de désarmement, après tant d’autres, ne reste pas sans effet, il faut que les armuriers et fabricans de poudre soient tenus d’avoir dans leur boutique un registre exact de leurs acheteurs, et que tous ceux qui auront vendu à un individu dépourvu de permis des armes ou des munitions soient punis très sévèrement. Une autre mesure indispensable pour la sécurité publique, c’est que les Siciliens condamnés à une longue détention accomplissent leur peine non plus dans l’île même, mais dans les prisons et les bagnes des autres provinces de l’Italie. On leur enlèverait ainsi tout espoir d’être délivrés par une insurrection, comme ils y comptent toujours; du même coup, on trancherait les fils secrets qui unissent les coquins du dehors à la population des prisons et des galères, et qui en dépit de toute surveillance sont plus nombreux et plus forts en Sicile que partout ailleurs. Vers la fin de 1865, un malandrin condamné par la cour d’assises de Palerme à dix années de travaux forcés, après que le président eût lu la sentence, se leva tranquillement et dit qu’on s’était trompé, que la durée de sa peine était de cinq ans seulement et non de dix, car en Sicile tous les dix ans une révolution ouvrait les galères, et sur ce nombre cinq ans déjà étaient écoulés.

Quant à l’institution du jury et aux réformes qu’il convenait d’y apporter, une loi vient de paraître dans la Gazette officielle d’Italie, datée du 8 juin dernier, et qui doit entrer en vigueur à partir du 1er janvier de l’année prochaine. Après avoir réglé tout au long avec un soin presque minutieux quelles personnes peuvent faire partie du jury et quelles en sont exclues, la loi nouvelle édicté diverses peines, variant de six mois à cinq ans de prison, contre tous ceux qui, avant ou durant le cours des débats, soit directement, soit par intermédiaire, auront usé de présens, de menaces ou de tout autre artifice coupable pour détourner les jurés de leur devoir; le juré convaincu de s’être laissé séduire sera passible des mêmes peines, accrues d’un degré, à la réserve toutefois des cas plus graves de condamnation ou d’acquittement; en outre, dans les affaires criminelles, il est interdit à la presse de publier aucun acte de procédure écrite, non plus que le compte-rendu ou le résumé des débats, avant que la sentence définitive n’ait été prononcée ; défense aussi de publier les noms des jurés et des juges et de faire connaître leurs votes; toute contravention aux précédens articles entraînera pour le coupable une amende de 100 à 500 fr. et la suppression du journal. Telles quelles et ainsi formulées, ces dispositions répondent à de graves inconvéniens qu’on avait pu signaler en plusieurs endroits dans le fonctionnement du jury; par malheur en effet, l’état social de quelques parties du royaume offre plus d’un rapport avec celui de la Sicile elle-même. Il n’est pas douteux que la loi n’amène d’heureux résultats en Italie et même en Sicile, du moins dans l’est, beaucoup moins troublé; mais dans le royaume de la mafia, dans les provinces de Trapani et de Catanissetta, surtout dans celles de Girgenti et de Palerme, son effet sera nul ou presque nul. Dès 1871, M. Tommasi-Crudeli, d’accord en cela avec les hommes les plus distingués du parti libéral, demandait pour les provinces occidentales de l’île l’abolition complète et immédiate du jury. Dans un pays où le malandrinaggio a de telles racines, où personne n’ose témoigner, où la loi n’est pas obéie, conserver le jury n’est-ce pas assurer le malfaiteur de l’impunité et désarmer la justice? Jusqu’ici, on n’a pas voulu toucher au principe ni donner à la Sicile un régime trop exceptionnel ; on a prétendu qu’il fallait dans tout le royaume maintenir l’unité la plus parfaite, non pas seulement dans les lois, mais encore dans la manière de les appliquer; on a recours périodiquement à quelques violences de police civile et militaire, et pour le reste on s’en remet au temps. Le véritable libéralisme au contraire ne serait-il pas d’assurer à tout prix le bonheur et la tranquillité du pays?

Il y aurait ici une dernière question à soulever, question des plus délicates, mais qui n’en a pas moins d’importance : c’est celle du choix et de la personne même des magistrats. En effet, le gouvernement aura beau faire et adopter contre le malandrinaggio les mesures les plus pratiques et les plus salutaires, tout son bon vouloir sera inutile, si ceux mêmes chargés de les appliquer font cause commune avec la réaction, et si la mafia peut espérer trouver dans ses juges une approbation mentale et comme une secrète connivence. Les magistrats siciliens, sous l’ancien régime, étaient triés avec soin parmi les gens les plus dévoués aux Bourbons. Après l’annexion, comme on réorganisait entièrement la magistrature italienne, l’occasion parut propice pour disperser ces opposans dans d’autres provinces de l’Italie, et on mit à leur place des hommes modérés, libéraux, qui rendirent de réels services. Or, dans les derniers temps, par la faiblesse de quelques ministres de la justice, l’ancien personnel est arrivé à remplir de nouveau les postes les plus importans de la magistrature sicilienne. Ce personnel est ouvertement hostile au gouvernement, et, s’il faut en croire l’opinion publique, trop souvent il apporterait jusque dans l’administration de la justice des préoccupations politiques et des calculs de parti. Ce qu’on peut affirmer du moins, c’est que depuis plusieurs années il ne s’est pas présenté un seul cas où le domaine ait gagné une de ses nombreuses causes devant les tribunaux civils de Palerme.

Comme on le voit, la situation exige de la part des gouvernans beaucoup de tact et de jugement, beaucoup de décision aussi et de fermeté : ils ont à lutter contre une coalition qui est tout à la fois une menace politique et un danger social; du moins peuvent-ils compter sur le concours de la population honnête et intelligente. Ainsi et avant tout l’abolition du jury, mesure temporaire, si l’on veut, mais indispensable, un choix particulier des magistrats, une action plus prompte de la justice dans les instructions criminelles, la punition rigoureuse des témoins réfractaires, le désarmement des populations opéré graduellement et non par secousses, enfin le transport des condamnés siciliens dans les prisons et les bagnes des autres provinces de l’Italie, tels sont les moyens qui, de l’aveu des plus compétens, pourraient porter au malandrinaggio un coup décisif. Quelques-uns d’entre eux, appliqués à la répression du crime agraire en Irlande par le Peace preservation act de 1869, y ont déjà donné d’excellens résultats et ne seraient pas moins utiles en Sicile. Au reste on peut encore différer d’opinion dans le détail et discuter sur le remède à appliquer, on ne niera pas qu’un remède ne soit nécessaire. Le bonheur et la prospérité de la Sicile importent trop aux intérêts de la patrie commune. Cette île, une des plus fertiles du monde, placée si belle entre trois mers propices, cet emporium de l’antiquité, ce grenier d’abondance de la vieille Rome, ne doit pas être ainsi une terre de famine et de désolation et, devenue la proie des bandits, faire la honte des nations civilisées. Tous ceux là-bas qui ont à cœur l’avenir de leur pays s’inquiètent et travaillent. Pour nous, dans cette lutte entreprise contre le vice, l’ignorance et la misère, nous ne pouvons qu’applaudir aux généreux efforts du parti libéral, et faire des vœux pour que la malheureuse Sicile, exploitée, asservie, opprimée depuis tant de siècles, se retrouve enfin elle-même et reprenne dans la grande famille italienne le rang auquel lui donnent droit sa position géographique, son passé, la vitalité de son peuple et les merveilleuses ressources d’un sol inépuisable.


L. LOUIS-LANDE.

  1. Cela est si vrai que lors de l’expédition de 1860, sans le prestige de Garibaldi, qui en imposa à la mafia, d’horribles désordres eussent été commis. Là encore était la grande force de l’ancien directeur de police dont nous avons parlé. Homme actif, intrigant, de belles manières, Maniscalco régna sans contrôle en Sicile pendant dix ans entiers. Vers la fin, lorsque la guerre de 1859 eut commencé à soulever les esprits, il fut pris d’un accès de frénésie despotique, au point d’employer la torture pour obtenir des aveux dans les conspirations qu’il traquait. Jusqu’alors, il avait usé d’une modération relative, et, grâce aux compagnies d’armes fortement organisées, avait su donner au pays une certaine sécurité. Un jour, en plein midi, un malandrin, surnommé Farinedda et soudoyé par des libéraux, lui asséna un coup de poignard entre les deux épaules au moment même où il entrait dans la cathédrale de Palerme, ayant sa femme au bras et suivi de deux sbires. La blessure était légère, mais elle tua son prestige, car Farinedda s’échappa et resta longtemps à Palerme sans même se cacher. Tout le système de répression du brigandage appliqué par Maniscalco croula du même coup.